Archives par étiquette : Théâtre du Soleil

Macabre carnaval

© Mathieu Vouzelaud

Création originale, texte et conception Stéphane Bensimon, co-mise en scène de Stéphane Bensimon, Élisa Delorme, Clément Delpérié et Jérémie Chevalier avec la troupe du Théâtre de l’Hydre, dans le cadre du Festival Départ d’Incendies – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.

C’est un spectacle de troupe qui a lieu en plein air. En arrivant sur le site, d’emblée on en comprend l’élan collectif. La troupe se compose de deux techniciens et quinze artistes de différentes disciplines – théâtre, cirque, danse, et musique – originaires de France, du Chili, du Pérou et d’Uruguay, elle est en soi un Manifeste.

Le soleil n’est pas encore couché ses derniers rayons font cligner des yeux, puis il baisse et se cache, relayé par les projecteurs. Le thème monte en puissance pour parler de la dictature militaire en Uruguay – qui a commencé avec le coup d’État du 27 juin 1973 – et de la barbarie. Petit pays de moins de trois millions d’habitants dans les années soixante-dix il n’était pas au générique des assassinats politiques et des disparus dénoncés en Europe, contrairement  aux grands pays d’Amérique du Sud, comme le Brésil, l’Argentine ou le Chili. Pourtant la répression y fut aussi sauvage et de nombreux prisonniers politiques, dont des enfants, ont subi la torture.

© Mathieu Vouzelaud

La scénographie est posée entre les arbres, à l’entrée de la Cartoucherie et des bancs se font face, pour les spectateurs. Le dispositif est en bi-frontal, le spectacle se joue de cour à jardin, beaucoup d’éléments y sont astucieusement mobiles pour restituer les étapes de l’Histoire et les lieux des affrontements : panneaux aux multiples usages dont celui de tableau noir ou de représentation de photos et dessins collés, d’affiches ; estrades, praticables et wagonnets. Les industriels – dont la Banque Monti – et les politiques font face aux ouvriers en grève et à la jeunesse qui s’engage : « Rentrez chez vous. Dernières sommations… » Aux quatre coins du rectangle se trouvent des podiums sur lesquels interviennent par moments les acteurs, par la parole, le geste et l’action, par la musique, violoncelle et percussions. Le spectacle est très chorégraphié, on y voit l’entrainement des guérilleros, la représentation des soulèvements à Montevideo, les rassemblements de jeunes et réunions, les prises de parole… Les deux camps s’affrontent, avec interdictions et couvre-feu d’un côté, provocations et lutte contre la corruption, de l’autre.

Le spectacle est aussi l’histoire d’une jeunesse rêvant d’un monde plus juste, d’un idéal, et qui scandent les mots Liberté, Solidarité, une histoire d’utopie écrite par Stéphane Bensimon à la première personne et qui débute avec la crise économique de 1954. À la craie, sur un immense tableau, s’inscrivent certains noms dont celui de Carlos Liscano, journaliste et poète arrêté en 1972 et condamné à treize ans de prison pour appartenir au mouvement Tupamaros d’extrême gauche, qui défend l’action directe et la guérilla urbaine. Luiz Sánchez (inspiré de Raul Sendic), qui interrompt ses études juridiques et fait figure de leader, lance un appel à l’insurrection auprès de tous les travailleurs, dont les coupeurs de canne à sucre. « Le 7 mai 1962, j’ai treize ans, ils arrivent, les chevelus, nus pieds, délabrés, si pauvres… Plus rien ne sera comme avant. » Leïla ne retourne pas à l’école et rejoint la maison de quartier. Plus tard, avec Ricardo qu’elle accompagne, elle lira une Déclaration marquant ainsi son entrée en résistance. Des débats s’engagent sur la place de chacun, les stratégies à développer, la difficulté de s’unir. Mario, vingt-quatre ans, quitte le Parti Communiste et l’extrême-droite guette. « Ils n’ont pas de mémoire, ils n’ont pas de conscience… Nous devons créer un homme nouveau pour un monde nouveau » disent-ils avant de scander collectivement ce qui deviendra leur emblème : « De pie, luchar Que vamos va a triunfar… El pueblo unido, jamás será vencido. »  Des danses dont la Danse des Drapeaux, des pyramides comme expression de solidarité, des chants et de la musique traduisent leur combat et leur euphorie.

© Mathieu Vouzelaud

Puis vient l’Opération Condor, plan clandestin transnational mis en place par les régimes militaires d’Amérique du Sud avec le soutien des États-Unis. On élimine les subversifs, qui seront arrêtés et torturés, assassinés ou portés disparus. Le doute alors s’installe : abandonner ou continuer ? Liber Arce, un étudiant qui a réellement existé, sera l’un des premiers à tomber sous la dictature. Son nom, issu du verbe Liberarse / se libérer en espagnol, ne lui aura pas porté chance. Un cortège funèbre traverse la ville pour lui rendre hommage. Du groupe de jeunes, trois seront exécutés, Mario et dix-huit des révolutionnaires seront arrêtés. « La nuit est tombée sur mon pays » dit Leïla, contrainte à l’exil : « Je reviendrai… Nous reviendrons par milliers nous, les exilés… Nous vous soumettrons au jugement de l’humanité. » Les murs des palissades se couvrent de noir-ardoise. La mère de Ricardo attend follement son fils, elle a préparé sa soupe préférée. « Vous n’auriez pas vu mon fils ? Il se marie le mois prochain… » Mais il ne reviendra pas. Des chiffres sont égrenés : entre 1972 et 1976, 10% des 2 800 000 habitants ont subi la torture, 380 000 Uruguayens se sont exilés. Il y eut plus de 6 000 prisonniers politique et 300 disparus. Sur le tableau se dessinent les silhouettes des absents, autant dire une foule.

Les premières élections démocratiques eurent lieu en 1984, la dictature fut officiellement enterrée en mars 1985. « Nous sommes les enfants du XXe siècle. Il nous appartient d’écrire le prochain chapitre » dit le texte, avant que les acteurs n’entament le Chant de la Liberté « Golondrinas… Hirondelles… » en cercle, puis en ligne, comme en signe d’hommage.

Macabre carnaval n’a rien de didactique même si la pièce suit les événements historiques du pays dans un moment de crise et de guerre intérieure – les années soixante-dix – où des jeunes défendent âprement leur pays et ses libertés. C’est une histoire d’humanité, d’amitié et de solidarité habitée avec ferveur et justesse par une troupe, le Théâtre de l’Hydre où chacun a trouvé sa place et son personnage. Par la gestuelle, le travail des corps et des voix, la musique, l’invention scénographique, les acteurs portent un texte qui dans sa chronologie, met en lumière un pan de l’Histoire totalitaire en Uruguay, et qui a valeur d’archétype pour tous les combats du monde, hier comme aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 27 juin 2023

© Mathieu Vouzelaud

Avec : Baptiste Abraham, Stéphane Bensimon, Audrey Boudon, Lola Bréard, Rémi Brouillac, Jérémie Chevalier, Élisa Delorme, Clément Delpérié, Laure Descamps, Carlo Fernandez Valencia, Valentina Jara Vargas, Philippe Labonne (en alternance avec Yannis Bougeard et Yann Karaquillo), Léa Miguel, Luis Pazos Lorenzo, Vicente Perez Sencion, Sebastian Telleria, Elyne Ventenat. Murga composée par Thibault Chaumeil, paroles de Vicente Perez Sencion. Administration Sophie Desenfant – direction technique Rémi Brouillac.

Vu le 13 juin 2023 à la Cartoucherie de Vincennes – Théâtre de l’Hydre : 11 allée des hêtres 87280 Limoges – site :  www.theatredelhydre.com/  – email : theatredelhydre@gmail.comEn tournée au Festival Chalon-dans la Rue, les 20, 21 et 22 juillet 2023 à 21h (à Châlons-sur-Saône), site : chalondanslarue.com et au Festival d’Aurillac – Collectif La Toulousaine, les 23, 24, 25 et 26 août 2023 à 21h.

Autres spectacles, autres troupes à voir, dans le cadre de la première édition du Festival Départ d’incendies, au Théâtre du Soleil-Cartoucherie de Vincennes : La Compagnie Populo, Les Aveugles de Maurice Maeterlinck – La Tendre lenteur, Antigone de Sophocle – Les Barbares, Méphisto, de Klaus Mann – Immersion, Platonov d’Anton Tchekhov – L’équipe de Dyki Dushi accueillie en résidence de création – site : festival-depart-d-incendies.com

Je me souviens

© Chloé Signès.

ou la fresque sociale d’un village menacé par la disparition – texte et mise en scène Paul Platel, Théâtre des Évadés – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.

Le titre du spectacle, Je me souviens, amène tout droit à l’écrivain Georges Pérec dont les minuscules fragments de la vie quotidienne collectés entre 1946 et 1961, de sa dixième à sa vingt-cinquième année, portaient ce même titre pour évoquer Paris, le métro, les slogans publicitaires, le cinéma, les spectacles etc… Sami Frey l’avait majestueusement mis en scène et interprété. Ce titre nous mène aussi jusqu’au Québec dont la devise est Je me souviens et que l’on trouve là-bas sur les frontons de pierre des bâtiments publics et les plaques minéralogiques. Céline Dion, l’une des stars du spectacle, d’origine québécoise, fait le lien.

 Aujourd’hui c’est un autre Je me souviens qui nous appelle au Théâtre du Soleil, signé Paul Platel, jeune auteur qui n’a pas trente ans, metteur en scène et acteur dans le spectacle. Il évoque un village menacé de disparition dans le sud-est de la France où les gens n’ont pas la langue dans leur poche, son village d’enfance peut-être – lui est de l’arrière-pays niçois.

Se retrouve ici un condensé de ce qui fait la vie, pas forcément dans le registre le plus optimiste mais qu’il a observé tel un entomologiste et qu’il a sans doute connu. On y trouve une certaine typologie de la France populaire où la vie n’est ni meilleure ni pire qu’ailleurs mais où, comme partout, elle ne fait pas de cadeau : la seule usine de l’endroit va fermer pour raison de délocalisation, les ouvriers licenciés ne s’en sortiront pas ; la jolie jeune femme à l’image flétrie, Annick, surnommée Miss Camping, attend le retour d’un fils qu’elle a eu à seize ans et qui sort de prison ; à son arrivée, ce dernier n’aura de cesse de connaître l’identité de son père sous une pluie d’allusions et  commentaires de certains villageois ; la famille père-fils-et petit-fils n’est pas brillante : un vieil homme rugueux et taciturne qui critique et braille en permanence ou alors cherche refuge à l’église auprès de la bonne mère, assez sexy il est vrai – un acteur tient le rôle et joue les apparitions-disparitions – ; son fils, qui occupe beaucoup d’espace, parfait portrait de la grande gueule ; le petit-fils qui se prend des taloches ; il y a aussi Rosette passionnée de Céline Dion qui vend sa Céline à qui veut bien l’entendre, grande organisatrice de la fête au village ; l’ex-jeune fille  qui tient le café et fonctionne à coups de préjugés ; il y a les copains d’enfance et leur radio locale dont l’un d’eux qui ne trouve pas sa place et se rétrécit de plus en plus. Bref des esquisses de personnages avec leurs espoirs et désespoirs, le colportage des ragots mi-fenêtre sur cour mi-clochemerle satirique, empathique et mélodramatique, parfois à la limite du stéréotype et de la caricature.

© Chloé Signès.

Les tableaux se succèdent dans leur hétérogénéité avec changements de décors à vue. Tantôt pétillants tantôt sombres les acteurs habitent chacun leur personnage dans les différents styles auxquels ils sont assignés, où s’entrechoquent comédie, drame, burlesque et pathétique. Les chants traditionnels de la chorale du village côtoient la pop et Céline Dion qui alimente l’imaginaire individuel puis collectif. Ça donne un petit côté décousu aux courtes séquences qui se suivent et l’entracte plombe un peu la dynamique, du moins celle du spectateur.

Sorte de chronique de la vie ordinaire, Je me souviens est le premier spectacle écrit et mis en scène par Paul Platel. Créé il y a deux ans, il brosse le tableau d’un village qui se délite et les réponses qu’apportent chacun des personnages à leurs rêves qui s’éloignent et s’effacent. Pour le passage à la scène l’auteur-metteur en scène avait rassemblé des acteurs de générations différentes dont la plupart ont été formés comme lui à l’EDT 91, dans le but de constituer une troupe.

© Chloé Signès.

C’est avec cette même troupe et juste avant la reprise de Je me souviens que le metteur en scène a présenté dans ce même lieu du Théâtre du Soleil son second spectacle, Pardon Abel – l’histoire de deux frères aux parcours et sensibilités bien différentes – mis en répétition en octobre-novembre 2021 après des temps de résidence de la compagnie au Théâtre 55 de la ville de Mougins et au Théâtre National de Nice, puis dans les ateliers du Théâtre du Soleil. Attentive aux jeunes compagnies, Ariane Mnouchkine leur a ouvert les portes. Ce temps de travail s’est achevé par une série de représentations au Soleil.

On trouve dans Je me souviens une forte tension entre la solitude des personnages et l’image sociale de chacun au sein du collectif, le village, terrain sur lequel s’entrecroisent des destins et des histoires de vie. Les fils de l’écheveau parfois se perdent un peu entre les personnages – ils sont dix – et se diluent, mais après tout, dans un village, il y a ceux que l’on voit et il y a ceux qui, plus à l’écart, gardent leur mystère. Avec son enthousiasme et son esprit, le Théâtre des Évadés est une troupe à suivre, qui commence tout juste son parcours.

Brigitte Rémer, le 15 juillet 2022

Avec Manon Falippou, Marianne Giraud, Estelle Gaglio-Mastorakis, Christian Jéhanin, Vincent Martin, Willy Maupetit, Jean-Paul Mura, Gaétan Poubangui, Jason Marcelin-Gabriel, Paul Platel. Collaboration artistique et aide à l’écriture Nicolas Katsiapis – création lumière Ugo Perez – création sonore Louise Prieur.

Du 1er au 10 juillet 2022 – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 75012. Paris – métro : Château de Vincennes, puis navette gratuite ou bus 112 – site : www.theatredusoleil.fr

L’Île d’Or

© Michèle Laurent

Une création collective du Théâtre du Soleil, en harmonie avec Hélène Cixous, dirigée par Ariane Mnouchkine – musique de Jean-Jacques Lemêtre – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.

C’est entre la tradition et le monde d’aujourd’hui que s’écrit le spectacle d’Ariane Mnouchkine, à la manière d’un conte japonais. Un kuroko, assistant de noir vêtu issu du kabuki, ouvre malicieusement la soirée, entre salle et scène.

On pénètre dans l’histoire par Cornélia, l’Astrid d’Une chambre en Inde, précédent spectacle du Théâtre du Soleil. Clouée ici au fond d’un lit-cage à roulettes, aux mains d’un ange gardien-infirmier qui la fait voyager de part et d’autre du plateau, elle rêve de Japon et de festival – à moins qu’elle ne délire : elle s’imagine à l’autre bout du monde, dans un endroit magique et purement imaginaire, nommé L’Île d’Or, Kanemu-jima. C’est par le philtre de son regard perdu que se déroule l’action.

© Michèle Laurent

Cette invention, fil rouge de la dramaturgie, permet recherche esthétique et création d’images, changements de décors et traductions musicales. C’est aussi un prétexte pour que les arts traditionnels du Japon y côtoient la modernité. « Une île, c’est-à-dire au théâtre, le monde. Voilà déjà ce dont je suis sûre » dit la maitresse de cérémonie. Et même si l’argument reste un peu flou, avec Ariane Mnouchkine et sa trentaine de comédiens, le voyage s’annonce plein d’imprévus, tout y est invention, action, chorégraphie et poésie. Le travail devait emmener la troupe du Théâtre du Soleil dans l’Île de Sado-Gachima lieu de haute culture héritée du passé – où fut relégué Zeami, grand dramaturge et acteur du théâtre Nô au XIVème/XVème siècle – car la troupe aime à travailler in situ et à échanger avec les équipes artistiques locales. La pandémie en a décidé autrement.

Dans L’Île d’Or, des artistes et leurs troupes venant des quatre coins du monde dont l’Afghanistan, le Brésil, Israël et la Palestine, Hong Kong et tous pays où la liberté est en souffrance, sont attendus par le Maire de Kanemu-Jima, mais dans l’Île, certains opposants guettent. Ils ont pour objectif de renverser le pouvoir en place, détruire le hangar qui doitt héberger le festival de théâtre et transformer l’Île en paradis artificiel et lucratif. La corruption est là. Le lieu devient une métaphore du monde, comme l’est le Théâtre du Soleil. Comme toujours dans le travail d’Ariane Mnouchkine, derrière la fable se trouve l’exil, l’exploitation, l’engagement et la résistance. Différentes langues comme le japonais, l’arabe, l’hindi, l’hébreu, le russe et le persan d’Afghanistan traversent le spectacle et la langue française se construit à l’envers, plaçant le verbe en fin de phrase à la manière japonaise, accentuant encore son côté poétique.

Le cadre et l’argument posés, la mise en œuvre de cette philosophie politique passe, au Théâtre du Soleil, par les comédiens et leur environnement, toujours en mouvement. Des tréteaux de bois sur roulettes construisent et déconstruisent l’espace de jeu et le métamorphosent d’auberge en sauna, et de chambre en place de village. Les images se construisent en direct. Des tissus se gonflent et se transforment en mer du Japon, une tempête guette, de petites lanternes s’allument, au loin derrière de grandes baies vitrées où l’on voit des paysages à la Hokusai et la lune à travers la fenêtre. Des personnages masqués, une troupe ambulante qui porte son maigre bagage et arrive dans les brumes du matin. Une taverne tapissée de bois, un personnage perché en haut d’un long mât, un grand frigo, des bleus, des crépuscules, de grands arbres et de petits matins blêmes, un hélicoptère, des conversations dans un sauna embué, des pommiers en fleurs, un vizir passant à dos de chameaux, silhouettes de contre-plaqué, le docteur Li Wenliang, lanceur d’alerte au début de l’épidémie coronavirus en Chine, en 2020 et qui en est mort peu de temps après, représenté par une figurine. Fiction et réalité se mêlent et s’entrechoquent. Un final où de grandes aigrettes ou grues cendrées, acteurs perchés sur échasses, enjambent un fond de nuages satinés, où une danse des éventails savamment maitrisée, rassemble l’ensemble de la troupe avec grâce et majesté.

© Michèle Laurent

On retient son souffle. Dans L’Île d’Or gravité et rire se côtoient. Le jeu des comédiens, le travail de la lumière, les masques, le texte écrit en harmonie avec Hélène Cixous, la musique de Jean-Jacques Lemêtre, les toiles peintes, les ombres et figurines sont autant de couleurs qui forment le tableau. Sens, énergie, magie, rythmes, beauté, sont les maîtres-mots du spectacle. Les comédiens ont travaillé le kyôgen pour les postures et séquences comiques des intermèdes, le nô et le kabuki. L’intérêt du Théâtre du Soleil pour les arts asiatiques n’est pas récent, plusieurs spectacles ont puisé dans les cultures de ces pays, et c’est une immersion complète qui nous est proposée.

Dès l’entrée, dans ce bel endroit de la Cartoucherie qui n’a jamais perdu son âme, l’environnement saisit, aujourd’hui sur le thème du Japon, l’accueil y est exceptionnel, unique, Ariane Mnouchkine toujours présente et prête à intervenir, saluer, sourire, de même que ceux qui l’entourent. Lanternes japonaises et soupes du pays, l’atmosphère est au Japon. Tambours qui frappent et se répondent avec énergie, cadeau d’après le spectacle, plaisir de ne pas partir tout de suite, de se trouver dans cette communauté d’esprit qui parle du monde et du réel dans sa complexité, qui réfléchit à l’art du théâtre, dans son travail infini et ses recherches, ses écritures et inventions, ses libertés. Soleil !

Brigitte Rémer, le 8 mars 2022

Avec : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Aline Borsari, Sébastien Brottet-Michel, Juliana Carneiro da Cunha, Hélène Cinque, Marie-Jasmine Cocito, Eve Doe Bruce, Maurice Durozier, M. W. Brottet, Farid Gul Ahmad, Sayed Ahmad Hashimi, Samir Abdul Jabbar Saed, Martial Jacques, Dominique Jambert, Judit Jancso, Shafiq Kohi, Agustin Letelier, Vincent Mangado, Andrea Marchant, Julia Marini, Alice Milléquant, Taher Mohd Akbar, Nirupama Nityanandan, Miguel Nogueira Da Gama, Seietsu Onochi, Vijayan Panikkaveettil, Ghulam Reza Rajabi, Omid Rawendah, Xevi Ribas, Arman Saribekyan, Thérèse Spirli – Musiciens : Jean-Jacques Lemêtre, assisté de Marie-Jasmine Cocito en alternance avec Clémence Fougea, et Ya-Hui Liang – lumières Virginie Le Coënt, Lila Meynard  – vidéo Diane Hequet – marionnettes Erhard Stiefel, avec l’aide de Simona Grassano – costumes Marie-Hélène Bouvet, Nathalie Thomas, Annie Tran, avec l’aide de Haroon Amani – perruques et coiffures Jean-Sébastien Merle – accessoires Xevi Ribas, assisté par Luca Botté-Luce et Cécile Carbonel – sons Thérèse Spirli.

Une coproduction Théâtre du Soleil, TNP/Villeurbanne, Maison de la Culture d’Amiens – avec le soutien de la Fondation Inamori (Kyoto) et de Park Avenue Armory (New York) – En tournée : 2022, TNP/Villeurbanne (9 au 26 juin 2022), Maison de la Culture d’Amiens, Théâtre de la Cité/ Toulouse – 2023, TMT/Tokyo, Rohm Theatre/Kyoto – Création le 3 novembre 2021 à la Cartoucherie de Vincennes où le spectacle se poursuit.

Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre, 75012 – site : theatre-du-soleil.fr – tél. : 01 43 74 24 08 – du mercredi au vendredi à 19h30, le samedi à 15h, le dimanche à 13h30, durée 3h15 avec entracte.

La Rue

© Pascal Gély

D’après le roman d’Isroël Rabon, traduit du yiddish par Rachel Ertel – adaptation Jean-Pierre Jourdain et Marcel Bozonnet – mise en scène Marcel Bozonnet / Compagnie des Comédiens voyageurs – au Théâtre du Soleil.

Orphelin de père, Isroël Rabon (1900/1942) a connu la misère et vécu dans les faubourgs ouvriers juifs de Łódź, seconde ville de Pologne dédiée à l’industrie textile, au début du XXème. Pour prendre de la distance avec ces années de vagabondage qui le marquent profondément et après avoir servi dans l’armée polonaise, il se lance dans l’écriture, en yiddish. Il devient essayiste et romancier et, malgré sa modestie, marque la littérature de l’entre-deux guerres. C’est un homme solitaire et taciturne, relativement asocial. Isroël Rabon quitte Łódź occupée par la Wermacht dès septembre 1939, pour Vilnius en Lituanie sous gouvernance de l’Armée Rouge. Quand Staline restitue aux Lituaniens leur capitale, en juin 1941, les Allemands envahissent la ville et très vite décident du nettoyage ethnique. Juifs et Polonais sont massivement exécutés. Reparti à Łódź, Isroël Rabon est arrêté en 1942 et exécuté au camp d’extermination de Ponary.

De ses années d’errance dans Łódź, Isroël Rabon rapporte un récit d’une grande force, La Rue. C’est ce texte que Marcel Bozonnet a choisi de porter à la scène après l’avoir adapté avec Jean-Pierre Jourdain. Il le fait avec beaucoup de sensibilité et une grande simplicité. L’histoire raconte la vie d’un jeune soldat polonais démobilisé après la Première Guerre mondiale et confronté à la faim et au froid, à l’insécurité, au chômage et à l’exclusion, « Je pleure pour tout homme affamé. » On le suit dans la ville à la recherche de travail et de sa survie, et dans ses différentes rencontres. La représentation de Łódź et de ses usines se fait par dessins vidéo projetés sur le large mur blanc du fond de scène (Quentin Balpe).

Le geste de mise en scène construit une théâtralité mêlant le cirque, l’art de la marionnette, et l’électro-acoustique en live, de manière virtuose et évidente. Un prologue introduit le récit, la musicienne devant ses claviers (Gwennaëlle Roulleau) présente les personnages et la situation du soldat, démobilisé à Częstochowa. Son père mort, où aller ? On le verra trainer de salles d’attente en halls de gares, avec pour seule fortune une capote où s’enrouler pour dormir, une casquette et un ceinturon (costumes Renato Bianchi). On le verra avoir faim et froid. « Je me suis habitué au silence de ma vie misérable » dit-il.

Le soldat (excellent Stanislas Roquette) rencontre dans ses déambulations des personnages-marionnettes de techniques et manipulation diverses, de tailles et styles différents (superbes marionnettes d’Émilie Valantin, avec Jean Sclavis en Vieux marionnettiste juif)). Ainsi, cette petite fille-marionnette à fils, ou ce médecin recruteur-inquisiteur de taille humaine – animé par des manipulateurs vêtus de noir comme dans le théâtre bunraku – quand le soldat espère trouver un emploi et qu’il s’entend dire : « On n’accepte pas les Juifs. » Ou encore une mère et sa fille grandeur nature, se dirigeant vers une consultation à 5 roubles, trop chère pour elles, la jeune fille s’envolant au-dessus de la ville, comme dans les tableaux de Chagall. Parfois les souvenirs des tranchées de la Première Guerre Mondiale ressurgissent en quelques séquences off, des flash-back et une marionnette-sosie du soldat apparaît. « Tu t’arrêtes devant une vitrine de magasin avec une grande glace et tu te regardes. Tu as le visage blanc, émacié, les joues creuses, tu as une abondante barbe. Tes cheveux raides de crasse s’échappent de ta casquette. Dans tes yeux brillent une étincelle mauvaise allumée par des nuits d’insomnie. Ta figure est d’une étrange pâleur. Avec ta capote en haillons au col relevé tu as l’air d’un revenant. Toute ton allure dit : Cet être, c’est sûr, vient d’ailleurs. Tu poursuis ton chemin sans t’arrêter. »

Engagé comme homme-sandwich par un cirque, le soldat raconte le tumulte de sa ville et la vie ouvrière de cette période sombre où le directeur d’usine annonce, de plus, des licenciements (Laurent Stocker de la Comédie Française, à l’écran). Le numéro de Josefa, jeune femme juive de Lituanie, qui exécute dans un costume plumes d’oiseau des figures acrobatiques avec la roue Cyr (magnifique Lucie Lastella) – cet agrès popularisé par Daniel Cyr cofondateur du Cirque Eloize au Québec, après un long oubli du temps – ce numéro, l’éblouit. Avec elle, il aurait pu frôler un p’tit bonheur…. Des scènes terribles avec la pluie et le froid s’entremêlent aux chansons du théâtre yiddish et au récit du directeur de cirque qui se raconte, avant de ranger les figures-marionnettes dans une petite charrette foraine, prêt à poursuivre son itinérance.

La mise en scène de Marcel Bozonnet nous conduit aux frontières brouillées du rêve et de la réalité. On pense au brave soldat Chvéik, décalé, dans son traumatisme de la violence. De son errance dans une ville bientôt occupée, Łódź, où le soldat n’a pas sa place, émerge ici une poétique de la culture yiddish. La scénographie (Adeline Caron), le jeu dramatique magnifiquement porté par tous, les différents champs artistiques mis en action et les lumières (Philippe Catalano) contribuent à une écriture théâtrale qui permet, d’un destin individuel, d’éclairer la mémoire collective.

Brigitte Rémer, le 16 octobre 2021

Avec Stanislas Roquette (le soldat), Lucie Lastella (Josefa, artiste de cirque), Jean Sclavis (Le vieux marionnettiste juif) Laurent Stocker (Comédie Française) Le directeur d’usine, à l’écran. Dramaturgie Judith Ertel – marionnettes Emilie Valantin – scénographie Adeline Caron – costumes Renato Bianchi – lumières Philippe Catalano – live électroacoustique Gwennaëlle Roulleau – vidéo Quentin Balpe.

Du 15 au 25 septembre, puis du 5 au 10 octobre 2021, du mardi au samedi à 20h30 et le dimanche 10 octobre à 16h – Théâtre du Soleil, 2 Rte du Champ de Manœuvre, 75012 Paris. www.theatre-du-soleil.fr

Electre des bas-fonds

© Antoine Agoudjian

Texte et mise en scène Simon Abkarian, musique écrite et jouée par le Trio Howlin’ Jaws,  Compagnie des 5 roues, au Théâtre du Soleil / Cartoucherie de Vincennes.

Le spectacle ouvre sur un prologue porté par la narration et les imprécations de Kilissa, nourrice aveugle, sorte de Tirésias au féminin (Maral Abkarian). Du côté jardin où elle se trouve, elle est l’ombre de tous les événements de la pièce qu’elle accompagne de son récit : « Au cœur d’un antique royaume, posée sur le miroir du monde, sans vigie ni capitaine, une barque tangue sur une mer inquiète. » A l’opposé, côté cour, le territoire des musiciens qui ponctuent l’action de leurs compositions attentives, rock et blues, et entrent dans la danse en des tonalités moyen-orientales, dialoguant avec les acteurs de leurs guitares (Lucas Humbert), batterie (Baptiste Léon) et contrebasse (Djivan Abkarian). Au centre, en fond de scène, une sorte de castelet tapissé de glaces – la pièce se déroule dans un bordel des bas-fonds, à Argos – qui permet des apparitions et disparitions, des transformations et interprétations, entre luxure et mort. Quelques marches mènent du plateau aux entrailles du théâtre et permettent des entrées solennelles ou des surgissements dansés.

Désavouée par Clytemnestre sa mère, après l’assassinat de son époux et père d’Electre, Agamemnon, en représailles au sacrifice d’Iphigénie, sœur d’Electre, cette dernière crie sa haine (Aurore Fremont) : « Ma haine est pure comme le feu. Tant que je n’aurai pas rattrapé tes ennemis, mes poumons n’auront plus de répit. » Déclassée, et vivant dans une extrême pauvreté, mariée à Sparos (Simon Abkarian) qui, comme un gardien de phare, veille sur elle et, par respect, ne consomme pas le mariage, elle attend le retour d’Oreste, son frère. « Que vienne Oreste ! » est le leitmotiv d’une partie de la pièce. Le texte de Simon Abkarian englobe tous les personnages de la tragédie grecque, en référence à LOrestie d’Eschyle dont il s’empare pour inventer, avec les acteurs et les musiciens, un univers d’images et un plaisir du théâtre qui se transmet du plateau à la salle.

La pièce traverse tous les thèmes de la mythologie : la liberté, la haine, la vengeance, le pouvoir, la puissance des dieux, le sens de la faute, la justice, la démocratie. L’auteur suit le parcours d’Electre, bannie, et les chemins d’Oreste, de la décision de son retour à Argos pour rétablir la justice jusqu’aux retrouvailles avec sa sœur. Drapé de blanc avec ourlet d’appliqués, travesti en femme du peuple et se mêlant au chœur, Oreste (Assaad Bouab), décide de son retour pour paraître au grand jour. « Où vas-tu » interroge Pylade, son ami (Eliot Maurel ou Victor Fradet). « Trouver la tombe de mon père et lui rendre un hommage qui ne peut plus attendre » répond Oreste. Et l’on suit leur traversée dans une coulée de lumière bleu profond (création lumière Jean-Michel Bauer et Geoffroy Agragna). Détruite par le traitement subi, la perte de son père et la pauvreté, Electre ne reconnaît pas son frère et demande des preuves. Le couteau offert par leur père, sur lequel sont inscrits les mots « Ne m’oublie pas » en est le témoin.

Avant l’arrivée d’Oreste, la rencontre entre Electre et sa mère est d’une grande violence, malgré le simulacre de gestes doux, esquissés par Clytemnestre soudainement maternelle (Catherine Schaub Abkarian). Electre sur le qui-vive entend son récit et la justification du meurtre de son père : venger la mort d’Iphigénie, fille aînée et préférée de sa mère. Le spectre d’Agamemnon apparaît par deux fois, ainsi que celui d’Iphigénie, qui hantent les mémoires. Electre est enchaînée comme un animal, par son beau-père Egisthe, roi de la veulerie faisant régner sa loi (Olivier Mansard). La haine va crescendo. Un long face à face entre Electre et Chrysothémis, sa sœur (Rafaela Jirkovsky), quatrième enfant de Clytemnestre et d’Agamemnon et qui semble avoir choisi le camp de la mère, livre le récit terrible de sa vie auprès d’elle, traquée par les avances de son beau-père. Quand Oreste et Electre sont enfin côte à côte, s’élabore la vengeance. Le texte fait référence à la toison d’or, par les cheveux d’Oreste et ceux d’Electre déposés sur la tombe d’Agamemnon, acte de reconnaissance.

La seconde rencontre entre Chrysothémis et Electre dévoile, devant Oreste, les extrêmes de la toute-puissance d’Egisthe, par le récit du viol de la première, consenti, pour sauver la seconde, récit d’une grande force : « Je suis morte sous le ventre d’un chien » commente Chrysothémis. Et la luxure dans laquelle règnent Clytemnestre et Égisthe, usurpateurs du trône, exacerbe les brûlures et fait basculer Oreste, prêt pour les meurtres. « Egisthe et ma mère doivent mourir. Mais si c’est mon frère qui venait à tomber, je m’ouvrirai le ventre » déclare Electre. La mort rôde en un personnage masqué portant frac et haut-de-forme, oiseau de mauvais augure pour de courts intermèdes. Oreste sort et exécute froidement Égisthe. Aucun cri, le silence. Puis il revient, vêtu de rouge et fait face à sa mère qui, sentant venir la mort dans les yeux de son fils, tente de le séduire, jouant sa dernière carte. D’abord tétanisé à l’idée de l’exécuter, Oreste pourtant passe à l’acte. Il sort, avec elle. Aucun cri, le même silence. Vacillant, il présente son cadavre à en perdre la raison en s’écriant : « Serpents et scorpions me barrent déjà la route, la panique danse devant mon cœur. Mon esprit ne sait plus quoi chercher. Toute hérissée, ma peau crie « sauve qui peut… Oreste n’est plus. Il rebrousse chemin. Recule en lui-même. Se terre dans la grotte du jadis où est gravé un mot que l’on ne peut détruire. Mère, mère, mère, mère, mère. »

Dans Electre des bas-fonds Simon Abkarian fait la part belle au chœur, multiforme et talentueux, bigarré à souhait et qui passe des tutus de tulle blanc aux tulles noirs, dans l’expression des costumes toujours rehaussés de détails personnels, imaginatifs et soignés. La vie éclate avec ce chœur des danseuses, d’inspiration indienne et extrême-orientale, moteur de l’action, qui ont, elles-mêmes et collectivement créé leurs chorégraphies. Fleurs dans les cheveux sur 33 T vinyle en guise de chapeaux, astucieux à souhait, chaussures pure fantaisie. Electre trouve sa place dans le chœur de ces filles des bas-fonds et croise certaines figures de la mythologie comme Hélène, fille de Zeus et de Léda, épouse de Ménélas, la plus belle femme du monde. Travesti en femme, au début comme à la fin de la pièce, Oreste se fond dans le Chœur jusqu’à disparaître. Le duo qu’il forme avec Pylade, compagnon de longue date, est dans la symétrie de celui qu’Electre forme avec sa soeur Chrysothémis.

Acteurs et musiciens se croisent au cours d’une scène finale dans le salon de thé tenu par le Choeur où Electre cède encore au désespoir, plongeant la tête dans un seau d’eau. Les danseuses la prennent en charge, l’habillent et la parent, lui posant sur la tête un diadème de feuilles rouges, lui nouant un collier autour du cou et lui passant un tutu blanc au son d’une sorte de saz à cordes pincées. Electre devient souveraine, portée par les moments chorals qui clôturent le spectacle, et par la prière adressée par Kilissa à Athena.

C’est un travail cousu-mains que propose la troupe rassemblée autour de Simon Abkarian, construisant une belle cohésion sur le plateau. Cet esprit de troupe, l’auteur-metteur en scène l’a notamment acquis pendant la huitaine d’années passée avec Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil. L’empathie qu’il développe avec ses personnages donne de la puissance au collectif. L’équipe d’acteurs est à saluer, individuellement, chacun/chacune construisant son parcours entre mythologie et fantaisie, et collectivement par le geste théâtral et dansé savamment travaillés, portés par le tempo musical du Trio des Howlin’jaws. Dans la magie de ce lieu chargé, le Théâtre du Soleil, Electre des bas-fonds s’inscrit, dans la lignée du Théâtre Populaire, au sens noble du terme et tel que le défend depuis des décennies Ariane Mnouchkine, la maîtresse des lieux.

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2019

Avec : Simon Abkarian, Sparos et Mr Loyal – Catherine Schaub Abkarian, Clytemnestre – Maral Abkarian, Kilissa la nourrice aveugle – Aurore Fremont, Electre – Assaad Bouab, Oreste – Eliot Maurel ou Victor Fradet, Pylade – Rafaela Jirkovsky, Chrysothémis et choreute – Christina Galstian Agoudjian, Hélène et choreute – Chouchane Agoudjian, Fantôme d’Iphigénie et choreute – Nathalie Le Boucher, coryphée de danse – Annie Rumani, choreute – Frédérique Voruz, coryphée chef de chœur – Nedjma Merahi, coryphée choreute – Laurent Clauwaert, fantôme d’Agamemnon et deuxième Mr Loyal – Olivier Mansard, Egisthe – Maud Brethenoux, chanteuse choreute – Suzana Thomaz, choreute – Anais Ancel et Manon Pélissier, choreutes jumelles. Le Trio des Howlin’jaws : contrebasse et chant, Djivan Abkarian – guitare et chœurs, Lucas Humbert – batterie et chœurs, Baptiste Léon.

Du 25 septembre au 3 novembre 2019, mercredi, jeudi, vendredi à 19h30 – samedi à 15h – dimanche à 13h30 – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes – site : www.theatre-du-soleil.fr – tél. : 01 43 74 24 08 – Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.

Les joies du devoir

© Le Bal Rebondissant

D’après Deutschstunde/La leçon d’allemand de Siegfried Lenz – Adaptation et mise en scène Sarah Oppenheim, Compagnie Le Bal Rebondissant – Théâtre du Soleil/Cartoucherie de Vincennes.

Encerclée par un paysage marin froid et mélancolique, une prison pour jeunes délinquants située sur une île, au large de Hambourg, en bordure de l’Elbe. Dans la cellule de Siggi Jepsen, des dizaines de feuilles couvertes d’écritures manuscrites sont accrochées au mur. Ce sont les mots qu’il n’a pas pu écrire un jour de rédaction alors que tout se bousculait dans sa tête et qu’il avait rendu page blanche. Le sujet écrit au tableau s’appelait Les joies du devoir, figure imposée du cours d’allemand. Il s’était laissé aller à la rêverie plutôt que de composer, distrait par les bateaux qui remontent le cours d’eau, par le brise-glace et les mouettes. Le professeur l’avait pris pour une provocation, ou pour de la rébellion, et l’avait fait convoquer chez le directeur de la prison. Entouré d’un staff de psychologues qui avaient énoncé leurs possibles diagnostics : « troubles de la perception, illusions mnémoniques, inhibition cognitive » il avait été scruté, et la punition suprême était tombée : faire son devoir. « Ils m’ont donné une punition. Les joies du devoir. Chacun peut écrire ce qu’il veut pourvu que le travail traite des joies du devoir » dit-il. Pour Siggi, cela signifiait prendre le temps qu’il faut pour puiser dans sa mémoire, une « retraite salutaire » comme lui a dit le directeur. Pas d’atelier, pas de bibliothèque, pas de visites, pas même celle de sa sœur Hilke, et pour traitement : « de la solitude… du temps et de la solitude ».

Submergé par ses souvenirs d’enfance difficiles à trier, le jeune prisonnier (Maxime Levêque) sort du silence et se met à noircir compulsivement des pages et des pages. Il voyage dans le passé par images et plus rien ne l’arrête. Il fait vivre ses personnages, incarnés sur le plateau, tantôt narrateur, tantôt protagoniste de l’histoire. Premier fantôme, première image qui le taraude, celle de son père, Jens Ole Jepsen, (Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre) rattaché au dernier poste de police avant la frontière nord-allemande, Rugbüll, son uniforme, le vélo de service, et sa pèlerine qui s’envole. Dans la mémoire du fils, le choc eut lieu en 1943 quand son père eut pour mission de faire appliquer la loi du Reich auprès de l’un de ses amis d’enfance, le peintre Max Ludwig Nansen (Rodolphe Poulain), constat d’une faille entre père et fils qui ne cessera de grandir. Le père portait un message émanant de Berlin qui intimait l’ordre à l’artiste de déposer ses pinceaux, avec interdiction de peindre. Obéissant aux ordres de sa hiérarchie et trahissant son ami de toujours, le père policier tenta de se justifier lâchement : « Je ne suis pour rien dans tout ça, tu peux me croire. Je n’ai rien à voir avec cette interdiction. Je ne fais que transmettre. »

Le jeune Siggi prit le parti de Max, second fantôme, secondes images, avec sa femme Ditte et leurs deux enfants adoptés, Jutta et Jobst, Max qui converse ou se chamaille parfois avec son Balthasar, son double, sa conscience. Siggi lui rendait visite en douce et l’aida à cacher ses toiles pour les protéger, confirmant ainsi son opposition au père. « Ça ne vous suffit donc pas de m’interdire de peindre ? Vous voulez encore confisquer des toiles que personne n’a jamais vues… ? Tu crois vraiment qu’on peut interdire à quelqu’un de rêver ? » Car la tension augmentera au fil des tableaux. Très soucieux de faire respecter la loi, Jens Ole Jepsen mettra la pression maximum sur son ex-ami d’enfance et ira jusqu’à brûler certaines œuvres en autodafé.

Siegfried Lenz s’est inspiré de l’expérience d’Emil Nolde, peintre expressionniste et aquarelliste allemand, à qui, en 1941, les autorités interdisaient de peindre, et qui fut exclu de l’Académie des arts. Et Max Nansen, comme Nolde, se lança dans un cycle de tableaux non-peints, autrement dit de tableaux invisibles, au nez et à la barbe du policier. « Ces fous-là, comme s’ils ne savaient pas que c’est impossible : interdiction de peindre… Comme s’ils ne savaient pas qu’il y a aussi des tableaux invisibles… Je m’en tiens à l’inutile… Ce qui est dans la tête ne peut être confisqué… »

Écrite en 1968, La leçon d’allemand traverse plusieurs thèmes : au niveau individuel, l’autorité paternelle et la transmission familiale, la construction des images mentales de l’enfance, la conviction et l’éthique, la fidélité à soi-même et à ses idées ; au niveau collectif, la responsabilité et l’endoctrinement, les méthodes nazies pour dévaster les esprits, la violence et l’absurdité du régime ; au niveau artistique la liberté de création, l’art et le rôle de l’art dans la société, le geste artistique – le stylo pour l’écrivain, la couleur pour le peintre.

Avec La leçon d’allemand, Siegfried Lenz acquiert ses lettres de noblesse et devient l’un des écrivains allemands les plus connus de la littérature de l’après-guerre et d’aujourd’hui. Il est l’auteur de quatorze romans, de nombreux récits et nouvelles, d’essais et de pièces théâtrales. Sa première pièce, Zeit der Schuldlosen/Le temps des innocents, représentée en 1961, est imprégnée de Sartre et de Camus et toute son œuvre pose le problème de la résistance et celui de la responsabilité. Fils d’un douanier né en 1926 en Mazurie, dans la Prusse-Orientale devenue la Pologne, il est enrôlé dans les Jeunesses hitlériennes à l’âge de treize ans, puis dans la marine allemande en 1943 et aurait adhéré au parti national-socialiste en juillet de la même année. Il déserte l’armée du Reich et se livre aux Anglais. Après sa libération, en 1945, il s’installe à Hambourg, reprend des études de philosophie et de littérature anglaise et assure la chronique littéraire dans le journal Die Welt. Il publie ses premiers romans à partir des années 50. La leçon d’allemand se compose de vingt chapitres aux longues et magnifiques descriptions, transcrites au théâtre par Sarah Oppenheim sous forme de peintures.

La metteure en scène a judicieusement choisi un environnement scénographique composé de toiles peintes. On sent les embruns de la mer du Nord, la brume et l’eau, les frimas et le vent dans les arbres, la lumière tamisée de l’hiver sur les toiles aux patines grises et bleutées déclinées, absolument superbes et magnifiquement éclairées. Les ombres s’y projettent et les personnages se dédoublent. Les peintures sont d’Aurélie Thomas et Cécilia Galli, la scénographie d’Aurélie Thomas qui a aussi réalisé les costumes, les lumières de Pierre Setbon, assisté de Hugo Fleurance. Des feuilles mortes gisent sur un sol de sable noir. Des bruits de vagues, de mouettes et de mer, se mêlent aux bruits des pinceaux (son Julien Fezans).

A travers ce paysage brouillé de l’enfance qui reflue, du fond de sa cellule Siggi écrit inlassablement et revient sur le passé. Il donne vie à ses fantômes – son père, sa sœur, l’ami peintre, tous bien interprétés – et se laisse déborder par ces souvenirs qu’il voudrait maitriser et comprendre. Les joies du devoir sont pour lui l’opportunité de poser la question du choix individuel et de l’éthique, face à une société où la bêtise et la violence du moment imposaient de RÉSISTER.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2019

Avec : Maxime Levêque, Fany Mary, Rodolphe Poulain, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre. Scénographie et costumes Aurélie Thomas – peinture Aurélie Thomas, Cécilia Galli – son Julien Fezans – lumières Pierre Setbon, assisté de Hugo Fleurance – vidéo Kristelle Paré. La leçon d’allemand de Siegfried Lenz est publiée aux éditions Robert Laffont dans une traduction de Bernard Kreiss.

Du 15 au 26 mai 2019, mercredi au samedi à 20h, dimanche à 16h – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris – Tél. : 01 43 74 24 08 – Site : www.theatre-du-soleil et www.lebalrebondissant.com

 

La Déplacée ou la vie à la campagne

© Benoite Fanton      Lumières : Xavier GRUEL puis Luc JENNY -  Musique : Joël SIMON -  Avec : Djalil BOUMAR, Deborah DOZOUL, Ferdinand FLAME, Robin FRANCIER, Carla GONDREXON, Agathe HERRY, Hugo KUCHEL, Juliette PARMANTIER, Jeanne PEYLET -  Au Théâtre du Soleil à Paris -  Le 2 mai 2016 -  Photo : Benoîte FANTON

© Benoite Fanton
 

Texte Heiner Müller – traduction Maurice Taszman et Irène Bonnaud – mise en scène et adaptation Bernard Bloch

Heiner Müller est né en 1929 en République démocratique d’Allemagne, à Berlin Est, sous tutelle soviétique et y vécut une bonne partie de sa vie, ce fut son choix, tant au plan politique que personnel. Son premier succès de théâtre fut L’homme qui casse les salaires, en 1958, suivi de l’adaptation de la pièce paysanne d’Anna Seghers Katzgraben en 1960, de La Construction et du Tracteur. Comme La Déplacée ou la vie à la campagne, écrite en 1961, ces pièces font partie du cycle dit des Pièces de production, première période de son écriture. Müller y parle des réalités de la jeune RDA à travers les échanges qu’il a avec les ouvriers et les paysans qu’il côtoie dans les cafés et les petits villages. Il met en relation l’individu et l’Histoire, les fractures du système et parle d’usines et de chantiers de construction, dans une langue populaire.

La Déplacée ou la vie à la campagne se situe en 1949, quand l’Allemagne est détruite et envahie de réfugiés chassés de Prusse Orientale par l’Armée Rouge, qui rejoignent massivement la RDA, ils sont appelés les déplacés. Les riches propriétaires s’étant enfuis à l’Ouest en 1945, leurs terres, désertées, sont redistribuées en petits lopins qui ne permettent pas de vivre, dans un contexte de réforme agraire et de mécanisation agricole, le but final et non déclaré de l’Allemagne étant de les réunir : « des tracteurs contre des chars » est le slogan. La collectivisation forcée entraîne une violente résistance de la part des paysans. La pièce nous propulse dans ce moment-là, au cœur de la vie villageoise.

Un plateau nu, douze chaises en demi-cercle peintes aux couleurs du drapeau allemand, noir-rouge-or, et quelques accessoires minimalistes pour représenter : le klaxon une voiture, la sonnette un vélo, de la terre un champ, des cartons-banderoles, casquettes, blousons, cravates, foulards, bouteilles, le tout aux couleurs de la RDA ; une musique live – Joël Simon au clavier – déclinaison libre de l’Hymne composé en 1947 par Hans Eissler. Neuf acteurs sont sur le plateau pour vingt-cinq personnages, dans une sorte de chant choral – même si la pièce est très dialoguée -. Ils jouent indifféremment les rôles d’hommes ou de femmes.

Conçue en tableaux, La Déplacée ou la vie à la campagne témoigne en direct des expropriations et réquisitions par la force, de la ré-attribution des terres. Elle est en prise avec l’idéologie ambiante, la corruption, l’argent du marché noir, la collecte des quotas de production, « le kolkhoze comme propagande. » Dans le communisme, « les machines feront tout, il n’y aura plus de travail… » La pièce montre les écueils d’un socialisme qui échoue alors qu’il était porteur d’espoir et devait conduire à l’émancipation des peuples. « Les paysans cultivent le sol, nous cultivons le paysan. Laboure les cerveaux, comme dit le poète. C’est la révolution culturelle. » Réunions politiques sur fond de vente de bières et de coopérative : « On voit que le monde se doit d’être consommé » ; règlements de comptes et délation : « tu es un ennemi de l’Etat, tu es un ennemi de la paix » ; quelques signes pour figurer une route de campagne, la force de travail, la peur, un monde sans morale.

Dans ce système aux pensées uniformisées, la déplacée, jeune femme enceinte, incarne dans le regard des gens du bourg, l’étrangère, la peur de l’autre, la différence. Entre désespoir « le peuple se pend » et euphorie « le paradis au fond des bouteilles », c’est aussi la perte des utopies et l’expression des rapports de force : « Je n’ai qu’une vie et aucune à perdre » dit l’un des personnages. Le bourgmestre, qui essaie de remettre de l’ordre sur son territoire, est mis à pied ; la conseillère du district fait le ménage. Le chemin vers le socialisme est sinueux et son sens impénétrable dans ce monde de nouveaux paysans, de personnes déplacées et dans l’apprentissage du collectif : « Les vaches n’appartiennent à aucune classe » dit avec ironie Heiner Müller qui manipule aussi bien l’humour et la dérision que la bêtise et le tragique : « Ma moto est en panne, vous n’auriez pas un vélo… ? Une sonnette de vélo… ? » Sur celui qui se pend à une branche « comme un oiseau », la question provocatrice : « au ciel, c’était complet ? »

Dans ce flux et reflux de paroles qui fonctionnent par succession de séquences et croisements de personnages, le jeu des couples sur fond de redoutable sexisme est permanent, et le thème du féminisme sous-jacent. Les femmes sont traitées par leurs compagnons comme des moins que rien. «  Il faut une femme qui ait de l’intelligence. Où aurais-tu pu apprendre ? Tu sais trop peu, ça rend amer… » La révolution est en marche, « entre un avenir radieux et un présent comblé » dans l’attente de l’égalité des droits. Lorsqu’un coup de gong annonce, quelque temps plus tard, le départ à l’ouest, une valise pour tout bagage.

Müller disait que La Déplacée était sa meilleure pièce – écrite peu de temps après la mort de Brecht – elle lui coûtera très cher. Mise en scène par Bernhard Klaus Tragelehn et présentée une seule fois, en 1961 l’année de son écriture, elle est immédiatement interdite. Son point de vue sur le socialisme est-il trop cynique, trop pessimiste ? Cette unique représentation, à laquelle assistent tous les futurs cadres de la RDA dans un contexte tendu, vaut à l’auteur ainsi qu’au metteur en scène, d’être déclarés personae non grata, interdits de théâtre dès le lendemain, et pour Müller d’être exclu de l’Union des Ecrivains. Les acteurs subissent un interrogatoire musclé toute la nuit qui suit la représentation et Tragelehn est déporté pendant un an, dans les mines de charbon de Haute Silésie. Paradoxe et ambivalence provocatrice, Müller pose la question : où est la solution, avec ou sans le communisme ?

Après le retrait de son permis d’écrire pendant de longues années, les textes d’Heiner Müller ne seront plus montés en RDA pendant plus de dix ans. L’auteur poursuivra sa route en étant dramaturge au Berliner Ensemble, de 1970 à 1976, puis metteur en scène à la Volksbühne et au Deutsches Theater, à partir de 1980. Il disparaît en 1995, mais pas son théâtre. La France le connaît depuis les années 70 par le passeur que fut Jean Jourd’heuil, traducteur et ami, et notamment les pièces de la seconde période – comme Quartett, Hamlet Machine, La Mission, Ciment ou Médée-matériau – souvent montées. Les pièces de production sont en revanche peu connues et pas toujours traduites, et c’est la première fois que La Déplacée est montrée hors d’Allemagne.

Le travail accompli par Bernard Bloch avec les jeunes acteurs issus de l’école de théâtre de l’Essonne – et qui a commencé par des travaux d’ateliers et maquettes – est remarquable. Dans un style mathématique et chorégraphié voulu par le metteur en scène, ils remplissent l’espace vide de leurs corps et de leurs voix sur un mode dépouillé, et jouent avec le texte-matériau qui pose les questions, non pas de manière didactique mais de façon ouverte et critique. Le travail retranscrit l’ambiance de cette longue période communiste qui passe au rouleau compresseur l’individu et prétend le collectif. Sur un sujet si sensible, cela donne bien du grain à moudre.

Brigitte Rémer, 18 mai 2016

Avec : Djalil Boumar, Deborah Dozoul, Ferdinand Flame, Robin Francier, Carla Gondrexon, Agathe Herry, Hugo Kuchel, Juliette Parmentier, Jeanne Peylet – lumières Xavier Gruel puis Luc Jenny – scénographie et costumes Bernard Bloch et Xavier Gruel – musique Joël Simon – assistante à la mise en scène : Natasha Rudolf.

4 au 22 mai 2016, au Théâtre du Soleil, Route du Champ de Manoeuvre – La Cartoucherie – 75012 Paris – Tél. : 06 65 38 74 73 et 01 43 74 24 08 – www.theatre-du-soleil.fr – métro : Château de Vincennes puis bus 112 ou navette.

 

 

 

 

Les musiques de Jean-Jacques Lemêtre

J.J. Lemêtre dans son atelier © Brigitte Rémer

J.J. Lemêtre dans son atelier © Brigitte Rémer

Il est Mr Tambourine Man et docteur ès-musiques en théâtre, compositeur, musicologue, inventeur et interprète travaillant avec Ariane Mnouchkine depuis la création des Shakespeare. Il compose les musiques des spectacles du Théâtre du Soleil depuis 1979.

A la demande du Centre international de réflexion et de recherche sur les arts du spectacle qui organise une journée sur le thème Théâtre et Musique, Jean-Jacques Lemêtre ouvre avec générosité sa boîte à secrets – son atelier -. Cette visite chez Ali Baba, à la barbe et au cheveu fleuris, où se mélange lutheries occidentale et orientale, permet comme le ferait un conteur, de nous faire voyager. Ses instruments viennent du monde entier, achetés, fabriqués, échangés, inventés et chaque instrument est une histoire. Son inventivité n’a d’égal que le haut niveau de technologie qu’il met en action pour obtenir le meilleur son. Jean-Marc Quillet, pédagogue et musicologue, directeur du Conservatoire à Rayonnement Régional d’Amiens qui le suit dans ses recherches co-pilote cette promenade singulière, dans un bel esprit complice.

Un moment fort au Théâtre du Soleil, lieu engagé politiquement et enragé artistiquement qui vient de fêter 50 ans de création. Jean-Jacques Lemêtre est entré dans l’histoire de la troupe il y a trente-six ans et parle du rapport entre la voix et les instruments, qu’il cherche à amener au même niveau : « la métrique de la langue donne la pulsation, le corps et la voix donnent la musique » dit-il. Au théâtre du Soleil, il signe la musique, et invente les bruitages, comme autant de commentaires au texte. Ainsi le tourniquet aux bijoux, qui fait tinter les perles dans les aigus, et les bâtons de pluie, « les ventilateurs réglés sur la vitesse du texte, l’adaptation des roulettes sur les charriots pour qu’ils glissent et ne fassent aucun bruit qui ne trouble la forme sonore, tous les bruits sont travaillés » complète Jean-Marc Quillet. Jean-Jacques a créé de nombreux instruments dont l’archi-sistre, sorte de contrebasse fabriquée maison, il utilise les tambours signes du départ à la guerre, sait ruser de la trompette qui appelle la victoire ou du violon, au retour. Il a réalisé un instrument avec des objets venant de différents pays et travaille les cordes sympathiques, qui donnent résonance et réverbération. Il est en sons et en mouvements permanents.

Pour lui, « le rapport à l’instrument  passe par une façon de penser à l’envers, en ne posant pas la main sur la corde mais à côté… » Les peaux des tambours sont en bois, la lyre fabriquée de manière résolument artisanale, la clé du violoncelle on ne peut plus étrange. Tout est musical dans les mains de Jean-Jacques, le magicien. « Il construit des solutions compositionnelles nouvelles, uniques, fait des adaptations inventives et laisse venir la musique des acteurs, puis il entre dans les pulsations, la prosodie » précise Jean-Marc Quillet : « Il est en relation visuelle avec les acteurs, avec le gradin – les spectateurs – et avec Ariane. » L’étroite collaboration du musicien avec la metteure en scène et avec les acteurs débute au premier jour des répétitions. Il est aux aguets. Son travail porte sur la relation entre texte et musique, corps et musique, espace et musique et se retrouve parfois à jouer de deux instruments différents, un à chaque main, ou encore avec les jambes, avec la tête : la main sur la mélodie, le rythme avec le reste du corps… Faisant référence à Philippe Avron, il confirme : « Le corps donne le rythme, la voix donne la mélodie, c’est le public qui fait l’amplification avec son oreille. »

« Les gens n’écoutent pas » constate-t-il. « La vie est quadrillée de lois de vie, de travail. Je pars de choses simples, je me fais un aide mémoire et note la musique. La voix parlée est faite avec des notes, avant d’entendre du sens. Comment le texte va-t-il être joué, ce qui est différent de comment il va être dit. Ce sont deux musiques très différentes. » Et même si le musicien connaît le spectacle par coeur, il note « mais pas la mélodie, qui appartient au soliste, le soliste au Théâtre du Soleil, étant l’acteur » complète Jean-Marc. Pour Jean-Jacques Lemêtre, « la frontière entre le parler et le chant n’existe pas. Comment chanter les notes utilisées dans les notes parlées. On écoute les tessitures, on écoute dans quel mode ça travaille. J’accorde mes instruments dans la voix du personnage, mi la ré, ne m’intéresse pas, je désaccorde… »

Quand il évoque L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves d’Hélène Cixous, présentée au Théâtre du Soleil en 1987, il évoque « un grand voyage, le seul continuum étant celui du spectacle » et déclare que « l’harmonie n’est pas que tempérée. » Il met aussi dans son voyage musical de l’humour, des gags et donne l’exemple des boîtes russes, petites boîtes à musique pleines de charme, armées d’une minuscule manivelle. En écho, il fabrique une boîte américaine, avec un chapeau chinois. Il se donne des règles où le ludique est au rendez-vous, travaille sur la spatialisation et les sources de diffusion savamment étudiées, comme pour le vol d’un oiseau dans le ciel, ou le bruit d’un train, et assure la relève avec son fils Yann, entre plateau et salle. « La psychologie acoustique est une vraie discipline. Je vois les acteurs de profil. Au théâtre, mes yeux ce sont mes oreilles. Je travaille avec la sincérité ou la fausseté de la voix » complète-t-il.

Jean-Jacques parle de sa collaboration avec Nadejda Loujine, chorégraphe, spécialiste de danses traditionnelles et de danses de caractère, qui apporte aussi sa contribution au Théâtre du Soleil depuis de nombreuses années. Une confrontation entre les deux artistes aura lieu ultérieurement au cours de la journée, la complexité des interactions reposant notamment sur la complexité des mesures impaires, difficiles à intégrer dans la danse de caractère. Pour prolonger la discussion, Jean-Jacques Lemêtre parle de l’apprentissage de la marche, qui se fait « à deux reprises dans une vie : dans la petite enfance et pour les hommes, à l’armée. La marche n’est ni régulière ni binaire » dit-il et il entre dans la complexité des temps en musique. Si l’on parle beaucoup de musiques du monde au Soleil, il ajoute : « On trouve aussi en France des danses à cinq temps comme en Bretagne, ou à onze temps comme en Aveyron. Le théâtre permet un apprentissage constant de la musique, toujours en rapport au public. Il y a détournement de l’attention au théâtre. La musique l’emporte et éloigne du théâtre. »

Jean-Jacques Lemêtre a apporté beaucoup de musiques au Théâtre du Soleil. « Il en a écrit, et enregistré, 121 », conclut Jean-Marc Quillet. « C’est bien en fin de compte cette impression de Vie Supérieure et dictée, qui est ce qui nous frappe le plus dans ce spectacle pareil à un rite qu’on profanerait. D’un rite sacré il a la solennité; – l’hiératisme des costumes donne à chaque acteur comme un double corps, de doubles membres, – et dans son costume l’artiste engoncé semble n’être plus à lui-même que sa propre effigie. Il y a en outre le rythme large, concassé de la musique, – une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l’on semble broyer les métaux les plus précieux, où se déchaînent comme à l’état naturel des sources d’eau, des marches agrandies de kyrielles d’insectes à travers les plantes, où l’on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux, etc. D’ailleurs tous ces bruits sont liés à des mouvements, ils sont comme l’achèvement naturel de gestes qui ont la même qualité qu’eux » écrit Antonin Artaud dans « Sur le théâtre balinais » extrait de Le théâtre et son double, cité comme référence, par le Théâtre du Soleil.

Brigitte Rémer

Séminaire du 18 mai 2015, organisé par le CIRRAS au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, sur le thème Théâtre et Musique. site : www.cirras-net.org – et aussi Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années, par Béatrice Picon-Vallin, édit. Actes Sud Beaux-Arts, hors collection, 2014.

Musique et Théâtre

Logo CIRRASUne Journée d’étude organisée par le CIRRAS – Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle – se tiendra le Lundi 18 mai, à la Cartoucherie de Vincennes.

Cette journée se déroulera au Théâtre du Soleil avec, comme invité d’honneur, Jean-Jacques Lemêtre musicien emblématique de presque toutes les musiques des spectacles montés par Ariane Mnouchkine depuis 1979. A Jean-Michel Damian qui lui demandait, lors de l’émission Les Imaginaires : « Comment composez-vous votre musique ? » Jean-Jacques Lemêtre répondait, comme une boutade : « J’arrive le premier jour à neuf heures le matin ».

Au Théâtre du Soleil et sur la scène contemporaine occidentale s’inventent des relations de  dialogue entre la musique et le théâtre. Cette journée interrogera les pratiques scéniques du Théâtre du Soleil et de certaine formes occidentales, mais également asiatiques et caribéennes, autant de scènes contemporaines qui mettent en jeu théâtre et musique, dans leur complémentarité ou leur affrontement dynamique. Ces interactions seront envisagées sous l’angle du travail spécifique au musicien, au chorégraphe, au metteur en scène et à l’acteur-interprète, selon le programme suivant :

La musique de Jean-Jacques Lemêtre au Théâtre du Soleil – Entretiens de Jean-Marc Quillet, directeur-adjoint du Conservatoire à Rayonnement Régional d’Amiens, avec Jean-Jacques Lemêtre.

Les danses des Atrides et la musique de Jean-Jacques Lemêtre – Entretiens de Nadejda Loujine, chorégraphe, spécialiste de danses traditionnelles et de danses de caractère, avec Jean-Jacques Lemêtre.

Mettre en scène le texte musical du théâtre grec, intervention de Philippe Brunet, professeur à l’Université de Rouen, directeur de la compagnie Démodocos.

Récital : théâtre, danse et musique en grec ancien, par Philippe Brunet et Fantine Cavé-Radet, chanteuse et chorégraphe.

Antiquité en musique : Gounod, Massenet, Saint-Saëns, intervention de Vincent Giroud, professeur de littérature comparée et de littérature anglaise à l’université de Franche-Comté.

Kunju et Kunqu sont dans un bateau, Musique de scène, musique pour la scène, musique en scène, musique hors-scène, intervention de François Picard, professeur d’ethnomusicologie à l’université Paris-Sorbonne, musicien, directeur artistique.

Himmēļa : l’orchestre du Yakșagāna, intervention d’Anitha Savithri Herr, chargée de cours à l’Université d’Evry Val d’Essonne, pour l’enseignement de l’ethnomusicologie et de l’ethnoscénologie

Le rituel vaudou haïtien, ressourcement de l’art dramatique et quête d’un théâtre engagé   Entretien de Nancy Delhalle, professeur d’histoire et d’analyse du théâtre à l’Université de Liège, avec Pietro Varrasso, metteur en scène et pédagogue à l’École Supérieure d’Acteurs du Conservatoire de Liège.

Journée d’étude, le 18 mai 2015, de 10h à 17h. Foyer du Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route Champ de manœuvre. 75012 – Métro : Château de Vincennes, puis autobus 112 – Contact : 06 13 59 37 80 – Site CIRRAS (en construction) : www.cirras-net.org