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Le Jeu des Ombres

© Christophe Raynaud de Lage

Texte Valère Novarina – mise en scène Jean Bellorini, TNP de Villeurbanne – collaboration artistique Thierry Thieû Niang – musique / extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi, direction musicale Sébastien Trouvé, en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot – aux Gémeaux scène nationale de Sceaux.

Un environnement de pianos droits, à queues ou demi-queues, décomposés, clavecins et orgues, euphonium et tambourin semblable à un bendir, donnent, par la scénographie, le ton de la liberté et de l’extravagance. Quelques personnages sont assis comme sur des bancs d‘église, côté jardin, d’autres arrivent et s’installent, tour à tour, sept musiciens apparaissent. Tous portent des habits aux couleurs vives, savamment dépareillées. On entre par une porte dérobée dans le mythe d’Orphée et Eurydice qui habite Le Jeu des Ombres signé Valère Novarina, une demande du metteur en scène Jean Bellorini, à l’auteur.

Quelques vers des Métamorphoses d’Ovide lus par Hélène Patarot ouvrent le spectacle. Puis le fil narratif se construit autour de la mythologie – la rencontre et les noces d’Orphée et Eurydice (François Deblock et Karyll Elgrichi), la mort d’Eurydice, la descente aux enfers d’Orphée pour la retrouver – « le malheureux parcourt les champs de la mort » – le geste interdit / se retourner / mais accompli, la perte de l’être aimé, le désespoir. À ce récit servant de trame, se mêlent la langue de Valère Novarina et sa profération, la théâtralité de Jean Bellorini, des actions musicales inattendues – chansons de rue, chambres d’écho, continuo, cuivres, chœur qui murmure « monde qui tombe au crépuscule, monde qui git, si grand, tout à la ronde » – en même temps que le chant classique de l’Orfeo de Monteverdi, composé en 1607, frontière entre Renaissance et époque Baroque. Sébastien Trouvé et Jérémie Poirier-Quinot ont structuré l’œuvre musicale dans ses différentes formes, entre les instruments et les chanteurs, l’hier et l’aujourd’hui.

En écho au verbe de Valère Novarina, quelques mots d’Alessandro Striggio librettiste de Claudio Monteverdi, s’impriment parfois sur l’écran, comme ce bel aveu : « Le premier instant dure toujours… » Chez Novarina la langue est en rupture, « en chute libre » comme le dit le metteur en scène pour en qualifier l’exubérance et la densité. Bellorini avait rencontré cette langue en 2007, en mettant en scène un acte de l’Opérette imaginaire de Novarina, de même qu’il avait monté, en 2017, l’Orfeo de Monteverdi à la Basilique de Saint-Denis, dans le cadre du Festival de la ville, alors qu’il dirigeait dans cette même ville le Théâtre Gérard Philipe.

Hommage au texte, à la musique, aux couleurs, à la vie en même temps qu’aux âmes mortes, c’est une joyeuse débandade aux traits bouffons et de cirque à certains moments en même temps qu’un spectacle de grande précision porté par chanteurs et acteurs de différentes générations. Certains viennent de la troupe qui accompagne Jean Bellorini depuis une quinzaine d’années, d’autres sont issus de la troupe éphémère qu’il a créée en 2021 au TNP, dans le cadre de la transmission aux jeunes amateurs de théâtre, une actrice vient du Berliner Ensemble et Bellorini fédère l’ensemble avec virtuosité. Le Jeu des Ombres apporte ses bouquets de mots et de fulgurance et son lot de présences-absences. Il repose sur une rythmique savamment maîtrisée, une théâtralité du rythme et de la lumière, des crescendos, des ruptures, jusqu’aux arias finales. Sur scène, un défilé de pianos morts au son de l’euphonium, une rampe de flammes dans sa diagonale, qui éclaire et célèbre le chant de la mezzo-soprano « Je t’annonce ma mort… » Des lampes sentinelles réparties sur le plateau et qui entoureront Eurydice, des variations théâtrales et musicales, des voix jouées, chantées et psalmodiées, de superbes images. Tel est le spectacle proposé.

© Christophe Raynaud de Lage

Cette célébration théâtrale très réussie a eu du mal à voir le jour, elle était programmée dans la Cour du Palais des Papes en 2020, édition du festival annulée en raison de la pandémie. Une captation au TNP que dirige Jean Bellorini a permis au spectacle d’exister, d’abord sur écran, jusqu’à sa présentation sur scène à la FabricA d’Avignon lors de la Semaine d’art, en octobre 2021, avant d’être montrée, en janvier 2022, au TNP de Villeurbanne, et de partir en tournée. Le dialogue entre la parole et la musique, les espaces de lumière, la langue des neuf acteurs, sept musiciens et deux chanteurs, les corps qui vibrent ensemble, transfigure la scène en musique, rythme, souffle. Les univers de Novarina et Bellorini, métaphysique et volcanique pour le premier, organique et cristallin pour le second, se rencontrent et éclairent le mythe d’Orphée d’une manière insolite. « Qui est dessous ? En dessous de tout ? – Le langage, le verbe, la parole. – Qui est descendu aux Enfers ? – Orphée, Mahomet, Dante, le Christ » pose le premier. « C’est un voyage à travers la langue et la musique. La musique qui pense le monde, soigne, apaise » pose le second, qui ajoute : « J’aime l’idée que l’on puisse écouter la langue de Novarina comme une sonate. »

Le duo, porté par une équipe aux aguets et une conduite musicale pleine d’inventivité, ouvre sur un théâtre du sensible, de la puissance verbale et instrumentale, de l’imaginaire et de la rupture.

