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Brazza – Ouidah – Saint-Denis 

© Jérémie Levy

Texte et mise en scène Alice Carré, Compagnie Eia ! Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, dispositif Premiers Printemps.

Après Et le cœur fume encore qu’elle présentait il y a deux ans dans ce même Théâtre Gérard Philipe sur le thème de la guerre d’Algérie, Alice Carré s’attaque à d’autres vérités cachées, à d’autres non-dits, la relation de la France avec les tirailleurs dits Sénégalais, qui venaient en fait de différents pays d’Afrique – Congo, Gabon, République Centrafricaine autrefois Oubangui-Chari, Bénin. Ils auraient été 400 000 enrôlés par l’armée française dont 40 000 envoyés sur le front français. Partant de ces données et malgré les contradictions des historiens, Alice Carré a élaboré un scénario basé sur les matériaux d’archives et sur les témoignages d’anciens combattants et de leurs descendants. Comme souvent ils avaient enfoui au plus profond leur histoire, les jeunes générations se mettent en quête de leur identité et questionnent parents et grands-parents.

Plusieurs histoires familiales se croisent ici, de soldats africains exposés aux avant-postes, face à une France dans le déni, l’absence et l’oubli. Mais « Brazza la verte se souvient de tout » nous dit-on. La ville avait été déclarée capitale de la France Libre, le 26 octobre 1940. On nous parle de Bacongo, l’un des plus anciens quartiers de Brazzaville où les Sapeurs défilent sur l’avenue Matsoua dans leurs élégances excentriques, toutes couleurs dehors. On nous parle surtout de la souffrance des soldats dans le froid et des luttes pour les indépendances. Le massacre de Thiaroye dans un camp militaire de la périphérie de Dakar, le 1er décembre 1944, est emblématique du déni français : des troupes coloniales et gendarmes français avaient mitraillé les tirailleurs, ces anciens prisonniers rapatriés à qui la France devait de l’argent, et qui ce jour-là manifestaient pour toucher leurs indemnités et le versement de leur pécule. Les historiens ne se sont jamais entendus sur le nombre de morts à Thiaroye, mais ils furent nombreux.

Alice Carré tisse la toile d’une histoire peu glorieuse pour la France, pour ne pas dire odieuse et place deux petites filles de soldats, Luz et Melika, comme protagonistes en quête de la vérité. Luz part à Brazzaville faire des recherches, Melika, française d’origine béninoise, taraude son père et questionne les albums photos familiaux. Pourtant, l’écriture narrative prend parfois une tournure un peu romanesque qui perturbe l’intensité du récit et quitte le documentaire pour une fiction plus légère. Ainsi l’amourette entre la jeune Française en quête de vérité et le jeune Africain dont l’ancêtre a combattu, ainsi l’enfant né de la liaison entre la marraine de guerre et le soldat dont elle organise l’évasion, diluent l’âpreté du témoignage brut et de la réelle problématique de colonisation. Dans la 1ère Division Blindée, Zola fut engagé volontaire et avait reçu des Américains une courte formation. Il avait horriblement souffert de la neige et du froid. On voit des cartes militaires, entrées tant bien que mal dans la mémoire, on est face au fleuve Congo séparant Brazza de Kinshasa, on suit l’achat d’un terrain à Ouidah, au Bénin, berceau de la culture vaudou. Des images apparaissent et disparaissent comme le port de Morlaix, les camps de prisonniers, le récit du massacre, la caricature de jugement pour les soldats français impliqués, car il n’y a pas eu de véritable procès, à peine quelques dégradations militaires et condamnations en guise de réponse. Tout cela est un peu éclaté car le sujet est vaste et anguleux.

Au-delà de la dissimulation et de la manipulation des archives, Alice Carré et son équipe ont eu accès à de vrais documents, ont repéré la trace des monuments-hommages aux soldats tombés, à Douala, à Brazza. L’équipe s’est appuyée sur les écrits de l’historien Martin Mourre dont Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, « métaphore de la violence et de l’injustice coloniale » et sur ceux d’Armelle Mabon qui, avec Prisonniers de guerre « indigènes » parle de ces visages oubliés de la France occupée et démonte la thèse de la mutinerie.

Brazza – Ouidah – Saint-Denis est un énorme chantier qu’a ouvert Alice Carré et une boîte de Pandore, difficile à maîtriser dans les méandres de la mémoire collective, car elle engage le politique et bien en amont les ravages de la colonisation. C’est ambitieux et généreux. Entrecroiser ce passé et le présent, et théâtraliser le récit, n’est pas simple, tout n’est pas abouti en termes de langage scénique. Les six acteurs interprètent plusieurs rôles et composent parfois avec le décalage des générations dans une incarnation complexe : une vieille femme congolaise, une autre, plus jeune, ignorant ses origines, un fils de tirailleur, un soldat français vichyiste, les jeunes femmes en quête de leurs origines, l’homme de loi. Ils ont travaillé sur l’écriture des corps avec la chorégraphe Ingrid Estarque. La scénographie (Charlotte Gauthier Van Tour) se compose de toiles qui donnent une fluidité à la création d’espaces menant d’Afrique en France. Lumière et son (Mariam Rency et Pierre-Jean Rigal) participent de l’écriture scénique apportant ses climats et ses troubles. Et l’esprit voyage douloureusement face à l’amnésie d’un pays devenu grand par les contributions souvent forcées d’autres pays.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2022

Avec :  Loup Balthazar, Claire Boust, Eliott Lerner, Josué Ndofusu, Kaïnana Ramadani, Basile Yawanke et les témoignages de Armelle Abibou, Yves Abibou, Monsieur Balossa, Malonga Mungabio, Orchy Nzaba – chorégraphie Ingrid Estarque – collaboration à la mise en scène Marie Demesy – scénographie Charlotte Gauthier Van Tour – regard dramaturgique Loup Balthazar, Marie Demesy – lumière Mariam Rency – son Pierre-Jean Rigal – costumes Anaïs Heureaux – régie lumière Madeleine Campa.

Du 19 au 23 mai 2022, au Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 Bd Jules Guesde, 93200. Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 – site : www.theatregerardphilipe.com

Fanny et Alexandre 

© Brigitte Enguerand

Texte Ingmar Bergman, traduction Lucie Albertini, Carl Gustaf Bjurström – Mise en scène Julie Deliquet avec la troupe de la Comédie-Française – Captation La Compagnie des Indes, avec la participation de France Télévisions. Diffusion Culturebox, le 15 février 2021.

On est au début du XXème siècle, en Suède. C’est Noël et la famille Ekdahl se réunit pour la fête. Le ton est au badinage et à la grivoiserie, aux aimables provocations. On dresse la table. Oscar, acteur et metteur en scène (Denis Podalydès) introduit la famille et l’accueille, tous en ce jour sont les personnages de la crèche, de la Vierge Marie à l’agneau. Bougies, coupes de champagne, chants de l’enfance, farandole. Fils d’Helena Ekdahl, actrice (Dominique Blanc), Oscar a pris la relève de sa mère à la direction du théâtre et devise sur son art. « J’aime tous ceux qui travaillent dans ce petit monde, le théâtre. » La galerie de portraits est au complet, avec les extravagances de chacun : Émilie, actrice, épouse d’Oscar (Elsa Lepoivre), leurs deux enfants : Fanny (Rebecca Marder), Alexandre (Jean Chevalier) et Maj leur préceptrice (Julie Sicard) ; arrivent le premier frère, Carl (Laurent Stocker) et son épouse, Lydia (Véronique Vella) qu’il ne cesse de dégrader : « Pourquoi je te hais ? Parce que tu me renvoies un reflet » ; puis l’autre frère, Gustav Adolf (Hervé Pierre), prompt aux bons mots légèrement graveleux, avec son épouse, Alma (Florence Viala) accompagnée de son fils (Gaël Kamilindi). Isak Jacobi, antiquaire (Gilles David), les rejoint, suivi de son neveu, Aron (Noam Morgensztern) qui les regarde tous, éberlué et décalé. Il se met au piano et raconte : « Mes parents avaient un petit théâtre de magie. Un jour, un véritable spectre est arrivé sur scène… » Il évoque les fantômes, ces âmes errantes… les gens perdus, les anges et les diables… Il est habité d’un certain pouvoir d’exorcisme et de divination.

Dès le départ le spectateur flotte, d’illusion à réalité, entre la famille Ekdahl, qui fête Noël à sa façon, et le théâtre dans le théâtre illustré par Oscar qui, au centre de la scène, répète Hamlet et nous entraine dans ses visions. Fanny et Alexandre sont du spectacle comme ils le souhaitaient, ils apparaissent, costumés, avant de disparaître par la trappe située au centre du plateau. Les femmes se regroupent dans le rôle du souffleur.

En pleine répétition, Oscar meurt, subitement. Un monde bascule. « Il y a quelqu’un dans la salle ? » Reste la servante, petite lumière qui brille sur scène quand le théâtre est plongé dans le noir. On entre alors dans la seconde partie du spectacle où, de la salle, les acteurs qui font office de spectateurs, semblent s’éveiller d’un rêve étrange…

Quelque temps plus tard Émilie annonce son projet d’épouser l’évêque luthérien, Bishop Edvard Vergerus (Thierry Hancisse) dont elle est amoureuse, et s’éloigne du théâtre. On assiste à son arrivée chez lui, accompagnée des enfants. L’atmosphère y est austère et ascétique et les règles de bonne conduite dans la maison leur sont dictées par l’autoritaire Henrietta, sœur de l’évêque (Anne Kessler). On entre dans le monde de la simulation et de l’affabulation. Fanny retient ses larmes. Alexandre reçoit son premier sermon sur le mensonge. « L’imagination est un don de Dieu… » rend grâce l’évêque, imposant à tous la prière à genoux. Émilie est sous emprise, comme hypnotisée.

Pour décompenser, Fanny et Alexandre jouent au fantôme avec la servante, Justina (Anna Cervinka) qui se met à raconter l’histoire lugubre de la maison : la mère, enfermée avec ses deux filles, celles-ci cherchant à s’enfuir par la fenêtre et tombant dans les eaux noires et glacées de la rivière. La mère, qui tente de les sauver et sombre à son tour. Le calme, qui n’est jamais revenu dans la maison. Et Alexandre compose la suite de l’histoire : « Cet homme que ma mère a épousé… Un soir. Le soleil brille. Je vois l’une des petites filles dans l’encadrement de la porte. L’autre, la grande, arrive, s’arrête, me regarde et me fait signe de me retourner. La mère alors raconte. Je veux que tu connaisses notre secret. » Alexandre mime et raconte les scènes érotiques qu’il a aperçues, entre l’évêque et sa mère. Les deux jeunes se déchaînent : « Si on se concentre tous les deux pour que l’évêque meure, ça marchera… ! » 1, 2,3…. Meurs, salaud ! Mais l’évêque arrive avec sa sœur, ils ont eu le récit de la servante et demandent à Alexandre de jurer sur la Bible. Celui-ci s’y refuse. L’évêque cogne de toutes ses forces, sa violence est inouïe : « Déshabille-toi… Enlève ta chemise… Baisse ta culotte ! » Maltraitance, sévices, torture, tel est le langage de l’évêque à l’égard d’Alexandre qui a osé se rebeller. On est au comble de la perversité quand tombe l’annonce de les enfermer. Apparaît le fantôme du père qui dialogue avec son fils, Alexandre… Reproches du fils : « Tu faisais l’obligeant, papa. Tu ne disais jamais ce que tu pensais. On avait honte de toi. Et maintenant tu erres. Tu es mort, papa. Pourquoi tu ne vas pas voir Dieu pour lui dire de tuer l’évêque ? Va-t’en, je ne veux plus te voir ! »

Retour à la scène du début, la réunion de famille, même ambiance. On regarde l’album des photos de famille, en s’esclaffant. « La vie n’est qu’une succession de rôles, certains sont amusants, d’autres moins… » dit avec philosophie la doyenne, Helena Ekdahl. Fanny et Alexandre sont attendus et l’inquiétude grandit. Arrive Émilie, seule, qui réussit à donner l’alerte et dit attendre un enfant. « Je hais cet homme. » A son retour à l’évêché elle découvre l’état de son fils et se déchaîne contre l’évêque. « Je maudis l’enfant que je porte. » Lui, menace, ses imprécations sont des plus hypocrites : « Nous traversons une vallée de larmes… Nous l’enrichissons de forces vives. » Fanny sombre dans une quasi-folie, accrochée aux barreaux du lit. Alexandre est en sang.

Isak Jacobi et son neveu Aron arrivent à l’évêché et disent venir rendre visite à Edvard Vergerus, l’évêque. Ils se font éconduire par sa sœur. Isak alors invente un stratagème. « Votre frère a des soucis d’argent…» Et le mur se soulève pour libérer Fanny et Alexandre. Arrive l’évêque, suivi de la famille Ekdahl. « J’ai la supériorité morale… » se défend-il. « Les enfants ne reviendront pas » lâche Émilie. Une tirade truculente d’insultes est lâchée par Gustav-Adolf à son encontre. « Charogne » hurle-t-il ! Émilie craque et dit vouloir rester. Elle prépare en fait sa vengeance et verse du poison dans le bol de l’évêque, qui se délite. Aron, en messager, raconte la mort de Vergerus, qu’il met en scène, en s’illuminant. Helena la Sage déclare à l’adresse d’Émilie : « Il ne faut pas hésiter au chemin final. Je suis ton ange gardien… » Émilie lui offre Le Songe de Strindberg en lui proposant un rôle. « Tout peut arriver. Temps et espace n’existent plus. L’auteur laisse libre cours à son imagination. » Gustav Adolf a le dernier mot en apostrophant le public. Épilogue. « Ben voilà… Cher public, merci d’être venu si nombreux… Voici la joie revenue dans nos cœurs. Soyons gentils et généreux…» Tous les acteurs sont à l’avant-scène.

Ce parallèle entre famille et théâtre, famille et troupe comme celle de la Comédie-Française, avec apostrophe au public, ce trouble entre réel et imaginaire, sont au cœur du sujet. La complexité de l’univers psychanalytique bergmanien l’est aussi : culpabilité, repentance, soumission à l’autorité, interdit, perversion, révolte, amour, rupture, enfance, famille et mort. Et le surnaturel est présent, comme un épais brouillard, du spectre shakespearien de la première partie, au retour du père rendant visite au fils, dans la seconde. La captation en restitue l’atmosphère avec virtuosité.

Dans sa lecture de Fanny et Alexandre, Julie Deliquet s’est appuyée non seulement sur le film d’Ingmar Bergman, tourné en 1982 – son dernier film, considéré comme œuvre testamentaire – mais aussi du roman de Bergman qui avait précédé, ainsi que de la série télévisée qu’il avait réalisée avant le film. Tous les acteurs habitent leur rôle et donnent vie à l’impensable, avec talent. La metteure en scène n’en est pas à son coup d’essai avec la Comédie Française elle avait monté Vania, d’après Oncle Vania d’Anton Tchekhov, avec les acteurs de la Troupe, au Vieux Colombier, en 2016. Auparavant, elle avait fondé sa compagnie, In Vitro, et présenté sa première pièce, Derniers remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce, en 2009. Elle a été nommée directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis en mars 2020, au début de la pandémie et de la fermeture des théâtres.

Brigitte Rémer , le 23 février 2021

Avec la troupe de la Comédie-Française : Dominique Blanc, Cécile Brune, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Gilles David, Thierry Hancisse, Gaël Kamilindi, Anne Kessler, Elsa Lepoivre, Rebecca Marder, Noam Morgensztern, Hervé Pierre, Denis Podalydès, Julie Sicard, Laurent Stocker, Véronique Vella, Florence Viala et les comédiennes de la promotion 2018-2019 de l’académie de la Comédie-Française, Noémie Pasteger, Léa Schweitzer – Version scénique Florence Seyvos, Julie Deliquet, Julie André – scénographie Éric Ruf, Julie Deliquet – costumes Julie Scobeltzine – lumière pour le théâtre Vyara Stefanova – musique originale Mathieu Boccaren – collaboration artistique Julie André – assistanat à la scénographie Zoé Pautet.

Spectacle créé Salle Richelieu et entré au Répertoire de la Comédie-Française en février 2019. Captation en mai 2019 – Réalisation Corentin Leconte. Une coproduction Comédie-Française, La Compagnie des Indes avec la participation de France Télévisions – La traduction est éditée par Gallimard – Prochaine diffusion au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, à une date indéterminée.