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One Song. Histoire(s) du Théâtre IV

© Michiel Devijver

Texte, conception et mise en scène Miet Warlop – musique Maarten Van Cauwenberghe et l’ensemble du groupe – au Théâtre du Rond-Point, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Le spectateur est convié par la plasticienne et chorégraphe flamande Miet Warlop à une sorte de performance-concert, un rituel punk où les figures se répètent, s’accélèrent et se déstructurent. Des musiciens sont répartis sur la scène dans des pauses improbables et accomplissent des gestes insolites aussi sportifs que musicaux : la violoniste perchée sur une poutre et qui s’y déplace, avant-arrière ; le violoncelliste plaqué au sol son instrument replié devant lui ;  le chanteur s’essoufflant sur tapis de course ; le percussionniste écartelé entre ses instruments – charley, caisse claire, grosse caisse et leurs pédales, disséminés dans l’espace ; un clavier peu tempéré et bien perché, accessible par  trampoline et espaliers. Nous sommes dans un gymnase musical où des supporters, assis sur un gradin nous faisant face, encouragent les sportifs-musiciens de leur gestuelle en boucle, et se déchainent pour que le meilleur, gagne. Une journaliste à trois jambes, habillée de rouge, casque sur les oreilles et discours inaudible, commente l’événement, intervenant dans le mégaphone. Un personnage de blanc vêtu, sorte d’homme-libellule ou de pom pom girl s’inscrit en contre-temps et dé-synchronisation. Un drapeau flotte sur la marmite, des sirènes font un rappel à l’ordre.

© Michiel Devijver

Le but de chacun de ces étranges musiciens-sportifs bien déjantés est de restituer une chanson, chacun à sa façon. Une idée fixe et un challenge porté par des mouvements gymniques jusqu’à épuisement : combat avec soi, avec les autres, avec le diable ou les trois réunis, vu l’acharnement déployé et les énergies qui passent de l’un à l’autre. Des bouchons d’oreilles sont proposés aux spectateurs, à l’entrée. On est dans la répétition, la réitération, la ré-appartition, la récurrence et la réminiscence avec alternance d’instruments.

Plus tard il pleut sur les percussions, on apporte des seaux, des serpillères, le métronome suspend son tempo en brouillant les rythmes. L’homme-libellule se balance et, se métamorphose en derviche, caché sous une épaisse perruque avant de construire un discours-onomatopée, à partir de mots gravés sur des plaques de plâtre : Hey ! OK ! You ! Why ? Never, avant de les casser. La violoniste perd son violon et tombe, le percussionniste ses mailloches et chacun joue jusqu’à l’épuisement avant de disparaître et que les supporters ne s’écroulent au sol. Ne reste qu’un nuage de magnésie qui vole au-dessus de la mêlée. One Song pourrait faire penser au film de Sydney Pollack, On achève bien les chevaux dans lequel des individus, hommes et femmes, se lancent dans un marathon de la danse, jusqu’à la transe, repoussant leurs limites à l’extrême, pour quelques dollars. Ici, pas de primes, mais des sensations fortes pour voir jusqu’où nous entraine la conceptrice-réalisatrice du spectacle, qui avait été présenté en 2022 au Festival d’Avignon.

© Michiel Devijver

C’est la version numéro quatre d’Histoire(s) du Théâtre inventée par Milo Rau, à laquelle Faustin Linyekula et Angelica Liddell, avaient emboité le pas. Miet Warlop construit à son tour la sienne, sculptant l’énergie et le son dans une performance qui repose sur le collectif. Elle regarde le chemin parcouru, artistiquement et remonte jusqu’à la case départ d’un spectacle-requiem créé à la mort de son frère, il y a vingt ans, Sportband /Afgetrainde Klanken, qui reste à la source de One Song. Sport et musique y étaient déjà au centre. De cette nouvelle création elle dit : « C’est une pièce métaphorique sur toutes les choses que je veux célébrer : célébrer la vie, célébrer la pratique artistique, célébrer les rencontres, célébrer le collectif. »  Miet Warlop mène une recherche multiforme qui travaille sur l’hybridation entre le vivant et des objets inanimés, fait des cycles de performances d’arts visuels et réalise des installations en direct. De son travail elle dit : « On pourrait considérer que j’ai deux façons différentes de travailler mon expression : l’une guidée en premier lieu par l’énergie et l’autre par le matériau. »

