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Le Radeau de la Méduse

© Jean-Louis Fernandez

Texte Georg Kaiser – traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani – mise en scène Thomas Jolly – aux Ateliers Berthier/Odéon-Théâtre de l’Europe.

C’est la promotion 42 de l’école du TNS de Strasbourg qui inscrit son matricule sur la chaloupe en péril. Vingt-trois artistes dont douze acteurs font, avec ce spectacle piloté par Thomas Jolly, leur entrée dans la vie professionnelle – acteurs, régisseurs, scénographes, costumiers, créateurs lumière  – Un spectacle très pictural sur un texte à replacer dans le contexte des années quarante, en Allemagne.

Très prolixe, Georg Kaiser (1878-1945) écrira plus d’une quarantaine de pièces, des dialogues philosophiques et deux romans. Reconnu et très apprécié dans l’entre-deux guerres au même titre que Brecht, l’œuvre de Kaiser est bannie dès l’arrivée des nazis, ses livres brûlés sur la place publique. Réfugié en Suisse, il poursuit son activité littéraire, écrit Le Radeau de la Méduse en 1942, avant de disparaître, trois ans plus tard, sans revoir son pays.

La pièce part d’un fait réel et se déroule en 1940 : de jeunes anglais âgés de neuf à douze ans, fuyant la guerre, ont embarqué pour le Canada à bord du Blitz. Réfugiés dans une fragile chaloupe après le bombardement du navire, ils tentent de s’organiser pour survivre. Ils seront sauvés sept jours plus tard par un avion qui finira par les repérer. Le texte de Kaiser raconte les sept journées de ces enfants perdus en mer, précédées d’un prologue devant un rideau noir souple et gonflé par le vent comme une voile, le récit d’un enfant et quelques notes de piano. Cet élégant rideau est jeté à la fin de chaque tableau, comme une fin du jour. Les scénographes ont construit une chaloupe qui, tout au long du spectacle pivote sur elle-même en changeant d’angle. On est dans cette image fixée dès le départ et sa relative mobilité. Une toile peinte en fond de scène, l’écume de mer dessinée au sol.

A bord, la survie s’organise, les enfants se rationnent, partagent le lait de la thermos épargnée, le peu d’eau douce et de biscuits trouvés, se répartissent les tâches. Un problème de conscience vient vite troubler leur belle harmonie : un treizième est découvert recroquevillé dans un réduit, muet et fragile, Petit Renard, sorte de Petit Prince par son étrangeté. Il a pour trésor une lampe électrique et semble absent, assis à la proue du bateau. Il devient une bouche de plus à nourrir, celui qui jette des sorts quand le drapeau s’envole mystérieusement et qu’on l’accuse, leur bouc émissaire. Un vote s’organise pour savoir qui est en trop et doit donc mourir, mais Allan stoppe le jeu et, sentant le danger, devient son protecteur. Il lui dresse une petite tente pour l’isoler des autres et s’isole avec lui. Au cours de cette dérive le langage bat son plein, avec la parole comme oriflamme entre discours œcuméniques d’Anna et envolées philosophiques sur l’éducation et les processus d’endoctrinement. Les références bibliques ne sont pas loin, entre la Cène et son traitre désigné qui apporte la division et le malheur, les dix Commandements, les rames en forme de croix, le vocabulaire du doute, autant de signes.

