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Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense

Texte et jeu Lauren Houda Hussein – mise en scène Ido Shaked – musique Hussam Aliwat – théâtre Majâz/Collectif et compagnie, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine.

Hussein © Alain Richard

C’est un triptyque dans lequel la mémoire collective croise la mémoire individuelle à travers l’histoire subjective écrite par Lauren Houda Hussein et portée à la scène par Ido Shaked. L’auteure et interprète se glisse dans la peau de son propre personnage avec flash-back dans le temps et projecteur sur sa jeunesse. Plutôt narratrice qu’actrice, elle raconte des bribes de son récit de vie, en écho aux drames récurrents objectifs qui émaillent son pays, le Liban, dans une région du monde on ne peut plus sensible et une géopolique depuis longtemps incertaine.

Les deux premières parties de cette histoire ont été écrites en 2021 et 2022 : dans la première, Beyrouth ou bon réveil à vous ! on voyage avec Lauren Houda Hussein au pays de son père, en 2006, à l’aube de ses vingt ans. La narratrice s’apprête à partir à Baalbeck assister au concert de Fayrouz, chanteuse libanaise emblématique qui a bercé sa jeunesse et que sa mère écoutait en boucle sur Radio-Orient, ainsi que sa consoeur Sabah, Oum Kalthoum l’Égyptienne, et Jacques Brel – dont on entend Ces gens-là (création sonore Thibaut Champagne). Mais à la veille du concert, le 12 juillet 2006, éclate à Beyrouth la guerre, nouvel acte du conflit israélo-libanais qui durera trente-trois jours, avec pour déclencheur, des tirs de roquettes et l’attaque du Hezbollah contre une patrouille de l’armée israélienne à la frontière. La narratrice fête ainsi ses vingt ans et son passage brutal à l’âge adulte. Les informations qu’elle suit à la télévision, à Beyrouth, le chef du Hezbollah parti se cacher dans les montagnes, la paix, un concept abstrait, composent son environnement. Elle apprend l’histoire familiale, celle du père, prince sans royaume et de ses sœurs dont l’une est en Syrie, la famille dispersée, en parallèle au contexte politique. Au Liban, même le chauffeur de taxi décrypte vos origines à partir du nom de famille, parmi les dix-huit confessions que reconnaît l’État. Certains s’enfuient, des bombes sont lancées sur les files de voiture. Elle, fait ses adieux à Beyrouth.

La seconde partie, Jérusalem, premiers pas sur la lune, nous mène de l’autre côté de la frontière, en Israël. Quelques mois après la guerre, alors qu’elle est à Paris et qu’elle apprend le théâtre, la narratrice tombe amoureuse d’un apprenti comédien, Hesse, Israélien. Et elle décide de partir avec lui voir l’autre pays, tant côté israélien que palestinien, le pays de l’autre contre lequel le Liban est épisodiquement en guerre. La voici coincée dans un conflit de loyauté et lâchée par son père qui pendant deux ans ne lui parlera plus. Le séjour commence par un interrogatoire serré à l’aéroport Ben Gourion. Elle rencontre la famille de Hesse, doit gérer sa culpabilité et manier la politesse avec virtuosité. Là-bas, les deux acteurs montent Roméo et Juliette, fort symbole. « Vous couchez avec l’ennemi » s’entend-elle dire. Pour elle Jérusalem est arrogante. Elle consulte une psychologue pour tenter de s’apaiser, parle de sa rencontre avec Tel-Aviv qu’elle n’aime pas, apprend à se méfier du moindre mot. Derrière la frontière, la Palestine occupée… À Tibériade, c’était l’abondance avant, et comme un paradis, lui raconte-t-on. Elle visite Saint-Jean d’Acre où elle regarde les oliviers, à perte de vue.

Hussein © Alain Richard

Là, elle commence à s’interroger, constatant que ce qu’elle avait vécu n’existait pas, que tout crie au vol ou à l’usurpation, que tout est orienté vers l’utopie d’un monde nouveau. Elle ne retrouve plus les villages que certains de sa famille ont habité. Alors, comment créer son propre récit ? En chemin, elle parle de l’enfant qu’elle attend et fait le constat d’un incommensurable fossé : « qu’allons-nous dire à cet enfant, est-ce que l’amour est suffisant ? » pose-t-elle. Elle révise dans sa tête le Dôme du Rocher, l’Esplanade des Mosquées, épicentres du conflit israélo-palestinien et bien d’autres sites, s’interroge sur le fantasme ou la réalité, comprend qu’il est temps de se dire au revoir.

Dans la troisième partie, Paris, oeil pour oeil dent pour dent, la narratrice reprenant l’écriture de son récit est envahie par l’image du père et règle ses comptes. Il sait qu’elle écrit son scénario avec à la base, son histoire, leur histoire. Pour pouvoir aller au bout du récit, elle place son père face aux formes de violence perçues dans l’intimité de la maison. « Il faut que je parle de ce que tu ne racontes pas » dit-elle. Et il évoque avec elle les oranges sanguines et le manguier de son frère qu’il leur apprend à arroser, l’olivier planté par le grand-père. « Je creuserai pour trouver la racine. Pour ne pas te ressembler » dit-elle, malgré l’admiration qu’elle nourrit envers lui. Et elle lui reproche tout ce qui a été mis sous le tapis, pour l’épargner peut-être. Il rappelle la guerre civile, elle se dédouane : « Je n’arrive pas à écrire parce que je t’épargne… Mais qu’est-ce que vous avez tous avec cette histoire de pardon ? »  Le 4 août 2020, elle est à Marseille quand elle entend l’information sur l’explosion du port de Beyrouth. Le générique de fin arrive sur l’image d’un panneau de village, en Syrie et des brouillards, sur scène. « Tu fais quoi en Syrie ?  – Je regarde la mer. »

Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense, construite en trois parties, nous fait traverser deux frontières et trois pays. La narratrice, Lauren Houda Hussein, en exil à Paris, y dessine le récit de sa vie, piégée dans les conflits interrégionaux et la violence autour de Beyrouth et Jérusalem. Sobrement vêtue de noir, elle est seule en scène et en occupe tout l’espace-avant, avec pour seul accessoire une chaise ; elle se déplace latéralement. L’absence de théâtralisation et le ton de la narration, posent question. Un musicien, Hussam Aliwat, placé sur une large estrade, en hauteur, la suit et l’accompagne au oud et au clavier. Il porte salopette, tee-shirt blanc et bonnet jaune. Chacun opère sur son territoire, les deux ne se rencontrent pas. Quinze projecteurs en fond de scène sont tournés vers le spectateur (création lumières Léo Garnier). Dans la seconde partie, des spots ronds surplombent le plateau, qui font penser à l’éclairage naturel du hammam.

Hussein © Alain Richard

Lauren Houda Hussein, auteure libanaise et Ido Shaked, metteur en scène israélien, ont fondé le Théâtre Majâz en 2009, à Paris. Leur premier spectacle, Croisades, texte de théâtre de Michel Azama, rassemble des comédiens français et du Proche-Orient. Il est joué en hébreu, arabe et français dans différentes villes d’Israël et de Palestine, avant de venir à Paris au Théâtre du Soleil, en 2011. Les Optimistes est le premier texte de la Compagnie, créé en 2012 au Théâtre du Soleil après une longue période de résidence à Jaffa en Israël, et a tourné pendant quatre ans. En 2016, la Compagnie crée Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible en co-production avec le Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, puis elle crée à Toulon, en 2019 L’Incivile, en coproduction avec la Scène Nationale Châteauvallon-Liberté et le Théâtre Joliette à Marseille.

La troupe présente désormais son intégrale de Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense, dessinant sa cartographie entre Orient et Occident. Depuis l’écriture de ce texte  la région s’est embrasée, davantage encore. Comme un bateau-ivre le Moyen-Orient est en feu. On tourne en rond dans la géopolitique. Mais qu’ont donc accepté les grands de ce monde en 1948, dans le partage arbitraire du Moyen-Orient et qui ne laisse aucun répit, nulle part dans le monde ?

               Brigitte Rémer, le 3 janvier 2024

Texte et jeu Lauren Houda Hussein – mise en scène Ido Shaked – création musicale et interprétation live Hussam Aliwat – création lumières Léo Garnier – création sonore Thibaut Champagne. Les deux premières parties ont été créées au Théâtre de Châtillon, en novembre 2023.

 Vu le 8 décembre 2023 en intégrale au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, 1 place Jean Vilar/avenue de l’Abbé Roger Derry. 94400. Vitry-sur-Seine – tél. : 01 55 53 10 60 – en tournée : intégrales du 12 au 15 décembre 2023 au Théâtre Joliette, à Marseille – le 8 mars 2024 à 19h au Centre culturel Jean-Houdremont à la Courneuve – Le 26 mars 2024, au Théâtre Jean Lurçat, scène nationale d’Aubusson.

Jeanne

© Denis Meyer

Texte et mise en scène Yan Allegret, compagnie (&) So Weiter – spectacle pésenté au Nouveau Gare au Théâtre/NGAT dans une programmation du Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur Seine.

Elle, Jeanne, (Julie Moulier) est accrochée au téléphone, à l’avant-scène, en train de parler avec son compagnon. Elle est dehors, dans un coin de rue, comme en état de sidération.  « J’peux pas, j’peux plus » lui dit-elle quand il lui suggère de rentrer. Lui, Éloi, (Olivier Constant) tente de l’aider, de la convaincre, de comprendre, comme il le tentera tout au long de la pièce : « Tu es sous le choc… »  Le couple ne semble pas en déroute. Il y a deux enfants, Léo et Élise, qu’il faut protéger. Elle, incarne le mal de vivre, elle est en rupture d’avec elle-même, comme foudroyée, des éclats de lumière l’agressent. « J’ai regardé le ciel au-dessus de nous. Le ciel presque blanc. L’immensité du ciel. Je ne suis pas allée travailler. Je ne suis pas allée chercher les enfants. Je ne suis pas rentrée. »

Derrière elle, immobile, passe un Vieil homme étourneau (Yoshi Oïda), figure de la mémoire, qui, d’après Yan Allégret, serait l’écho des anges silencieux représentés par Wim Wenders dans son film Les Ailes du désir. « Et le courant nous emmène. C’est comme l’eau du fleuve » philosophe le Vieil homme étourneau.

© Denis Meyer

Le parcours du spectacle est cet aller sans retour par coups de fil interposés entre Éloi, qui cherche tous les arguments, use de beaucoup de patience et de force de conviction jusqu’à épuisement et elle, qui dérape et ne s’en remettra pas, même si des « je t’aime » s’échangent. « Assise sous les abribus, debout silencieuse près des grands immeubles. Des journées entières à regarder les gens… En moi le silence grandit. » Et elle implore son compagnon de ne pas la joindre. « Quelque chose en moi ne réagit pas » dit-elle.

On la suit dans la ville, dans sa dérive, dans son mutisme, dans son inexpliqué. Elle regarde la nature dans les parcs, entre en contemplation, « Je suis une feuille détachée », s’installe dans un petit hôtel où elle découvre une étrange créature. Celle-ci se présente comme la Fille des marais (Olga Abolina) et répond au nom de Lou Reed. En rupture elle-même d’avec la norme, elle est un ressort dramatique qui décale le huis-clos. Couverte de boues, est-elle un double de Jeanne ou la traduction de son état d’esprit ? Elle se raconte : « Un matin le sol est devenu mou, des herbes se sont mises à pousser. L’air est devenu moite, ça m’a plu tu sais. J’ai continué à travailler, assise sur le lit, mais de moins en moins. Je voyais la chambre se transformer. Je dormais quand je voulais. J’écrivais quand je voulais. Je regardais le marais prendre sa place autour de moi. Et jamais de violence. Tout dans une douceur incroyable. »

© Denis Meyer

Quelques flash-back sur le partage et les beaux moments que Jeanne a passé avec son compagnon, notamment quand elle lui annonçait être enceinte ; la douleur de l’absence, celle des enfants, ses « deux papillons » ; le sonnet de l’enfance sur les espaces de liberté, dont elle se souvient.  Pour elle l’enfance s’est arrêtée là où elle se revoit dans ces quelques jeux de l’enfance. Le silence est devenu sa matière vive.

