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Un sentiment de vie

© Jean-Louis Fernandez

Texte Claudine Galéa, mise en scène Émilie Charriot, jeu Valérie Dréville – au Théâtre des Bouffes du Nord.

Le spectacle a été créé il y a un an au Théâtre national de Strasbourg et repris au Théâtre Vidy-Lausanne. Dans son ascèse il colle aujourd’hui admirablement au Théâtre des Bouffes du Nord, lieu emblématique et dépouillé s’il en est. Un sentiment de vie est un grand texte de Claudine Galéa écrit à partir de chemins de traverse dans lesquels la littérature et l’écriture se tissent à la réalité, menant de Falk Richter à Lenz et de la vie à la mort du père. Valérie Dréville le porte avec une maîtrise et une intensité, rares. Elle entre sur scène d’un pas décidé, se place face au public et nous fait pénétrer, à mains nues, dans la densité de ce chant nocturne, agissant comme un révélateur – au sens photographique du terme – des pensées et des émotions de l’auteure.

© Jean-Louis Fernandez

On débute dans la géographie et l’histoire de Falk Richter, auteur et metteur en scène dont l’œuvre singulière est diffusée dans les grands théâtres européens et festivals internationaux. Artiste associé au Théâtre national de Strasbourg il y a présenté en 2016 Je suis Fassbinder en collaboration avec Stanislas Nordey, directeur du Théâtre, puis en 2022 The silence, dans lequel il se livre au jeu de la vérité dans un dialogue sans concession avec sa mère, qui appparaît à l’écran et éclaire le récit interprété sur scène par Nordey. Dans Un sentiment de vie, Claudine Galéa, associée elle aussi au TNS ainsi que Valérie Dréville, prend pour référence My secret garden, entre journal intime et autofiction, dans lequel Falk Richter rend compte de la confession autobiographique d’un Allemand de la jeune génération explorant le passé de son père. « Je me prends moi, dit-il, ma vie, mes pensées, mes souvenirs, comme un matériau. C’est le matériau d’où naît la fiction dramatique. La fiction et la réalité se confondent, deviennent inséparables. » Sans indulgence, Falk Richter livre une vision personnelle de l’Allemagne où, à ses yeux, tout se heurte au passé nazi. Il raconte et se raconte comme pour conjurer ses blessures. L’auteure en fait son frère d’armes et s’en inspire.

D’une histoire personnelle à l’autre, Claudine Galéa esquisse un tableau familial à partir de son enfance dans une Algérie coloniale, tableau qu’elle intitule My Way – du titre d’une chanson de Franck Sinatra que son père aimait écouter. Né en Algérie, il était militaire et avait traversé la guerre d’Indochine et la Seconde Guerre mondiale, il avait plus tard quitté l’armée pour ne pas se battre en Algérie. « Tout se transmet dans l’inconscient, coups et viscères » ajoute-t-elle, regardant l’Histoire en face. A l’opposé, sa mère, française, était communiste et anticolonialiste, donc côté Indépendance, elle n’apparaît pas dans le texte ou alors en creux. Quelque chose ne fonctionnait pas dans le couple et l’affection se trouvait côté père, même si elle ne se disait pas. Sa fille accompagnera le père au bout de son enfer, un cancer du palais, et jusqu’à la mort. « Je voulais écrire sur mon père depuis longtemps, même si ça m’est difficile » reconnaît-elle. Par ce texte, elle lui dit ce qu’elle n’a pas pu, ou pas su, lui dire avant qu’il disparaisse.

