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Petit Eyolf

© Christophe Raynaud De Lage

Texte de Henrik Ibsen, mise en scène et scénographie Sylvain Maurice, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

Un tapis noir brillant au sol, un grand écran qui ouvre sur l’horizon, une jetée s’avançant dans la mer. La lumière est au cœur du sujet, visible et invisible. Dans cette scénographie épurée se déroule un drame des plus cruels, la mort d’un enfant et les déchirements que cela entraîne.

Petit Eyolf (Murielle Martinelli) retrouve son père, Alfred Allmers de retour de voyage de manière inattendue (David Clavel). Écrivain, Alfred s’isole épisodiquement pour écrire et s’absente en principe six à sept semaines. Avant de rentrer il a pris la décision de suspendre sa grande œuvre et de cesser de se déplacer pour consacrer plus de temps à son fils, handicapé moteur. Cette fois il n’a pas même écrit une ligne avoue-t-il à sa femme, Rita (Sophie Rodrigues), à qui il annonce ses résolutions, car « ce qu’on fixe sur le papier ne vaut pas grand-chose » ajoute-t-il. Depuis quelque temps le couple Alfred-Rita bat de l’aile, Rita sent qu’Alfred lui échappe, elle en parle avec Asta, la demi-sœur d’Alfred (Constance Larrieu) tout en vidant la valise.

© Christophe Raynaud De Lage

Entre le père et le fils ce sont de jolies retrouvailles. L’enfant a mis son beau costume, dit à son père vouloir apprendre à nager comme les autres enfants et avoir pour projet de devenir soldat. Il porte déjà comme un uniforme. La Dame aux rats qui le fascine (Nadine Berland) et dont il parle avec son père justement passe par là, au moment où la sirène se fait entendre. On l’invite dans la maison. Très excentrique, un peu toquée, elle s’amuse à raconter sa capture des rats avant de passer sa route au son de l’accordéon. Est-elle le mauvais œil, ou l’image de la mort ?

Les adultes parlent entre eux, Petit Eyolf a la permission de descendre au jardin, il rejoint quelques enfants sur la plage. Il ne reviendra pas. La montée dramatique de cette première partie du spectacle mène au silence, à l’absence, au vide. L’enfant a disparu. L’enfant s’est noyé. Le fjord pourtant garde un air endormi, plein de son mystère.

Alfred est sur un banc, la douleur est grande, il cherche à comprendre le sens de cette mort, évite sa femme et recherche la compagnie de sa sœur. Celle-ci lui apprend qu’elle n’est qu’une demi-sœur et qu’elle en a trouvé la preuve dans les papiers de famille. Elle partira avec Borgheim, l’ingénieur amoureux d’elle mais dont elle ne voulait pas entendre parler (Maël Besnard), même si Alfred la supplie de rester. La sirène du vapeur sonne le départ, comme un autre glas.

© Christophe Raynaud De Lage

Chagrin, culpabilité, remords, rongent les parents du Petit Eyolf qui se déchirent et s’accusent mutuellement face à leur responsabilité dans ce drame : « Tu ne l’as jamais vraiment aimé » dit Alfred, « Nous n’avons jamais conquis ce garçon, nous portons le poids de cette mort » répond-elle. L’interdépendance qui lie les personnages de la pièce tisse une toile où passe la navette des mensonges et des vérités, les non-dits. L’image de l’enfant gisant au fond de l’eau, les yeux grands ouverts les hante. « J’ai rêvé d’Eyolf. Je l’ai vu remonter de l’embarcadère, comme les autres » se convainc le père.

Comment supporter la vie ? Chacun cherche sa réponse. Alfred voudrait venger Eyolf et remonter là-haut, dans la solitude de la montagne où il peut écrire, Rita refuse de rester pour ne pas revivre ce qu’ils ont été autrefois. Ensemble, ils reviennent sur leur propre histoire. « Notre amour était un feu dévorant. Tu étais si terriblement belle… » « Je ne me souviens de rien. » Ensemble cependant ils entrent dans une démarche de résilience, cherchant à « remplir le vide avec quelque chose qui ressemble à de l’amour. » Et ils découvrent qu’ils pourraient se rendre utiles à d’autres enfants, moins chanceux que le leur, en leur ouvrant la porte pour « adoucir le destin de ces petits voyous. » Et tandis que Petit Eyolf s’est échappé et vogue, ils prennent un nouveau départ en regardant « vers le haut, vers le grand calme, vers les étoiles » tandis que toujours « l’eau frappe. »

© Christophe Raynaud De Lage

Henrik Ibsen (1828-1906) a écrit Petit Eyolf en 1894 et la pièce fut jouée en janvier 1895 au Deutsches Theater de Berlin. Comme dans ses autres pièces, l’auteur creuse ses obsessions en se confrontant avec le passé pour tenter d’écrire le présent. Grand dramaturge norvégien, il fut personnellement brassé dans la faillite des affaires paternelles qui ont entraîné la désunion de la famille. Écartelé entre l’alcoolisme du père et le mysticisme de la mère, qu’il fuira, Ibsen est marqué au fer blanc. Solitaire et taciturne, il mène une vie relativement marginale à Bergen dont il dirige un temps le Christiania Theater puis erre entre le Danemark, l’Italie et l’Allemagne. Il ne rentrera en Norvège qu’en 1891 après vingt-sept ans d’absence et avec une notoriété internationale d’écrivain. Car il a toujours écrit, même si la reconnaissance n’est pas venue tout de suite. Ses pièces ont une grande puissance. La première, Catilina, est publiée en 1850. Il y en a de nombreuses autres dont les plus représentées – Maison de Poupée (1879, Les Revenants (1881), Un Ennemi du peuple (1882), Le Canard sauvage (1884, Hedda Gabler (1890), Solness le constructeur (1892), John Gabriel Borkman (1896). Son théâtre est intime, cruel et humaniste.

