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L’Opéra de Quat’sous

Texte Bertolt Brecht – Musique Kurt Weill – adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier – direction musicale Maxime Pascal – avec la collaboration d’Elisabeth Hauptmann – à la Comédie Française, Salle Richelieu.

© Jean-Louis Fernandez

Inspiré de The Beggar’s Opera de John Gay (1700), l’Opéra de Quat’sous a été créé le 31 août 1928 au Schiffbauerdammtheater de Berlin dans une mise en scène de Bertolt Brecht lui-même et fut l’un des plus grands succès théâtraux de la République de Weimar. La pièce fut ensuite représentée à Paris en 1930 dans des décors et costumes de Gaston Baty. Brecht avait investi ce thème qu’il reprit dans son premier roman en 1934, intitulé Le Roman de Quat’sous. Né en 1898, il avait tout juste trente ans quand il écrivit l’Opéra de Quat’sous. Il avait entrepris, à partir de 1917, des études de philosophie, puis de médecine, à l’Université de Munich avant d’être mobilisé comme infirmier, à la fin de la Première Guerre mondiale. Il publia successivement Tambours dans la nuit, couronné du prix Kleist en 1922, Spartacus et Dans la jungle des villes, devint conseiller littéraire dans les années 20, puis rejoignit le Deutsches Theater de Max Reinhardt avec l’actrice Helene Weigel, qui deviendra sa femme. L’Opéra de Quat’sous, comme Homme pour homme un an plus tôt, propose une forme théâtrale inédite qui puise dans l’opérette, le jazz et les chansons de cabaret. Brecht, qui se trouve entre sa période expressionniste et l’époque de ses pièces didactiques, travaille en compagnonnage avec le compositeur Kurt Weil, et la pièce est écrite avant son engagement dans le marxisme. Plus tard il théorisera le théâtre épique et mettra au point son concept de distanciation. Contraint à l’exil, à l’arrivée des nazis, Brecht parcourt l’Europe, s’installant au Danemark, puis en Suède et en Finlande, avant de rejoindre la Californie en 1941. Ces années d’errance furent néanmoins fécondes, il écrit alors La Vie de Galilée, Mère Courage et ses enfants, et La Résistible Ascension d’Arturo Ui. Contraint de quitter les États-Unis en 1947 pour raison de maccarthysme, Brecht rejoint la République Démocratique Allemande où il fonde le Berliner Ensemble en 1949. Il meurt en 1956, quelques mois après avoir assisté à la reprise de L’Opéra de Quat’sous monté par Giorgio Strehler, au Piccolo Teatro de Milan.

Le travail de Brecht avec Kurt Weil, compositeur de théâtre et d’opéra emblématique,  né deux ans après lui, est essentiel dans l’œuvre de l’écrivain. Kurt Weill marque l’effervescence musicale et culturelle de la République de Weimar et l’essor de la comédie musicale à Broadway dans les années 1940. Il travaillera avec différents dramaturges et imprimera sa marque de fabrique, mêlant le jazz et les musiques populaires teintés d’une certaine mélancolie. Le prélude de la pièce, ici nommée La complainte de Mac-la-Lame deviendra un standard de jazz interprété, entre autres, par Louis Armstrong et Ella Fitzgerald.

Il y a de l’utopie dans l’Opéra de Quat’sous, pièce qui tient une place à part dans le paysage théâtral. Sur des panneaux, ici sorte de journaux lumineux, s’inscrivent les titres des chapitres et des chansons, rendant très lisible l’ensemble. Ils s’affichent et coulent comme un ruisseau à travers le plateau. Au-delà des titres, sur des écrans de différents formats s’affichent des dessins et des commentaires, sorte de superpositions et de collages « Wanted, Employed » ou de slogans politiques : « Grâce à qui, les congés payés ? » ou « Engagez-vous ! » (vidéo Sébastien Dupouey). Le scénario : Macheath, chef de bande mafieux, dévalise les passants, entretient des relations courtoises et même amicales avec les représentants de l’ordre, maltraite les malfrats de son cercle et consolide ses affaires en se mariant. Sa bipolarité liée à ses intérêts lui permet de travailler sur une large palette d’attitudes et d’humeurs, et il sait se montrer tantôt insolent, tantôt séducteur, traqué, présomptueux, avisé etc.