Les acteurs jouent en polyphonie, certains s’improvisent leader et mènent le groupe. Des dissonances pourtant se font jour. Chaque geste est mesuré, chaque action contrôlée, sous le regard de tous et de chacun. Il faut tambouriner, faire du bruit à perte d’horizon pour essayer d’attirer l’attention. La thermos, seul objet sauvé des eaux – ainsi qu’un gros ours – est lancée comme une bouteille à la mer, portant à l’intérieur le nom des treize enfants, ce qui aidera à leur localisation. Un duo incertain se forme entre Anna âgée de onze ans, percluse de fausse bonne parole et manipulatrice, et Allan ce garçon de douze ans qui protège Petit Renard. Un vrai-faux mariage entre Anna et Allan est même célébré, au 7ème jour, mis en scène par Anna. Allan comprend le simulacre, trop tard, Petit Renard a disparu. Il annonce alors à Anna les résultats du vote : c’est elle qui devait disparaître. A l’aube du 8ème jour quand l’avion qui a repéré la chaloupe vient sauver les enfants, Allan refuse de monter. Juste après, un avion en rase-motte tire, depuis la salle. Criblé de balles Allan part rejoindre Petit Renard. « Une fois de plus tout est consommé » dit le texte, bien pessimiste.

Au-delà d’un travail de groupe réussi – sur le plateau par les acteurs interprétant les enfants, y compris par ceux qui ne sont pas porteurs de texte – comme dans les réalisations techniques et en coulisses, Thomas Jolly habille somptueusement la théâtralité : par la lumière, spectaculaire sous les brouillards/fumées ou dans l’éblouissement de l’avion sauveur avec sa grande hélice ; par les maquillages appuyés, signes expressionnistes d’une époque ; par la gestuelle travaillée avec l’instabilité de la mer imaginaire ; par la subtile bande son et sa musique lancinante. Une belle entreprise et des acteurs en rodage à qui l’on souhaite Bonne route.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2017

Avec : Youssouf Abi-Ayad, Éléonore Auzou-Connes, Clément Barthelet, Romain Darrieu, Rémi Fortin, Johanna Hess, Emma Liégeois, Thalia Otmanetelba, Romain Pageard, Maud Pougeoise, Blanche Ripoche, Adrien Serre, et Quentin Legrand ou Gaspard Martin-Laprade. Scénographie Heidi Folliet, Cecilia Galli – collaboration au décor Heidi Folliet, Cecilia Galli, Léa Gabdois-Lamer, Marie Bonnemaison et Julie Roëls – costumes, maquillages et coiffures Oria Steenkiste – accessoires Léa Gabdois-Lamer – lumière Laurence Magnée – vidéo et effets spéciaux Sébastien Lemarchand – musique Clément Mirguet – son Auréliane Pazzaglia – collaboration à la mise en scène Mathilde Delahaye, Maëlle Dequiedt. Le texte est publié aux éditions Fourbis (1997).

Du 15 au 30 juin 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe/ Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, 75017 – Métro et RER : Porte de Clichy – www.theatre-odeon.eu – Tél. : 01 44 85 40 40.

 

Le froid augmente avec la clarté

© Jean-Louis Fernandez

Librement inspiré de L’Origine et La Cave, de Thomas Bernhard – Conception et mise en scène Claude Duparfait – La Colline Théâtre National.

Des cinq romans autobiographiques publiés par Thomas Bernhard entre 1975 et 1982, Claude Duparfait, artiste associé au Théâtre national de Strasbourg, extrait deux récits, L’Origine et La Cave. A partir de cette matière première et mémoire vive, il met le projecteur sur la jeunesse de Bernhard, l’enfant peu désiré né de père inconnu en 1931. En exergue, les liens qui l’unissent à son grand-père, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. A l’âge de treize ans pourtant Thomas est envoyé étudier dans un internat dirigé par l’officier nazi Grünkranz. Le réduit à chaussures qui lui est dédié pour l’apprentissage du violon devient son univers. Il ne pense alors qu’au suicide. Après en être sorti, le voici contraint de retourner dans ce même établissement un peu plus tard, en 1945. L’internat a changé de figures tutélaires donc de codes. Des croix remplacent les portraits hitlériens mais l’oppression est la même. « Le monde est une sorte d’hiver…» Deux ans plus tard, un beau matin de ses seize ans, Thomas prend son destin en mains et change de trajectoire. Oubliant le lycée il se dirige vers l’office du travail pour chercher une place d’apprenti.