Metteur en scène de Petit Eyolf, Sylvain Maurice a monté en 2016 l’immense chronique d’Ibsen, Peer Gynt, publiée en 1867. Après avoir dirigé pendant dix ans le CDN de Sartrouville, il travaille depuis 2023 avec sa nouvelle compagnie [Titre Provisoire] en Finistère sud, et propose un cycle intitulé Enfant, Enfances, Adolescences. Dans ses dernières mises en scène il radiographie les couples qui se déchirent mais qui ne sombrent pas. Ainsi dans La Campagne, de Crimp, pièce qu’il a mise en scène la saison dernière.

Dans la vision tragique de Petit Eyolf, bien portée par les acteurs dans ce qu’ils tissent entre leurs personnages de façon chorale, l’angoisse monte avec la succession d’événements qui se déroulent au premier acte. On entre ensuite dans une sorte d’Inachevé, au sens schubertien du terme, au fil de l’échange qui se construit entre les vivants et les morts.

Brigitte Rémer, le 27 mars 2024

© Christophe Raynaud De Lage

Avec : Nadine Berland, La dame aux rats – Maël Besnard, Borgheim – David Clavel, Alfred – Constance Larrieu, Asta – Murielle Martinelli, Eyolf – Sophie Rodrigues, Rita. Lumières Rodolphe Martin – son Jean de Almeida – collaboration à la scénographie Margot Clavières – direction technique André Néri – régie générale Marion Pauvarel – administration et diffusion En votre compagnie

Du 8 au 16 mars 2024, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets Centre Dramatique National du Val-de-Marne, 1 rue Raspail. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : 21 mars 2024, L’Archipel, Scène de territoire de Fouesnant – du 9 au 11 avril – Le Quai – CDN d’Angers

Ce qui demeure

© Compagnie Babel

Écriture et mise en scène Elise Chatauret, Compagnie Babel – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Oeillets.

C’est à partir d’une série d’entretiens réalisés pendant plus de six mois auprès d’une amie âgée de quatre-vingt-treize ans qu’Élise Chatauret a collecté le matériau de son spectacle. La jeune auteure et metteure en scène travaille à la manière d’un film documentaire qu’elle réaliserait. Elle a créé sa compagnie, Babel, en 2008 en Seine-Saint-Denis, été en résidence à La Courneuve et Aubervilliers notamment, pour poursuivre son observation du réel et en témoigner. Elle travaille toujours selon cette même méthode de l’enquête, fait des entretiens et rapporte des histoires de vie.

Dans Ce qui demeure, une petite-fille et sa grand-mère partagent dans la cuisine un plat de carottes, la jeune femme commence à poser des questions et enregistre. Pudiquement, les mots tournent autour du partage et de la solitude, de l’enfance, de la vie de cette femme qui aura bientôt traversé un siècle, et va jusqu’au plus profond d’elle-même, sautant d’une période à l’autre très librement. Deux générations les séparent, et ce qui donne de la force au propos c’est que les deux actrices ne jouent pas, ni la grand-mère ni la petite-fille, ce sont deux femmes qui échangent sur le plateau, à travers des mots et expressions décalés (Solenne Keravis et Justine Bachelet). « J’ai vécu presque un siècle. Entre le moment de mon enfance et aujourd’hui, c’est une période de bouleversement total et d’évolution incroyable. » La jeune femme questionne l’ancienne qui transmet son expérience et ses chagrins, les blessures de la vie, ses interrogations et qui décide de la trace qu’elle veut laisser. Il y a eu l’abandon, la guerre et ses destructions, la pauvreté et la lutte des classes. « Or plus personne aujourd’hui ne se pense en termes de classe et moi j’pense que c’est une des grandes victoires du capitalisme. » Une altiste, Julia Robert, fait des apparitions-disparitions et comme en surimpression apporte, avec son instrument, sa petite musique de nuit.

De grandes photos balisent le chemin du récit et se posent au sol tel un jeu de l’oie, ou s’affichent sur les vitres, mettant des noms sur des visages, elles appellent la mémoire. Parmi elles, l’une est emblématique, la petite-fille est aux côtés de sa mère et de sa grand-mère. « C’est un de ses seuls souvenirs de la mère qui l’abandonne, assise à côté d’elle. » Première et immense blessure, définitive, cet abandon avec sa soeur, qu’elle rattrape en disant : « Moi, j’ai la chance de n’être rien, de ne même pas savoir d’où je viens et je trouve ça formidable. » La scénographie est construite selon deux espaces distincts : à l’arrière-plan, la cuisine de la grand-mère, l’avant du plateau est comme une page blanche qui se recouvre d’images et devient le lieu de la mémoire et des références (la scénographie et les costumes sont de Charles Chauvet). On y trouve des traces d’œuvres d’art : fragments de visage de Giotto, sculptures de Michel-Ange comme commentaires superposés au récit de vie de la grand-mère. La référence de la metteure en scène pour créer ce labyrinthe du passé porte sur L’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg, historien de l’art, qui, au cours de la première partie du XXème siècle, créait une œuvre originale et unique renouvelant les conditions de lecture et d’interprétation des images.