© Jean-Louis Fernandez

La mise en place du décor, escaliers, plate-forme et passerelles, qui n’est pas sans rappeler le constructivisme du début du XXème, (scénographie Magdalena Willi) se réalise à vue et fait partie de la démarche de mise en scène, jusqu’à la première chanson brillamment interprétée par Lucy, fille de Brown (Claïna Clavaron) qui disparaît par les airs. « On va faire Brecht » dit une sorte de recruteur au jeune homme qui se présente à lui et qui a l’air un peu largué : il est recruté sur le champ pour la surveillance du district. Cigare, veste de cuir… Une sorte de duo introductif, humoristique, se met en place, à la manière d’un sketch, ou d’un intermède. « Brecht, il aimait vraiment les voitures de course ? » Et le recruteur demande à son assistante d’apporter le vêtement du nouvel employé. L’assistante, personnage direct et plutôt déluré, n’est autre que Mme Peachum qui se met à chanter (Véronique Vella) : « Qui lave ?… Qui ?… Qui… ? »

Macheath, ou Mac-la-Lame (Birane Ba), le fiancé de Polly, fille unique des Peachum et bandit de grands chemins apparaît au milieu des écrans comme un vrai crooner, sur la passerelle haute. Il surplombe et contrôle la situation. La rencontre avec Polly (Marie Oppert) est des plus romantiques, la jeune femme se montre très amoureuse. Leur noce se tient – surprise pour elle qui pourtant fait bonne figure – dans une écurie. Elle porte le voile de la mariée. Mac-la-lame une splendide veste argentée, chapeau et gants coordonnés (les costumes sont de Florence von Gerkan). Il est accompagné de ses compères et acolytes, gouailleurs, provocateurs, hors la loi sous sa coupe et ses ordres : la Découpe, Saul dit Saule-pleureur, Matthias dit Matt-la-Mitraille, Jacob dit Coco-la-Pince, qui règleront leurs comptes, raconteront leurs derniers larcins, offriront leurs cadeaux à la mariée (dont une magnifique chemise de nuit…) pousseront la chansonnette et se livreront à une partie de lancement de tartes à la crème, osée et savoureuse. Arrivés débraillés, ils étaient revenus pour la noce, portant d’impeccables vestes blanches. Polly leur donne le change et, à son tour leur offre un numéro à sa manière, se transformant en parfaite animatrice.

Jenny la flibuste apparaît à son tour, superbe voix de soprano (Elsa Lepoivre), puis le chef de la police de Londres, Brown, grand ami et complice de Macheath, en apparence, mais qui a plusieurs visages : l’homme privé et le fonctionnaire et qui vient lui souhaiter tout le bonheur du monde (deux acteurs en alternance tiennent le rôle de Brown, Stéphane Varupenne et Benjamin Lavernhe). La noce permet une démonstration d’affection, vraie ou fausse, un joli duo Polly-Macheath. À l’étage, sur la passerelle, se tient ensuit une séquence chez les Peachum, Madame est en peignoir nylon rose, Jonathan Jeremiah Peachum son époux (Christian Hecq) est en short, à la recherche de sa seconde chaussette bleue. Célia Peachum apprend à son mari le mariage de leur fille « Et que fait-on quand on est marié ? » demande-t-il et il apporte sa réponse : « On divorce ! » Tous deux réaffirment leur affection pour Polly, le père, chef d’une bande de mendiants avec laquelle il fait son beurre, pense la faire changer d’idée et plier. Quelques images de type revue défilent sur les écrans.