© Jean-Louis Fernandez

Dans la troisième partie du texte, intitulée This is (not the end) Claudine Galéa convoque les absents et met la mort sur le devant de la scène. Par Paul Celan, Marina Tsvetaeva, Virginia Woolf, Sarah Kane et Georg Büchner entre autres, elle évoque l’exil et le suicide. Le personnage de Jakob Lenz traverse le texte, ce dramaturge allemand auteur de Les Soldats et Le Précepteur, sujet à des crises de démence et retrouvé mort dans la rue en 1792, qui fut autrefois l’ami de Goethe. Trente-cinq ans plus tard, en 1835, Büchner écrit une nouvelle intitulée Lenz en s’inspirant du journal tenu par le pasteur Oberlin qui accueillit Jakob Lenz chez lui, il décrit : « … Il y avait un vide sidéral en lui. Il ne ressentait plus d’angoisse, ne désirait plus rien ; son existence était pour lui un fardeau nécessaire… » L’œuvre est restée inachevée et fut publiée deux ans après la mort de son auteur, à l’âge de vingt-quatre ans. Claudine Galéa met en vis-à-vis sa démarche d’auteure. Tout au long de son texte elle parle de l’acte d’écrire et entend encore son père lui conseiller avec ardeur et conviction : « écris, écris, écris ! »

Le passage à la scène se fait dans l’épaisseur des mots portés par Valérie Dréville, magnétique. On se suspend à ces mots, son souffle, ses silences, les moindres gestes qu’elle ébauche, les nuances qu’elle apporte, le sourire flouté qu’elle arbore, rendant les situations plus légères. Emilie Charriot, actrice et metteure en scène, l’a guidée dans cette recherche où, à force de travail, on atteint l’évidence. Elle avait mis en scène Un sentiment de vie une première fois en 2021 au Theater Basel, en langue allemande, après avoir monté King Kong Théorie de Virginie Despentes en 2017, Passion simple de Annie Ernaux en 2019 et Outrage au public de Peter Handke en 2020.

Dans ce travail en complicité entre les trois femmes, auteure, actrice et metteure en scène, se dégage une énergie et une puissance dans l’acte d’écrire et celui de dire, dans celui de nous prendre par la main pour dessiner, à partir d’une histoire individuelle, celle de l’auteure face à son père, notre héritage commun.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2024

Lumière Edouard Hugli – costumes Émilie Loiseau – administration et production Sarah Gumy – régie lumière Alexy Carruba – régie générale Camille Jamin – régie plateau Malène Seye – habillage Lyes Ozeri – diffusion et développement Marko Rankov – comptabilité et ressources humaines Christèle Fürbringer. Production Compagnie Émilie Charriot – coproduction Théâtre National de Strasbourg,Théâtre Vidy-Lausanne  – coréalisation Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord – avec le soutien de la Fondation Leenaards, de la Fondation Jan Michalski, de la Fondation suisse des artistes interprètes SIS, de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture et de la Corodis. Un sentiment de vie est publié aux Éditions espaces 34 : www.editions-espaces34.fr – Claudine Galea est représentée par L’Arche agence théâtrale : www.arche-editeur.com –  * Sur les spectacles de Falk Richter, voir nos articles des 28 mai 2016 et 6 novembre 2022.

Du 11 au 27 janvier 2024, du mardi au samedi à 20h, le dimanche 14 janvier à 16h – au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 (bis) bd de La Chapelle, 75010 Paris – métro La Chapelle – tél 01 46 07 34 50 – site : bouffesdunord.com – en tournée : Du 8 au 10 février 2024, Théâtre du Passage, Neuchâtel (Suisse).

Danses pour une artiste (Valérie Dréville)

© MC93 Bobigny

Conception Jérôme Bel, avec Valérie Dréville – à la MC93 Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne.

Elle s’avance, se place au milieu du plateau nu où se trouve juste une petite table, côté cour. Un portable et un ampli y sont posés, ses outils de travail. Le portable ne sert pas de métronome mais de chronomètre. On dirait une petite fille, queue de cheval, pantalon noir et veste de survêt. Elle se place en cinquième position et débute avec application la classe de danse classique qu’elle reprend en boucle. Ni barre ni miroir. Dans un grand silence, l’actrice poursuit, avec une improvisation de danse moderne où elle esquisse quelques gestes, avec concentration.