Et la grand-mère parle du vieillissement du corps et de l’esprit : « Je pense à tout ce que j’ai su et que j’ai peur d’oublier : les départements français, les noms des gens, des rues, les images que j’ai dans la tête. » Et à la fin des entretiens, évoquant le bout de la route, la petite-fille qui se risque à demander : « Qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qui demeure ? Quelles sont les choses qui reviennent tout de suite comme ça qui sont les éléments les plus forts, les plus marquants de ta vie ? » Et la réponse : « Je ne peux pas en isoler… Les événements les plus marquants, je crois, ce sont les rencontres… La première fois où je suis allée voir ma mère, c’était chez elle à… Je devais avoir soixante ans… »

C’est une chanson douce dont témoigne Elise Chatauret dans l’écriture et la mise en scène et que font vivre les actrices et la musicienne. Pas de remords, pas d’amertume, la vie tout simplement, dans un temps « t », interprétée avec finesse et justesse par Solenne Keravis, Justine Bachelet et Julia Robert, la vie qui se poursuit à partir du passage de relais et de la transmission. Et du premier rang du public apparaît sur le plateau une vieille femme, guidée par les deux actrices, image de la vieillesse où sagesse et sérénité l’emportent, refermant ce livre de la vie. « Si le travail d’enquête est le socle de l’écriture scénique, les spectacles que je produis interrogent le lien entre le document et la fiction, et questionnent la potentielle théâtralité du document, en s’émancipant peu à peu de la matière initiale » dit la metteure en scène qui poursuit son travail sur la remémoration et la dramaturgie de la mémoire. Il en ressort à travers une belle sensibilité de travail, de petites touches sur la vie au quotidien et les misères de chacun qui, par cette grand-mère ordinaire, ni martyre ni star, se livrent avec beaucoup de pudeur,

Brigitte Rémer, le 3 juin 2019

Avec : Solenne Keravis, Justine Bachelet, Julia Robert – dramaturgie et collaboration artistique Thomas Pondevie – scénographie et costumes Charles Chauvet – composition sonore/alto Julia Robert – lumières Marie-Hélène Pinon – régie générale et lumière Léandre Garcia Lamolla – régie son Alice Le Moigne, Laurent Le Gall.

Du 18 au 28 mai 2019, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – Manufacture des Œillets – Site : www.theatre-quartiers-ivry.com – www. compagniebabel.com – Tel. : 01 43 90 11 11.

La Conférence des oiseaux

© Laurent Schneegans

Récit théâtral de Jean-Claude Carrière, inspiré par le poème Manteq Ol-Teyr de Farid Uddin Attar – mise en scène, Guy Pierre Couleau, Compagnie Des Lumières et Des Ombres – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets, à Ivry.

« On ignore presque tout de la vie de Farid-Ud-din Attar… On sait surtout qu’il fut l’un des plus grands poètes mystiques de cette époque glorieuse du soufisme où la quête divine atteignit des sommets inégalés. Rûmi, Hallaj, Sandi furent ses pairs » renseigne la quatrième de couverture de la publication au Seuil de La Conférence des oiseaux, dans une adaptation d’Henri Gougaud.

C’est un lumineux récit initiatique adapté ici pour le théâtre par Jean-Claude Carrière, écrivain et scénariste, dont Peter Brook avait retranscrit l’intensité symbolique en 1979, en présentant son spectacle au Festival d’Avignon, à partir d’un long processus de travail collectif. Ce spectacle fait référence. « Il s’agissait, par des exercices et des improvisations, de tenter de parvenir à l’essentiel c’est-à-dire au champ où les impulsions de l’un rejoignent les impulsions de l’autre pour résonner ensemble » disait le Maître.

Ces oiseaux de toutes espèces, de la plus quotidienne à la plus précieuse, en quête d’un monde meilleur, partent à la recherche du Simorg, l’oiseau mythique qu’ils désignent comme leur Roi.  Ensemble, ils traversent sept vallées – de la recherche, de l’amour, de la connaissance, du néant, de l’unité, de la stupeur et de la mort – et arrivent, au bout de leurs forces, face à l’abîme et à leurs songes, face à eux-mêmes.

Une rangée de loges surélevées en fond de scène, sur un sol recouvert de plumes mordorées, fait ici face au public. Les acteurs descendent un à un de la salle et se placent chacun face à un masque, posé devant le miroir de ces coulisses – scénographie de Delphine Brouard, lumières de Laurent Schneegans -. Dix masques se réfléchissent dans ces miroirs, plumages imposants réalisés selon la typologie des oiseaux. Ils sont superbement fabriqués, par Kuno Schlegelmilch, après moulage des têtes de tous les comédiens et de nombreuses opérations de sculpture en positif, avec des dispositifs adaptés à chacune de leurs caractéristiques, comme par exemple la crête des plumes de la huppe, cheffe d’orchestre de la colonie et sorte de coryphée.

