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Braveheart

Écriture et mise en scène Wael Kadour – traduction Simon Dubois, Annamaria Bianco – avec Hala Al Sayasneh et Wael Kadour – Spectacle présenté au Théâtre de Choisy-le-Roi, scène conventionnée d’intérêt national/Art et création pour la diversité linguistique, en langue arabe, (Syrie), surtitré en français.

© Tammam Alomar

Les acteurs sont déjà sur scène avant que le public n’entre, assis sur une table au centre du plateau, Aline (Hala Al Sayasneh) la tête posée sur l’épaule de Mohammad (Wael Kadour), deux ombres, dans la suspension et la pénombre (création lumière Franck Besson). Ils sont Syriens, résidant en France dans une ville secondaire indique le texte qui débute, en langue arabe chuchotée. Derrière eux, sur un écran, la traduction s’affiche en français, avec clarté et comme un troisième personnage. Ce mouvement de va et vient entre les deux langues se fait d’une manière fluide et comme évidente.

On ne sait pas ce qui lie ces deux personnages. Elle, s’est lancée à corps perdu dans un récit évoquant un homme qui la traque et cela l’angoisse. L’étau se resserre et une sorte d’enquête se met en place dans un contexte qu’elle dessine comme de plus en plus anxiogène, car cet homme qui la taraude n’est autre que son ancien bourreau. Une rumeur lui a dit qu’il avait fui le pays et se serait réfugié en France, comme elle. Son fragile équilibre alors s’effondre et son échappatoire pour ne pas sombrer et exorciser ses peurs devient l’écriture. Devant elle, côté jardin, une pile de pages posée au sol. Aline perd ses repères et redessine la mécanique de la violence. Dans son récit, le spectateur se cherche entre la fiction, son récit d’écriture, et la vie.

Mohammad tente de l’aider, la pousse dans ses retranchements, la questionne sur cette frontière entre le réel et l’imaginaire et sert de révélateur. Les pistes se brouillent, il regarde autour de lui, tente de se concentrer mais quelque chose attire son regard. C’est une sorte de lampe rouge qui pourrait ressembler à un micro, comme un mouchard. Il la descend avant de reprendre place, assis sur la table, face à l’écran, comme un chef d’orchestre. Les didascalies s’écrivent sur écran en bilingue, comme des déclarations.

Cette lampe rouge de l’armée des ombres les aimante et devient terrain de complicité. Aline se place en-dessous, trouve un sac et l’enroule dedans pour l’étouffer. Lui, manipule le câble. Un mouvement de balancier se met en place, ironique et provocateur, leurs échanges deviennent mi-ludiques mi-graves. Il la coiffe du sac, elle ressemble à une accusée. Leurs discours respectifs ne semblent pas aller dans le même sens, le ton monte avant de redescendre. Elle le provoque et donne des coups de griffes.

Mohammad joue avec ce mouchard-micro qui prend une place importante, ils en font une chorégraphie. Des silences s’installent, prolongés par la musique (création sonore et musicale Vincent Commaret). L’ombre de Mohammad se reflète et se démultiplie sur le mur de côté. De l’autre côté de l’écran translucide on ne voit plus que ses jambes comme derrière un castelet devenu bleu indigo, devenu la nuit. Elle, écrit.

© Tammam Alomar

La pile de pages posée au sol glisse et s’éffondre comme si l’écriture lui échappait. « J’ai marché jusqu’à disparaître » dit-elle. Le poids de la mémoire l’empêche de vivre. Elle associe Mohammad au processus d’écriture, il en prend le leadership et entre dans le rôle du metteur en scène, parlant de la création, de l’écriture, de l’élaboration d’une pièce qu’il mettrait en scène. On essaie de reconstituer le puzzle. Il se lance ensuite dans le jeu de la vérité, décrit Aline et lui parle de la perception qu’il a d’elle dans le cadre d’un cours de français qu’ils prendraient ensemble, évoque son attitude autour de la machine à café. Un jeu de rôles se met en place. Le spectateur voyage dans les strates de récits qui se croisent, se superposent, se contredisent, s’effacent, s’égarent et le perdent. Mohammad prend la place de « l’autre… » cet homme omniprésent dans le récit d’Aline pour habiter cette « terre de la peur » et qui est devenu la clé de voûte de son roman. Dernière séquence, les deux personnages se rapprochent, leurs ombres mêlées sur le mur, retour à la première séquence, à la vie ordinaire, Aline pose la tête sur l’épaule de Mohammad : « On se voit quand ? »

© Tammam Alomar

Avec ce parcours d’exil et de violence sous-jacente dans la pièce, Wael Kadour sait de quoi il parle. Il a fui la guerre et quitté la Syrie en 2011, exorcise les tensions et traumas par l’écriture. « De l’écriture du traumatisme au trauma de l’écriture » dit-il. Il parle par la voix d’Aline, comme lui réfugiée, qui décale les notions de temps et d’espace, traverse une relation amoureuse naissante avec lui. Le passé se conjugue au présent, il faut rassembler ses forces et sa volonté pour continuer à vivre.

