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Occupation 3 au Théâtre de la Bastille

© Pierre Grosbois – Le bruit des arbres qui tombent.

Nathalie Béasse et son équipe ont investi le Théâtre de la Bastille et présentent jusqu’au 29 juin les spectacles créés par la Compagnie au cours des dix dernières années : Happy Child, Tout semblait immobile, Roses, Le bruit des arbres qui tombent. Autour des spectacles elle déploie de nombreuses autres propositions dont l’esquisse de sa prochaine création intitulée Aux éclats, dans un  work in progress ; des workshops amateurs et professionnels ; des ateliers pour échanges entre acteurs et spectateurs ou pour croisements entre les disciplines – danse, musique et conte – la mise en réseau d’artistes rencontrés lors des résidences de la compagnie depuis plusieurs années ; et chaque soir, précédant le spectacle, une Histoire courte, impromptu de quelques minutes, mêlant acteurs et spectateurs dans le hall du théâtre et sur le trottoir.

Chorégraphe et metteure en scène, Nathalie Béasse signe la conception des créations et leur scénographie. Le Théâtre de la Bastille l’accompagne depuis 2010 et a présenté chacun de ses spectacles. Il lui ouvre ses portes cette année pour une longue traversée, selon un concept qui a fait ses preuves avec Tiago Rodrigues et le collectif L’Avantage du doute. Elle nous mène dans un univers poétique et loufoque, inventif et fantaisiste où se pratiquent le détournement d’objets, l’inventivité débridée, la dérision et le burlesque, la bifurcation, la rêverie. Elle construit des partitions gestuelles, musicales et visuelles qui surprennent et interrogent, et qui engagent physiquement les acteurs.

Avec Happy Child créé en 2008, on entre dans l’univers cruel du conte qui, sans qu’il soit nommé, fait référence au motif des enfants oubliés dans la forêt par leurs parents, comme dans Petit Poucet, ou Hansel et Gretel. Nathalie Béasse dit se référer aux rites de passage. La scène est recouverte de neige et il y a grand vent. Tout l’environnement oscille entre le gris pastel et le blanc. On entre dans un univers onirique et pictural où la réalité s’éloigne. Un homme tire de grands sacs qu’il empile, cinq personnes se retrouvent dans une sorte de no man’s land, une/des histoires se construisent, des objets apparaissent – cornes de renne, masques de fourrure, pistolet, perruques, vêtements –  le récit est en discontinu et pointillés, avec habillages et déshabillages, travestissements comme dans les jeux d’enfants. Les vêtements tombent du ciel pris dans un tourbillon de mousson. Le spectateur invente sa partition. Voix, chant, piano, harmonium, déclamation, tonnerre, se croisent pour former un autre langage, proche de la parodie.

Dans Tout semblait immobile créé en 2013, trois conférenciers qui sortent de nulle part et semblent même s’être trompé d’endroit se lancent dans une prestation fiasco et la réunion de tous les ego. L’un arrive en retard, l’autre est chargé de cabas, le troisième, tatillon, organise son territoire. Le conte à nouveau s’invite et se superpose au burlesque, comme l’est, par exemple, la coupure d’électricité. La bande son ainsi qu’une toile peinte mènent dans la forêt où se perd le spectateur. On y rencontre les cruels parents, mère sorcière et père gros-cul qui se déplacent comme des culbutos. Nathalie Béasse construit des allers et retours à l’intérieur et à l’extérieur du conte, élabore des plongées et contre-plongées en toute liberté, travaillant en symbiose avec le langage cinématographique. Tombent des cintres un arbre, une cuvette, des objets qui s’intercalent un temps dans l’histoire pleine d’ogres, de sorcières et d’abandon, de peurs enfantines et d’émotions. Un objet amène à une histoire, ces déconstructions construisent d’autres histoires

Créé en 2014, Roses met le projecteur sur les personnages de Richard III de Shakespeare et invente, comme pour les autres spectacles, des instants visuels et physiques du plus pur imaginaire. Quatre hommes et trois femmes y dessinent, à partir d’une grande table qui se métamorphose, un cocasse champ de bataille.

En 2017, Le bruit des arbres qui tombent invente le gréement et la chorégraphie d’une immense voilure en plastique grise amarrée et pilotée aux quatre coins du plateau par les acteurs. Comme on dirige un bateau ils hissent cette grand-voile à partir des drisses qu’ils tirent, dessinent des figures jouant entre poids et contre poids. Ils font vivre ce quatre-mâts et la voile vole au vent, monte et descend, inspire et expire, se gonfle et se recroqueville, cache les projecteurs plaqués au gril et crée des jeux d’ombres et de lumières. L’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler que Visconti avait choisi pour son film, Mort à Venise, accompagne les arabesques et bruissements de ce vaisseau fantôme qui nous fait voyager. La toile pliée les acteurs débutent une danse, légère d’abord, puis sauvage, puis enragée. « Je ne m’amuse plus comme avant… On était bien ensemble… » Un acteur dessine au marker sur son torse nu un cœur. Un autre subit une séance de chatouilles. Un autre devient acteur marionnette. De la terre tombe du ciel. Des litanies de l’Ancien Testament, se succèdent jusqu’à ce qu’un seau d’eau interrompe la logorrhée. Un grand sapin dans lequel s’est glissé un acteur, se déplace, comme une forêt à lui tout seul. Les acteurs vident puis remplissent de grands bacs de terre et se fixent des règles de jeu. Là encore on croise William S.

Dans les spectacles de Nathalie Béasse les actions se succèdent, avec frénésie, poésie et dérision. Le travail est choral, l’absurde pour vocabulaire, le fragment pour parcours. Il y a aussi la solitude et le désarroi, l’oblique et le décalé. Entre tension, palpitation, étonnement et vibration, on se promène avec elle dans les bois pendant que le loup n’y est pas. On ne sait ni où on est, ni où ça va se passer, ni vers quoi on va. Et si la vie est un songe, qu’est-ce que le théâtre et qu’est-ce que la vie ?

Brigitte Rémer, le 21 juin 2019

Du 13 mai au 29 juin 2019, à l’affiche, quatre spectacles, dans la conception, scénographie et mise en scène de Nathalie Béasse – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011. Paris – métro : Bastille ou Voltaire – tél : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com

. Happy Child – Avec Étienne Fague, Karim Fatihi, Érik Gerken, Anne Reymann, Camille Trophème – lumières Natalie Gallard – bande sonore Julien Parsy – sculpture Corinne Forget.

. Tout semblait immobile –  Avec Étienne Fague, Érik Gerken, Camille Trophème – lumières Natalie Gallard – musique Camille Trophème – construction décor Étienne Baillou – peinture Julien Parsy.

. Roses – Librement adapté de Richard III de Shakespeare, traduction Jean-Michel Déprats – Avec Sabrina Delarue, Étienne Fague, Karim Fatihi, Érik Gerken, Béatrice Godicheau, Clément Goupille, Anne Reymann – lumières Natalie Gallard – musique Nicolas Chavet, Julien Parsy.

. Le bruit des arbres qui tombent – Avec Estelle Delcambre, Karim Fatihi, Érik Gerken, Clément Goupille, lumières Natalie Gallard, musique Nicolas Chavet, Julien Parsy.