Chacun se masque et l’on voit apparaître le faucon en militaire, la perdrix à la cravate, le canard femme, la chauve-souris aux lunettes de soleil, le rossignol qui régale l’assemblée par son chant de crooner, la perruche verte encagée dans un cerceau, la grive, la huppe et le moineau en short. Le travail des acteurs mêle réalisme et fantaisie, chacun habitant son volatile de manière spécifique et différenciée. Au-delà du jeu, les acteurs sont aussi narrateurs et parlent par énigmes. Tous partent sur les traces du Simorg. La route est longue et se décline avec entraide, doute et fatigue… « Je cherche la réponse » dit l’un, « Je réfléchis » dit l’autre, « Je suis la vérité » déclare le troisième. « Une odeur de peur » souvent les traverse dans leur recherche de la perfection et de la connaissance. Un personnage orchestre, outsider, ponctue certaines scènes de ses percussions et bâton de pluie.

Les sinuosités qu’emprunte Guy Pierre Couleau, ancien directeur de la Comédie de l’Est/CDN d’Alsace et metteur en scène de cette Conférence des oiseaux, joue de différents registres et notamment de l’humour, le masque étant la clé des personnages, et comptant avec l’invention de chaque acteur. Il est périlleux de ne pas tomber dans la caricature ou la simplification, le metteur en scène ainsi que les acteurs réussissent à garder le cap. Poésie, rituel et quête de l’absolu restent présents et invitent en douceur et en images à une méditation sur l’amour – en lettres lumineuses : L’Amour aime les choses difficiles – la mort, la stupeur, l’absolu et le néant. « Et si tout n’était qu’illusion ? » conclut Farid Uddin Attar.

Dans un dernier acte de solidarité, les acteurs posent respectueusement leurs masques auprès de l’oiseau mort, avant de reconnaître qu’ils se trouvent face à eux-mêmes. « Amis, tout ce que tu as dit, tout ce que t’ont appris tes maîtres, tout ce que tu as découvert sur le chemin du Tout-Puissant, tout cela n’est que le commencement de l’histoire. Disparais, efface ton être, ta demeure n’est pas ici, dans les ruines de ce bas-monde. Tu dois atteindre l’Essentiel. » ainsi se conclut ce voyage intérieur et métaphorique selon Attar, auquel la représentation donne vie.

Brigitte Rémer, le 2 mars 2019

Avec : Manon Allouch, Nathalie Duong, Cécile Fontaine, Carolina Pecheny, Jessica Vedel, Emil Abossolo M’Bo, Luc-Antoine Diquéro, François Kergourlay, Shahrokh Moshkin Ghalam, Nils Öhlund – assistante mise en scène Christelle Carlier – collaboration artistique Carolina Pecheny – scénographie Delphine Brouard – lumières et régie générale Laurent Schneegans – masques Kuno Schlegelmilch, assisté de Hélène Wisse – costumes Camille Pénager – musique Philippe Miller – régie son Nicolas Favière – régie lumière Léo Garnier – régie plateau Léa Coquet-Vaslet, Maxime Palmer – accompagnement chorégraphique Catherine Dreyfus – Le spectacle a été créé pour Le Printemps des Comédiens à Montpellier en juin 2018 et présenté à la Comédie de l’Est en octobre 2018 – L’adaptation de Jean-Claude Carrière est publiée aux éditions Albin Michel.

Du 11 au 22 février 2019 au Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry.

Tarkovski, le corps du poète

© Jean-Louis Fernandez

Texte original Julien Gaillard – Extraits de textes Antoine de Baecque, Andreï Tarkovski – Mise en scène, montage de textes, scénographie Simon Delétang – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

Son premier long métrage, L’Enfance d’Ivan, a obtenu le Lion d’or au Festival de Venise en 1962, c’était une première pour un film soviétique. Son œuvre emblématique, Andreï Roublev, réalisée en 1966, a marqué une époque et le début de relations conflictuelles avec les autorités soviétiques. Après des années sans pouvoir travailler, Tarkovski réalise trois films en URSS : Solaris en 1972, qui obtient le Grand Prix spécial du Jury, à Cannes, Le Miroir en 1974 et Stalker en 1979. Puis vient l’arrachement de l’exil. En Italie où il vit, il tourne Nostalghia en 1983 et reçoit le Grand Prix de la création cinématographique à Cannes, puis il  réalise en Suède en 1986, Le Sacrifice qui obtient le Grand Prix spécial du Jury. 1986 est l’année de sa mort. De santé fragile, Tarkovski disparaît à l’âge de cinquante-quatre ans. Son épitaphe : A celui qui a vu l’ange. « Que celui qui le désire se regarde dans mes films comme dans un miroir » écrit-il, dans Le temps scellé.

Traduire un univers poétique, politique et esthétique si complexe que celui de Tarkovski est un défi. Le parti-pris de Simon Delétang est de le faire sans images, en cela il a raison, visionner des extraits n’auraient pas de sens. Il choisit de s’appuyer sur ses textes : celui de Julien Gaillard, Tarkovski, le corps du poète ; ceux du réalisateur, son Journal et Le temps scellé principalement, sur ses Scénarii et sur ses Oeuvres cinématographiques complètes I et II, ainsi que sur des extraits des textes d’Antoine De Baecque parus dans Les Cahiers du Cinéma. A son grand désespoir, Tarkovski n’a réalisé que sept films.