Avant que le fil ne se rompe entre Jeanne et Éloi, elle décrit ce qui l’entoure, comme « les nuées d’étourneaux et leurs battements d’ailes. » Les lumières du fleuve l’attirent, il y a de la roulette russe dans l’atmosphère : « Je me dirige vers le pont. ». Au fond du désarroi, sur le pont, passe le Vieil homme étourneau qui apporte un peu de vie, sort sa thermos, l’invite à partager un thé et raconte lui aussi l’absence, depuis la mort de sa femme, devenue transparence.

Le rendez-vous manqué avec Éloi ajoute encore à la tension dramatique, son coup de fil à Léo, qui raccroche, ses pas qui la mènent devant le lycée d’Élise. Les enfants qui questionnent leur mère. La prostration de Jeanne, qui s’enfonce, comme une poupée de chiffon, son vertige face à l’appel du vide. « Je perds toutes connaissances. »

© Denis Meyer

A certains moments le duo Jeanne/Lou Reed prend le dessus, même si leurs discours et l’expression de leurs sentiments sont en décalé, elles ont entre elles quelques petits rituels, un certain cérémonial. Comme une musique de nuit qui va s’éteindre, le dernier échange entre Jeanne et Éloi fait monter d’un cran encore le récit dramatique. Il lui dit sa fatigue et sa décision de ne plus l’attendre : « Je suis ailleurs moi aussi. » Derniers coups de pioche dans les jardins secrets de l’un et de l’autre, au bout d’eux-mêmes. « Autour, les gens, la présence, notre présence commune, et nous, éphémères, sans explication. » Tout s’estompe et s’obscurcit. Jeanne passe le seuil de la porte, vers un au-delà mythique ou fantasmé, elle aborde un autre monde. « Au cœur du vacarme, des oiseaux, un grand silence. »

Le spectacle montre les paysages urbains et les marches intenses de Jeanne à travers la ville, les ciels, les déchirements, les nuits blanches devant le fleuve, la quête de soi. La mise en scène et la direction d’acteurs n’alourdissent pas la situation, suffisamment dramatique dans son déroulé. Julie Moulier donne beaucoup de finesse au personnage de Jeanne et Olivier Constant à celui d’Éloi. Leurs positions géographiques sur le plateau les maintiennent à distance, sauf à un moment donné et on avance au gré de leurs conversations téléphoniques. Rien de réaliste dans le jeu, ils réussissent à traduire la complexité du sentiment amoureux et les variations du mal-être. Le Vieil homme étourneau, Yoshi Oïda, sous son apparence granitique, révèle son propre mystère et Lou Reed, la Fille des marais, mi animale-mi-humaine développe son travail d’actrice à partir du corps dans son énergie et sa dégradation.

© Denis Meyer

Simple et efficace, la scénographie se compose d’un sol en bois, d’un seuil de porte mobile, passage entre deux mondes, d’une chaise. Le mur du fond, organique, avec ses aspérités de lichen et de mousse, est comme une faille ; les éclairages du spectacle donnent de l’épaisseur au vide et utilisent le bleu du peintre Yves Klein pour un univers très noir, (scénographie et lumières Philippe Davesne et Yan Allegret). Le plateau, comme un corps vivant, se dégrade et chavire. La création musicale du spectacle est signée de la compositrice, auteure et interprète Demi-Mondaine qui apporte au désarroi des personnages le contrepoint de la scène rock underground dans laquelle elle évolue, avec sa force de vie.

Le texte de Yan Allegret a été lauréat de l’Aide à la création en 2019 et a prêté, en 2022 à l’occasion des Douze Heures des auteurs célébrant l’écriture contemporaine, organisées par Artcena, à la réalisation d’un Autoportraits vidéo en quatre minutes, carte blanche donnée à tous les lauréats. Une belle promotion pour un texte et un spectacle qui le méritent. Par ailleurs France Culture soutient et accompagne l’écriture de Yan Allegret depuis plusieurs années, et a produit la création sonore destinée à la fois à la fiction radiophonique et au spectacle. Une belle entreprise de création collective.

Brigitte Rémer, le 3 décembre 2023.

Avec : Julie Moulier, Olivier Constant, Yoshi Oïda, Olga Abolina – collaboratrice artistique et dramaturge Ziza Pillot – assistante stagiaire Lola La Rocca – son et musique Demi-Mondaine & Mystic Gordon – musique additionnelle Yan Féry et Fabrice Planquette avec les voix de Gabriel Pavie – sénographie et lumières Philippe Davesne et Yan Allegret – collaboration scénographie Al Tatou, Anne Leray, Ziza Pillot – régie Lumière Philippe Davesne – régie son Vivien Chabin – costumes Ziza Pillot et Anne Leray – collaboration artistique pour France Culture Laurence Courtois

Du 22 au 25 novembre 2023, accueilli par le Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur Seine au Nouveau Gare au Théâtre/NGAT, 13 rue Pierre Sémard.  94400 Vitry-sur-Seine – En tournée : 30 novembre, Théâtre du Garde-Chasse, Les Lilas (93) – 9 décembre, La Chartreuse, Centre National des Écritures du Spectacle avec le Théâtre des Carmes, Avignon (84) – 22 et 23 février 2024, Espace Koltès, Scène conventionnée d’intérêt national, Metz (57) – 28 mars 2024, Théâtre de la Tête Noire, Scène conventionnée Écriture contemporaine (45) – 27 avril 2024, Espace Culturel André Malraux / Kremlin-Bicetre (94) – 6 au 11 mai 2024, Théâtre de l’Échangeur / Bagnolet (93)

Mille Miles

© Youness Aboulakoul

Conception, chorégraphie Youness Aboulakoul, compagnie Ayoun – au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

Le bruit assourdissant d’un avion au-dessus de nos têtes, pendant un long moment, dans le noir, suivi de celui d’un froissement de feuilles et de pépiements d’oiseaux. Une silhouette entre, au milieu de vagues de brouillard, le visage caché par un grand chapeau-bouclier. Seule la courbe du corps nous guide. On se croirait dans une rizière où le geste est lent et répété, où le signe est sémaphore.

Soudain une accélération et l’entrée de quatre autres danseurs dont on ne voit pas le visage. On ne le verra pas du spectacle ils portent des cagoules noires, comme leurs pantalons et tee-shirts. Au fond un cyclo, barré d’un néon qui fait toute sa largeur et qui monte ensuite pour s’effacer, laissant d’autres néons aux quatre coins du plateau, horizontaux ou verticaux. Les danseurs forment des figures comme tourniquets et tourbillons, on dirait des insectes. Ils entrent comme en clandestinité. La danse individualisée tisse l’œuvre collective puis laisse place à un rituel de mort, une sortie de masques, des corps abandonnés.

Après une séquence en solo et un lent duo les danseurs déplient des bandes de tissus d’or, comme s’ils préparaient un sacrifice, tissus qu’ils posent majestueusement en plusieurs endroits du plateau sur un support néon vertical. On dirait des pierres tombales. Ils s’affrontent en des combats félins, comme des gladiateurs ou des samouraïs, forment des figures en solidarités, sans se lâcher, se regroupent au sol, tracent des jeux. Les lignes sont courbes, il y a une construction savante et une grande fluidité dans la chorégraphie, tant dans le geste que dans l’environnement sonore qui guide les danseurs. Il y a de la grâce.

Quatre d’entre eux portent un cadavre, une couverture de survie se déroule. On voit des corps échoués, des âmes mortes. Puis côte à côte et de dos dans une diagonale, lumière en contre, ils s’éloignent au son des cordes frappées et des lointaines percussions.

Le langage chorégraphique de Youness Aboulakoul est précis, habité, très maîtrisé. Il y a dans sa proposition quelque chose de lancinant et de méditatif qui s’inscrit dans une démarche esthétique en même temps que philosophique. L’environnement lumière et son, la façon dont les danseurs habitent l’espace et le sculptent, ouvrent sur une subtile poétique du geste au style pluriel : traditionnel, signe de son pays d’origine, le Maroc, contemporain par ses expériences sédimentées de danseur et chorégraphe, en France et en Europe.

Mille Miles est peut-être cette distance que franchit l’exilé dans sa ligne de survie, dans sa rencontre avec d’autres, dans sa lecture de la mort qui rôde. Le spectacle ouvre sur une  notion de contemplation-réflexion qui donne le vertige des seuils, frontières et territoires.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2022

Avec : Alexandre Bachelard, Mathieu Calmelet, Pep Garrigues, Yannick Hugron, Jean-Yves Phuong – assistante artistique Ariane Guitton – création son Atbane Zouheir – lumières Shani Breton et Jéronimo Roé – costume Audrey Gendre – création médias Jéronimo Roé – production et diffusion Kumquat performing arts – administration Saül Dovin.

Vu le 19 Avril 2022 au Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine – site : www.theatrejeanvilar.com et compagnie Ayoun : www.younessaboulakoul.com

Hash

© Piero Tauro

Écrit par Bashar Murkus et l’équipe du projet. Mis en scène par Bashar Murkus, Khashabi Theatre (Palestine). Jeu Henry Andrawes. Vu le 11 novembre au Studio-Théâtre de Vitry – A voir, du 22 au 27 Novembre 2021, au Théâtre de la Ville/Paris.

Hash est présenté dans le cadre du Focus sur la création artistique dans le monde arabe. Élaboré par Nathalie Huerta, directrice du théâtre Jean Vilar à Vitry et Ahmed El Attar, directeur du festival D’Caf/ Downtown Contemporary Arts Festival, au Caire, en partenariat avec l’Association Arab Arts Focus de Paris et Orient Productions au Caire, et avec La Briqueterie-CDN du Val-de-Marne et le Studio-Théâtre de Vitry. (cf. notre article sur deux chorégraphies présentées dans ce même « Focus » : Fighting de Shaymaa Shoukry et Hmadcha de Taoufiq Izeddiou).

L’espace est étroit et l’Homme… bien en chair, bordé d’une épaisseur de coussins qui décale sa silhouette, taille XXL970. Boulimique ? Sûrement. Il lorgne sur une dizaine de bananes qui le tentent et qu’il ne mangera qu’à la fin du spectacle. Agoraphobe ? Peut-être, et d’autant quand il n’y a nulle part où aller. Il vit dans un présent bien étrange, entouré d’objets extravagants posés au sol, flacons et bocaux de verre, certains remplis d’eau aux mélodies cristallines, d’autres de secrets, d’autres encore de petites lumières qu’il allumera au fur et à mesure. Une poétique du lieu, si évident, si simple. Mais quelle goutte d’eau aurait fait déborder le vase ?

L’Homme tantôt exécute quelques gestes qui lui sont dictés par une puissance a priori suprême, tantôt s’interroge. On lui pose des questions auxquelles il tente de donner réponse, passe de la porte à la fenêtre comme un somnambule pour suivre les ordres qui lui sont donnés par la bande son : « Va à la porte… Entends-tu quelqu’un ? Alors change de place… On ne doit pas t’entendre… » Puis il s’enregistre et les pistes se superposent, questions et réponses se mêlent. L’air pour lui se raréfie. Comme un poisson sans branchies, il cherche le sien. Comment reprendre souffle dans ce quotidien mort, ces diktats et ces gestes répétés ? L’espace à ses yeux semble diminuer, au fil des minutes, car lui, enfle. Il espère bouger encore, se lever, marcher et puise dans ses dernières forces. A chaque moment il semble au bord du vide.

Son ordi face à lui, à son tour il donne ordre et déclenche des images avec lesquelles il dialogue sur différents écrans en forme de maison, ou de maison inversée, symbole s’il en est pour la Palestine. Par un cliché on traverse l’enfance comme avec la danse du tout jeune garçon qui sur écran lance des cuillères et l’acteur sur scène qui lui emboîte le pas.  Il y a de fulgurantes percées poétiques tout au long du spectacle. Par un mot, une image, la focale se décale et nous emmène loin. « Je suis un lion » trouve-t-il la force de dire, un loup paraît sur les images. Dans sa tête affluent les sensations, les émotions, dans la nôtre aussi.

Puis l’Homme s’installe sur une chaise sur laquelle est posée un coussin. Les fantômes affluent comme celui d’un amour perdu. Il fait revivre une femme par les quelques objets qui l’entourent : récit volontairement incompréhensible, qu’on suit par la désespérance de sa gestuelle. Ce coussin dont il se recouvre la tête devient un accessoire actif, on se demande s’il souhaite ou s’il attend la mort. Un micro sur pied lui sert de mannequin et il crée cette figure idéale peut-être, un temps, avec qui il engage un tango, sur les quelques notes d’un accordéon.