Valérie Dréville enchaîne ensuite des fragments ayant pour source des chorégraphies et/ou des références à quelques chorégraphes élus par Jérôme Bel, concepteur du spectacle. L’actrice se met dans les pas d’Isadora Duncan en 1905, sur le Prélude n°7 de Chopin, puis dans ceux de Pina Bausch, à travers deux de ses chorégraphies emblématiques : Café Muller, œuvre fondatrice créée en 1978 sur la musique d’Henry Purcell ; Le Sacre du Printemps, créé en 1975 sur la musique de Stravinsky, dont le livret originel du ballet fut chorégraphié en 1913 par Vaslav Nijinski, qui y montrait l’Élue en robe rouge sang. C’est à partir d’une vidéo regardée et commentée sur son mobile que Valérie Dréville restitue les effets dramatiques et cathartiques de la pièce, comme elle commenterait un match de football. Un peu frustrant pour le spectateur !

Deux autres vidéos sont décrites sur le même mode, à partir de son mobile, Valérie Dréville assise sur une chaise, face au public, commente : Huddle/Se blottir, une chorégraphie de Simone Forti réalisée en 1961, où six ou sept danseurs/gymnastes/performers étroitement regroupés, se tiennent par les épaules et où chacun d’entre eux se détache l’un après l’autre, pour escalader la structure formée par les corps en une pyramide, avant de reprendre sa place, sculpture vivante ou mêlée de rugby. L’autre vidéo témoigne de la gaieté et du pétillant de Singing in the rain/Chantons sous la pluie où l’actrice esquisse quelques pas à la manière de Gene Kelly. A l’opposé de cette légèreté, on entre dans l’obscurité du danseur et chorégraphe japonais, Kazuo Ōno, qui puise dans la profondeur de l’être. Valérie Dréville s’enfonce dans cette obscurité qu’elle rejoint jusqu’à disparaître dans un noir profond, avant de ré-apparaître graduellement, comme le révélateur fait monter la photo. Le portable sonne au bout de dix minutes. Fin de la séquence.

L’actrice, qui a joué sous la direction des plus grands metteurs en scène – dont Claude Régy, Anatoli Vassiliev, Thomas Ostermayer, Krystian Lupa, Roméo Castellucci -, accepte le jeu de l’amateure, et performe. Elle est ici une danseuse sans expérience dans les mains d’un chorégraphe singulier, Jérôme Bel, davantage dans la recherche que dans la danse. Il lui faut un certain courage, ou une curiosité certaine, ou le goût de l’aventure minimaliste, pour se laisser porter par ce non-événement. L’actrice est là, avec son corps, en apprentissage et en recherche elle aussi, tissant le silence de ses gestes, imparfaits et répétés.

Le geste est-il plus fort que le mot et les cinq chorégraphes retenus dans le Panthéon de Jérôme Bel suffisent-ils à une réflexion sur la danse, sur la relation entre le mot et la danse, sur l’imaginaire ? Le chemin proposé ici est de l’ordre de l’exercice de style. Comme quand Georges Pérec s’amuse, en 1968, à enlever la lettre e, dans son roman La Disparition, Jérôme Bel gomme la danse. Par là même, il nous oriente davantage du côté de l’ironie que de la réflexion ou de l’émotion. On est, avec ce Danses pour une artiste, dans une esquisse, un crayonné au théâtre pour reprendre l’expression de Mallarmé. Petit détail, qui n’en est peut-être pas un : pour des raisons écologiques, maître Bel annule la bible/petit papier remis à l’entrée de la salle qui indique le programme et porte le nom des collaborations. Il demande à l’actrice, en cours de spectacle, d’énoncer ce programme, qu’on ne retient pas. Merci à la MC93 d’émettre en grand format ses Carnets #10, bien appréciés.

Brigitte Rémer, le 15 octobre 2020

Du 7 au 16 octobre 2020, à la MC93 Bobigny, 9 boulevard Lénine, 93000. Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – site :  www.mc93.com – tél.: +33 (0) 1 41 60 72 72 – En tournée : du 19 au 26 novembre, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers – du 2 au 4 décembre, à la Comédie de Valence. www.festivaldautomne.fr