When I Saw the Sea عندمَا رأيت البحر

Mise en scène et chorégraphie Ali Chahrour – musique Lynn Adib, Abed Kobeissy – création 2025 en arabe, amharique et anglais surtitré en français et anglais – à La FabricA du Festival d’Avignon, dans le cadre du Festival.

© Christophe Raynaud de Lage

Des projecteurs de haute intensité face au public traversent la scène, comme des mouchards suspendus aux miradors d’un camp. Il faut quitter Kfar Melki / كفر ملكي au sud-Liban, pour fuir la guerre dans une ville qui se raye de la carte. Comme Gaza / غَزَّة. Commence l’exil, de maison en maison, le bivouac dans une école, sa mère qui refuse de quitter la maison, la terre qui tremble sous les bombes, au-delà du mur du son. Ali Chahrour raconte, sur des musiques et des chants libanais et éthiopiens entremêlés, portés magnifiquement par Lynn Adib, grande chanteuse et compositrice syrienne et par Abeb Kobeissy, musicien libanais, joueur de buzuq levantin, placés au centre arrière du plateau, sur un praticable (scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson).

© Christophe Raynaud de Lage

Quand la musique s’apaise, trois jeunes femmes sont sur scène comme des ombres portées, Zena (Zena Moussa), Tenei (Tenei Ahmad) et Rania (Rania Jamal). Dans leurs parcours décomposés c’est pour elles une première fois sur scène. Par leur histoire de vie elles portent le récit de toutes celles qui – migrantes fuyant la guerre comme elles et cherchant refuge – se retrouvent bafouées et piétinées dans une forme proche de l’esclavagisme moderne nommé Kafala. Ce système les piège par un contrat qu’elles n’ont d’autre choix que de signer et qui leur retire toute identité et liberté, qui les maltraite et abuse d’elles. Elles sont d’Éthiopie et du Liban. Quand la guerre a frappé le Liban en décembre 2024 nombre d’employeurs ont fui le pays pour l’Europe ou ailleurs et les ont laissées sur le carreau, sans papier ni argent, notamment sur la Corniche de Beyrouth, face à la mer. Elles venaient de partout : du Cameroun, Sénégal, Éthiopie et Sierra Leone. Ali Chahrour a collecté témoignages et récits et fait entendre leurs voix.

Le spectacle est basé sur l’histoire de ces trois femmes qui elles-mêmes ont fui le système, s’échappant du kafil, ce patron exploiteur hors de toute règlementation, elles ont construit leur vie, à la force du poignet. Apparaît la première, Rania, qui se raconte. Derrière le rôle il y a la vie, sa vie. Son prénom lui fut donné à l’orphelinat, après un abandon. La jeune femme est hantée par l’absence et voudrait juste savoir où se trouve sa mère, maintenant, et qui elle est. Elle se pose toutes les questions du monde autour de cette figure féminine qui lui a tant manqué et fait mille hypothèses sur les raisons de cet abandon. Est-elle morte dans ce sud Liban où des bombes au phosphore étaient lancées ? S’est-elle pendue ou défénestrée ? A-t-elle fait un déni de grossesse ? Est-elle dans ce public qui l’écoute et lui fait face ? La jeune femme chante l’absence et sa douleur dans un poème, Rends le ciel à mes yeux : « Je te revêts de chansons. On m’a dérobée à toi, mon amour. »

© Christophe Raynaud de Lage

La seconde femme et actrice s‘avance dans la lumière sur un chant polyphonique qu’interprète la musicienne accompagnée du buzuq levantin : « Ô mon peuple ne me blâme pas… » L’une est debout, l’autre se relève, toutes deux s’effleurent, s’épaulent, et l’une porte l’autre. « Tu es sans prix pour nous… » Elles se dirigent vers la troisième et l’atmosphère se remplit de silences et de reprises de chants. On assiste comme à un rituel faisant ici de la Femme, ces héroïnes, quelque chose de sacré. Par le spectacle, elles deviennent déesses et immortelles.