Le spectacle débute par l’exposé d’une conférencière (Pauline Panssenko) dissection d’une œuvre en langue russe surtitrée, donnant des repères historiques, biographiques et critiques sur un ton, au-delà de la conviction, assez sec. Il faut au spectateur un temps d’adaptation avant qu’il ne règle sa focale sur l’univers du cinéaste. La mise en scène croise ensuite les interviews de journalistes qui l’envahissent de questions sur ses intentions, et qui font des incursions dans sa vie avec Larissa, sa femme et sa plus fidèle assistante (Hélène Alexandridis). L’espace se modifie au fil des tableaux. La première séquence nous conduit dans la chambre funéraire de Tarkovski, qu’une bougie éclaire. « J’ai fait un rêve cette nuit. J’ai rêvé que j’étais mort. Mais je voyais ou plutôt je sentais tout ce qui se passait autour de moi… Et surtout je ressentais dans ce rêve quelque chose d’oublié depuis longtemps, une sensation perdue que ce n’était pas un rêve mais la réalité. » Stanislas Nordey est Tarkovski, avec sobriété et intensité, il lui ressemble étrangement. Cette chambre, avec son cabinet de toilette attenant, côté cour, rappelle la chambre d’hôtel de Nostalghia. Une fenêtre, symbole important dans l’univers de Tarkovski pour les reflets qu’elle transmet du dehors et le clair-obscur, fait face au public, côté jardin. « Derrière la tête de ma Mère, une fenêtre aux vitres floues laisse passer la lumière dans laquelle Ses cheveux se fondent… » écrit Tarkovski dans le dernier de ses récits, Je vis avec ta photographie, titre tiré d’un poème de Boris Pasternak.

Les séquences se succèdent en fondu enchaîné, certaines font référence aux fresques de Roublev et aux icônes russes : la chambre première transformée en lieu de presse ; Larissa et Andreï Tarkovski face au détail agrandi du tableau de Piero della Francesca, la Madonna del Parto représentée sur une immense toile peinte qui ensuite s’effondre, devant un sol damé en noir et blanc ; l’incendie de la maison aux couleurs d’or et de feu, et du bois de bouleaux, cette maison dont il rêve en Toscane et qu’il n’aura jamais, ma maison ce sont mes films disait-il ; le plateau final jonché de cloches, d’un chien-loup empaillé et de bottes ; un livre qui brûle, ouvrant sur l’alchimie. Des personnages passent, issus de l’imaginaire tarkovskien et des visions du cinéaste, de ses fantômes, souvent en trio, une figure majeure du réalisateur. Les yeux bandés, les personnages décrivent certaines scènes des films. On y retrouve Thierry Gibault en écrivain, avec une belle densité et Jean-Yves Ruf en physicien. Le cinéma, pour Tarkovski, cet art le plus intime.

Créé en septembre au Théâtre national de Strasbourg, Tarkovski, le corps du poète invite au voyage initiatique d’un réalisateur épris d’absolu, comme ses personnages. A l’écoute de ses visions et de ses rêves. le spectateur part sur ses traces comme pour une expédition, celle qu’avait faite Tarkovski en Sibérie avec des géologues et qui l’avait profondément marqué. « Précise et pourtant source d’infini, l’image-observation d’Andreï Tarkovski était à la base de son système d’images » dit Charles H. de Brantes, de l’Institut International Andreï Tarkovski. Dans son Journal, Tarkovski énonçait des projets qu’il aurait voulu réalisés, et non des moindres : Hamlet, Crime et châtiment, Le Maître et Marguerite, l’Idiot. Il laisse sept films parmi ceux qui ne sont pas prêts à s’effacer. Le travail proposé par Simon Delétang, nouveau directeur du Théâtre de Bussang, et son équipe, le restitue dans sa complexité, porté par Stanislas Nordey magnifique de vérité et de liberté, deux termes qui conviennent si bien à Tarkovski.

Brigitte Rémer, le 8 mai 2018

Avec Hélène Alexandridis, Thierry Gibault, Stanislas Nordey, Pauline Panassenko, Jean-Yves Ruf. Dramaturgie Julien Gaillard, Simon Delétang – collaboration à la scénographie et costumes Léa Gadbois-Lamer – lumières Sébastien Michaux – son Nicolas Lespagnol-Rizzi – régie générale et plateau Nicolas Hénault.

Du 2 au 6 mai 2018 – Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets/CDN du Val-de-Marne, 1 Place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com

 

Harlem Quartet

© Tristan Jeanne-Valès

D’après le roman Just above my head de James Baldwin – Traduction, adaptation, dramaturgie Kevin Keiss – Adaptation et mise en scène Élise Vigier, Les Lucioles/collectif d’acteurs – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/ Manufacture des Œillets

L’écrivain américain James Baldwin est né en 1924 dans le quartier de Harlem à New York. Il vient en Europe dans les années de l’après-guerre, puis s’installe à Saint-Paul de Vence en 1970. Aîné de neuf enfants, fils de pasteur, son père l’envoie prêcher dès l’âge de quatorze ans. A quinze, il rencontre l’artiste peintre Beauford Delaney, qui devient pour lui une figure emblématique et incarne l’espoir : « Beauford était pour moi la première preuve vivante, ambulante, qu’un homme noir pouvait être un artiste. » Baldwin écrit des essais – dont Chronique d’un pays natal – des poésies, du théâtre – entre autres La Prochaine fois, le feu, mis en scène par Bakary Sangaré au Théâtre des Bouffes du Nord – des nouvelles et des romans.