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2023

Avec : Simon Beeckaert, Stanislas Bruynseels, Rint Dens (†), Judith Engelen, Elisabeth Klinck, Marius Lefever, Willem Lenaerts, Luka Mariën, Milan Schudel, Melvin Slabbinck, Joppe Tanghe, Karin Tanghe, Wietse Tanghe, Flora Van Canneyt – musique, Maarten Van Cauwenberghe – costumes, Carol Piron et Filles à Papa – dramaturgie, Giacomo Bisordi, Kaatje De Geest – production NTGent, Miet Warlop / Irene Wool vzw – coréalisation Théâtre du Rond-Point et Festival d’Automne à Paris.

Du 12 septembre au 1er octobre 2023, du mardi au vendredi à 19h, samedi à 18h, dimanche à 17h – Théâtre du Rond-Point, 2Bis Av. Franklin Delano Roosevelt, 75008 Paris – métro : Franklin-Roosevelt – site : theatredurondpoint.fr – En tournée : Le 7 novembre 2023 Euro-Scene (Leipzig, DE) – Les 10 et 11 novembre 2023 Tanzquartier Wien (Vienne, AT) – Le 17 et 18 novembre 2023 Festival Otono Madrid (Madrid, ES) – Points Communs /Théâtre des Louvrais, les 25 et 26 janvier 2024.

Le Petit Garde Rouge

Texte et dessins Chen Jiang Hong – mise en scène François Orsoni, directeur artistique du Théâtre de NéNéKa – Vu au Théâtre du Rond-Point, Paris.

© Simon Gosselin

Né en 1963 en Chine, au moment de la mise en place de la révolution culturelle ordonnée par le Président Mao Tsé Toung et portée par sa propagande, Chen Jiang Hong fait un retour sur image par le récit de sa vie. L’enfant est devenu un grand artiste peintre, il dessine aujourd’hui sur scène, devant nous, son autobiographie, avec une infinie délicatesse, raconte les moments heureux de la petite enfance, avant que le ciel ne s’assombrisse par un totalitarisme qui a gangréné le pays, spolié et brûlé les livres.

© Simon Gosselin

L’artiste est installé côté cour avec ses pinceaux, ses encres et ses rouleaux de papier, dans une superbe scénographie de Pierre Nouvel. Les dessins qu’il réalise durant tout le spectacle sont filmés et repris sur d’immenses toiles-écrans tendues en fond de scène où s’étalent le noir et blanc et la déclinaison de subtiles couleurs. Trois interprètes accompagnent son geste – un narrateur, l’acteur Alban Guyon qui connaît bien l’univers de François Orsoni avec qui il travaille régulièrement depuis plusieurs années ; deux danseuses, Lili Chen, formée à l’École de l’Opéra de Pékin où elle a travaillé dans toutes les disciplines des arts du spectacle et des arts martiaux, et Namkyung Kim, formée à  l’Université des Arts de la Danse de Séoul, puis au Centre chorégraphique de Montpellier. Une bruiteuse, Eléonore Mallo, a travaillé avec Valentin Chancelle sur la création sonore. Placée derrière un tulle côté jardin, elle donne le climat, les rythmes et ponctue les actions. Chacun sert  magnifiquement le récit, dans sa présence, sa simplicité, sa technicité et les subtilités de son interprétation.

L’enfant se remémore ses parents et ses grands-parents, et l’entreprise familiale de tricycles. « Nous sommes en 1966 dans une grande ville du nord de la Chine. Une petite rue grise. Une odeur de charbon flotte dans l’air. » Il dessinait à la craie sur le sol, jouait à saute-mouton et aux billes, adorait le cinéma. Il se souvient de sa grand-mère, éleveuse de poules et des poussins qu’il fallait vendre, de sa sœur, sourde muette, qui lui avait appris la langue des signes, des raviolis de la Chine du nord et du chat qui s’enfuit, du Nouvel An chinois avec pétards et pause chez le photographe, du piano et des comptines, des bonbons, des photographies au parc, des chagrins. Son premier choc fut la mort de son grand-père et les quelques vêtements rapportés par sa grand-mère, seule et dernière trace de lui. Il s’était interrogé sur la mort. Le dessin qu’il exécute sur scène de son grand-père le tenant dans les bras, est poignant, et la triche aux parties de cartes avec sa grand-mère, très tendre : chiffre 2, symbole de bonheur, chiffre 10, symbole d’éternité…