Wael Kadour est diplômé de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Damas, Il a été conseiller artistique et dramaturge sur de nombreux spectacles en Syrie, Jordanie et au Liban, puis mis en scène des pièces de Samuel Beckett, Edward Albee, Caryl Churchill, Saadallah Wannous, Mudar Al Haggi, à Damas, Beyrouth et Amman, de 2011 à 2014. Il a participé à plusieurs résidences internationales, à Londres, New-York et Berlin. Après la création de sa pièce Les petites chambres, à Beyrouth et Amman en 2014, il a co-mis en scène avec Mohamad Al Rashi sa pièce Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, présentée en janvier 2019 à la Filature/scène nationale de Mulhouse puis au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine (cf. notre article du 28 avril 2019) avant que la tournée ne s’interrompe en raison de la pandémie.

Il est aujourd’hui sur scène en duo avec Hala Al Sayasneh, qui porte le rôle d’Aline avec finesse et pertinence. Braveheart – qui emprunte son titre, Coeur Vaillant, au film de Mel Gibson qui avait eu un fort impact en Syrie à sa sortie – débute à la manière d’un film intimiste, avant que le climat ne s’oxyde au fil des doutes d’Aline et de Mohammad. Le spectacle rend compte des méandres de la mémoire, individuelle et collective, si lointaine et si proche. Wael Kadour, s’inspirant de sa propre histoire, interroge le sens de l’écriture et de la création  théâtrale. Il présentera Chapitre 4 dans le cadre du programme organisé avec la SACD « Vive le sujet ! »  au Festival d’Avignon. Rendez-vous au Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph, du 9 au 12 juillet.

Brigitte Rémer, le 3 mai 2025

© Tammam Alomar

Texte et mise en scène Wael Kadour – Avec Hala Al Sayasneh et Wael Kadour – Scénographie et régie générale Ikhyeon Park – collaboration artistique Jean Christophe Lanquetin – création sonore et musicale Vincent Commaret – création lumière Franck Besson – régisseur Lumières Pierrick Corbaz – traduction arabe-français Simon Dubois, Annamaria Bianco – production Aurélien Tracol, Root’s Art / Wael Kadour, Collective Ma’louba – Le texte de Braveheart est publié aux éditions  L’Espace d’un instant dans la traduction de Simon Dubois.

Coproductions : Le Quartz/scène nationale, Théâtre de Choisy le Roi/scène conventionnée d’intérêt nationale Art et Création pour la diversité linguistique – coproduction avec le Theater an der Ruhr soutenue par le ministère de la Culture et des Sciences de Rhénanie-du-Nord-Westphalie – Collective Ma’louba, Allemagne.  Avec le soutien de : AFAC l’Arab Fund for Arts and Culture – Maison Antoine Vitez – Conseil Départementale des Bouches-du-Rhône – Centre départemental de Création en Résidence Domaine de l’Etang des Aulnes – Théâtre Joliette, Marseille – Attijahat-Independent Culture / Zad : Miles for Connection. Production, administration Association Root’s Arts, Aurélien Tracol.

Vu le 29 avril 2025, au Théâtre-Cinéma de Choisy-le-Roi, 4 avenue de Villeneuve Saint-Georges. 94600 Choisy-le-Roi –  tél. :+ 33 (0) 1 48 90 89 79 – site : www.theatrecinemachoisy.fr

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître – Braveheart

Publication de deux pièces de l’auteur syrien Wael Kadour : Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Braveheart traduit par Simon Dubois, aux éditions L’Espace d’un instant/maison d’Europe et d’Orient.