On suit l’Homme dans ses fantasmes, ses mirages et ses peurs dans une extraordinaire économie de moyens. L’acteur – Henry Andrawes, cofondateur en 2015 et membre du Khashabi Theatre, collectif de créateurs palestiniens de théâtre, installé à Haïfa – est tout aussi extraordinaire, quelqu’un de rare qui crée la poésie de l’espace et donne de la profondeur, l’air de rien. Il porte le concept imaginé avec Bashar Murkus et l’équipe du projet, et si l’on demande au metteur en scène « Qui est Hash, quelle est son histoire ? » comme dans la fiche de salle, il dit : « Je ne connais pas la réponse à cette question. Hash porte des histoires sans fin, sans en spécifier une. Vous ne trouverez pas d’histoire dans cette pièce, mais vous trouverez les traces et les blessures d’une histoire. » On pourrait y ajouter un H majuscule car derrière s’inscrit, comme Mahmoud Darwich l’a si bien transmis, la Palestine comme métaphore : « J‘ai trouvé que la terre était fragile, et la mer, légère ; j’ai appris que la langue et la métaphore ne suffisent point pour fournir un lieu au lieu… n’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’histoire. » Hash est aussi un voyage vers une géographie perdue, un pays d’ombres et de lumières, un monde d’aujourd’hui vidé de sens et sur scène, modeste et royale, c’est aussi la parole et le geste du hakawati, le conteur. A voir absolument !

Brigitte Rémer, le 22 novembre 2021

Avec Henry Andrawes – scénographie Majdala Khoury – vidéo Nihad Awidat – création lumière Moody Kablawi, Muaz Aljubeh – chorégraphie Samaa Wakim – traduction Lore Baeten

Jeudi 11 novembre à 16h, au Studio-Théâtre de Vitry – 13 et 14 novembre Théâtre Alibi – 22 au 27 Novembre 2021, au Théâtre de la Ville/Paris – Autre spectacle du Khashabi Theatre en tournée : The Museum, 18 et 19 novembre au Théâtre des Treize Vents, Montpellier, dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée – 9 au 18 décembre, à Haïfa – 20 au 22 janvier 2022, Schlachthaus Theatre, Berne.

“Fighting” de Shaymaa Shoukry – “Hmadcha” de Taoufiq Izeddiou

“Fighting” de Shaymaa Shoukry © Mostafa Abdel Aty

Focus sur la création artistique dans le monde arabe, programmation du Théâtre Jean Vilar de Vitry, de l’Association Arab Arts Focus de Paris et d’Orient Productions au Caire, en partenariat avec La Briqueterie-CDN du Val-de-Marne et le Studio-Théâtre de Vitry

Ce Focus est né de la rencontre entre Nathalie Huerta, directrice du théâtre Jean Vilar à Vitry, et Ahmed El Attar, directeur du festival D’Caf/ Downtown Contemporary Arts Festival, au Caire. Ensemble, ils ont élaboré une semaine multidisciplinaire sur la création artistique dans le monde arabe, du 6 au 14 novembre, en présence d’artistes d’Égypte, du Liban, du Maroc, de Palestine et de Syrie. Nous présentons ici deux des chorégraphies programmées dans ce cadre.

Fighting, de la danseuse et chorégraphe Shaymaa Shoukry (Égypte) en duo avec Mohamed Fouad. C’est par un prélude musical que débute le spectacle, avec un joueur de oud d’abord, seul en scène, suivi d’une violoncelliste jouant sur instrument électrique. Tous deux dialoguent et se répondent par instruments interposés, puis ils les posent et entrent dans la danse, car ces musiciens sont aussi les danseurs interprètes de la pièce Fighting. La bande-son prend alors le relais et ils s’élancent dans leur combat. Côte à côte et dans une atmosphère crépusculaire, ils accomplissent des mouvements de lutte, répétitifs, dans l’énergie et l’acharnement de l’entraînement. Puis les choses s’accélèrent, ils développent une sorte de combat-karaté plus provocateur, multiplient les attaques, les positions et projections, les glissements et déplacements. L’espace qui les sépare enfin se réduit, les bras s’étendent, ils s’effleurent, se touchent en d’harmonieux mouvements et combattent au sol en un corps-à-corps. De guerrière, la parade devient sensualité. Des bruits d’avion s’amplifient, ils se plaquent au sol comme si la violence d’une hélice d’hélicoptère les y avait cloués. Ils restent côte à côte et se perdent dans le noir.

Artiste multidisciplinaire formée dans le domaine des arts visuels, Shaymaa Shoukry partage sa passion entre la chorégraphie, la performance et l’art vidéo. Sa recherche sur l’origine du mouvement, sa répétition et sa transformation telle que présentée dans Fighting, montre une parfaite maîtrise du mouvement et une intéressante réflexion sur la résolution des conflits intérieurs. De l’énergie, un travail rigoureux, une composition sensible avec l’espace et la lumière, ajouté à une belle complicité de travail avec son partenaire, Mohamed Fouad, offrent une mêlée chorégraphique fluide où les corps se mesurent l’un à l’autre et où tous deux sont à égalité des forces et de la grâce.

Hmadcha/ Hors du monde, de la compagnie Anania, chorégraphie Taoufiq Izeddiou (Maroc). Architecte de formation, Taoufiq Izeddiou œuvre depuis une vingtaine d’années dans le domaine chorégraphique après avoir fondé la première compagnie de danse contemporaine au Maroc, Anania. Pédagogue et directeur artistique du Festival international de danse contemporaine On Marche, il met en place entre 2003 et 2005 la première formation en danse contemporaine, Al Mokhtabar/le Laboratoire, dont seront issus plusieurs danseurs de la compagnie Anania. Il travaille entre le Maroc et la France. Tout enfant, c’est en assistant au rituel de la confrérie des Hmadchas fondée au XVIIe siècle, sorte de système symbolique similaire à celui des Gnawas, qu’il rencontre la notion de spiritualité et de divin – qu’il sépare totalement du religieux -. Ce moment fut pour lui fondateur. Danses et musiques rituelles impriment donc ses chorégraphies liant musique, danse et respiration, dans une quête de la transe. Sa recherche chorégraphique puise dans la transcendance et le dépassement de soi.

Hmadcha de Taoufiq Izeddiou© Abdelmounaim Elallami

Il présente aujourd’hui Hmadcha/ Hors du monde. L’ardeur du soleil illumine un écran curieusement positionné côté jardin, dans la profondeur de la scène. Face à l’écran, de profil pour le public, un premier danseur franchit la diagonale entre ombre et lumière, comme pour l’honorer. Un second puis un troisième danseur, tous torses-nus, portant pantalons noirs entrent dans le rituel. Il y en aura sept, de morphologies différentes, qui déploieront leur énergie jusqu’à la transe. Une grande mobilité des jambes, des solos, duos, trios et mouvements d’ensemble où chacun garde sa singularité, se dessinent comme des cosmogonies. La fin est plus étrange et appelle une forme de rituel carnavalesque, les pantalons retirés sont posés au sol, les danseurs, en short de couleur, s’entourent le visage du tissu noir des pantalons et battent la darbouka. Ils suivent une sorte de personnage sacré, figure-totem qui énonce un texte en langue arabe et donne le rythme. La lumière devient crue. Ils sortent par la salle.

Une huitaine de danseurs redessine ce monde de dépouillement et cherche à faire société sur des rythmes et musiques hétérogènes, allant de l’électroacoustique au piano. Leur énergie déployée est de tous les moments, d’autant après la longue parenthèse de la pandémie ; le chorégraphe s’appuie sur le passé pour parler du présent. Danseur, chorégraphe et formateur, le travail de Taoufiq Izeddiou et de son Ensemble s’inscrit dans une sorte de résistance. « Quelque chose se prépare. En cadence ils se pressent. Certains gestes brûlent au-delà du sillon tracé. Ils passeraient pour des égarés en d’autres lieux… » écrit-il, et l’on pense à Rimbaud dans Une Saison en enfer. 

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2021

Vu le 10 novembre 2021, à la Briqueterie de Vitry-sur-Seine : Fighting, chorégraphie Shaymaa Shoukry – danseurs : Shaymaa Shoukry et Mohamed Fouad – collaboration chorégraphique Mohamed Fouad – composition musicale Ahmed Saleh – création lumières et directeur technique Saber El Sayed – production Ahmed el Attar.

Vu le 10 novembre 2021, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine : Hmadcha, chorégraphe Taoufiq Izeddiou – danseurs : Saïd Ali Elmoumen, Abdelmounim El Alami, Saïd El Haddaji, Moad Haddadi, Taoufiq Izeddiou, Mohamed Lamqayssi, Marouane Mezouar, Hassan Oumzili – création lumière Ivan Mathis – création son Mohamed Lamqayssi, Saïd Ali Elmoumen,avec le regard de Taoufiq Izeddiou  – costumes Zakaria Aït Elmoumen – documentaliste Aziz Bouyabrine – Production déléguée au Maroc Barbara Perraud – En tournée : fin novembre 2021 Biennale Danse Afrique (festival On Marche) à Marrakech, 7 avril 2022 à Chateauvallon-Liberté Scène Nationale de Toulon, 8 et 9 avril 2022 Théâtre du Bois de l’Aune à Aix-en-Provence, Automne 2022 Le Tangram Scène Nationale d’Evreux.

Informations :  Théâtre Jean Vilar de Vitry,1 place Jean Vilar, 94400. Vitry-sur-Seine – tél. : 01 55 53 10 60 – Site www.theatrejeanvilar.com

Plaidoirie pour vendre le Congo

© Ry-Barbot 7

Texte Sinzo Aanza – mise en scène Aristide Tarnagda – Théâtre Acclamations – dans le cadre de la Saison Africa 2020 et en partenariat avec le Festival d’Automne à Paris – au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

On entre de plain-pied dans la réunion du comité de surveillance du Quartier 2 Masina sans fil. Les protagonistes de la réunion arrivent au compte-goutte, de préférence en retard et occupent une grande partie de l’espace scénique. Empilés derrière la fenêtre, les habitants ne suivront le conseil qu’à partir de cette frontière derrière laquelle ils sont relégués.

Plaidoirie pour vendre le Congo c’est cette attente du début de la réunion, puis la réunion, dans sa bêtise administrative et son contenu fantaisiste. L’enjeu est important pour les habitants : se mettre d’accord sur la hauteur des indemnisations à attribuer aux familles dont certains membres ont été tués par l’armée, alors qu’ils rentraient d’un match de football. Les militaires avaient tiré, pensant faire face à une marche de protestation contre la paupérisation des quartiers.

La pièce est ce dialogue de sourds entre les deux parties, ceux qui sont chargés de décider des règles d’indemnisation et les habitants du quartier. Pour le premier groupe, les tergiversations vont bon train notamment entre le pasteur de l’église de réveil, Prophète Rambo, mi-exorciste mi-charlatan qui fait corps avec sa Bible ; la sœur Marie-Joséphine de Jésus-Sauveur, pleine de compassion ; la pharmacienne sorte de faiseuse d’anges aux pleins pouvoirs et à la séduction facile, Maman Béa ; le dragueur invétéré, propriétaire d’un hôtel mal famé, Mao-Zédong ; Chef, le responsable administratif du quartier, inconsistant…. Il y a aussi une vendeuse de pain, un instituteur, un boucher, un boutiquier, un sous-commissaire de police… De l’autre côté, les familles, agglutinées derrière la fenêtre-guichet, attendent la mise à prix de leurs morts.

Les enchères s’étirent, on se perd de conjectures en détails et on va jusqu’à évoquer la mise en vente du pays… En bref, les choses sont très linéaires mi-cocasses mi-pathétiques mais on tourne plutôt en rond. Seules quelques percées poétiques donnent des respirations au texte de Sinzo Aanza – artiste de RDC, également plasticien – où chiffrer le prix des morts, morts qu’on s’invente parfois, s’avère une addition complexe à réaliser et souvent caricaturale.

La mise en scène d’Aristide Tarnagda – homme de théâtre burkinabé, directeur des Récréâtrales de Ouagadougou – confirme cette linéarité, d’autant que la scénographie barre l’horizon et contient la population du quartier, nous privant des éclats pleins de malice des comédiennes et comédiens qui se tordent le cou pour apparaître de temps à autre. Le musicien-chanteur offre d’autres respirations, bienvenues, reprises par le collectif.