Écrit en 1979, son roman Just above my head est publié en France sous le titre Harlem Quartet, en 1987. Dans ses écrits, Baldwin questionne les inégalités raciales et sociales à l’égard des Noirs, les pressions psychologiques envers les homosexuels, l’altérité. Il est proche des luttes pour les droits civiques dont les figures phares sont Martin Luther King, Malcolm X, côtoient les artistes qui, comme lui, sont engagés pour les libertés, dont Nina Simone, Sidney Poitier, Harry Belafonte. Avec Harlem Quartet, James Baldwin rend hommage à son jeune frère, mort à l’âge de trente-neuf ans. « L’œuvre provient de la même profondeur qui voit surgir l’amour, le meurtre, le désastre. Elle provient de choses quasiment impossibles à exprimer. C’est là que se situe l’effort de l’écrivain » dit-il.

Sur scène, Hall Montana raconte la mort de son jeune frère, Arthur, et assure la transmission auprès de son fils pour lui signifier que son oncle était quelqu’un de bien. Il dit toute l’affection et l’admiration qu’il lui portait, parle de leur enfance, montre la communauté noire américaine vivant à Harlem – haut lieu du jazz et de la contestation dans les années 1950 – dont la meilleure arme était le chant. Autour de lui ses amis, Julia la prêcheuse et le quatuor de gospels qu’ils forment. Le roman suit la trame et les drames de la vie de l’auteur, avec précision et pudeur. Hall remonte le temps et erre dans le labyrinthe de la mémoire. Arthur chantait et était amoureux d’un musicien, et si « la musique peut devenir une chanson, elle commence par un cri et ce cri est partout. »

C’est ce cri qu’Elise Vigier fait entendre, signant l’adaptation et la mise en scène de Harlem Quartet, à partir du travail sur la langue, réalisé par Kevin Keiss. Elle met des visages sur les noms en projetant des images familiales de type super 8, dans l’espace privé et l’intimité où elle nous convie auprès de Hall et d’Arthur. Elle place le spectateur dans Harlem, au cœur de la ville et de la culture afro-américaine. L’équipe d’acteurs est dirigée avec maestria et se glisse tout en fluidité et sensibilité dans la situation et dans l’époque – 1949 à 1975 – si loin si près de la nôtre. Des repères temps s’inscrivent sur écran par le trouble des dates, acteurs et musiciens donnent le rythme. La musique, personnage à part entière, signée du poète, écrivain et rappeur américain Saul Williams et des musiciens français Manu Léonard et Marc Sens, entre gospels et soul, envahit l’espace et donne une grande intensité au propos.

Les mots de James Baldwin sont puissants, le voyage proposé par Elise Vigier et son équipe l’est tout autant. « Il chantait pour Crunch – pour protéger Crunch et le faire revenir, et il chantait pour moi, pour me protéger et me faire revenir : il chantait pour sauvegarder l’univers. Et dans sa voix pénétra alors une douceur solitaire d’une telle puissance d’émotion que les gens en demeuraient pétrifiés, métamorphosés » écrit-il, dans son roman.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2018

Avec : Ludmilla Dabo, William Edimo, Jean-Christophe Folly, Nicolas Giret-Famin, Makita Samba, Nanténé Traoré et les musiciens, Manu Léonard et Marc Sens – assistante et collaboration artistique Nanténé Traoré – scénographie Yves Bernard – création images Nicolas Mesdom – création musique : Manu Léonard, Marc Sens, Saul Williams –  création lumières Bruno Marsol – création costumes Laure Mahéo – maquillages et perruques Cécile Kretschmar – régie générale et plateau Camille Faure.

Du 22 au 30 mars 2018 – Théâtre des Quartiers d’Ivry-CDN du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – tél. : 01 43 90 11 11.

 

Adel Hakim et le Théâtre National Palestinien : hommage

© Nabil Boutros – “Des Roses et du Jasmin”  Répétitions au Théâtre National Palestinien, Jérusalem-Est, 2015

Adel Hakim, co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry avec Elisabeth Chailloux, s’en est allé en août dernier. Un hommage vient de lui être rendu en même temps qu’est reprise la pièce, Des Roses et du Jasmin, la dernière qu’il ait écrite et montée avec le Théâtre National Palestinien.

Citoyen du monde : c’est l’installation d’une série de photographies représentant Adel Hakim en pieds ou en portraits, en majesté ou en simplicité, réalisée à sa demande avant de tirer sa révérence. Nabil Boutros, collaborateur artistique dans plusieurs spectacles du TQI l’a cadré, comme le vol d’un gerfaut qui se suspend. Adel Hakim s’est inspiré de l’œuvre du photographe-plasticien, Egyptiens ou l’habit fait le moine, exposée en 2012 au Studio Casanova, ainsi le voit-on portant la coiffe des cheikhs ou le costume cravate, le short et les baskets du boxeur avant la victoire ou le poncho mapuche des indiens chiliens, arborant le kufi des présidents porté par les musulmans, les chrétiens ou les juifs, ou drapé dans une djellaba comme un Saïdi de Haute-Egypte. Il porte haut le keffief palestinien.