© Jean-Louis Fernandez

Dans la séquence suivante, Polly annonce à son mari que le chef de la police veut le coffrer, elle tient à la main la page sur laquelle sont listés les crimes et délits qu’il a commis et en égrène la  longue litanie. Elle découvre ses mensonges, sa lâcheté même si elle en est toujours amoureuse. On est à la veille du couronnement de la reine, Macheath confie à Polly les rênes de son entreprise ; elle, décide d’apurer les comptes en réglant les dettes. Macheath lui fait de grandes déclarations avant de s’enfuir, pour se cacher dit-il. Grande scène d’adieux, comme un mélo. « Adieu Mac, garde-toi des femmes » lui dit-elle. Suit la Balade de l’obsession sexuelle. Macheath s’en va et rencontre une femme qui lui lit les lignes de la main et lui annonce les pires catastrophes à venir. C’est Jenny, la tripoteuse, une de ses ex, qui se rappelle de quelques bons moments. Jenny sort discrètement, le téléphone à la main et informe le chef de la police. Macheath est arrêté, on le retrouve en prison. La rencontre avec le chef de la police, son ami, est pathétique, Brown est en larmes avant de prendre congé et Macheath se moque éperdument de lui et fait, une fois de plus, rebondir la situation : il soudoie le gardien, se fait retirer les menottes, et se retrouve libre…  Suit la Balade de la vie à l’aise et l’arrivée de Lucy, fille de Brown (Claïna Clavaron) qui se déclare être la femme de Macheath. Lui se joue de la situation et renie l’une et l’autre. Quand Polly débarque, les deux femmes s’entredéchirent et le journal lumineux annonce le Duel de la jalousie. Macheath s’enfuit avec Julie tandis que Mme Peachum ramène sa fille à la maison. M. Peachum fait un grand discours sur l’Histoire.

2nde finale de Quat’sous avec la Chanson de Macheath et le défilé de la misère sous l’impulsion des Peachum, Célia Peachum en tête, « En avant ! » clame-t-elle. En haut de la passerelle, Jonathan Jeremiah Peachum s’entretient avec le chef de la police et ses sbires, qui cherchent à contrôler le mouvement car le couronnement de la Reine est proche, fil rouge de second plan tout au long de la pièce et qui passe au premier plan, à la fin. Les miséreux forment une haie d’honneur devant le Palais. « Interdiction d’envoyer des clochards sur la voie publique » clame le porte-voix. Peachum ouvre la barrière et la foule des miséreux se répand. « Ils seront des milliers ! » prévient-il. Ils dévalent le grand escalier. La Chanson de la grande inutilité est suivie de la Chanson de Salomon. Julie pour la seconde fois dénonce Macheath.

© Jean-Louis Fernandez

On retrouve notre héros attablé, un gardien pour serviteur et on partage avec lui son dernier repas, car cette fois il n’échappera pas à la police… Il est sur la passerelle, l’atmosphère est lourde. Une référence à la Balade des Pendus de François Villon passe. De la parole au chant, l’acteur change alors de fonction, à moins que ça ne soit de stratégie. Brown arrive, délabré, sans uniforme, dévasté, puis Polly vient donner à son mari des nouvelles de l’entreprise : « Notre affaire marche très bien ! » dit-elle. « Tu pourrais me tirer de là ? » lui demande-t-il. « Je n’ai pas d’argent, adieu Macky » répond-elle. Suit une longue séquence d’adieu où se mêlent amour et argent, tentative d’échafauder des plans pour Macheath. Tous chantent déjà leur deuil. Polly, blême, est en haut de l’escalier. Pas un geste tendre de la part de Macheath qui voudrait comprendre d’où vient la flèche et qui l’a dénoncé. Deux événements se font face à la fin de la pièce : la pendaison prochaine de Macheath et le couronnement de la Reine. Balade de Macheath. Le ténébreux, converti, demande pardon à chacun et la scène se remplit de tous les miséreux venant assister à son exécution. Dernier retournement de situation : « Qui va là ? » C’est le messager du Roi, porteur d’une d’une nouvelle : « Pour célébrer son sacre, la Reine a décrété la réhabilitation et la promotion du condamné. Il sera décoré et touchera une rente à vie. » Les derniers mots reviennent à Macheath qui s’exclaffe en disant : « Je suis sauvé… C’était écrit ! »

Vu dans cette version de 1928, L’Opéra de Quat’sous est une majestueuse pièce de Music-Hall qui se déroule à la manière d’une comédie musicale ou d’une succession de numéros de cabaret. Thomas Ostermeier fait faire des ricochets à l’Histoire et les acteurs, tous excellents, s’en donnent à coeur joie, la direction musicale est menée de mains de maître par Maxime Pascal . Ne boudons pas notre plaisir !