Plaidoirie pour vendre le Congo est une satire certes, mais il n’est pas sûr que la parodie démocratique (ce pseudo conseil de quartier) et les dérives politiques (des bavures militaires) prêtent à rire, ou alors elles manquent ici de finesse. L’absurde et la dérision sont des langages du théâtre mais il y a quelque chose qui, dans le travail proposé, n’aboutit pas, en cette fin de résidence que signe le metteur en scène au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2021

Avec Ibrahima Bah, Serge Henri, Safourata Kabore, Nanyadji Kagara, Ami Akofa Kougbenou, Daddy Mboko, Jean-Baptiste Nacanabo, Hilaire Nana, Halima Nikiema, Rémi Yameogo. Scénographie, Patrick Janvier – assistant mise en scène, Jean-Baptiste Nacanabo – assistante scénographie, régie générale et régie plateau, Charlotte Humbert – construction, Le Grand Dehors – constructrices et constructeurs : Estelle Duriez, Charlotte Humbert, Patrick Janvier, Marie Storup – lumières Mohamed Kabore – son Hugues Germain.

Vendredi 4 juin 18h30, samedi 5 juin 18h, dimanche 6 juin 16h30, au Théâtre Jean Vilar, 1 place Jean-Vilar – 94400 Vitry-sur-Seine – Tél. : 01 55 53 10 60 – www.theatrejeanvilar.com

 

Sopro/ Le Souffle

© Filipe Ferreira

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues – Théâtre 71 Malakoff/scène nationale, Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, dans le cadre du Festival d’Automne – Spectacle en portugais surtitré en français.

Le poumon du théâtre selon Tiago Rodrigues serait le souffleur. Le metteur en scène, directeur du Teatro Nacional Dona Maria II, à Lisbonne, ne nous mène pas sous la scène d’un théâtre à l’italienne dans le traditionnel trou du souffleur. Il invite sous les projecteurs, la souffleuse de son théâtre, Cristina Vidal, femme de l’ombre depuis vingt-cinq ans qu’il a dû convaincre, et construit un récit sur le théâtre. Sopro, signifie Le Souffle. Elle se souvient de la chanson de Nina Simone, Wild is the Wind, dont la voix emplissait le théâtre quand elle y était entrée pour la première fois, reprise a cappella par la troupe, au cours du spectacle.

Un grand plateau vide où le temps a fait son œuvre, par la végétation qui se faufile entre les lattes du parquet – quelques herbes, un arbuste – plateau entouré d’un tissu translucide qui s’envole, poussé par un souffle magique, une méridienne rouge théâtre, deux chaises, une lumière crue. Il ne s’agit pas de Six personnages en quête d’auteur, même si, comme chez Pirandello, nous sommes en répétition, il s’agit de la construction d’un nouveau spectacle, avec six acteurs, à partir de la mémoire de la Souffleuse, dans un théâtre en ruines.

Il a dit… Il a répondu… Il a dit… Vêtue de noir, la Souffleuse donne le texte aux acteurs en suspens, dans un souffle, et permet de rejoindre les deux rives du théâtre. Pour Tiago Rodrigues le théâtre devient la métaphore du fleuve. Par les textes se construit le récit de la Souffleuse, sa découverte du théâtre à cinq ans, sa mémoire, textes fragmentés qui reviennent en un flux et reflux, déposant leurs alluvions de mots oubliés, puis restitués. On entend des fragments de Bérénice, Antigone, Les Trois Soeurs et L’Avare arrachés de leurs contextes qui, mis bout à bout, ont un nouveau statut de texte à travers le spectre de Racine, Sophocle, Tchekhov et Molière. Derrière, les mouettes et le bruit de la mer.

Ne pas mourir. Rester en vie. Surtout ne pas mourir écrit Tiago Rodrigues, dramaturge et metteur en scène. Pour lui la vie et la mort croisent le théâtre, le réel et la fiction se superposent, l’art et la vie s’apostrophent, l’acteur reste au bord du vide. Par une théâtralité singulière, simple en apparence mais conceptuelle et élaborée, Tiago Rodrigues pose la question du théâtre, du sens de ce qui se passe sur un plateau, il le montre par le débat/combat d’idées entre le metteur en scène et l’actrice, par les aléas d’une troupe. Il a pour exemple la troupe tg STAN avec qui il a longtemps travaillé et défend les mêmes interactions, sans hiérarchie, à l’intérieur de la troupe qu’il a créée avec Magda Bizarro en 2003, Mundo Perfeito : la liberté de jeu et la prise de décision collégiale comme mode d’organisation et bases de leurs relations, l’idée de nomadisme défendue jusqu’en 2014, date de sa nomination au Teatro Nacional.

Depuis plus de cinq ans, Tiago Rodrigues est connu et reconnu en France où ses textes sont traduits – et publiées aux éditions Les Solitaires intempestifs – où il a présenté plusieurs de ses spectacles : By heart en 2014 au Théâtre de la Bastille qui a par la suite mis le théâtre à sa disposition pour une occupation artistique de deux mois, au printemps 2016. Il a alors invité soixante-dix personnes à participer à la création de deux performances : Ce soir ne se répétera jamais et Je t’ai vu pour la première fois, et il a créé Bovary. En 2015, au Festival d’Avignon, il a donné une version très personnelle d’Antoine et Cléopâtre d’après Shakespeare, et en 2017 présenté Sopro. Le Festival d’Automne l’accueille cette année pour les reprises/re-créations de Sopro et de By Heart.

Tiago Rodrigues parle de façon métaphorique de l’invisible, ici, le souffle de la scène, ce qui est caché, les coulisses, l’inspiration de l’acteur accompagné de la Souffleuse comme d’un double. De noir vêtue, elle suit l’acteur comme le manipulateur s’efface derrière la marionnette Bunraku. Pour le metteur en scène « la figure du souffleur concentre non seulement l’histoire du bâtiment théâtral mais aussi l’essence du geste théâtral parce qu’elle est avant l’esthétique, avant la forme ; son travail est souterrain. » La théâtralité selon Tiago Rodrigues repose sur une économie de moyens devenue la base de sa grammaire théâtrale et se construit à partir du vide premier, ici le no man’s land d’un théâtre au passé. Avec l’équipe il construit la dramaturgie, invente ses codes – jamais les mêmes, de spectacle en spectacle – introduit l’illusion. Sopro serait comme un extrait du plus pur parfum dégageant l’essentiel du théâtre. Ni esbroufe ni moulins à vents, le style personnel qu’il imprime à partir de l’image d’une femme dans les ruines d’un théâtre où elle a travaillé toute sa vie comme souffleuse, apporte beaucoup d’émotion et parle de la fragilité de cet art de la scène. Pour s’imprégner de l’idée de ruines, la troupe a regardé les images d’archives de l’incendie du Teatro Nacional, en 1964, métaphore qui pourrait aussi évoquer, dans l’avenir, la disparition du théâtre. Et si le rêve devenait cauchemar et véritable dystopie ?

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2020

Avec Isabel Abreu, Sara Barros Leitão, Romeu Costa, Beatriz Maia, Marco Mendonça, Cristina Vidal – scénographie et lumières, Thomas Walgrave – costumes, Aldina Jesus – son, Pedro Costa – assistant à la mise en scène, Catarina Rôlo Salgueiro – opération lumières, Daniel Varela – traduction, Thomas Resendes – surtitres, Rita Mendes – production exécutive, Rita Forjaz – Assistante production, Joana Costa Santos – production Teatro Nacional D. Maria II (Lisbonne) – production de la tournée francilienne Festival d’Automne à Paris – avec le soutien de l’Onda.

7 et 8 octobre 2020, au Théâtre 71 Malakoff/scène nationale, 3 place du 11 novembre, 92240 Malakoff – métro : Malakoff Plateau de Vanves – tél. : 01 55 48 91 00 – site : www.malakoffscenenationale.fr – Samedi 10 octobre, au Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1 Place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine – tél. : 01 55 53 10 60 – site : www.theatrejeanvilar.com

Anarchy

© Stéphane Tasse

ou L’harmonie du désordre – mise en scène et chorégraphie Annabelle Loiseau, Pierre Bolo, Compagnie Chute Libre, au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

« Il est un endroit dans le monde où plus rien ne règne, sauf le mouvement. » C’est le Manifeste de la Compagnie Chute Libre, qu’elle ne se contente pas d’annoncer, mais qu’elle met en action. Le plateau sur lequel elle présente sa nouvelle création, Anarchy est un lieu d’idées, d’émotions et de mouvements. Le titre en soi parle, entre thèse et anti thèse.

Le spectacle débute par quelques notes de guitare murmurées de Bella Ciao, chant de révolte italien et hymne à la résistance qui plus tard dans le spectacle sera repris par la belle voix caverneuse de Tom Waits. Le ton est donné. Un danseur descend majestueusement de la salle avec ce qui semble être un porte-voix et rejoint la scène. Serait-ce l’esprit des lieux qui hante le spectacle ? Le plateau se met en action au fil de séquences musicales qui s’emboîtent magnifiquement et avec fluidité, donnant l’impulsion aux huit danseurs qui construisent et déconstruisent des mondes.

Le titre de la pièce, Anarchy, indiquerait selon Platon l’état limite de la démocratie, quand chacun impose sa volonté au pouvoir. Utopie, nihilisme ? Est-ce notre monde, ce monde qui se délite ? Quand les pendrillons du fond de scène s’éffondrent et tordent le paysage, quand les lumières tombent du gril et éclairent la scène par intermittence comme un phare balaie la mer ou une lumière accusatrice enquête, à la recherche de… Quand le tableau du plaisir de vivre tourne au cauchemar sur le Duo des fleurs de Léo Delibes, comment ne pas penser au Bataclan ? Une succession de séquences se fondent et s’enchaînent, toutes porteuses de clair-obscur, posent des mots et des actes, dans une suite de propositions. Il y a aussi le discours de Gil Scott-Heron, poète américain mi-jamaïcain The Revolution Will Not Be Televised, polémique contre l’ignorance par l’Amérique blanche de la dégradation progressive des conditions de vie dans les cités, poème devenu chanson, qui appelle le phrasé du rap ; ou encore Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? voyage avec Jacques Brel : « Ils étaient usés à quinze ans, ils finissaient en débutant, les douze mois s’appelaient décembre. Quelle vie ont eu nos grands-parents… Entre l’absinthe et les grand-messes ils étaient vieux avant que d’être. Quinze heures par jour le corps en laisse laissent au visage un teint de cendres Oui notre Monsieur, oui notre bon Maître. Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? » Un tableau où tous portent projecteurs ou porte-voix se suspend ; un danseur décline la proposition qui lui est faite : Je suis désolé, Je suis désolé, je ne veux pas être Empereur… L’esprit monte à l’échelle, évoquant le Songe de Jacob ou Babel, l’échelle donne sur le vide ; autant de gestes chorégraphiques chargés qui, par ces séquences, donnent au public du grain à moudre, tout en restant poétiques et vibrants, loin de tout didactisme. Le spectacle nous embarque dans une rêverie, celle d’un monde autre.

L’objet théâtral apporte ses signes : projecteurs à l’épaule, lumières qui se balancent, échelles, porte-voix, manteaux de parade ou de parodie, et derrière, la danse, présente et lancinante, avec toute l’énergie et la virtuosité qu’offre le spectacle. L’engagement et la diversité des origines et des cultures, des morphologies, des modes de pensée et savoir-faire énoncés dans ce parcours magnifiquement dansé et théâtral, passe par les danseurs. Tous sont magnifiques et virtuoses dans leurs techniques de base, le hip-hop, leur présence et leur théâtralité, dans leur manière d’habiter l’espace et de se fondre les uns dans les autres, tout en ne lâchant rien de leur personnalité. Salem Mouhajir, Aida Boudriga, Gabriel Um Tegue, Clémentine Nirennold, Kevin Ferré, Patrick Flegeo, Andrege Bidiamambu, Mackenzi Bergile apportent le trouble et la réflexion par leur manière de se mouvoir, leurs déséquilibres, leur fluidité et leur beauté. Entre chaos et respirations, tous participent au même objectif, choral, créant l’unité dans la diversité.

La conception et la rigueur de l’ensemble sont dus aux deux artisans qui ont élaboré le concept de la pièce, les chorégraphes Annabelle Loiseau et Pierre Bolo, qu’il faut chaleureusement saluer. Le travail chorégraphique, les archétypes qu’ils évoquent, les styles qu’ils développent, l’émotion qu’ils procurent sont rares. Ils parlent de notre monde. Créée en 2005 leur Compagnie, Chute libre, travaille à Nantes et compte une douzaine de créations dont la dernière, In Bloom est une déclinaison sur Le Sacre du printemps de Stravinski. Au fil du temps ils développent leur démarche artistique avec une trentaine d’artistes danseurs, éclairagistes, musiciens, comédiens, circassiens et photographes… Leur écriture se situe entre l’abstraction et la narration. Ils offrent des images coups de poing.