Brigitte Rémer, le 30 mars 2022

Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Karyll Elgrichi, Anke Engelsmann, Aliénor Feix en alternance avec Isabelle Savigny, Jacques Hadjaje, en alternance avec Julien Gaspar-Oliveri, Clara Mayer, Laurence Mayor en alternance avec Hélène Patarot, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Ulrich Verdoni – Euphonium Anthony Caillet – piano, Clément Griffault en alternance avec Guilhem Fabre – violoncelle Barbara Le Liepvre en alternance avec Clotilde Lacroix – percussions Benoit Prisset.

Musique : extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi – Direction musicale Sébastien Trouvé, en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot – collaboration artistique Thierry Thieû Niang – scénographie Jean Bellorini, Véronique Chazal – lumière Jean Bellorini, Luc Muscillo – costumes Macha Makeïeff – vidéo Léo Rossi-Roth – coiffure et maquillage Cécile Kretschmar – assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – Le texte de Valère Novarina est publié aux éditions POL.

Du 9 au 20 mars 2022, Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux – site www.lesgemeaux.com – les 20 et 21 avril à 20h, à l’Opéra de Massy, 1 place de France. 91300. Massy – site : www.opera-massy.com

Le Discours aux animaux

© Fabienne Douce

© Fabienne Douce

De Valère Novarina, par André Marcon, au Théâtre des Bouffes du Nord.

« J’écris des livres qui cherchent à vivifier, armer, relever, qui viendraient à notre secours – au lieu de nous accabler encore. Chacun de nous, chacun des animaux parlants, fait face à des expériences immensément singulières, terrifiantes, ou magnifiques, indicibles. » C’est un parcours d’étrangeté – en écriture comme en peinture – auquel nous convie Valère Novarina depuis 1978, date de ses premières publications. Il écrit tout autant qu’il traduit en expériences visuelles – dessins, peintures, performances – son imaginaire. Ses mots oscillent du concret à l’abstrait. « Nous avons à traverser la tempête verbale, à réveiller des zones du langage, qui n’avaient pas travaillé depuis notre âge de deux ans, de onze mois, d’un jour » disait-il à Marion Chénetier-Alev dans L’Organe du langage c’est la main.

Son invention d’un langage, primitif et raffiné à outrance est ici porté par André Marcon, alchimiste de haut niveau qui rend précieuse la matière sans la rendre arrogante : un langage comme une clôture qui ne serait jamais fermée et laisserait couler le sable, grain à grain, un langage de terre et de cosmogonie ; un acteur-diseur qui le porte comme une voie lactée, ou comme une météorite tombée sur une terre vierge, le plateau.

« Un homme parle à des animaux, c’est-à-dire à des êtres sans réponse. Il parle à trois cents yeux muets. Il prononce Le Discours aux animaux qui est une suite de onze promenades, une navigation dans l’intérieur, c’est-à-dire d’abord dans sa langue et dans ses mots. Un homme parle à des animaux et ainsi il leur parle des choses dont on ne parle pas : de ce que nous vivons, par exemple, quand nous sommes portés à nos extrêmes, écartelés, dans la plus grande obscurité et pas loin d’une lumière, sans mots et proches d’un dénouement. » Il y est question de tombes et d’outre tombe, de solitudes, de corps éclatés, d’animaux mythiques et imaginaires, de quantités, d’alignements de chiffres et de listes. La fin du spectacle ressemble à une longue imprécation où tous les oiseaux de son imagination sont appelés, avant que la lumière ne baisse. « J’ai étudié la solitude » dit le narrateur.

Depuis le 19 septembre 1986, date de sa création par André Marcon sur ce même plateau des Bouffes du Nord, Le Discours aux animaux voyage avec l’acteur. « Chaque représentation est une aventure nouvelle, dit-il. Il n’y a rien de mécanique. A chaque fois que je le reprends, ponctuellement en fonction du lieu, des spectateurs, c’est toujours une chose différente et un spectacle auquel j’assiste aussi, qui continue de me surprendre. » Seul en scène, drapé dans un grand manteau noir, il pétrit les mots et les fait siens. Il n’y a rien que sa présence vibrante, comme le chef d’un orchestre imaginaire, ponctuant le rythme du langage porté par son énergie maitrisée, sans aucun artifice.

Brigitte Rémer, 15 février 2016

Du 5 au 20 février 2016 – Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010 – Métro : La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com – Le texte est publié aux éditions P.O.L.

Le Discours aux animaux sera présenté le 7 mars, à Bonlieu, scène nationale d’Annecy, dans le cadre d’un Grand format consacré à Valère Novarina à compter du 1er mars. Informations : www.bonlieu-annecy.com et tél. : 04 50 33 44 11.