© Simon Gosselin

Les moments heureux envolés, arrivent sur la scène les échos des discours politiques de Mao et son invention de la révolution culturelle « par laquelle une classe sociale en renverse une autre. » C’est l’époque de la répression, des perquisitions débridées réalisées par les Gardes rouges et des travaux obligatoires, son père envoyé en camp à la frontière russe et le terrible manque qu’il ressent de son absence, cherchant sa silhouette sur les fissures du mur de sa chambre, les bons de rationnement y compris sur le riz, l’enrôlement, l’embrigadement et les symboles qui vont avec : drapeau, livre rouge, effigies, chants engagés, idéogrammes, bouliers, autocritique, gymnastique obligatoire etc… « En 1971 Je devins petit Garde rouge du Parti communiste » rapporte le narrateur, habillé de noir. » Il y a ceux qui réussissent à trouver des bons d’alimentation comme les voisins de sa talentueuse professeure de musique qui l’avait initié à Mozart, arrêtée un jour on ne sait pourquoi, et qu’il ne reverra jamais.

© Simon Gossellin

Les séquences dansées, en solos ou duos, permettent de reprendre souffle et sont de toute beauté, Lili Chen et Namkyung Kim rappelant aussi, dans la galaxie familiale, les sœurs de Chen Jiang Hong. La créativité et la maitrise de leur gestuelle et chorégraphie ainsi que les couleurs déclinées des costumes, jaune, bleu ou noir et blanc prolongent le dessin et en accentuent l’intensité. Plus tard, elles font flotter sur la scène les drapeaux rouges des danses révolutionnaires avec la même élégance. Et le narrateur poursuit son témoignage : « On ne voyait pas d’étrangers, on ne connaissait pas l’odeur du parfum. On a l’impression d’avoir subi un lavage de cerveau »  commente-t-il. L’Histoire se poursuit avec en 1976 la mort de Mao, le retour du père, l’émotion du fils, la reprise de ses études au collège puis à l’école des Beaux-Arts de Pékin. En 1987 il quittera la Chine et connaitra l’exil. « Où vas-tu mon fils ? » demandera le père.

Avec Mao et moi, album publié, puis adapté à la scène avec beaucoup de finesse et d’intelligence par François Orsoni, c’est un récit biographique autant qu’un documentaire, ou qu’une séquence de l’Histoire, dont témoigne et qu’illustre Chen Jiang Hong. « C’est un livre très personnel, dans lequel je retrace l’histoire de la Chine à travers celle d’un enfant » dit-il, se plaçant entre son espace personnel – la maison de l’enfance, l’atelier de l’artiste – et l’espace collectif – le politique.

François Orsoni et Chen Jiang Hong avaient déjà présenté ensemble un premier spectacle, très réussi, organisé autour du même principe, à partir de deux « Contes Chinois », Le Cheval magique de Han Gan et Le Prince Tigre, tiré d’albums édités selon la technique traditionnelle, à l’encre de Chine sur papier de riz. Dans Le Petit Garde Rouge ils allient peinture, dessin et calligraphie, récit et danse, avec une grande sensibilité et poésie. Beaucoup d’émotion circule entre la scène et le public. Et quand Chen Jiang Hong lui-même s’avance pour prendre la parole, en direct, une brume le submerge comme elle nous submerge. Son combat pour la liberté se superpose à sa quête artistique, et il nous prend à témoin.

Brigitte Rémer, le 15 juillet 2023

© Simon Gosselin

Avec : Chen Jiang Hong (dessins), Lili Chen, Alban Guyon, Namkyung Kim – scénographie et vidéo Pierre Nouvel – création sonore et régie son Valentin Chancelle – création sonore et bruitage Eléonore Mallo – création lumière Antoine Seigneur-Guerrini – langue des signes Sophie Hirschi – direction artistique Natalia Brilli – régie vidéo Thomas Lanza.  