Anarchy fait aussi penser à Léo Ferré avec Poète… Vos papiers ! « La poésie crie au secours, le mot Anarchie est inscrit sur le front de ses anges noirs ; ne leur coupez pas les ailes ! La violence est l’apanage du muscle, les oiseaux dans leurs cris de détresse empruntent à la violence musicale. Les plus beaux chants sont des chants de revendication. Le vers doit faire l’amour dans la tête des populations. A l’école de la poésie, on n’apprend pas : on se bat. »

Brigitte Rémer le 6 novembre 2019

Danseurs : Salem Mouhajir, Aida Boudriga, Gabriel Um Tegue, Clémentine Nirennold, Kevin Ferré, Patrick Flegeo, Andrege Bidiamambu, Mackenzi Bergile. Création lumière Véronique Hemberger – montage musical et sonore Pierre Bolo – costumes Annabelle Loiseau régie lumière Jérémy Pichereau – Production Marine Rioult, Aurélia Touati, Tifenn Ezanno.

7 et 8 novembre 2019 – Théâtre Jean-Vilar, 1 Place Jean Vilar – 94400 Vitry-sur-Seine – Métro : ligne 7 Porte de Choisy, puis bus 183, arrêt Hôtel de Ville ou ligne 7 arrêt Villejuif Louis Aragon, puis bus 180 arrêt Hôtel de Ville –  site : wwwtheatrejeanvilar.com – tél. : 01 55 53 10 60 et Compagnie Chute Libre, site : www.compagniechutelibre.com – tél. : +33 7 60 51 38 39  et  +33 (0)9 72 54 52 48  – En tournée : les 16 et 17 novembre, Nantes, le Lieu Unique, en partenariat avec ONYX – les 29 et 30 janvier, Rouen, CDN de Normandie – 1er Février, Angers, Le Quai.

 

Alors Carcasse

© Ivan Boccara

Texte de Mariette Navarro – mise en scène Bérangère Vantusso – Compagnie trois-six- trente, au Studio-Théâtre de Vitry, en partenariat avec le Théâtre Jean Vilar de Vitry.

Entre Carcasse, c’est-à-dire personne et tout le monde, et Plusieurs, on plonge dans une abstraction fluide et floue, et on se laisse porter dans le mouvement musical du texte, sans en résoudre les équations. Les mots sont comme les nuages qui passent, énigmatiques, les acteurs se les renvoient avec concentration. On se croirait en terre étrangère. Le concret est amené par les mains et la rigueur de l’objet théâtral. La première partie du spectacle, se déroule dans la pénombre, derrière un voile couleur bordeaux qui sépare la scène de la salle. Les trois acteurs et deux actrices sont en jeans, pulls et baskets, l’atmosphère est sombre, l’ensemble réglé au cordeau. Ils édifient une structure performance composée de tiges de bois qui s’articulent en écritures dans l’espace et construisent un poème. L’inventivité est dans leurs mains et dans le côté solennel de l’objet, édifié comme personnage. Carcasse, peut-être…

La seconde partie bascule, se détend et s’anime, chacun crée sa partition en habit de paillettes, un peu parodie, un peu cabaret. Le rideau sombre tombe, on entre dans la lumière. Un univers sonore se construit dans le lyrisme de Gustav Mahler. La manipulation requiert écoute et complémentarité pour relever et faire vivre cette figure de tiges de bois semblables à celles qui guident la marionnette. Dans les mains des manipulateurs et dans la fantasmatique du public, Carcasse essaie de s’inventer à l’aide de drisses que chacun guide, comme on hisse la grand-voile en tête du grand mât, ou comme on apprend à marcher.

Il y a un travail choral très réussi pour ces délicates manipulations, une interdépendance travaillée entre les acteurs qui se passent le témoin avec élégance et fluidité, faisant vivre les élégants bâtons qui deviennent nuit, mer, vagues, vents, et soleil dans les yeux. Dans ces figures complexes est la magie du moment. Les acteurs jouent ensemble et tous, la même partition, dans leur individualité et avec intensité. Au final, ils s’immobilisent, en ligne, face au public, et le regardent droit dans les yeux. « Alors Carcasse se tient là… »

Directrice du Studio-Théâtre de Vitry et metteure en scène, Bérangère Vantusso a créé sa compagnie trois-six-trente il y a vingt ans dans une démarche d’expérimentation autour des écritures contemporaines. Elle mêle acteurs, marionnettes, compositions sonores et recherche plasticienne. Avec Alors Carcasse elle s’empare des soixante-deux paragraphes de « l’épopée contemporaine » de Mariette Navarro qui décalent la perception et pose la question du verbe incarné, du seuil, du vide et du vertige, du sans-visage, un vrai défi.

Brigitte Rémer, le 29 octobre 2019

Avec : Boris Alestchenkoff, Guillaume Gilliet, Christophe Hanon, Sophie Rodrigues, Fanny Mary (en alternance), Stéphanie Pasquet – dramaturgie Nicolas Doutey – collaboration artistique Philippe Rodriguez-Jorda – scénographie Cerise Guyon – costumes Sara Bartesaghi Gallo et Simona Grassano – création sonore Géraldine Foucault – lumière Florent Jacob – collaboration animation Philippe Rodriguez-Jorda – assistanat à la mise en scène Laura Fedida – régie générale Philippe Hariga – régie son Vincent Petruzzellis. Le texte est publié aux éditions Cheyne/collection Grands Fonds.

Du 11 au 15 octobre 2019, à 20h, (samedi 12 octobre à 18h, dimanche 13 octobre à 16h). Studio-Théâtre de Vitry, 18 avenue de l’Insurrection, 94400 Vitry-sur-Seine – tél. : 01 46 81 75 50 – www. troissixtrente.com – En tournée : les 14 et 15 novembre 2019, à Neufchâtel, au 18ème Festival International de la marionnette, en partenariat avec le Théâtre Populaire Romand de La Chaux-de-Fonds – du 27 au 29 novembre 2019, à Sartrouville, CDN des Yvelines (78) – les 5 et 6 décembre 2019, à Reims, Scène Nationale Le Manège – du 4 au 6 février 2020, à Thionville, au NEST/CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est – du 12 au 14 février 2019, à Strasbourg, au TJP/CDN de Strasbourg-Grand Est – Le 4 mars 2020, à Clamart, au Théâtre Jean Arp/scène territoriale pour la marionnette et le théâtre d’objet, en partenariat avec le Festival MARTO – Du 12 au 15 mars 2020, à Ivry-sur-Seine, à la Manufacture des Œillets/TQI.

 

Les Plateaux de la Briqueterie

“Materia” d’Andrea Salustri   © Laurent Philippe

Plateforme de danse internationale, à la Briqueterie – Centre de Développement Chorégraphique National du Val-de-Marne, en complicité avec le Mac Val et le Théâtre Jean Vilar de Vitry.

La 27ème édition des Plateaux de la Briqueterie a rassemblé sur trois jours quinze compagnies internationales, venant : d’Espagne (Nuria Guiu Sagarra avec Likes, Aina Alegre avec La nuit, nos autres) ; Italie (Claudia Catarzi avec Posare il tempo ; Andrea Salustri avec Materia), République Tchèque (Teresa Hradilkova et Floex and coll. avec Don’t stop ; Brésil (Ana Pi avec O banquete) ; Singapour/Inde et Singapour/Indonésie (Choy Ka Fai, Surjit Nongmeipakam et Choy Ka Fai, Rianto) avec Soft machine ; France (Leïla Ka avec Pode ser ; Arnaud Pirault & Groupenfonction avec We can be heroes, performance participative donnée sur le parvis de La Briqueterie ; Julie Salgues avec De si loin ; Ana Perez avec Répercussions). Au-delà des spectacles, Les Plateaux permettent aux professionnels de se rencontrer au cours de journées de réflexion. Cette année, en partenariat avec Lapas et Kumquat / Performing Arts, ceux qui accompagnent les artistes et s’occupent de diffusion y étaient particulièrement attendus.

Les Journées Européennes du Patrimoine ayant lieu le même jour que la programmation des Plateaux, l’équipe de la Briqueterie (que dirige Daniel Favier) a proposé un parcours chorégraphique avec les artistes de Museum of Human E-motions, Teita Iwabuchi (Japon), Masako Matsushita (Italie), Ming-Hwa Yeh (Taïwan), Sorour Darabi (Iran/France). Par ailleurs, le patrimoine de la danse était à l’honneur à travers les archives de la critique Lise Brunel, danseuse et journaliste, grande spécialiste de la danse – mémoire de la danse léguée par son fils Frédéric Dugied, après la disparition de son frère le chorégraphe et danseur Fabrice Dugied. « Le temps est peut-être venu de redéfinir le sens même de la critique, de redéfinir la danse, de prendre conscience de l’impact de cet art et de ne plus le regarder pour une suite d’images mais pour sa résonance à travers les vibrations humaines qu’il véhicule » avait écrit Lise Brunel qui, pendant plus de cinquante ans a défendu la danse contemporaine et interrogé les plus grands, de Cunningham à Meredith Monk, de Trisha Brown à John Cage. Les Plateaux ont permis l’inauguration du fonds documentaire de Lise Brunel qui a trouvé sa place sur une mezzanine spécialement aménagée dans La Briqueterie.

La journée du samedi 21 septembre proposait plus particulièrement trois chorégraphes. Venant de République Tchèque, Tereza Hradilkov présentait Don’t stop. Jeune danseuse à la forte présence, elle a fait ses premières classes au sein de l’ensemble folklorique Valašek avant de se former au Duncan Center Conservatory et à la Theaterschool d’Amsterdam. Après un séjour de deux mois à New York où elle dit avoir goûté à l’expérience américaine, elle travaille avec différents chorégraphes, en République tchèque et à l’étranger. Elle a notamment participé aux Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis, au Tanzsolofestival de Bonn, au festival Tanec Praha. Après un premier solo, Swish, récompensé par le jury international de la Czech Dance Platform en 2017, elle présente son nouveau solo, Don’t stop. Dans cette pièce elle cherche à entrer en synergie avec la création musicale de Floex (Tomaš Dvořak), clarinettiste, producteur et artiste multimédia qui l’accompagne, à pénétrer l’atmosphère acoustique et électronique qu’il propose. Elle débute tranquillement, puis les mondes sonores qui l’environnent lui permettent de faire émerger des énergies puisées au plus profond. Elle les traduit en créant des espaces de gestuelle personnelle, où son corps peut avancer en saccades ou se dérégler en automatismes à la manière d’un mannequin. Elle monte en puissance pour finir au sol, comme un animal singulier. Continuer ? Don’t stop, Ne t’arrête pas est son leitmotiv.

Julie Salgues convie le spectateur à une performance en deux parties, intitulée De si loin, j’arrive : dans la première, elle le convoque près d’elle et l’installe autour d’un cercle de lumière à l’intérieur duquel elle travaille au sol. Elle l’invite, dans une seconde partie à regagner sa place dans les gradins et trace un parcours labyrinthique mystérieux qui laisse quelque peu sur sa faim. Formée au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon et en arts du spectacle, les chorégraphes référents avec lesquels elle a travaillé sont Philippe Saire et Clara Cornil. Depuis 2000, elle a engagé un fructueux dialogue en collaboration avec les chorégraphes, Nathalie Collantes, Myriam Gourfink et Dominique Brun et prépare trois solis en lien avec eux.

Dans Materia, Andrea Salustri joue avec des matières qu’il transforme en objets visuels (boules et feuilles de polystyrène) tel un magicien. Il explore les possibles de leur rencontre avec l’espace et les provoque avec le souffle de ventilateurs posés en différentes configurations. Son travail est d’une grande précision, à la fois intime par des lumières travaillées qui créent l’illusion, et théâtral par une inspiration singulière et personnelle. Originaire de Rome, Andrea Salustri a appris le jonglage et la manipulation du feu et a d’abord travaillé comme artiste de rue. Il s’est mis au piano en autodidacte depuis une dizaine d’années et a obtenu son diplôme de philosophie à l’Université La Sapienza de Rome. Il s’est récemment installé à Berlin pour étudier la danse contemporaine. Autant dire que c’est un touche-à-tout de talent qui louvoie entre le cirque contemporain, la danse et le théâtre d’objets et qu’il construit un langage à lui, bien spécifique. Ce qu’il fait de feuilles de polystyrène qui volent au vent en une subtile chorégraphie, est gracieux et maîtrisé, on se laisse porter.