Cette série s’inscrit dans le cadre de l’hommage qui lui est rendu par ses amis au cours d’une soirée lecture de ses derniers textes, Les Pyramides et leur Sphinx notamment, qui rappelle ses origines égyptiennes, qui parle des pays où il a aimé travailler et tisser des liens, qui transmet ses observations et réflexions. Elisabeth Chailloux et son équipe en sont les grands ordonnateurs. La soirée est simple et chaleureuse.

Dans la grande Nef de la Manufacture des Œillets se poursuit à travers le viseur de Nabil Boutros le témoignage de la fructueuse collaboration artistique entre le Théâtre National Palestinien et le Théâtre des Quartiers d’Ivry.  Les photographies d’Antigone et de Des Roses et du Jasmin, placées en hauteur, cernent l’espace. On y voit le Théâtre National Palestinien au travail : les répétitions des spectacles, sur le plateau, en coulisses, et les premières représentations à Jérusalem et Ramallah – Antigone le 28 mars 2011, Des Roses et du Jasmin le 2 juin 2015 – accompagnées des dessins préparatoires d’Adel Hakim. Au fond de la Nef, l’immense mur recouvert d’une photo prise le 5 juin 2011 à Jérusalem montre le mur de séparation au check-point de Qalandia, plein de graffitis. Une quinzaine de photos prises à Jérusalem, à Ramallah et à Béthléhem la même année y sont accrochées et parlent de la ville, de la guerre : “manifestations contre l’occupation israélienne”, “l’entrée du camp de réfugiés d’Aida,” “le dôme du Rocher vu des hauteurs du quartier juif”, “l’intérieur de la Mosquée al-Aqsa sur l’esplanade du temple.” De quel côté du mur… se trouve la prison ? pose Nabil Boutros. Référence est également faite à Zone 6, Chroniques palestiniennes, présentées au Studio Casanova d’Ivry en 2012, magnifiques échos de la politique culturelle menée par le Théâtre des Quartiers d’Ivry et la ville.

Le partenariat exemplaire développé avec le Théâtre National Palestinien s’est bâti sur l’engagement artistique d’Adel Hakim et d’Elisabeth Chailloux co-directeurs du TQI, devenu en décembre dernier Centre dramatique national du Val-de-Marne et installés dans ce lieu emblématique de la Manufacture des Œillets. Des Roses et du Jasmin dernière mise en scène d’Adel Hakim, présenté en cette seconde saison, relate le parcours d’une famille dans laquelle convergent les destins de Palestiniens et de Juifs à travers trois générations, de 1944 à 1988,. La tragédie grecque n’est pas loin, « elle m’a toujours servi de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » disait Adel Hakim. L’auteur-metteur en scène montrait ici, par la succession des tragédies à travers les générations, le processus implacable de l’Histoire et de la violence, là où se rejoignent destin individuel et destin collectif. (cf. notre article du 30 janvier 2017). A voir ou à revoir, de toute urgence.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2018

Mercredi 7 mars : lecture par Elisabeth Chailloux, Eddie Chignara, Etienne Coquereau, Pablo Dubott, Raymond Hosni, Lara Suyeux et d’autres amis comédiens du dernier texte écrit par Adel Hakim, Les Pyramides et leur Sphinx – Vernissage des expositions de photographies réalisées par Nabil Boutros : Citoyen du monde – série de portraits d’Adel Hakim et reportage autour des créations à Jérusalem d’Antigone et de Des Roses et du Jasmin.

Du 5 au 16 mars 2018 – Des Roses et du Jasmin spectacle en langue arabe surtitré en français, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/ Manufacture des Œillets – métro : Mairie d’Ivry. Site :  www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – Le texte est édité à L’Avant-Scène Théâtre. Le spectacle a été créé les 2, 3 et 4 juin 2015 au Théâtre National Palestinien, à Jérusalem-Est et le 7 juin 2015 au Théâtre Al Quassaba de Ramallah.

Avec les acteurs du Théâtre National Palestinien – Hussam Abu Eisheh, Alaa Abu Gharbieh, Kamel El Basha, Yasmin Hamaar, Faten Khoury, Sami Metwasi, Lama Namneh, Shaden Salim, Daoud Toutah – scénographie et lumière Yves Collet – dramaturge Mohamed Kacimi – collaboration artistique Nabil Boutros – assistant lumière Léo Garnier – vidéo Matthieu Mullot – costumes Dominique Rocher – chorégraphie Sahar Damouni – En collaboration avec les équipes techniques du Théâtre des Quartier d’Ivry : Franck Lagaroje, Federica Mugnai, Léo Garnier, Dominique Lerminier, Raphaël Dupeyrot et du Théâtre National Palestinien : Ramzi Qasim, Imad Samar.

Voir nos articles dans www.ubiquité-cultures.fr – Antigone/15 janvier 2017 – Des Roses et du Jasmin /30 janvier 2017 – La culture en Palestine/1er février 2017 – Adel Hakim, d’Ivry et de partout/ 4 septembre 2017.

 

Les Reines

© Nabil Boutros

Texte Normand Chaurette – mise en scène Elisabeth Chailloux – Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets.

L’histoire se déroule en Angleterre, en pleine Guerre des Deux-Roses, une guerre civile qui depuis 1455, oppose la maison de Lancastre dont la rose rouge est l’emblème et la maison d’York qui a la rose blanche pour emblème.