1ère de couverture

Auteur, dramaturge et metteur en scène, Wael Kadour a quitté la Syrie où il est né en 1981, au début de la Révolution de 2011. Diplômé de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Damas en 2006, il part en résidence de dramaturgie au Royal Court Theatre de Londres l’année suivante et monte des projets dans plusieurs pays du Moyen-Orient, notamment en Syrie, Jordanie et au Liban. C’est en Jordanie où il reste quatre ans qu’il conçoit ses Chroniques d’une ville qu’on croit connaître et où il monte des pièces de Samuel Beckett, Edward Albee, Caryl Churchill, Saadallah Wannous, Mudar Al Haggi. Il s’installe en France en 2016. De là il part en résidence à Berlin en 2017, au Sundance Institute of Playwrights, puis au Lark Theatre Lab de New York en 2018. Il co-signe la mise en scène de sa pièce, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, avec Mohamad Al Rashi en 2019, créée à La Filature-scène nationale de Mulhouse, dans le cadre du festival Les Vagamondes et qu’il a ensuite présentée au Théâtre Jean Vilar de Vitry (cf. notre article du 20 avril 2019). Ensemble, ils avaient auparavant mis en scène une autre de ses pièces, Les petites chambres, créée à Beyrouth et Amman en 2014 et éditée en arabe et en français par Elyzad, dans une traduction de Wissam Arbache et Hala Omran.

4ème de couverture

En 2021, Wael Kadour reçoit le soutien de Ibsen Scope Fondation en Norvège pour écrire et produire la pièce Up-There, basée sur les témoignages d’anciennes détenues politiques ayant monté La Dame de la mer de Henrik Ibsen, à la prison pour femmes de Douma (Syrie) en 1991. En 2024, avec Mohamad Al Rashi et en partenariat avec l’association Perseïden, il amorce la mise en scène de son texte Bravehear, second texte de l’ouvrage édité par L’Espace d’un instant. Publiées dans plusieurs langues – en arabe, anglais, français, italien – ses pièces sont mises en scène par des metteurs en scène de différents pays – dont le Liban, l’Italie, l’Allemagne, l’Égypte où Hassan El-Geretly, directeur du théâtre El-Warsha, l’a présentée. Wael Kadour est membre de l’atelier des artistes en exil – fondé et dirigé par Judith Depaule – qui fait un magnifique travail d’accueil des artistes réfugiés, exilés, et de présentation de leurs expressions artistiques, dans tous les domaines.

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, pièce pour six personnages, publiée en arabe aux éditions Mamdouh Adwan, à Damas, en 2018 – traduite en français par Nabil Boutros, artiste scénographe et photographe qui vit entre deux langues, l’arabe égyptien et le français, langues qu’il aime à faire passer d’une rive à l’autre – s’appuie sur une histoire réelle, vécue à Damas : le suicide d’une jeune femme, Nour, une nuit de l’été 2011, au début de la révolution. La pièce interroge l’absence, dans un contexte politique en ébullition qui voudrait contredire le manque d’espoir, alors que le pays se met en marche vers plus de démocratie. L’auteur tente de retracer le parcours de la jeune femme et de chercher la source de son désarroi. Roula, qu’elle avait rencontrée et avec qui elle s’était liée, raconte, sa famille s’interroge. L’enquêteur la taraude avec perversité pour une enquête menteuse et truquée, sous pression et chantage. La pièce démonte le système politique, social, économique et religieux, qui règne depuis des décennies, décrit la guerre, pillant l’intimité et montrant la violence morale exercée quotidiennement, tant dans la sphère privée que publique : la verticalité homme/femme, les interdits, le contrôle, l’engagement pour son pays, l’activisme, la dénonciation, les amours défaites, les rapports de classe et les rapports de force dans la société.

Chroniques d’une ville… © Nabil Boutros *

Braveheart/Cœur vaillant, pièce traduite par Simon Dubois – chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient, spécialisé dans la jeune production théâtrale syrienne – a remporté le Prix d’écriture dramatique dans la région arabe, attribué par l’Ensemble Theatre Foundation, en 2021. Elle devrait être créée prochainement dans une mise en scène de Wael Kadour et Mohamad Al Rashi. La pièce part, là aussi, d’un événement réel : un avocat syrien, Anwar al-Bunni, vivant à Coblence, en Allemagne, reconnaît un homme qui s’est avéré être un bourreau aux bottes du régime. Wael Kadour s’empare de l’histoire et met en face à face Aline et Mohammad, tous deux Syriens résidant dans une petite ville française inconnue, et interroge l’écriture en exil. Aline tente de mettre en forme des éléments d’écriture et se trouve confrontée à son passé, et au manque d’avenir. Elle est à la recherche de vérité et de justice, et tente de faire face aux réalités du non-retour, dans son pays volé par un despote et qui se désagrège. Aline comprend, petit à petit que l’homme dont elle est tombée amoureuse travaillait en fait dans le renseignement. La pièce nous place dans un entre-deux comme le fait justement remarquer Monica Ruocco – professeure de langue et littérature arabe moderne et contemporaine à l’université de Naples L’Orientale – qui en a écrit la préface, où « pour le dramaturge, Damas est désormais trop lointaine et la France, son nouveau lieu de résidence, n’est pas encore si familière. »