Pour compléter les différentes formes de rencontres entre le public et les danseurs, des performances se déroulent dans le hall de la Briqueterie et des projections vidéo sont proposées en mezzanine, en partenariat avec le Festival international de Vidéo-Danse de Bourgogne. La Compagnie italienne Dehors/Au-delà fondée par Elisa Turco Liveri et Salvatore Insana, ayant été sélectionnée en 2018 après un appel à projets de résidence pour soutenir la vitalité de la création en vidéo-danse, présente Aporia, un duo artistique explorant par la danse et l’image ce concept grec qui exprime l’impossibilité de se positionner.

Les Plateaux sont ce lieu d’échanges et de rencontres entre professionnels, entre publics et professionnels. Ils sont ce point d’ancrage pour la danse dans la ville de Vitry, qui donne du sens à l’élaboration d’une politique artistique et culturelle par le partenariat développé avec le Mac Val, Musée d’art contemporain et avec le Théâtre Jean Vilar, lieux de métissage entre les disciplines et les géographies, lieux d’ouverture sur les expériences et la modernité.

Brigitte Rémer, le 28 septembre 2019

Du jeudi 19 au samedi 21 septembre 2019 – métro Porte de Choisy, puis bus 183, arrêt La Briqueterie – site : alabriqueterie.com – tél. : 01 46 86 70 70.

Ô toi que j’aime

© Jean Sentis

ou Le récit d’une apocalypse – texte, mise en scène, scénographie et lumières Fida Mohissen, Compagnie Gilgamesh Théâtre – au Théâtre Jean Vilar de Vitry, dans le cadre des Transversales.

C’est l’histoire d’une re-naissance que dessine avec minutie Fida Mohissen, artiste d’origine syrienne, à travers son personnage, Nour Assile. Détenu avec d’autre radicalisés, c’est par le questionnement et par le théâtre qu’il construit sa rédemption et s’affranchit petit à petit de la chape religieuse que son éducation lui a infligée. Son long chemin initiatique le métamorphose, au fil des rencontres il fait l’apprentissage de l’autre. « Nous avons le devoir de prendre la parole, il en va de notre responsabilité dans ces temps de trouble et de sang » dit l’auteur- metteur en scène.

Marie, jeune réalisatrice de documentaires (Clea Petrolesi) et Ulysse, metteur en scène, (Stéphane Godefroy) travaillent en prison avec les détenus et les invitent à monter un spectacle autour de Djalal Ad Dîn Rûmi, poète mystique du XIIIe siècle qui a profondément influencé le soufisme et dont l’œuvre est marquée par sa rencontre avec le maître spirituel, Shams, qui sera assassiné. « Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni parsi, ni même musulman. Je ne suis ni d’Orient ni d’Occident, ni de la terre, ni de la mer. J’ai abdiqué la dualité, j’ai vu que les deux mondes ne sont qu’un » disait Rûmi.

C’est à travers cette démarche que Marie et Ulysse rencontrent Nour Assile, jeune détenu radicalisé, à la recherche de lui-même (Lahcen Razzougui). A partir de cette fiction-témoignage, écrite de façon métaphorique et poétique, se construit un processus de la connaissance, et de la reconnaissance des autres par la différence. Le texte, partant d’une Chronique historique du XIIIème siècle, fait un saut dans le temps jusqu’en 2015 et montre, par ses Chroniques contemporaines 1 et 2, que l’Histoire ne cesse de se répéter par la barbarie et la destruction : désintégration de Raqqa, Alep, Damas et Mossoul au XIIIème siècle, exactions et effacement de toute culture au XXIème : mosquées dites hérétiques, livres rares, théâtres et églises, réduits en cendres, là-bas ; série d’attentats, fusillades et attaques-suicides, ici, un 13 novembre 2015.

Le récit est construit en deux parties : la première, intitulée Les Intrigues, où tout explose et où Ulysse est tué par les détenus le jour de l’unique représentation, la seconde partie : Les Destinées quand Marie décide de reprendre le spectacle et incite Nour Assile à poursuivre son récit. Il confesse sa rencontre avec une amie de la fac et sa première expérience sexuelle à l’âge de vingt-trois ans, la culpabilité qui s’en est suivie et le rachat qu’il espérait auprès du Cheikh, dont il démonte les mécanismes d’endoctrinement ; la mort qui rôde. A certains moments, un conteur apparaît et raconte le voyage, par flash-back, et la quête de Nour Assile fait le lien entre les deux parties : « Qui me sauvera de moi-même ? » s’interroge-t-il au fil des jours, et plus tard, se retournant sur son parcours, il constate : « J’ai quand même mis des années avant de cesser de me considérer en territoire ennemi. » Son voyage au bout de la nuit le conduit vers une résurrection et celle qui aurait pu l’accompagner encore plus loin, Marie, dont ce n’est pas la destinée, s’efface : « Je dois partir, Nour ! Pour toi. Pour moi. Il faut que je parte. » Et Nour Assile reprend son destin en mains « tel le danseur qui, sorti de son tournoiement, doit fixer le sol, fixer un point pour que cesse ce vertige. Tout bouge, tremble, danse autour de moi et dans moi. » Il regarde la vie, droit dans les yeux.

Ô toi que j’aime ou Le récit d’une apocalypse est un choc, par l’écriture, sans concession, comme un conte et un poème et par la puissance du langage scénique : ses lumières extrêmes qui sculptent les personnages dans un espace vide à la Peter Brook, emblématique (Fida Mohissen) ; la bande-son qui en arrière-plan, fait entendre la prison ou le Bataclan (David Couturier, Michel Thouseau) ; les images vidéo projetées sur un tulle qui accompagnent les moments les plus tendus (Benoît Lahoz) ; la révélation d’un acteur, Lahcen Razzougui, dans le rôle de Nour Assile, incarnation même du trouble qui l’habite sur ce Chemin de Damas.

La rigueur du travail de Fida Mohissen se confirme de spectacle en spectacle, nous l’avions découvert dans le Livre de Damas et des prophéties qu’il avait mis en scène il y a plusieurs années dans ce même théâtre, à partir de deux pièces de Saadalah Wannous : Un jour de notre temps et Le viol. Plus intime et personnel donc plus difficile encore, car s’inscrivant dans un réel occidental sensible et collectivement meurtri, Ô toi que j’aime engage l’irrationnel et le tragique. Et l’auteur dénonce courageusement « la conspiration contre notre civilisation, notre nation, notre existence » et « l’art de la rhétorique religieuse musulmane » quand elle est dévoyée, qu’il résume par : « une pensée politique qui attise l’animosité, la détestation, la haine de l’occident. »

Balloté entre Liban et Syrie pour raisons de guerre quand il était enfant, Fida Mohissen s’inscrit très tôt dans la jeunesse du parti Baas et pratique le théâtre qu’il développe ensuite dans une troupe universitaire, se forme comme acteur et joue dans de nombreux spectacles. En 1992 il crée la troupe Ouchak al Massrah soutenue par la partie française, à Damas et anime les ateliers théâtre du Centre culturel français où il monte Camus, Beckett et Molière, entre autres. « Un 4 octobre, il y a tout juste vingt ans, un avion m’a jeté ici alourdi de valises, de livres et de visions claires, de certitudes. J’avais pleuré pendant les quatre heures de vol qui séparaient Paris de Damas. Et si l’objet de mes larmes n’était pas uniquement la perte de familles, d’amis ou de la terre natale, mais une intuition prémonitoire de la perte de celui-là même qui partait ? » Installé en France depuis, il développe courageusement son éloge de l’ombre et ses partitions théâtrales entre différentes villes dont Avignon et Paris. Son talent est immense.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2019

Avec : Stéphane Godefroy, Ulysse – Lahcen Razzougui, Nour Assile – Benoit Lahoz, le Cheikh –  Clea Petrolesi, Marie – David Couturier, guitare électrique live – Michel Thouseau, contrebasse live. Assistanat mise en scène Amandine du Rivau – régie Générale Olivier Mandrin – création musicale et sonore David Couturier, Michel Thouseau – scénographie et lumières Fida Mohissen – vidéo Benoît Lahoz. Le spectacle a été créé en juillet 2018 au 11è/Gilgamesh-Belleville. Le texte est publié aux Éditions Lansman.

Du 8 au 18 avril 2019, Les Transversales, festival des arts mélangés de Méditerranée, Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1 Place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine – Navettes AR au départ de Châtelet, sur réservation – Tél. : 01 53 53 10 60 – Site : www.theatrejeanvilar.com – En tournée : les 20 et 21 novembre 2019, à L’Heure Bleue de Saint-Martin d’Hères – Les 11 et 12 décembre 2019 au Théâtre Charles Dullin de Chambéry.

 

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître

© Nabil Boutros

Projet et mise en scène de Waël Kadour et Mohamad Al Rashi – texte Waël Kadour – traduction Nabil Boutros – spectacle en arabe syrien surtitré – Théâtre Jean Vilar de Vitry, dans le cadre des Transversales.

A partir d’un événement sur lequel il s’interroge, le suicide d’une jeune femme qu’il connaît, Waël Kadour s’interroge sur les raisons qui l’ont poussée à ce geste. Nous sommes en 2011 à Damas, au moment où la révolution syrienne est en marche, porteuse d’un immense espoir pour la jeunesse. Cet acte déclenche son besoin de comprendre et d’écrire, ce qu’il fait quelques années plus tard. Il regarde son pays et ce qu’il a lui-même vécu jusqu’à l’exil en France, en 2015.

Dans sa pièce, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître – même année (2011), même ville (Damas), même prénom (Nour) – Waël Kadour rassemble autour de l’absente plusieurs personnages, pour mener l’enquête. La première scène met face à face une Jeune femme au profil d’infirmière ayant approché celle qui voulait mourir et qu’elle était chargée de débrancher. Elle raconte cette séquence, sensible, qu’elle vient de vivre à l’hôpital. Roula qui l’écoute, semble connaître aussi celle dont on parle, au bord de la mort : « Une amie est en soins intensifs et je ne sais pas dans quel état elle est… » La Jeune femme cherche et questionne : « Celle qui passait la soirée au night-club sur un toit… Il paraît qu’elle avait bu et on ne sait pas si elle est tombée ou si elle s’est jetée. C’est bien elle ? »

Dans la seconde scène, L’enquêteur s’invite et Roula l’affronte. Il lui impose la lecture à voix haute d’une lettre qui contient pour lui l’indicible : « Comme toi, j’aimerais vivre dans un autre pays que celui-là. Un pays où je ne me sentirais pas étouffée. » C’est une lettre d’amour écrite par une femme, son nom est Nour. Et L’enquêteur, tel un metteur en scène, dirige Roula dans sa lecture : « C’est comme ça qu’on dit à quelqu’un je t’aime ?! Dis-le avec plus d’amour… Imagine-toi comment Nour peut te le dire. » Puis : « Nour attend sûrement ta réponse. Allez, tu vas me dicter ta réponse, je l’écrirai et nous l’enverrons ensemble… » Mielleux d’abord, puis agressif et violent, cynique et froid, il dicte les ordres. La scène va crescendo jusqu’à ce que Roula acquiesce sa relation amoureuse et jusqu’à ce qu’il relate, comme une sévère mise en garde, le destin de deux hommes qui s’aimaient et à qui on a ôté toute dignité.

La troisième scène se passe chez Nour entre Mahmoud, le père de Nour et Roula. Celle-ci subit un nouvel interrogatoire, le père cherche à comprendre et à sauver sa fille. La quatrième scène consomme la rupture entre Roula et son ex-fiancé, Kinane, en permission après mobilisation. La cinquième est une confrontation entre Roula et la mère de Nour, Kholoud, forte personnalité, intrusive à souhait. La sixième et dernière scène nous conduit dans un night-club de Damas, sur une terrasse, au sommet d’un grand immeuble. Roula est en compagnie de cette Jeune Femme de la première scène dont l’image se superpose à celle de Nour. Et la fin brouille les pistes entre danse, transe, ivresse, langueur, désir et vérité. Va-t-elle se jeter, du haut de la terrasse ?

