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Chroniques d’une ville qu’on croit connaître

© Nabil Boutros

Projet et mise en scène de Waël Kadour et Mohamad Al Rashi – texte Waël Kadour – traduction Nabil Boutros – spectacle en arabe syrien surtitré – Théâtre Jean Vilar de Vitry, dans le cadre des Transversales.

A partir d’un événement sur lequel il s’interroge, le suicide d’une jeune femme qu’il connaît, Waël Kadour s’interroge sur les raisons qui l’ont poussée à ce geste. Nous sommes en 2011 à Damas, au moment où la révolution syrienne est en marche, porteuse d’un immense espoir pour la jeunesse. Cet acte déclenche son besoin de comprendre et d’écrire, ce qu’il fait quelques années plus tard. Il regarde son pays et ce qu’il a lui-même vécu jusqu’à l’exil en France, en 2015.

Dans sa pièce, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître – même année (2011), même ville (Damas), même prénom (Nour) – Waël Kadour rassemble autour de l’absente plusieurs personnages, pour mener l’enquête. La première scène met face à face une Jeune femme au profil d’infirmière ayant approché celle qui voulait mourir et qu’elle était chargée de débrancher. Elle raconte cette séquence, sensible, qu’elle vient de vivre à l’hôpital. Roula qui l’écoute, semble connaître aussi celle dont on parle, au bord de la mort : « Une amie est en soins intensifs et je ne sais pas dans quel état elle est… » La Jeune femme cherche et questionne : « Celle qui passait la soirée au night-club sur un toit… Il paraît qu’elle avait bu et on ne sait pas si elle est tombée ou si elle s’est jetée. C’est bien elle ? »

Dans la seconde scène, L’enquêteur s’invite et Roula l’affronte. Il lui impose la lecture à voix haute d’une lettre qui contient pour lui l’indicible : « Comme toi, j’aimerais vivre dans un autre pays que celui-là. Un pays où je ne me sentirais pas étouffée. » C’est une lettre d’amour écrite par une femme, son nom est Nour. Et L’enquêteur, tel un metteur en scène, dirige Roula dans sa lecture : « C’est comme ça qu’on dit à quelqu’un je t’aime ?! Dis-le avec plus d’amour… Imagine-toi comment Nour peut te le dire. » Puis : « Nour attend sûrement ta réponse. Allez, tu vas me dicter ta réponse, je l’écrirai et nous l’enverrons ensemble… » Mielleux d’abord, puis agressif et violent, cynique et froid, il dicte les ordres. La scène va crescendo jusqu’à ce que Roula acquiesce sa relation amoureuse et jusqu’à ce qu’il relate, comme une sévère mise en garde, le destin de deux hommes qui s’aimaient et à qui on a ôté toute dignité.

La troisième scène se passe chez Nour entre Mahmoud, le père de Nour et Roula. Celle-ci subit un nouvel interrogatoire, le père cherche à comprendre et à sauver sa fille. La quatrième scène consomme la rupture entre Roula et son ex-fiancé, Kinane, en permission après mobilisation. La cinquième est une confrontation entre Roula et la mère de Nour, Kholoud, forte personnalité, intrusive à souhait. La sixième et dernière scène nous conduit dans un night-club de Damas, sur une terrasse, au sommet d’un grand immeuble. Roula est en compagnie de cette Jeune Femme de la première scène dont l’image se superpose à celle de Nour. Et la fin brouille les pistes entre danse, transe, ivresse, langueur, désir et vérité. Va-t-elle se jeter, du haut de la terrasse ?

Le dispositif scénographique de Jean-Christophe Lanquetin est composé de matériaux de construction, en l’occurrence une palette de parpaings gris, qui créent une sorte de plateforme, posée côté jardin. Ces parpaings que les acteurs lèvent et reposent au sol quand de besoin s’interprètent de différentes manières, jusqu’à ce que leur verticalité finale reconstruise la ville, un symbole fort. L’écran sur lequel s’inscrit le texte, finement traduit par Nabil Boutros et piloté du plateau par les acteurs, complète le dispositif. Les personnages représentent deux générations, parents et enfants devenus à leur tour jeunes adultes. Tous les acteurs sont présents sur le plateau, spectateurs de la scène qui se joue devant eux, un tissu sonore discrètement présent les accompagne.

Après sa formation à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas, puis une résidence d’écriture au Royal Court Theatre de Londres en 2007, Waël Kadour a co-fondé l’organisation Ettijahat. Independed Culture, qui défend l’indépendance de l’art en Syrie et dans le monde arabe. Il met parfois en scène ses textes, comme Hontes et Quand Farah pleure et travaille aussi comme dramaturge sur les textes des grands auteurs dont Ibsen, Tchekhov, Albee ou Beckett etc. Hassan El Geretly, directeur du Théâtre El Warsha, a monté sa pièce, Les Petites chambres, présentée en 2018 au Caire, au Festival D-Caf. L’auteur cosigne ici avec Mohamad Al Rashi la mise en scène de Chroniques d’une ville qu’on croit connaître qui a traversé une longue gestation, de projet d’écriture en ateliers et de bourses en résidences, à partir de Citizens Artists que dirige Marie Elias, professeur de l’Université de Damas et directrice de projets artistiques, vivant au Liban depuis plusieurs années. Arrivé en France en 2014 après un temps de captivité, Mohamad Al Rashi retrouve Waël Kadour qu’il connaissait. Formé à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas où il a ensuite enseigné, il a joué dans de nombreux spectacles du Théâtre National de Damas et s’est produit dans les grands festivals comme Avignon, Bruxelles, Lausanne, Naples Genève et Paris. Il est aussi musicien et compositeur pour le théâtre.

Les co-metteurs en scène ont dirigé les acteurs selon le fil rouge qu’ils se sont tracés, posant la question des libertés individuelles et celle du doute. Si les acteurs incarnent à des degrés divers, la violence de l’État et celle de la société – dans une distribution hétérogène – si la dramaturgie hésite entre destin individuel et tragédie collective, se dessine en filigrane le système politique, social et religieux du pays sur fond de non-dits et de délation, là où la répression ronge et anéantit toute créativité et liberté de mouvement et de pensée.

Transversales décidément construit une riche programmation pour que vive les théâtres d’ailleurs. Et comme le déclarait l’emblématique dramaturge syrien, Saadallah Wannous, devant l’assemblée de l’Unesco le 27 mars 1996, un an avant sa mort, « Le théâtre doit rester en vie car sans lui, le monde deviendrait plus solitaire, plus moche et plus pauvre. »

Brigitte Rémer, le 20 avril 2019

Avec : Mohamad Al Rashi, Ramzi Choukair, Hanane El Dirani, Amal Omran, Moayad Roumieh, Tamara Saade. Création sonore Vincent Commaret – musique Vincent Commaret et Clément Queysanne – création lumières Franck Besson – scénographie Jean-Christophe Lanquetin – administration, production Estelle Renavant – Le spectacle a été créé les 15 et 16 janvier 2019, à La Filature/Scène Nationale de Mulhouse, dans le cadre du Festival Les Vagamondes.

Du 8 au 18 avril 2019, Les Transversales, festival des arts mélangés de Méditerranée, Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1 Place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine – Navettes AR au départ de Châtelet, sur réservation – Tél. : 01 53 53 10 60 – Site : www.theatrejeanvilar.com.