Chroniques d’une ville… © Nabil Boutros *

Les deux pièces de Wael Kadour publiées par L’Espace d’un instant ont été traduites avec le soutien de l’association Perseïden, de la Maison Antoine Vitez et de l’Office national de diffusion artistique et l’ouvrage a été édité avec l’aide du Centre national du livre, en février 2023. Elles nous mènent aux frontières de la réalité et de l’imaginaire et touchent à la mémoire individuelle et collective. À travers ses migrations et ses exils, l’auteur interroge la violence de la guerre et la radicalité, la fracture artistique, le déplacement, l’altérité.

Brigitte Rémer, le 23 juillet 2024

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Braveheart traduit par Simon Dubois, sont publiées aux éditions L’Espace d’un instant, un projet de la Maison d’Europe et d’Orient (Dominique Dolmieu) – site : www.parlatges.org – email : agence@parlatges.org – tél. : +33 (0)9 75 47 27 23 –

*Les photographies de Nabil Boutros ont été prises en 2019 à La Filature-scène nationale de Mulhouse, lors de la création en France de Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, dans une mise en scène co-signée de Wael Kadour et Mohamad Al Rashi.

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître

© Nabil Boutros

Projet et mise en scène de Waël Kadour et Mohamad Al Rashi – texte Waël Kadour – traduction Nabil Boutros – spectacle en arabe syrien surtitré – Théâtre Jean Vilar de Vitry, dans le cadre des Transversales.

A partir d’un événement sur lequel il s’interroge, le suicide d’une jeune femme qu’il connaît, Waël Kadour s’interroge sur les raisons qui l’ont poussée à ce geste. Nous sommes en 2011 à Damas, au moment où la révolution syrienne est en marche, porteuse d’un immense espoir pour la jeunesse. Cet acte déclenche son besoin de comprendre et d’écrire, ce qu’il fait quelques années plus tard. Il regarde son pays et ce qu’il a lui-même vécu jusqu’à l’exil en France, en 2015.

Dans sa pièce, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître – même année (2011), même ville (Damas), même prénom (Nour) – Waël Kadour rassemble autour de l’absente plusieurs personnages, pour mener l’enquête. La première scène met face à face une Jeune femme au profil d’infirmière ayant approché celle qui voulait mourir et qu’elle était chargée de débrancher. Elle raconte cette séquence, sensible, qu’elle vient de vivre à l’hôpital. Roula qui l’écoute, semble connaître aussi celle dont on parle, au bord de la mort : « Une amie est en soins intensifs et je ne sais pas dans quel état elle est… » La Jeune femme cherche et questionne : « Celle qui passait la soirée au night-club sur un toit… Il paraît qu’elle avait bu et on ne sait pas si elle est tombée ou si elle s’est jetée. C’est bien elle ? »

Dans la seconde scène, L’enquêteur s’invite et Roula l’affronte. Il lui impose la lecture à voix haute d’une lettre qui contient pour lui l’indicible : « Comme toi, j’aimerais vivre dans un autre pays que celui-là. Un pays où je ne me sentirais pas étouffée. » C’est une lettre d’amour écrite par une femme, son nom est Nour. Et L’enquêteur, tel un metteur en scène, dirige Roula dans sa lecture : « C’est comme ça qu’on dit à quelqu’un je t’aime ?! Dis-le avec plus d’amour… Imagine-toi comment Nour peut te le dire. » Puis : « Nour attend sûrement ta réponse. Allez, tu vas me dicter ta réponse, je l’écrirai et nous l’enverrons ensemble… » Mielleux d’abord, puis agressif et violent, cynique et froid, il dicte les ordres. La scène va crescendo jusqu’à ce que Roula acquiesce sa relation amoureuse et jusqu’à ce qu’il relate, comme une sévère mise en garde, le destin de deux hommes qui s’aimaient et à qui on a ôté toute dignité.