Six reines convoitant le trône s’entredéchirent et complotent. Elles sortent tout droit des drames et psychodrames shakespeariens. Âmes noires, elles se déplacent sur un plateau blanc aux lumières crues qui tombent en douche. L’espace scénique est semblable à une immense piste longitudinale de danse, une galerie de bois le surplombe, telle les galeries d’un château où se déplacent de manière feutrée, les personnages. Certaines royales figures sont chaussées de patins à roulettes, signe de compétition ? De chaque côté du plateau le public se fait face, belle occasion de mettre en valeur la Fabrique, grande salle de la Manufacture des Oeillets-Théâtre des Quartiers d’Ivry.

Tandis que le roi Edouard IV agonise, son épouse, Elisabeth Woodville, espère le trône dont son beau-frère, Georges, pourrait théoriquement hériter. Leurs deux enfants, potentiels héritiers, se trouvent de ce fait menacés. Ils sont ici représentés de façon métaphorique, comme des fœtus morts-nés, et passent de mains en mains. Isabelle Warwick, épouse de Georges ex-futur-roi-malade, pleine d’ambition, convoite également la couronne. Elle risque de se faire damer le pion par sa jeune sœur, Anne Warwick, Duchesse d’York, – épouse de Richard frère d’Edouard, autre-potentiel-futur-roi – pleine d’une insolence espiègle et perverse. La Reine Marguerite d’Anjou, épouse d’Henri VI, venant de France apparaît poussant une énorme mappemonde, et abat ses cartes : « Je m’exile en France » dit-elle, dans des intonations chantantes à la Ingrid Caven ; la vieille Duchesse d’York, icône presque centenaire et mère d’Edouard, George et Richard, donnerait tout pour porter la couronne, quelques instants. Sa fille et soeur des rois, Anne Dexter, mutique, rejetée par sa mère, à qui l’on a coupé les mains, sorte de mouette blessée dans son costume aux ailes d’ange, donne un peu d’humanité. La scène des aveux de son amour pour Georges et de la cruauté exprimée par sa mère, Duchesse d’York, devant laquelle elle s’abandonne quelques secondes, est déchirante. « Qui est Anne ? Anne n’est rien… Cette femme qui a été ma mère… »

Normand Chaurette, romancier, traducteur et scénariste québécois, plonge au cœur de l’Histoire anglaise et du pouvoir au féminin. Il est l’auteur de plus d’une douzaine de pièces de théâtre dont Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans écrite en 1981 et Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues en 1986. On le connaît aussi pour ses traductions des pièces de Shakespeare. Avec Les Reines il fait une ré-écriture de Richard III métissée de Henri VI après, dit-il, une tentative de traduction de Shakespeare. La pièce est une métaphore, sa langue est poétique, elle flamboie, elle embrase : « Adieu mon Roi, mon dragon d’espérance. Adieu mon seul échelon » dit la Reine Elisabeth à la mort de son époux. L’auteur parle de sa démarche d’écriture : « Je ne peux penser l’écriture autrement que comme une écriture musicale et l’acteur comme un instrument de musique. Les mots sont pour moi des rondes, des blanches, des noires et des croches, la voix des acteurs des timbres. » La pièce fut montée au Québec à partir de 1991 date de sa publication, dont en 2005 par Denis Marleau. En France, la Comédie-Française l’a présentée en 1997, dans une mise en scène de Joël Jouanneau.

Elisabeth Chailloux, co-directrice du TQI et de la Manufacture des Œillets avec le regretté Adel Hakim, la met en scène aujourd’hui avec habileté en reconstituant les strates du pouvoir, de la corruption et de la cruauté. Ponctuée par le glas, le bruit lointain des pas asymétriques d’un Richard qui claudique et de nombreux God Save the Queen, elle fait revivre ce monde perdu plein d’ambition, d’intrigues et de meurtres, un monde qui se dérègle. Insolence et noblesse, férocité et pureté blessée, opportunisme et hiératisme, elle dessine avec intensité ces héroïnes déraisonnables comme des gladiatrices, ou des fauves dans l’arène. « Ainsi la roue de la justice a tourné. Tu as usurpé ma place, pourquoi n’usurperais-tu pas une juste part de mes douleurs ? » lance la Reine Marguerite à la Reine Elisabeth. Ironie, prophéties et sarcasmes, férocité et impétuosité, sont le ton de la représentation et les actrices tiennent royalement leurs rôles dans le registre qui leur est imparti, entre piste de cirque et enfers.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2018

Avec Bénédicte Choisnet Anne Dexter – Sophie Daull La duchesse d’York – Pauline Huruguen Isabelle Warwick – Anne Le Guernec la reine Elisabeth – Marion Malenfant Anne Warwick – Laurence Roy la reine Marguerite. Collaboration artistique Adel Hakim – scénographie et lumière Yves Collet – collaboration lumière Léo Garnier – costumes Dominique Rocher – son Philippe Miller – vidéo Michaël Dusautoy – maquillage Nathy Polak – marionnettes Einat Landais – assistante à la mise en scène Isabelle Cagnat – Le texte est publié aux Editions Léméac/Acte Sud-Papiers.

Du 12 au 29 janvier 2018, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/ Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – Tél. : 01 43 90 11 11 – www.theatre-quartiers-ivry.com