Le dispositif scénographique de Jean-Christophe Lanquetin est composé de matériaux de construction, en l’occurrence une palette de parpaings gris, qui créent une sorte de plateforme, posée côté jardin. Ces parpaings que les acteurs lèvent et reposent au sol quand de besoin s’interprètent de différentes manières, jusqu’à ce que leur verticalité finale reconstruise la ville, un symbole fort. L’écran sur lequel s’inscrit le texte, finement traduit par Nabil Boutros et piloté du plateau par les acteurs, complète le dispositif. Les personnages représentent deux générations, parents et enfants devenus à leur tour jeunes adultes. Tous les acteurs sont présents sur le plateau, spectateurs de la scène qui se joue devant eux, un tissu sonore discrètement présent les accompagne.

Après sa formation à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas, puis une résidence d’écriture au Royal Court Theatre de Londres en 2007, Waël Kadour a co-fondé l’organisation Ettijahat. Independed Culture, qui défend l’indépendance de l’art en Syrie et dans le monde arabe. Il met parfois en scène ses textes, comme Hontes et Quand Farah pleure et travaille aussi comme dramaturge sur les textes des grands auteurs dont Ibsen, Tchekhov, Albee ou Beckett etc. Hassan El Geretly, directeur du Théâtre El Warsha, a monté sa pièce, Les Petites chambres, présentée en 2018 au Caire, au Festival D-Caf. L’auteur cosigne ici avec Mohamad Al Rashi la mise en scène de Chroniques d’une ville qu’on croit connaître qui a traversé une longue gestation, de projet d’écriture en ateliers et de bourses en résidences, à partir de Citizens Artists que dirige Marie Elias, professeur de l’Université de Damas et directrice de projets artistiques, vivant au Liban depuis plusieurs années. Arrivé en France en 2014 après un temps de captivité, Mohamad Al Rashi retrouve Waël Kadour qu’il connaissait. Formé à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas où il a ensuite enseigné, il a joué dans de nombreux spectacles du Théâtre National de Damas et s’est produit dans les grands festivals comme Avignon, Bruxelles, Lausanne, Naples Genève et Paris. Il est aussi musicien et compositeur pour le théâtre.

Les co-metteurs en scène ont dirigé les acteurs selon le fil rouge qu’ils se sont tracés, posant la question des libertés individuelles et celle du doute. Si les acteurs incarnent à des degrés divers, la violence de l’État et celle de la société – dans une distribution hétérogène – si la dramaturgie hésite entre destin individuel et tragédie collective, se dessine en filigrane le système politique, social et religieux du pays sur fond de non-dits et de délation, là où la répression ronge et anéantit toute créativité et liberté de mouvement et de pensée.

Transversales décidément construit une riche programmation pour que vive les théâtres d’ailleurs. Et comme le déclarait l’emblématique dramaturge syrien, Saadallah Wannous, devant l’assemblée de l’Unesco le 27 mars 1996, un an avant sa mort, « Le théâtre doit rester en vie car sans lui, le monde deviendrait plus solitaire, plus moche et plus pauvre. »

Brigitte Rémer, le 20 avril 2019

Avec : Mohamad Al Rashi, Ramzi Choukair, Hanane El Dirani, Amal Omran, Moayad Roumieh, Tamara Saade. Création sonore Vincent Commaret – musique Vincent Commaret et Clément Queysanne – création lumières Franck Besson – scénographie Jean-Christophe Lanquetin – administration, production Estelle Renavant – Le spectacle a été créé les 15 et 16 janvier 2019, à La Filature/Scène Nationale de Mulhouse, dans le cadre du Festival Les Vagamondes.

Du 8 au 18 avril 2019, Les Transversales, festival des arts mélangés de Méditerranée, Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1 Place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine – Navettes AR au départ de Châtelet, sur réservation – Tél. : 01 53 53 10 60 – Site : www.theatrejeanvilar.com.

Gilgamesh Épopée ou La Passion d’Enkidu

© Catherine Peillon

Opéra pour huit instrumentistes, électronique et vidéo – Ensemble Mezwej – avec la complicité de l’Ensemble Achéron – conception, composition et direction Zad Moultaka – au Théâtre Jean Vilar de Vitry, dans le cadre des Transversales.

Le coup d’envoi des Transversales a été donné par la directrice du Théâtre Jean Vilar de Vitry, Nathalie Huerta, qui a élaboré la quatrième édition de ce Festival des arts mélangés de Méditerranée. À l’affiche, neuf spectacles sur quinze jours parlent de l’Histoire avec un grand H, de notre monde et d’altérité.

Gilgamesh Épopée ou La Passion d’Enkidu lance le cycle. Cet opéra a été créé à Nantes puis à l’Arsenal de Metz avant d’être présenté pour la première fois en Île de France. Il a pour source d’inspiration une légende de plus de quatre mille ans, qui continue à voyager dans le temps, Gilgamesh, récit épique composé de douze tablettes sumériennes rédigées en akkadien, une des œuvres littéraires les plus anciennes de l’humanité. Par son désir de gloire et d’immortalité, Gilgamesh, roi de la ville d’Uruk en ancienne Mésopotamie, s’attire la colère des dieux. Au titre de représailles ils lui envoient Enkidu, pour le combattre. « Debout dans la grand-rue d’Uruk-les-clos, Enkidu ( ) faisait preuve ( ) de violence ( ), Barrant la route à Gilgamesh. Devant lui se tenait la population (entière) d’Uruk, (Tout) le peuple s’était attroupé alentour, La foule se pressait devant lui… » Mais Gilgamesh et Enkidu scellent entre eux une puissante amitié « à la vie, à la mort », triomphent du géant Humbaba et du Taureau céleste.  A la recherche d’actes héroïques, Gilgamesh entraine Enkidu dans un long et périlleux périple à l’issue duquel ce dernier trouve la mort. Son agonie et sa perte de sens plongent Gilgamesh dans le désespoir. Il improvise un rituel pour ses funérailles puis part à la recherche de la fleur de l’immortalité. Son errance solitaire le mène jusqu’aux confins du monde et de l’enfer. « Sur son ami Enkidu, Gilgamesh Pleurait amèrement En courant la steppe. Devrais-je donc mourir, moi (aussi) ? Ne (me faudrait-il) pas ressembler à Enkidu ? L’angoisse M’est entrée au ventre ! C’est par peur de la mort Que je cours la steppe ! »

Zad Moultaka a mis en musique avec une grande subtilité et complexité cet incroyable récit, où « les personnages SONT la parole. » Ni illustrative, ni emphatique, la musique est chaude et développe sa narration, détachée du texte, comme un commentaire. Elle pleure et soupire avec son héros, monte au combat et les notes voyagent entre la mort, les dieux, les enfers, la solitude et la puissance. « Je vagabonde par la steppe » dit Gilgamesh. Les huit instrumentistes sont en demi-cercle face au chef et au public, avec leurs instruments grecs et leurs techniques spécifiques de jeu : la lyra (Sokratis Sinopoulos), le ney (Harris Lambrakis), le kanun (Stefanos Dorbarakis), le santuri (Vangelis Pashalidis), le yaili tanbur (Evgenios Voulgaris) ; avec les percussions (Claudio Bettinelli) ; avec deux violes de gambe (Marie-Suzanne de Loye et Andreas Linos). Les instruments méditerranéens se mêlent aux so­norités des instruments baroques et impriment puissance et fragilité au texte.

Le récit s’imprime sur écran, austère, beaucoup de mots sont manquants, espaces blancs mis entre crochets. Le regard du spectateur parfois hésite entre écran et musiciens, « Le temps a mangé l’histoire » dit le compositeur, « c’est comme un individu qui perd la mémoire… » Les tablettes originelles disparues, le texte doit beaucoup à la transmission orale et de nombreuses versions et interprétations ont traversé le temps. Zad Moultaka a choisi la version de l’épigraphiste, Jean Bottéro, qui a réalisé un énorme travail scientifique pour faire découvrir les mythes et les dieux. Dans Gilgamesh Épopée ou La Passion d’Enkidu il a travaillé par cycles, répétitions, et mouvement en spirales. Il a respecté les lacunes et les imprécisions d’un texte raviné par le temps, qui deviennent comme des respirations et conduisent jusqu’au chuchotement final et à l’écran blanc. Parfois, les lettres se perdent et dansent sur l’écran, tombent et s’entrechoquent en un geste artistique. A d’autres moments des images s’affichent,  comme un poème.

Car Zad Moultaka est non seulement compositeur mais il est aussi plasticien. Né au Liban, il avait présenté en 2016 au Théâtre Jean Vilar de Vitry, son oeuvre précédente, intitulée Um. Formé à l’IRCAM puis auprès de l’Ensemble 2 e 2m, en résidence à l’Arsenal de Metz et à l’Institut du Monde Arabe, il travaille entre les modalités et les rythmes de la musique arabe, et l’écriture contemporaine occidentale. Il a créé l’Ensemble Mezwej en 2004, d’abord en résidence pendant trois ans à la Fondation Royaumont et travaille entre Paris, Marseille, Beyrouth et Athènes. Pour Gilgamesh Épopée ou La Passion d’Enkidu, les musiciens ont travaillé en Grèce et en France au cours de trois résidences expérimentales. Leur recherche puise dans les profondeurs de la tradition mêlée à la créa­tion d’aujourd’hui. Certains courts moments appellent le vocal dans une grande expressivité, semblable à un chœur, et la montée dramatique nous mène dans l’essence même du sujet, la question de la vie et de la mort.

Dans ce récit d’initiation et d’apprentissage de la sagesse chez Gilgamesh, Zad Moultaka, compositeur talentueux et ses musiciens, sont porteurs d’une belle énergie et grande simplicité en mariant modalités orientales et occidentales dans les subtiles nuances d’une mémoire fragmentée. On se laisse porter.

Brigitte Rémer, le 16 avril 2019

Avec les Solistes des Ensembles Mezwej et Achéron – direction Zad Moultaka : Sokratis Sinopoulos, lyra –  Evgenios Voulgaris, yaili tanbur – Harris Lambrakis, ney –  Stefanos Dorbarakis, kanun – Vangelis Pashalidis, santuri – Claudio Bettinelli, percussions – Andreas Linos, Marie-Suzanne de Loye, violes de gambe – Commande et coproduction Onassis Cultural Center d’Athènes, Arsenal de Metz, Mezwej. Avec le soutien de la DRAC Provence Alpes Côte d’Azur.

Du 8 au 18 avril 2019, Les Transversales, festival des arts mélangés de Méditerranée, Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1 Place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine – Navettes AR au départ de Châtelet, sur réservation – Tél. : 01 53 53 10 60 – Site : www.theatrejeanvilar.com.

Trois solos, aux « Plateaux »

Trois solos proposés le 28 septembre au Théâtre Jean Vilar de Vitry lors de la 26éme édition des Plateaux, plateforme internationale de danse programmée par La Briqueterie, Centre de développement chorégraphique national du Val-de-Marne : bang bang de Manuel Roque, Oh ! rage de Calixto Neto et NoirBlue d’Ana Pi.

A l’initiative de Daniel Favier, directeur de La Briqueterie, Les Plateaux proposent quatre jours d’échanges et de diffusion de la jeune création internationale en danse, cette année sous le concept de Visions élargies. Du solo aux pièces de groupe, danseurs et chorégraphes venant d’Australie, du Canada, du Brésil, d’Espagne et de France partagent leur perception du monde.

Dans le cadre des partenariats développés par La Briqueterie, le Théâtre Jean Vilar de Vitry son voisin, lui ouvre ses portes et son plateau, une belle surface carrée, dépouillée. Les danseurs y présentent leur solo, construisant leurs chemins singuliers loin des stéréotypes. Chacun, dans son espace et avec sa propre inventivité, propose un langage sonore construit, un environnement lumières élaboré, un style proche de la performance ou de l’installation si l’on fait référence aux arts visuels. Répétition et récurrence, concentration, accentuation et obstination, sont leurs points communs.