Brigitte Rémer, le 7 octobre 2023

Avec : Véronique Vella Celia Peachum, épouse de Jonathan Jeremiah Peachum – Elsa Lepoivre Jenny, dite la Tripoteuse, une prostituée – Christian Hecq Jonathan Jeremiah Peachum, chef d’une bande de mendiants – Nicolas Lormeau Robert, dit la Découpe, homme de Macheath et Smith, premier officier de police – Stéphane Varupenne* Brown, chef de la police de Londres – Benjamin Lavernhe* Brown, chef de la police de Londres – Birane Ba Macheath, chef d’une bande de malfaiteurs Claïna Clavaron Lucy, fille de Brown – Nicolas Chupin Jacob, dit Coco-la-Pince, homme de Macheath – Marie Oppert Polly Peachum, fille de Celia et Jonathan Jeremiah Peachum – Sefa Yeboah Filch, un des mendiants de Peachum et Saul, dit Saule-pleureur, homme de Macheath – Jordan Rezgui Matthias, dit Matt-la-Mitraille, homme de Macheath- et le chœur – Marie-Claude Bottius*, Scarlett Cabrera-Bernard*, Jean-Claude Calif*, Alexandra Christodoulides*, Alain David*, Simine David*, Alain Derval*, Arnaud Destrel*, Jeanne Guinebretière*, Laurent Lederer*, Cécile Leterme*, Isabelle Mazin*, Thamzid Mohamad*, Tatiana Rahan*, Félix Reichenbach*, Edith Renard*, Yann Salaün*, Thibault Saint-Louis* (* en alternance) et l’orchestre Le Balcon.

Dramaturgie et collaboration artistique Elisa Leroy – scénographie Magdalena Willi – costumes Florence von Gerkan – lumières Urs Schönebaum – vidéo Sébastien Dupouey – son Florent Derex – chorégraphie Johanna Lemke – conseil à la diversité Noémi Michel – assistanat à la mise en scène Dagmar Pischel – assistanat à la direction musicale Alphonse Cemin – assistanat à la scénographie Ulla Willis – assistanat aux costumes Mina Purešić Assistanat aux lumières François Thouret – assistanat à la vidéo Romain Tanguy – assistanat à la chorégraphie Rémi Boissy – chef de chant Vincent Leterme – Ce spectacle a été présenté au Festival d’Aix-en-Provence du 4 au 24 juillet 2023,

En alternance, du 23 septembre au 5 novembre 2023, à la Comédie Française, salle Richelieu, matinées à 14h, soirées à 20h30 Salle Richelieu, Place Colette, 75001. Paris – métro Palais Royal – Tél. :  01 44 58 15 15 – site : www.comedie-francaise.ff

Abgrund / L’Abîme

© Arno-Declair – Les Gémeaux/Sceaux

Texte de Maja Zade, mise en scène de Thomas Ostermeier avec la Schaubühne de Berlin – Scène Nationale Les Gémeaux, à Sceaux – Spectacle en allemand surtitré français. Création en France.

Après une rapide initiation au fonctionnement du casque audio que l’on trouve posé sur chaque fauteuil du théâtre et que le spectateur est invité à porter, on s’introduit, presque par effraction, dans l’intimité d’une soirée organisée entre amis. Milieu bourgeois, pour ne pas dire bobo, nous sommes au cœur d’une grande et belle cuisine à l’imposante table centrale. Unité de temps et de lieu pour ce spectacle qui se déploie dans une scénographie efficace et pertinente où s’affichent sur écran, entre des moments séquencés, des mots-clés. Le couple hôte, Bettina et Matthias, finit de préparer les boissons et les mets tout en devisant avec le premier couple arrivé. Suivront, avec un léger retard, un homme seul, homo, et une femme. Ils sont trentenaires, parlent de tout et de rien avec aisance et certitude. Tous les sujets du quotidien défilent, sans peur des clichés, dans leur absurdité : la maison, le couple, le politique, les vacances, la musique, les projets, la cuisine, les enfants. Les deux filles de Bettina et Matthias – âgées de cinq ans et quelques mois – dorment paisiblement dans leur chambre, leur mère y jette un rapide coup d’oeil deux ou trois fois au cours de la soirée. Un travail filmique s’affiche sur des voilages comme des réverbérations sur l’eau en mouvement, et montre la chambre couleur de songe Tout est paisible, positif, léger, détendu et futile. La voix des acteurs est feutrée, ordinaire, comme à la maison – l’audition fine que permettent les casques souligne l’intimité – et les personnages tiennent entre eux la bonne distance sociale, amicale et complice. De temps en temps le débat existentiel s’anime ou dérape, avec maîtrise.

Et la soirée suit son cours, dans ce langage si près de la réalité, selon une tension dramatique qui va monter crescendo, jusqu’au point de bascule et jusqu’à la tragédie, comme un coup de grisou. L’insoutenable s’étant invité dans la maison, l’auteure, Maja Zade, emmène le spectateur là où on ne l’imaginait pas, dans un acte de déconstruction proche du cauchemar, de déstructuration du temps, de chaos intérieur. Et elle observe en entomologiste les réactions des invités en état de choc et qui ne savent plus comment se comporter. Elle les regarde dévisser, face à l’Abîme.

Dramaturge à la Schaubühne depuis vingt ans, Maja Zade est aussi traductrice. Abgrund, L’abîme est sa seconde pièce, créée à Berlin en avril dernier par Thomas Ostermeier. Status Quo, la première, mise en scène par Marius von Mayenburg, fut présentée à la Schaubühne, en janvier. Le monde qu’elle dépeint reste une énigme, comme la vie peut-être. Thomas Ostermeier donne sa lecture, par la projection des interactions entre les personnages, avec la finesse et l’intelligence qu’on lui connaît. Il guide magnifiquement les acteurs, chacun à sa place, échappant à toute caricature, Bettina et Matthias, le couple invitant, est particulièrement remarquable (Jenny-König et Christoph-Gawenda).

Metteur en scène et co-directeur de la Schaubühne de Berlin avec la chorégraphe Sacha Waltz, Thomas Ostermeier poursuit son parcours d’excellence. Ses choix d’œuvres et d’auteurs sont éclectiques, il a entre autres fréquenté Ibsen, Shakespeare, O’Neil, Lars Noren, Thomas Mann, Büchner, Tennessee Williams, Yasmina Reza, Schnitzler, Sarah Kane, John Fosse et bien d’autres encore. Les Gémeaux-Scène Nationale de Sceaux l’accueille depuis une quinzaine d’années. Ce spectacle, L’Abîme / Abgrund porte le trouble, avec son scénario du pire, dans une théâtralité remarquée.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2019

Avec : Christoph Gawenda, Moritz Gottwald, Jenny König, Laurenz Laufenberg, Isabelle Redfern, Alina Stiegler, Svea Derenthal ou Keziah Bürki. Dramaturgie Maja Zade – lumières Erich Schneider – musique Nils Ostendorf – son Jochen Jezussek – vidéo Sébastien Dupouey – décor et costumes Nina Wetzel.

Du 3 au 13 octobre 2019, du mardi au samedi à 20h45, dimanche à 17h, Les Gémeaux-Scène Nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux – RER B station Bourg-la-Reine – site : www.lesgemeaux.com – tél. : 01 46 61 36 67

La Mouette

 © Arno Declair Jean-Pierre Gos François Loriquet Sébastien Pouderoux de la Comédie-Française Mélodie Richard Matthieu Sampeur Et Marine Dillard (peinture) Copyright by Arno Declair Birkenstr. 13 b, 10559 Berlin Telefon +49 (0) 30 695 287 62 mobil +49 (0)172 400 85 84 arno@iworld.de Konto 600065 208 Blz 20010020 Postbank Hamburg IBAN/BIC : DE70 2001 0020 0600 0652 08 / PBNKDEFF Veröffentlichung honorarpflichtig! Mehrwertsteuerpflichtig 7% USt-ID Nr. DE 273950403 St.Nr. 34/257/00024 FA Berlin Mitte/Tiergarten

© Arno Declair

Texte Anton Tchekhov – traduction Olivier Cadiot – adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier – scénographie Jan Pappelbaum.

Trois hauts murs, gris clair, austères, comme une immense boîte ou comme un signe d’enfermement, quelque chose d’intemporel. Tout autour, saillant de ces murs, un banc sur lequel ont pris place les acteurs, par grappes, en position d’attente avant l’arrivée des spectateurs. Un plateau quasiment vide, dans un coin quelques tables et chaises empilées, comme si la maison allait fermer. A l’avant, une grande plateforme définit l’espace de représentation. Sur le mur du fond, quelques mots de Tchekhov commentent une photo arrêtée : « Mon œuvre entière est imprégnée du voyage à Sakhaline. Qui est allé en enfer voit le monde et les hommes d’un autre regard. » Sakhaline, un lieu de détention au large de la Sibérie où l’auteur s’était rendu, et dont il avait rapporté un récit.

Un grand silence au début du spectacle. Une ou deux minutes d’un temps arrêté, avant un duo pour guitare et vocal en guise d’introduction. Nous sommes dans la propriété de Sorine, ancien haut fonctionnaire, de santé fragile, frère de la célèbre actrice Irina Arkadina venue quelques jours lui rendre visite en compagnie de son amant, l’écrivain à succès Trigorine. « Pourquoi es-tu toujours en noir ? » demande l’instituteur Sémion Medvedenko, à Macha, qui ne lui est pas indifférente. « Je suis en deuil de moi-même, si malheureuse… » répond-elle, amoureuse en effet de Konstantin Treplev comme elle le confie au docteur Evgueny Dorn, alors que Konstantin est épris de Nina Zaretchnaïa et qu’il a écrit pour elle une pièce qu’ils s’apprêtent à présenter dans les jardins de la propriété.

Le docteur Dorn fait ensuite un pas de côté et décale le temps du récit. Il évoque sa rencontre avec un chauffeur de taxi syrien installé en Russie depuis vingt ans, marié et heureux, retourné au pays chercher ses parents, pour les sauver, il rembourse ses dettes en faisant ce travail. On est au cœur de l’actualité et de la vie politique aujourd’hui. Un peu plus tard, une allusion au 49/3 s’immisce dans le spectacle de façon frontale, le metteur en scène regarde les spectateurs droit dans les yeux, salle allumée. Au-delà de la bourgeoisie qu’il décrit, Tchékhov était un homme attentif, il s’intéressait au champ social.

Thomas Ostermeier interrompt cette partition de la vie d’aujourd’hui pour déclarer la pièce ouverte. Un espace qui ouvre sur le lac, lentement dessiné tout au long de la pièce par une artiste aux longues brosses, sur le mur du fond de scène. Konstantin prépare sa représentation et attend Nina : « Te voilà, mon rêve » lui dit-il tendrement quand elle arrive. Il lui parle de sa mère, cette grande actrice narcissique et exclusive qui « s’imagine jouer l’art suprême » et de son amant, qu’il n’apprécie guère. Nina se prépare pour la représentation, sûre de vouloir devenir actrice. Les spectateurs – Arkadina, Trigorine, Sorine et Dorn, sont assis dans la salle de l’Odéon, au premier rang. Le texte de Konstantin, provocateur et sacrificiel, entraine des interventions impromptues d’Arkadina qui ne comprend ni le texte ni la démarche de son fils. Furieux, Konstantin quitte le plateau. Nina rentre chez elle où son père l’attend.

Au gré des caprices d’Arkadina qui dit vouloir repartir puis décide de rester chez son frère, et alors que Nina s’approche de Trigorine, on retrouve Konstantin la tête bandée, après s’être tiré une balle. Il apporte une mouette qu’il vient d’abattre et qui devient métaphore et allégorie de la fragile Nina. La jeune fille part à Moscou pour être actrice, tombe amoureuse de Trigorine, vit avec lui un temps, met au monde un enfant qui meurt en bas âge et ne rencontre pas la réussite. Reniée par Trigorine, délaissée et blessée, elle s’abîme entre vodka et folie. Sa dernière rencontre avec Konstantin est pour lui le coup de grâce : il voulait croire que tout était encore possible, mais Nina lui confesse éprouver toujours la même passion pour Trigorine. Konstantin la quitte brutalement. Autour d’une table éclairée d’une lampe à pétrole, la famille fait une partie de loto. Un premier coup de feu claque, puis un second. Dorn qui comprend, sort, et demande à Trigorine d’éloigner Arkadina. Konstantin s’est tué. Une fin lourde et éprouvante, dans l’insouciance générale.

La recherche d’amour est un des grands thèmes de la pièce que Thomas Ostermeier met en relief. Il invite par ailleurs à une réflexion sur l’art et le métier d’artiste, sur l’écrivain, comme une obsession. Il devise sur le théâtre, son formatage, ses effets de mode, ses clichés, les mêmes textes toujours montés et le refus des jeunes auteurs. « On a besoin d’un nouveau théâtre ou alors plutôt rien… » Il montre le théâtre dans le théâtre et le théâtre dans la vie. On est, au plan artistique, au cœur du conflit des générations, Arkadina ne reconnaît pas son fils.

Ecrite en 1895, présentée un an plus tard au Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, la pièce ne fut pas bien reçue. Elle obtiendra plus tard le succès que l’on sait, montée par de nombreux metteurs en scène, partout dans le monde. C’est la première fois qu’Ostermeier s’affronte à Tchékhov, il avait monté La Mouette à Amsterdam il y a trois ans, il  l’a créée en langue française au Théâtre Vidy de Lausanne, en février dernier. Le directeur de la Schaubühne de Berlin sait créer des fidélités artistiques et s’entourer des mêmes équipes. Il a demandé à Olivier Cadiot une nouvelle traduction où se mêlent le quotidien et la poésie, et à Jan Pappelbaum la scénographie. Une partie des acteurs avaient aussi travaillé avec lui en 2013 dans Les Revenants, d’Ibsen, tous sont pertinents dans leur rôle, Nina – Mélodie Richard et Konstantin Treplev – Matthieu Sampeur, sont particulièrement justes, et habités dans leur fragilité.

Le travail de Thomas Osterméier, sensible et risqué, agrège au texte-source l’actualité politique du moment avec naturel et intelligence, comme un défi. Fin directeur d’acteurs, il a récemment publié Le Théâtre et la Peur, une réflexion sur la société d’aujourd’hui qui fait le pont entre l’art et la vie, comme il le fait dans La Mouette dont il donne une brillante lecture.

Brigitte Rémer, 13 juin 2016

Avec Bénédicte Cerutti (Macha), Valérie Dréville (Arkadina), Cédric Eeckhout (Medvedenko) Jean-Pierre Gos (Sorine), François Loriquet (Trigorine), Sébastien Pouderoux/de la Comédie Française (Dorn), Mélodie Richard (Nina), Matthieu Sampeur (Konstantin Treplev), Marine Dillard (peinture) – Musique Nils Ostendorf – dramaturgie Peter Kleinert – costumes Nina Wetzel – lumière Marie-Christine Soma – création peinture Katharina Ziemke.

Du 20 mai au 25 juin 2016, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. 75006. Tél. : 01 44 85 40 40. Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

Le Mariage de Maria Braun

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© Arno Declair

D’après l’œuvre originale de Rainer Werner Fassbinder – mise en scène Thomas Ostermeier – acteurs de la Schaubühne Berlin – spectacle en allemand surtitré en français.

Thomas Ostermeier dirige la Schaubühne depuis plus de quinze ans et aime les défis. Il parcourt le monde avec sa troupe et les spectacles qu’il monte, côtoie les plus grands auteurs – Büchner et Ibsen, Wedekind et Shakespeare, Lars Noren et Thomas Mann. Il avait créé Le Mariage de Maria Braun en 2007 au Münchner Kammerspiele, en a donné une nouvelle lecture en 2014 à la Schaubühne, qu’il présente aujourd’hui à Paris.

Le film de Fassbinder tourné en 1979 pour point de départ, Ostermeier s’empare du scénario comme d’un canevas, même processus que pour Mort à Venise en 2013 à partir du scénario de Visconti : il ne s’agit pas de l’adaptation d’un film, mais de la re-création d’un langage et d’un univers. Le Mariage de Maria Braun se passe dans les années cinquante et met en scène le parcours d’une femme dans ce contexte de l’immédiat après-guerre. Des images d’archives en ouverture voyagent sur un rideau plissé en fond de scène, donnant de la distance et un certain flou dans l’évocation de l’histoire, empreinte de nazisme : une petite fille aux tresses blondes, des rangées de femmes au cordeau comme une armée, l’ébauche d’un geste sorte de salut fasciste, les champs de fleurs. La lecture de lettres d’amour adressées au Führer, glace.

Sur le plateau avant même l’entrée du public se trouvent une quinzaine de fauteuils répartis dans l’espace, quatre acteurs – qui tiendront chacun plusieurs rôles, masculins et féminins – et l’unique actrice Maria Braun, qui y divaguent. On se croirait dans un grand hall d’hôtel ou d’aéroport, ou à l’entrée d’un grand complexe de cinémas, et le scénario se met en marche.

Maria Braun est entraîneuse dans un bar pour GI en attendant le retour du front de son mari Hermann, – ils étaient juste mariés quand il a dû repartir à la guerre – mais elle apprend qu’il aurait été tué. Elle devient entraîneuse et s’éprend d’un soldat. Hermann pourtant réapparaît et dans une bagarre à trois qui dégénère, Maria tue son client-amant. A la surprise générale lors du procès, Hermann s’accuse du crime et se retrouve en prison. Et chacun poursuit sa vie. Maria fait la rencontre d’un industriel, Karl, dans un train et entretient avec lui une relation, alors que lui semble réellement amoureux. Elle se glisse dans la peau d’une ambitieuse femme d’affaire, tout en gardant le secret espoir de vivre un jour avec Hermann et continue à lui rendre visite en prison.

Quand il est libéré et que Maria vient le chercher, elle apprend qu’il est déjà parti à l’étranger, le temps de « redevenir un homme » lui dit-il dans un message. Il s’engage à lui envoyer chaque mois une rose, comme gage de sa fidélité. Maria marque la distance avec Karl l’industriel, déjà malade, et s’achète une maison dans laquelle elle vit seule, attendant le retour d’Hermann. Plus tard, après la mort de Karl, Hermann revient enfin et le testament leur lègue sa fortune…

Dans les mains de Thomas Ostermeier l’histoire n’est pas l’essentiel, c’est le climat de l’après-guerre sur fond de nazisme et de montée du capitalisme qui prévaut, et le parcours de Maria Braun. L’intelligence de la direction d’acteurs sert le propos, avec finesse et sensibilité : des personnages aux identités troubles joués par d’excellents acteurs qui mettent perruques et robes à vue pour se glisser dans les rôles de femmes, une Maria Braun pleine de solitude, merveilleusement interprétée par Ursina Lardi, à la beauté hiératique et froide comme métaphore de l’Allemagne ; un unique décor suggérant les lieux traversés – bars, prison ou maison – le compartiment d’un train ou l’intérieur d’une limousine.

Cette mise en scène, parfaite et glacée, est tailladée de moments d’intimité où sensualité et érotisme s’expriment par quelques gros plans vidéos, comme l’image d’un glissement de mains sur vêtements soyeux – Maria Braun par moments rappelle Marylin – et le temps se suspend, plan contre plan, jusqu’au clap final qui laisse l’histoire en interrogation.

Brigitte Rémer

avec : Thomas Bading, Robert Beyer, Moritz Gottwald, Ursina Lardi, Sebastian Schwarz – texte du scénario Peter Märthesheimer, Pea Fröhlich – scénographie Nina Wetzel – costumes Ulrike Gutbrod, Nina Wetzel – dramaturgie Julia Lochte, Florian Borchmeyer – musique Nils Ostendorf – vidéo Sébastien Dupouey – surtitrage en français Ulrich Menke

Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, du 25 juin au 3 juillet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www. theatredelaville.com