Texte Thomas Bernhard, d’après une traduction de Monika Muskała – adaptation, mise en scène, décors et lumière Krystian Lupa – Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne – en polonais surtitré en français.
Son œuvre entière est empreinte de singularité et son écriture, acerbe et raffinée, se place dans la déclinaison des gris aux noirs les plus profonds. Avec Des arbres à abattre – récit de deux cents pages écrites en un bloc, sans retour à la ligne – Thomas Bernhard s’attaque, avec virulence, au milieu artistique viennois des années 1980. Son observation critique place sous cloche, ou dans un même bocal, un couple de musiciens et la fine fleur invitée du tout Vienne – acteurs, et jeunes écrivains notamment -. Ils ont pour point commun d’avoir connu et côtoyé, de près ou de loin, Joana, une actrice qu’ils viennent d’enterrer après son suicide – les images de l’enterrement sont montrées sur écran -. La mort et le suicide rôdent, l’absente fait des apparitions épisodiques, l’un des points culminants étant l’écoute intégrale du Boléro de Ravel, qu’elle aimait tant. Les egos du cénacle artistique et bourgeois ici présent se plient et se déplient au fil d’une soirée, mondaine et funèbre.
Ce beau monde est reçu dans le salon bourgeois de deux hôtes distingués : la maîtresse des lieux chante merveilleusement Purcell et lorsqu’elle n’introduit pas les visiteurs elle se tient debout, droite et digne, une main sur le piano en position de récital, mais on ne l’entendra pas. Son époux, compositeur, tapote le piano ou boit. Deux jeunes écrivains devisent et les acteurs se racontent. La scénographie traduit l’idée du bocal par sa transparence et le salon de verre transforme le spectateur en entomologiste. De temps en temps on sort du huis clos pour quelques apartés puis on y entre à nouveau. Seul échappe à cette règle le narrateur, observateur et commentateur acéré de la soirée, personnage du dedans autant que du dehors. Sorte de double de Thomas Bernhard, calé au fond d’un grand fauteuil, il critique vivement le milieu auquel il appartient et parfois s’irrite – Des arbres à abattre a pour sous titre Une irritation -. La soirée s’étire en longueur et le temps se suspend en attendant l’invité d’honneur, un acteur du Burgtheater qui n’apparaît qu’après minuit : « Tandis qu’ils attendaient tous le comédien qui leur avait promis de venir dîner chez eux, dans la Gentzgasse, vers onze heures trente, après la première du Canard sauvage, j’observais les époux Auersberger exactement de ce même fauteuil à oreilles dans lequel j’étais assis presque chaque jour au début des années cinquante, et pensais que ç’avait été une erreur magistrale d’accepter l’invitation des Auersberger » énonce le narrateur.
Né en Silésie, formé dans les domaines des arts visuels, du théâtre et du cinéma, Krystian Lupa a rencontré Thomas Bernhard à travers une dizaine de spectacles, sa première adaptation étant La Plâtrière. Il présente, dans le cadre du Festival d’Automne, un triptyque – les deux autres textes étant Place des héros et Déjeuner chez Wittgenstein – il rend l’œuvre magnétique. Avec Des arbres à abattre Bernhard s’attaque au milieu artistique et intellectuel autrichien auquel il appartient et dénonce son renoncement à s’engager. Sa virulence lui a valu beaucoup d’ennuis lors de la publication, certains s’y reconnaissant. Comme toujours, il désavoue l’Autriche, son pays, avec ironie et causticité. Lupa a un talent fou dans cette superposition savante, troublante et déterminée à l‘univers de l’écrivain, par la traduction scénique qu’il en fait à partir de son adaptation littéraire, par le travail éblouissant qu’il réalise avec les acteurs, tous extraordinaires – qui visualisent, de l’intérieur du salon de verre où ils se trouvent, les mêmes images que le spectateur, depuis la salle -. Krystian Lupa dilate le temps et cela pèse parfois pour le spectateur qui ne peut pourtant s’en détacher – le spectacle dure cinq heures – jusqu’à la lueur d’humanité finale, quand le narrateur tend la main à la maîtresse des lieux-cantatrice mettant à jour ses fêlures, juste une lueur…
Brigitte Rémer, le 10 décembre 2016
Avec : Bożena Baranowska (Anna Schreker) – Krzesisława Dubielówna (cuisinière) – Jan Frycz (acteur du Théâtre National) – Anna Ilczuk (Mira) – Michał Opaliński (James) – Marcin Pempuś (John) – Halina Rasiakówna (Maja Auersberger) – Piotr Skiba (Thomas Bernhard) – Ewa Skibińska (Jeannie Billroth) – Adam Szczyszczaj (Joyce) – Andrzej Szeremeta (Albert Rehmden) – Marta Zięba (Joana Thul) – Wojciech Ziemiański (Gerhard Auersberger).
Apocryphe, Krystian Lupa et improvisations des comédiens – citation des œuvres de Jeannie Ebner et Friederike Mayröcker Pensées de Joana sur Sebastiansplatz, Verena Lercher (Graz) – costumes, Piotr Skiba – arrangement musical, Bogumił Misala – improvisation sur un thème de Henry Purcell sur Sebastiansplatz, Mieczysław Mejza – vidéo, Karol Rakowski, Łukasz Twarkowski – assistants mise en scène, Oskar Sadowski, Sebastian Krysiak, Amadeusz Nosal Polski Theatre in Wrocław – coréalisation Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris) Festival d’Automne à Paris – avec le soutien du Adam Mickiewicz Institute et de l’Adami – spectacle créé le 23 octobre 2014 au Polski Theater in Wrocław – en partenariat avec France Inter.
30 novembre au 11 décembre, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006. Paris – www.theatre-odeon.eu – Tél. : 01 44 85 40 40 et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 17 – Voir aussi notre article sur le spectacle Bernhard/Lupa “Déjeuner chez Wittgenstein”, publié le 28 décembre 2016.
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