« La route est sombre et mon verger lointain » raconte Tenei, l’Éthiopienne, qui a attendu plus de trois semaines qu’on vienne la chercher à l’aéroport avant d’avoir pour chambre une salle de bains. « Mon oiseau qui t’envole, amène-moi avec toi » dans le geste lent d’un bras qui s’ouvre. « Ô mère, où irai-je se demande-t-elle ? Des interactions se construisent avec intensité entre ces trois femmes, remplies de solitude et d’abandon. « Tu es belle, Mère, dans tes yeux je vois les étoiles. Que ta voix me berce encore une fois, cet exil n’est pas fait pour moi. » Les trois femmes performeuses  prennent vie et font théâtre, elles forment des figures et émettent signes et sémaphores, leur gestuelle loin des stéréotypes appelle la sculpture. Ensemble elles esquissent quelques pas de danse traditionnelle, référence au pays.

© Christophe Raynaud de Lage

Porte-paroles de celles qui sont mortes en silence et dans la référence à la mère de manière récurrente, Tenei Ahmad, Zena Moussa et Rania Jamal passent de l’ombre à la lumière. Leurs destins se croisent, leurs embûches aussi : « C’est ma mère qui m’a appris à chanter… » dit le première. « Ma mère est morte, je suis partie au Liban » poursuit la seconde. On entend des cris, des râles, de la psalmodie dans ces récits de vie capturés et transmis avec une grande délicatesse. Clavier, chant, claves, mizmar et bendir accompagnent les récits. L’une porte une étole qui devient linceul. « Votre présence pansait mes blessures. Je soignais mes plaies rien qu’avec vos paroles et les miennes. Je pleure et le monde pleure avec moi. » La mer les regarde. « Ô ma famille ramène-moi vers la ville de nos aïeux » dit l’une, lançant le grain.

Depuis plus d’une quinzaine d’années Ali Chahrour présente des spectacles aux frontières du théâtre, de la danse et du rituel où il interroge le social, les mythes, l’environnement sociétal et politique au Liban et au Moyen-Orient, mêlant l’intime à l’histoire sociale. Il a présenté en France une trilogie sur la mort et les liturgies funéraires, avec Fatmeh en 2014 (repris plus tard au Tarmac dans le cadre des Traversées du Monde Arabe (cf. notre article du 14 mars 2017), Leïla se meurt en 2015 et May he rise and Smell the Fragance en 2017 réalisé avec des non-professionnels. Il parle d’amour dans la trilogie Layl / Night en 2019, Du temps où ma mère racontait en 2020, The Love behind my eyes en 2020. « Pour moi, faire de l’art, du théâtre ou de la danse, c’est un acte de liberté. Et cela ne peut être limité sous aucune forme possible » dit le chorégraphe et metteur en scène.

When I Saw the Sea عندمَا رأيت البحر est un spectacle dense, de musique et de silence où se joue la vie en même temps que le geste archétype des performeuses, d’une grande beauté épurée.

Brigitte Rémer le 17 juillet 2025

Avec : Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal – musique Lynn Adib, Abed Kobeissy – assistanat à la mise en scène et à la chorégraphie Chadi Aoun – scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson – son Benoît Rave – lumière Guillaume Tesson – technique Pol Seif, Guillaume Tesson – relecture Hala Omran.

© Christophe Raynaud de Lage

Production Ali Chahrour – coproduction Festival d’Avignon, Ibsen Scope (Skien), HAU Hebbel am Ufer (Berlin), AFAC Arab fund for arts and culture (Beyrouth), Al Mawred al Thaqafi (Beyrouth), De Singel (Anvers), Domino Zagreb / Perforations Festival, Holland Festival (Amsterdam), Zürcher Theater Spektakel (Zürich), Théâtre Al Madina (Hamra, Beyrouth). Avec le soutien de Théâtre Beryte (Beyrouth), Institut français de Beyrouth, Wicked Solutions, WASL productions, Raseef (Beyrouth), Beit el Laffé (Beyrouth), Houna Center (Beyrouth), Théâtre Zoukak (Beyrouth), Orient 499 (Beyrouth) – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon – Représentations en partenariat avec France Médias Monde. En tournée : du 19 au 21 août 2025, Zürcher Theater Spektakel, à Zürich (Suisse) du 9 au 11 décembre,Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles (Belgique)le 7 mars 2026, Teatro Calderón, Valladolid (Espagne), dans le cadre du MeetYou Festival.

Du 5 au 8 juillet 2025, à 13h, à La FabricA du Festival d’Avignon. Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com