Ainsi est l’argument construit par le metteur en scène à partir de la tendresse du grand-père envers son petit-fils, de la haine qu’exprime Thomas à l’égard de son pays, l’Autriche et de sa ville, Salzbourg. Cette haine restera à la source de son oeuvre. Le titre du spectacle, Le froid augmente avec la clarté, reprend les mots du discours que Thomas Bernhard avait prononcé en 1965 quand il reçut le Prix de la Fondation Rudolf-Alexander-Schroeder : «  Nous sommes terrifiés par la clarté qui constitue soudain notre monde ; nous gelons dans cette clarté ; mais nous avons voulu ce froid, nous l’avons suscité, nous ne devons donc pas nous plaindre du froid qui règne maintenant. Le froid augmente avec la clarté. Désormais régneront cette clarté et ce froid. Une clarté plus haute et un froid bien plus hostile que nous ne pouvons l’imaginer. »

Partant de la force des mots ciselés par Bernhard, de la tension de la situation, de l’enfance confisquée dans une période tourmentée et destructrice, la proposition de mise en scène n’est pas très convaincante. Le fil conducteur passe par un pupitre d’écolier placé à l’avant-scène jardin. Sorte de double de Thomas Bernhard, Duparfait  s’y tient, mais ce n’est pas tant l’acteur qu’on voit qu’un metteur en scène aux aguets et au sourire crispé. Peut-être eut-il été plus intéressant, dans un univers si complexe comme l’est celui de Bernhard, de faire le choix de la mise en scène ou de celle du jeu. Dans Des arbres à abattre qu’il avait co-mis en scène avec Célie Pauthe en 2012, spectacle dans lequel il jouait, sa présence était forte. Avec Bernhard tout est torturé, labyrinthique et passionné, tout est au cordeau, Krystian Lupa l’a récemment montré avec la magnifique trilogie qu’il présentait au dernier Festival d’Automne. Ici, la rencontre est ratée.

Dans le parti-pris du montage des textes, chaque acteur devient à tour de rôle l’auteur. Forts de leur expérience, Thierry Bosc et Annie Mercier s’en tirent, le premier en grand-père néanmoins à la frange de la caricature, la seconde sorte de Simone Signoret portant un texte d’une grande brutalité ; les deux jeunes en revanche, Pauline Lorillard et Florent Pochet s’en sortent moins bien même si le jeune Thomas, à certains moments, déploie ses ailes et transmet de l’émotion. Par ailleurs l’espace scénique est fermé et réduit, la première scène de la rencontre entre Thomas et son grand-père racontant le rêve blanc du petit-fils débute devant un rideau fermé et très peu d’espace. Deux moments de rupture cassent la linéarité du spectacle : au premier, quelques lames de parquet sont retirées qui pourraient évoquer l’ouverture de tombes mais il n’en est rien ; cela prépare la seconde rupture, quand les rideaux tombent que le parquet est totalement retiré, images de guerre et de chaos, et représentation du sous-sol dans lequel Thomas fait son apprentissage. Les lumières passent alors par le sol et par une verrière du toit, et la théâtralité commence à vivre.

Petite musique de mort et de jeunesse perdue, désarroi d’un enfant coincé dans un moment de l’Histoire du monde où se perdent les références et dans la violence de l’arbitraire de son pays, on ne retrouve pas dans ce spectacle l’inquiétante étrangeté ni la force créatrice de Thomas Bernhard.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2017

Avec : Thierry Bosc, Claude Duparfait, Pauline Lorillard, Annie Mercier, Florent Pochet. Assistanat à la mise en scène Kenza Jernite – scénographie Gala Ognibene – son et image François Weber – lumière Benjamin Nesme – costumes Mariane Delayre – participation musicale au piano pour l’enregistrement de Ich bin der Welt extrait des Rückert-Lieder de Gustav Mahler François Dumont – régie générale Frédéric Gourdin. Les récits L’Origine et La Cave, de Thomas Bernhard sont publiés aux Editions Gallimard.

Du 19 Mai au 18 Juin 2017 (du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h) – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – Métro : Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr