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Le bleu des abeilles

© Noël Gazi

D’après le roman de Laura Alcoba – mise en scène Valentina Arce – Théâtre du Shabano – au Théâtre de la Halle Roublot, Fontenay-sous-Bois.

L’univers de l’auteure passe par le chagrin d’enfance, l’absence du père, la lettre qu’on envoie, la langue qui bute, l’étrangeté d’un autre pays. Laura Alcoba a vécu en Argentine jusqu’à ce que sa famille s’exile en France pour raisons politiques dans les années soixante-dix, elle avait dix ans. Elle vit à Paris, écrit en français, mais le thème de ses livres porte essentiellement sur le pays de son enfance. Dans son premier roman, Manèges, paru en 2007, elle évoque un épisode de ce temps-là sous la dictature militaire, quand Videla ayant pris le pouvoir, a pratiqué tortures, assassinats et enlèvements pendant plus de sept ans. En 2013, Laura Alcoba publie un autre roman, Le Bleu des abeilles, qui parle de son arrivée en France, de l’apprentissage de la langue française, de la correspondance échangée avec son père, activiste et prisonnier politique au pays, à partir des lettres qu’elle a retrouvées trente ans plus tard. En 2017, La Danse de l’araignée poursuit son récit de vie et traite du temps de l’adolescence. Ces trois textes forment une sorte de trilogie sur son expérience de l’exil et l’absence du père.

S’emparant du Bleu des abeilles, Valentina Arce, metteure en scène franco-péruvienne, le fait voyager dans un univers de rêverie bleu de méthylène, espace d’initiation et de poésie. Elle fait aussi référence à l’essai de Maurice Maeterlinck, La vie des abeilles, publié en 1901 où l’essaim, quittant sa ruche, chaude et confortable, affronte un monde plein de périls. La situation devient une métaphore dans laquelle le fil conducteur repose sous le sceau de la lettre et du secret, sous celui de l’apprentissage d’une langue étrangère, au cœur des émotions. En cela, au-delà de l’Argentine, le thème est universel et résonne dans toutes les géographies.

Valentina Arce a choisi la technique du papier animé et du théâtre d’ombres comme univers graphique pour ce récit fait de souvenirs et de constructions mentales, pour faire vivre la mémoire, la cité, le bleu à l’âme, les projets et elle travaille dans la sensibilité de l’acteur-passeur. La jeune fille est une silhouette d’ombre et de lumière et côté cour, sur une table-laboratoire, naissent d’autres silhouettes et objets filmés qui glissent d’écran en écran. L’univers est onirique et le geste visuel, fort. Deux actrices portent le texte et lui donnent corps dans la réalité du bleu de la mémoire. L’une, Alice Mercier, tient le rôle de la narratrice dans son récit de vie, tantôt silhouette de papier et voix off du passé (création sonore Mélanie Péclat et Luci Schneider), tantôt voix du présent et personnage incarné. L’autre, Mila Baleva, fait vivre le commentaire visuel par images projetées et rétroprojecteur numérique manipulé en temps réel. Photos, dessins, images d’archives, s’affichent comme ombres projetées sur des enveloppes, au début cachetées, petits rectangles blancs tombant des cintres (scénographie Zlataka Vatcheva, créateur lumières Stéphane Leucart).

Au fil de l’histoire qu’elles font vivre et comme par magie, les actrices ouvrent ces enveloppes en les dépliant, en font lecture, les habillent de dessins, lettres, cartes postales et photos. Cette installation autour de la lettre et du papier est le parti-pris de mise en scène élaboré par Valentina Arce et réalisé avec Sacha Poliakova, créatrice de marionnettes et plasticienne. La jeune fille parle du regard des autres dans la cité du Blanc-Mesnil où elle co-habite avec tant d’autres cultures aux visages qui s’affichent aux fenêtres, du mot réfugié qu’on lui envoie à la figure et dont elle cherche la traduction, de la lutte pour trouver sa place et exister, de l’envie d’être comme tout le monde, de la difficulté d’écrire dans une autre langue que la sienne, de la photo qu’elle tarde à envoyer parce que le moral est au bleu-noir. « Ce n’est pas Paris, mais c’est juste à côté », écrit-elle à ses amies, pleine de la fierté quand même d’être là. Dans sa bataille pour l’apprentissage de la langue française, son père, depuis sa prison de La Plata, lui conseille  de lire des romans. Un nouveau monde, le pays des mots, s’ouvre à elle, et quand elle comprend qu’elle se met à penser en français, que la langue va lui permettre d’exister avec de nouvelles racines, elle envoie sa lettre au père, et la photo promise depuis longtemps.

« Depuis le début nous explorons des langages qui puissent toucher les différents niveaux de lecture et la diversité culturelle du jeune public. Pour le Shabano, l’adaptation théâtrale est un espace où les mots, la musique, le langage du corps de l’acteur et de la marionnette s’imbriquent pour créer une écriture scénique habitée et poétique. Nos spectacles deviennent ainsi des espaces de rencontre pour toutes les générations » dit Valentina Arce, directrice du Théâtre du Shabano qu’elle a créé en 2005. En Amazonie, le Shabano est « un auvent semi-circulaire en feuilles de palmes ; sous cet espace de vie communautaire se partagent la nourriture, le travail, le repos, le sommeil et les contes.» Le conte guide ses chemins de théâtre, « son rapport au sacré et à la culture populaire m’ont toujours fascinée » ajoute-t-elle. Sept spectacles jalonnent le parcours de la Compagnie, d’un premier conte Tupi intitulé La Fille du Grand Serpent, en 2005 jusqu’à Amaranta d’après Nicolas Buenaventura, en 2015.

Dans la superposition du passé et du présent, Valentina Arce a aussi marché sur les traces de Raymond Queneau, magicien du langage s’il en est, quand, dans Les Fleurs bleues, deux personnages issus de deux périodes éloignées l’une de l’autre voyagent à travers l’Histoire et le temps, et que le lecteur ne sait plus qui rêve de qui. Bleu de Prusse, outremer ou indigo cette couleur à l’origine non reconnue, qui, selon Michel Pastureau, spécialiste des couleurs, fut un pigment difficile à trouver, puis à fixer, s’inscrit ici dans la déclinaison des émotions sur fond de faits réels. Il y a beaucoup de poésie et de délicatesse dans l’adaptation théâtrale et visuelle réalisée par le Théâtre du Shabano et cette évocation d’une période douloureuse de l’Histoire argentine contemporaine. Cet apprentissage de l’altérité est une belle leçon de vie.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2020

Avec Alice Mercier et Mila Baleva – adaptation France Jolly et Valentina Arce- scénographie Zlataka Vatcheva et Mila Baleva – silhouettes en papier Sacha Poliakova – Univers visuel et image numérique Mila Baleva – collaborateur artistique depuis la Ville de La Plata (Argentine) Leonel Pinola – création sonore Mélanie Péclat – créateur lumières Stéphane Leucart – assistante à la mise en scène Raquel Santamaria – Pour tout public à partir de 7 ans – En tournée : Festival Méli’môme 2020, Reims, les 31 mars, le 1er et 2 avril 2020.

Vendredi 6 mars, 10h et 14h30 – samedi 7 mars 2020, Théâtre de la Halle Roublot, 95 rue Roublot, 94120 Fontenay-sous-Bois – tél. : 01 82 01 52 02 – www.theatre-halle-roublot.fr et www.shabano.fr