Manuel Roque, danseur et chorégraphe découvert par l’équipe de La Briqueterie en 2015 avec Matière Noire, pièce présentée dans le cadre du projet canadien/européen Migrant Bodies interprète son solo, bang bang. Formé aux arts du cirque et du théâtre à Montréal, avant d’aborder la danse et de travailler avec différents chorégraphes phares de la scène québécoise – dont Marie Chouinard, Sylvain Émard et Daniel Léveillé, il trace son propre parcours chorégraphique depuis plus d’une huitaine d’années. Bang bang fut créé au laboratoire Les Subsistances, à Lyon, en 2017. Manuel Roque a obtenu pour cette pièce comme meilleure œuvre chorégraphique de la saison (2016-2017) le Prix du Conseil des arts et des lettres du Québec ainsi que le Prix de la danse de Montréal, en catégorie Interprète (2017). La percussion ébranle le plateau de manière lancinante, avant même que le danseur apparaisse. Manuel Roque débute de manière mécanique, comme la presse d’une usine de construction automobile, répétant inlassablement le même geste, insistant, dérangeant. Il frappe le sol du pied dans toutes ses déclinaisons, avec détermination. Puis il s’anime, s’élève, dessine sur le sol par les pieds et les jambes en action, ses chemins de traverse, avec habileté, vélocité, virtuosité. Il disparait dans les brumes, dans la nuit, se métamorphose et devient animal, sorte d’iguane face à la lumière, son ombre projetée au mur. Le danseur s’est lancé des défis, posé des limites, donné des règles. Ancré au sol il change de parcours et transgresse les repères, va au-delà, jusqu’à l’absurde. Sa concentration et sa gravité, le dépassement de soi, obligent au respect. Avec obstination il travaille sur la répétition.

Le second solo, Oh ! rage, est chorégraphié et dansé par Calixto Neto. Le danseur a étudié le théâtre à l’université Fédérale de Pernambuco au Brésil, puis a commencé à danser à l’âge de vingt ans avec le Groupe Expérimental de Danse de Recife. De 2007 à 2013, il est avec la compagnie Lia Rodrigues et tourne au Brésil et en Europe. De 2013 à 2015 il crée le solo Petites explosions et le duo Pipoca, avec Bruno Freire dans le cadre de son Master d’études chorégraphiques/ formation Ex.e.r.ce. au CCN de Montpellier-Languedoc Roussillon. Il a depuis participé à la création de And we are not at the same place avec Aria Boumpaki, Noga Golan et Pauline Brun, pièce présentée au Festival d’Épidaure et à celle de la pièce Giovanni’s Club du chorégraphe Claudio Bernardo. Pour Oh ! rage, Calixto Neto a tracé au sol d’un trait rouge un parallélépipède et joue sur le dedans/dehors, passant les frontières avec un grand naturel. Il s’intéresse aux danses dites périphériques et travaille dans le discontinu. Il danse longtemps de dos. Pour lui qui construit sur et à partir de l’altérité, du croisement des cultures, des mouvements Afropunk, c’est un acte de résistance. Il joue de plusieurs styles à travers la célébration, la protestation, la révolte. L’œuvre de Gayatri Chakravorty Spivak, théoricienne de la littérature et critique littéraire indienne, l’inspire, notamment avec son ouvrage : les subalternes peuvent-elles parler, un des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales, très discuté, très polémique. Calixto Neto s’en empare et pose la question qu’il traduit par : Les subalternes peuvent-ils/elles enfin danser ?

Le troisième solo présenté, dans une chorégraphie et une interprétation d’Ana Pi, NoirBlue, décline la couleur bleue à la manière de Michel Pastoureau analyste des couleurs, quand il travaille sur le Bleu, histoire d’une couleur. Elle passe, sur un mode ludique, du bleu au noir, et du bleu émerge la danse noire. Diplômée de l’École de Danse de l’Université Fédérale de Bahia au Brésil, Ana Pi étudie la danse et l’image au Centre chorégraphique national de Montpellier sous la direction de Mathilde Monnier, dans le cadre de la formation Ex.e.r.ce. Performeuse, elle travaille sur les danses urbaines et présente une conférence dansée, Le Tour du Monde des Danses Urbaines en dix villes, avec Cecilia Bengolea et François Chaignaud. Elle est interprète dans les créations de ces deux chorégraphes : Twerk et Dub Love, ainsi que pour Malika Djardi, Yves-Noel Genod, Mark Tompkins et Eric Mihn Cuong Castaing. Ana Pi commence au sol par des rotations et ondulations de pieds, chaussures cerclées d’un bleu fluo qui écrivent dans le noir. Elle se meut ensuite dans des fonds sous-marins, sirène parmi les murènes avant d’égrener avec le public toutes les nuances de bleu qu’elle symbolise, bleu après bleu, par une pastille collée sur la peau, bras, jambes, buste : bleu de cobalt, marine, outremer, ciel, pétrole etc. Quand la lumière tombe on repère sa gestuelle par ces petites pastilles fluorescentes. Puis elle souffle sur une poudre de pigment bleu, joue d’une longue natte de cette même couleur, met un disque vinyle noir posé sur un coin de pick-up. Ana Pi joue entre apparition et disparition, présence et absence, clin d’œil et réflexion. Son écriture chorégraphique est un syncrétisme entre danse traditionnelle, populaire et danse contemporaine.

Entre le spectacle d’ouverture, Opus, de Christos Papadopoulos, première pièce de la sélection « Aerowaves », suivie de Wreck, Scarabeo et Forecasting et celui de clôture, Molar de Quim Bigas Bassart, Les Plateaux présentent, cette année encore, beaucoup de jeunes artistes qui rivalisent en discours chorégraphiques, parcours et créativité, dans une poétique invitation au voyage.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2018

. Bang bang – création 2017 – 50 min, Québec – chorégraphie et interprétation Manuel Roque – répétitrices et
 conseillères artistiques Sophie Corriveau, Lucie Vigneault – dramaturgie Peter James – costumes et scénographie Marilène Bastien – lumières Marc Parent – trame sonore Manuel Roque incluant des extraits de Debussy, Chopin, Merzbow, 2001 Space Odyssey et Tarkowky.

. Oh ! rage – création 2018 – 40 min, Brésil – chorégraphie et interprétation Calixto Neto – lumières Eduardo Abdala – création sonore 
Charlotte Boisselier – regards extérieurs 
Carolina Campos, Isabela Fernandes Santana, Marcelo Sena.

. NoirBlue – création 2017- 50 min, France – Corpo & Imagens – chorégraphie, dramaturgie, costumes, objets et interprétation 
Ana Pi – musique originale Jideh High Elements – lumières Jean-Marc Ségalen – conseillers
 Taata Mutá Imê, Samuel Mwamé, Besrekè Ahou, Ousmane Baba Sy.

Les Plateaux : du 26 au 29 septembre 2018 – La Briqueterie
CDCN du Val-de-Marne 17 rue Robert Degert, Les Malassis. 
94407 Vitry-sur-Seine – Site : www. alabriqueterie.com – Tél. : + 33 (0 )1 46 86 17 61.

 

May B

May B ©DR

May B de Maguy Marin, de Sainte Foy-lès-Lyon à Rio de Janeiro, une Fraternité – Chorégraphie de Maguy Marin – Avec les interprètes de l’École Libre de danse de Maré de Lia Rodrigues – Musiques Franz Schubert, Gilles de Binche, Gavin Bryars.

Créé par Maguy Marin au Théâtre Municipal d’Angers en 1981, May B est un spectacle mythique qui a tourné dans le monde entier. La pièce est aujourd’hui recréée pour et avec les stagiaires danseurs de l’École Libre de Maré que dirige Lia Rodrigues dans le cadre du passage de témoin et de la transmission. « Depuis plusieurs années, nous avons avec Lia un rêve : celui de transmettre la pièce May B à ses étudiants de la Maré. La pièce, qu’elle a vu naître, se révèle être le lieu d’une transmission particulièrement sensible en direction de jeunes danseurs amateurs et professionnels. »  

Maguy Marin a débuté sa carrière professionnelle en 1976 et fut vite repérée par le Concours chorégraphique international de Bagnolet avec Nieblas de Niño. Elle a dirigé d’importantes structures chorégraphiques et monté une quarantaine de pièces. Sa compagnie est installée depuis trois ans dans une ancienne menuiserie de Sainte-Foy-lès-Lyon avec un ambitieux projet, Ramdam, un Centre d’Art, en coopération avec des compagnies partenaires. Lia Rodrigues travaille avec elle depuis le début des années 80. Danseuse, elle fut interprète de May B dans sa version originelle et se rappelle : « J’ai pu apprendre comment la rigueur et la discipline pouvaient être combinées avec la créativité et l’invention. » Elle a fondé en 1990 une compagnie, à Rio de Janeiro, puis en 2011 une école de danse dans la favela de Maré où vivent plus de cent quarante mille habitants, travaille avec des amateurs et rassemble une petite troupe. Artiste associée au Cent Quatre-Paris elle y a présenté plusieurs de ses pièces dont Pour que le ciel ne tombe pas, en 2016. Cette nouvelle version de May B est une histoire de danse et d’amitié entre Maguy Marin et Lia Rodrigues dans laquelle les enjeux esthétiques et économiques sont important pour la poursuite du travail de Lia au Brésil dans un contexte financier exsangue. Elle est aussi l’occasion d’éviter toute nostalgie en donnant du sang neuf et un nouveau visage à la pièce.

May B témoigne de l’univers de Samuel Beckett, des éléments théâtraux y sont agrégés et le style du spectacle n’est pas sans rappeler Pina Bausch et le Tanztheater. C’est un récit gestuel surgi de nulle part dans une dramaturgie de déambulations et de récurrences entre le mouvement et la suspension. On ne sait si l’on plonge dans l’univers de la vieillesse aux petits pas ou dans celui de la folie, dans une cérémonie de retournement des morts chez les Malgaches, au purgatoire ou en enfer. Les personnages créés par chacun des dix danseurs semblent dans un état de demi-conscience. Visages d’argile et costumes grossiers, ils forment une sorte de magma et composent des figures, faisant front tantôt collectivement tantôt par petits groupes. Dans leur errance et leur mise en abyme ils élaborent des façons singulières de se mouvoir, sont au corps à corps, se fondent en un ensemble minéral couleur terre, se déplacent en diagonale, en cercle et cisèlent leur espace. Ils font vivre des personnages beckettiens, entre persévérance et renoncement, torpeur, excitation et panique, prêts au départ valise à la main. On y trouve Hamm de Fin de Partie, aveugle et dans un fauteuil roulant, qui tyrannise Clov, le couple Pozzo-Lucky d’En attendant Godot, le premier maltraitant le second qu’il tient en laisse, Molloy ce vieux solitaire amnésique, qui raconte des bribes de sa vie, premier roman éponyme d’une trilogie. Pour Maguy Marin May B est une pièce fondatrice. « Je n’ai pas arrêté depuis de travailler sur ce qu’elle mettait en jeu : la fragilité du corps, la question du silence et de l’immobilité, celle du chœur aussi, cette somme d’individualités qui agissent pourtant dans un espace commun. » Elle est portée par les chants mélodiques poignants de Franz Schubert, les musiques de Gilles de Binche et l’obsédant Jesus Blood never failed me yet de Gavin Bryars.

La force de la chorégraphie où le corps collectif prime, est entière. Son extrême théâtralisation n’est pas sans évoquer Tadeusz Kantor ou Josef Nadj. Fruit d’une collaboration poétique et politique entre Maguy Marin et Lia Rodrigues, May B est chargé. « À cette époque où partout dans le monde l’on construit de plus en plus de murs et de grilles, où les territoires sont férocement délimités, où les frontières sont imposées et rigoureusement défendues, le projet de transmission de May B à la Maré propose de faire le mouvement inverse afin de découvrir de nouvelles possibilités de partages, dialogues et collaborations » dit Lia Rodrigues. Les danseuses et danseurs brésiliens y font un travail éblouissant qui appelle l’admiration.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2018

Avec : Audrey Da Silva Pereira – Diego Farias Alves da Cruz – Jeniffer Rodrigues da Silva – Karolline da Silva Pinto – Larissa Lima da Silva – Luciana Barros Ferreira – Luyd de Souza Carvalho – Marllon dos Santos Araujo – Raquel Alexandre David Silva – Ricardo de Araujo Xavier. Lumières Alexandre Beneteaud – costumes Louise Marin – artiste chorégraphique pour la transmission Isabelle Missal – répétitrice Amalia Lima – directrice de tournée Astrid Toledo – responsable technique pour les décors Christian Charlin – régie générale et régie lumières Magali Foubert – Production déléguée ArGes Jacques Segueilla – diffusion Thérèse Barbanel.

Le 2 mai, Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1, place Jean-Vilar – 94400 Vitry-sur-Seine – tél : 01 55 53 10 60 – Site – www.theatrejeanvilar.comRamdam, un Centre d’Art : contact@ramdamcda.org tél.  +33 (0)4 78 59 62 62 et tél.  +33 (0)9 83 03 22 80 – mail : buro@compagnie-maguy-marin.fr