Texte original Julien Gaillard – Extraits de textes Antoine de Baecque, Andreï Tarkovski – Mise en scène, montage de textes, scénographie Simon Delétang – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.
Son premier long métrage, L’Enfance d’Ivan, a obtenu le Lion d’or au Festival de Venise en 1962, c’était une première pour un film soviétique. Son œuvre emblématique, Andreï Roublev, réalisée en 1966, a marqué une époque et le début de relations conflictuelles avec les autorités soviétiques. Après des années sans pouvoir travailler, Tarkovski réalise trois films en URSS : Solaris en 1972, qui obtient le Grand Prix spécial du Jury, à Cannes, Le Miroir en 1974 et Stalker en 1979. Puis vient l’arrachement de l’exil. En Italie où il vit, il tourne Nostalghia en 1983 et reçoit le Grand Prix de la création cinématographique à Cannes, puis il réalise en Suède en 1986, Le Sacrifice qui obtient le Grand Prix spécial du Jury. 1986 est l’année de sa mort. De santé fragile, Tarkovski disparaît à l’âge de cinquante-quatre ans. Son épitaphe : A celui qui a vu l’ange. « Que celui qui le désire se regarde dans mes films comme dans un miroir » écrit-il, dans Le temps scellé.
Traduire un univers poétique, politique et esthétique si complexe que celui de Tarkovski est un défi. Le parti-pris de Simon Delétang est de le faire sans images, en cela il a raison, visionner des extraits n’auraient pas de sens. Il choisit de s’appuyer sur ses textes : celui de Julien Gaillard, Tarkovski, le corps du poète ; ceux du réalisateur, son Journal et Le temps scellé principalement, sur ses Scénarii et sur ses Oeuvres cinématographiques complètes I et II, ainsi que sur des extraits des textes d’Antoine De Baecque parus dans Les Cahiers du Cinéma. A son grand désespoir, Tarkovski n’a réalisé que sept films.
Le spectacle débute par l’exposé d’une conférencière (Pauline Panssenko) dissection d’une œuvre en langue russe surtitrée, donnant des repères historiques, biographiques et critiques sur un ton, au-delà de la conviction, assez sec. Il faut au spectateur un temps d’adaptation avant qu’il ne règle sa focale sur l’univers du cinéaste. La mise en scène croise ensuite les interviews de journalistes qui l’envahissent de questions sur ses intentions, et qui font des incursions dans sa vie avec Larissa, sa femme et sa plus fidèle assistante (Hélène Alexandridis). L’espace se modifie au fil des tableaux. La première séquence nous conduit dans la chambre funéraire de Tarkovski, qu’une bougie éclaire. « J’ai fait un rêve cette nuit. J’ai rêvé que j’étais mort. Mais je voyais ou plutôt je sentais tout ce qui se passait autour de moi… Et surtout je ressentais dans ce rêve quelque chose d’oublié depuis longtemps, une sensation perdue que ce n’était pas un rêve mais la réalité. » Stanislas Nordey est Tarkovski, avec sobriété et intensité, il lui ressemble étrangement. Cette chambre, avec son cabinet de toilette attenant, côté cour, rappelle la chambre d’hôtel de Nostalghia. Une fenêtre, symbole important dans l’univers de Tarkovski pour les reflets qu’elle transmet du dehors et le clair-obscur, fait face au public, côté jardin. « Derrière la tête de ma Mère, une fenêtre aux vitres floues laisse passer la lumière dans laquelle Ses cheveux se fondent… » écrit Tarkovski dans le dernier de ses récits, Je vis avec ta photographie, titre tiré d’un poème de Boris Pasternak.
Les séquences se succèdent en fondu enchaîné, certaines font référence aux fresques de Roublev et aux icônes russes : la chambre première transformée en lieu de presse ; Larissa et Andreï Tarkovski face au détail agrandi du tableau de Piero della Francesca, la Madonna del Parto représentée sur une immense toile peinte qui ensuite s’effondre, devant un sol damé en noir et blanc ; l’incendie de la maison aux couleurs d’or et de feu, et du bois de bouleaux, cette maison dont il rêve en Toscane et qu’il n’aura jamais, ma maison ce sont mes films disait-il ; le plateau final jonché de cloches, d’un chien-loup empaillé et de bottes ; un livre qui brûle, ouvrant sur l’alchimie. Des personnages passent, issus de l’imaginaire tarkovskien et des visions du cinéaste, de ses fantômes, souvent en trio, une figure majeure du réalisateur. Les yeux bandés, les personnages décrivent certaines scènes des films. On y retrouve Thierry Gibault en écrivain, avec une belle densité et Jean-Yves Ruf en physicien. Le cinéma, pour Tarkovski, cet art le plus intime.
Créé en septembre au Théâtre national de Strasbourg, Tarkovski, le corps du poète invite au voyage initiatique d’un réalisateur épris d’absolu, comme ses personnages. A l’écoute de ses visions et de ses rêves. le spectateur part sur ses traces comme pour une expédition, celle qu’avait faite Tarkovski en Sibérie avec des géologues et qui l’avait profondément marqué. « Précise et pourtant source d’infini, l’image-observation d’Andreï Tarkovski était à la base de son système d’images » dit Charles H. de Brantes, de l’Institut International Andreï Tarkovski. Dans son Journal, Tarkovski énonçait des projets qu’il aurait voulu réalisés, et non des moindres : Hamlet, Crime et châtiment, Le Maître et Marguerite, l’Idiot. Il laisse sept films parmi ceux qui ne sont pas prêts à s’effacer. Le travail proposé par Simon Delétang, nouveau directeur du Théâtre de Bussang, et son équipe, le restitue dans sa complexité, porté par Stanislas Nordey magnifique de vérité et de liberté, deux termes qui conviennent si bien à Tarkovski.
Brigitte Rémer, le 8 mai 2018
Avec Hélène Alexandridis, Thierry Gibault, Stanislas Nordey, Pauline Panassenko, Jean-Yves Ruf. Dramaturgie Julien Gaillard, Simon Delétang – collaboration à la scénographie et costumes Léa Gadbois-Lamer – lumières Sébastien Michaux – son Nicolas Lespagnol-Rizzi – régie générale et plateau Nicolas Hénault.
Du 2 au 6 mai 2018 – Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets/CDN du Val-de-Marne, 1 Place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com