La troisième scène se passe chez Nour entre Mahmoud, le père de Nour et Roula. Celle-ci subit un nouvel interrogatoire, le père cherche à comprendre et à sauver sa fille. La quatrième scène consomme la rupture entre Roula et son ex-fiancé, Kinane, en permission après mobilisation. La cinquième est une confrontation entre Roula et la mère de Nour, Kholoud, forte personnalité, intrusive à souhait. La sixième et dernière scène nous conduit dans un night-club de Damas, sur une terrasse, au sommet d’un grand immeuble. Roula est en compagnie de cette Jeune Femme de la première scène dont l’image se superpose à celle de Nour. Et la fin brouille les pistes entre danse, transe, ivresse, langueur, désir et vérité. Va-t-elle se jeter, du haut de la terrasse ?

Le dispositif scénographique de Jean-Christophe Lanquetin est composé de matériaux de construction, en l’occurrence une palette de parpaings gris, qui créent une sorte de plateforme, posée côté jardin. Ces parpaings que les acteurs lèvent et reposent au sol quand de besoin s’interprètent de différentes manières, jusqu’à ce que leur verticalité finale reconstruise la ville, un symbole fort. L’écran sur lequel s’inscrit le texte, finement traduit par Nabil Boutros et piloté du plateau par les acteurs, complète le dispositif. Les personnages représentent deux générations, parents et enfants devenus à leur tour jeunes adultes. Tous les acteurs sont présents sur le plateau, spectateurs de la scène qui se joue devant eux, un tissu sonore discrètement présent les accompagne.

Après sa formation à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas, puis une résidence d’écriture au Royal Court Theatre de Londres en 2007, Waël Kadour a co-fondé l’organisation Ettijahat. Independed Culture, qui défend l’indépendance de l’art en Syrie et dans le monde arabe. Il met parfois en scène ses textes, comme Hontes et Quand Farah pleure et travaille aussi comme dramaturge sur les textes des grands auteurs dont Ibsen, Tchekhov, Albee ou Beckett etc. Hassan El Geretly, directeur du Théâtre El Warsha, a monté sa pièce, Les Petites chambres, présentée en 2018 au Caire, au Festival D-Caf. L’auteur cosigne ici avec Mohamad Al Rashi la mise en scène de Chroniques d’une ville qu’on croit connaître qui a traversé une longue gestation, de projet d’écriture en ateliers et de bourses en résidences, à partir de Citizens Artists que dirige Marie Elias, professeur de l’Université de Damas et directrice de projets artistiques, vivant au Liban depuis plusieurs années. Arrivé en France en 2014 après un temps de captivité, Mohamad Al Rashi retrouve Waël Kadour qu’il connaissait. Formé à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas où il a ensuite enseigné, il a joué dans de nombreux spectacles du Théâtre National de Damas et s’est produit dans les grands festivals comme Avignon, Bruxelles, Lausanne, Naples Genève et Paris. Il est aussi musicien et compositeur pour le théâtre.

Les co-metteurs en scène ont dirigé les acteurs selon le fil rouge qu’ils se sont tracés, posant la question des libertés individuelles et celle du doute. Si les acteurs incarnent à des degrés divers, la violence de l’État et celle de la société – dans une distribution hétérogène – si la dramaturgie hésite entre destin individuel et tragédie collective, se dessine en filigrane le système politique, social et religieux du pays sur fond de non-dits et de délation, là où la répression ronge et anéantit toute créativité et liberté de mouvement et de pensée.

Transversales décidément construit une riche programmation pour que vive les théâtres d’ailleurs. Et comme le déclarait l’emblématique dramaturge syrien, Saadallah Wannous, devant l’assemblée de l’Unesco le 27 mars 1996, un an avant sa mort, « Le théâtre doit rester en vie car sans lui, le monde deviendrait plus solitaire, plus moche et plus pauvre. »

Brigitte Rémer, le 20 avril 2019

Avec : Mohamad Al Rashi, Ramzi Choukair, Hanane El Dirani, Amal Omran, Moayad Roumieh, Tamara Saade. Création sonore Vincent Commaret – musique Vincent Commaret et Clément Queysanne – création lumières Franck Besson – scénographie Jean-Christophe Lanquetin – administration, production Estelle Renavant – Le spectacle a été créé les 15 et 16 janvier 2019, à La Filature/Scène Nationale de Mulhouse, dans le cadre du Festival Les Vagamondes.

Du 8 au 18 avril 2019, Les Transversales, festival des arts mélangés de Méditerranée, Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1 Place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine – Navettes AR au départ de Châtelet, sur réservation – Tél. : 01 53 53 10 60 – Site : www.theatrejeanvilar.com.