Vu en juin 2023 au Théâtre du Rond-Point – En tournée : Centre Culturel Alb’Oru, Bastia, 24 novembre 2023 – Espace Diamant, Aiacciu, du 27 au 28 novembre 2023 – L’Avant-Scène, Scène Conventionnée, Cognac, du 17 au 18 décembre 2023 – Comédie de Caen, Centre Dramatique National, du 10 au 12 janvier 2024 – Le Tandem, Scène Nationale Douai Arras, du 15 au 16 mai 2024.

Vêpres de la Vierge bienheureuse

© Alban Van Wassenhove

Texte Antonio Tarantino, traduction Jean-Paul Manganaro, mise en scène Jean-Yves Ruf – avec Paul Minthe – au Théâtre du Rond-Point, Paris.

 Un homme est assis, attendant l’autobus dans un habit du dimanche légèrement étriqué. Il a dans les mains un objet encombrant, une urne. Ce sont les cendres de son fils qu’il ramène à la maison. L’homme est frêle. Il se jette dans un flot ininterrompu de paroles, comme pour lui confier ce qu’il n’avait jamais su ou pu lui dire, dialoguant avec lui. « Tu dois tout me dire, papa ! » Une façon de se dire adieu… « Écoute-le ton vieux ! »

Le garçon avait déserté très tôt sa famille, qui l’avait renié, il se travestissait et se prostituait. Perruque, bas résille, cothurnes, miroir, rimmel, fond de teint… La robe rouge en velours… « Je veux partir, quitter ma mère » disait-il au père ne supportant plus ses violentes insultes. Par désespoir il s’est jeté dans le Lambro, cette rivière au débit préalpin et aux eaux limpides, selon la traduction littérale. Parviennent, dans les méandres du texte, les voix entremêlées de la mère, des sœurs, des copains, des voisins, et comme le pardon du père.

C’est une tétralogie qu’a écrite Antonio Tarantino (1938-2020) originaire de Bolzano, au nord de l’Italie, Quattro atti profani, donnant une voix à ceux qui n’en ont pas, les exclus de la société qu’il rejoindra à la fin de sa vie. Vespro della Beate Vergine/Vêpres de la Vierge bienheureuse, Passione secondo Giovanni/Passion selon Jean et Stabat Mater datent de 1997, Lustrini de 1993. L’auteur était avant tout artiste plasticien, peintre et sculpteur, l’écriture dramatique était venue tard dans sa vie mais avait tout de suite été reconnue et récompensée. Et si l’on s’arrête sur le titre, Vêpres de la Vierge bienheureuse, l’action se passe au crépuscule et l’icône de la Vierge bienheureuse est ici formée par le duo père-fils. C’est le père qui porte le fils dans les bras, et le texte serait comme une prière païenne et une entrée dans le Styx, ce point de passage menant aux Enfers dans la mythologie grecque et méditerranéenne. Le père lui prodiguera même quelques conseils pour réussir cette traversée décisive vers l’au-delà : « Toi, mets-toi l’en courir. Quand tu sens l’herbe grasse du Fleuve…gaffe à pas glisser… tu y es. Laisse-toi l’aller dans l’eau… Ah, n’oublie pas, garde tes cothurnes aux pieds… »

Paul Minthe est ce père blessé, plein de finesse et d’humanité qui, dans ce monologue, refait le parcours d’une fragile vie, celle du fils dans les différentes accentuations de la partition. Son chagrin est empreint de pudeur et de timidité, d’excuses. L’homme est sonné et remet ses pas dans ceux du fils tantôt avec regrets et remords, tantôt avec colère et chagrin, parfois avec fierté. Il rythme la langue, crue, triviale, naturaliste ou poétique avec la précision d’un scalpel et rend le texte limpide malgré sa construction elliptique aux expressions singulières qui n’ont pas dû faciliter la tâche du traducteur (Jean-Paul Manganaro). La direction d’acteur de Jean-Yves Ruf est à saluer.

Avec Olivier Cruveiller, Paul Minthe avait interprété La Passion selon Jean du même auteur et sous le regard du même metteur en scène, dans le rôle d’un schizophrène se prenant pour Jésus-Christ. Dans Vêpres de la Vierge bienheureuse, tout est dépouillé, il y a juste un banc au milieu de nulle part signe d’une scénographie froide, presque clinique (Laure Pichat) et des lumières crépusculaires (Christian Dubet). Il y a l’extrême justesse et sobriété du jeu de Paul Minthe et l’humanité de l’auteur, Antonio Tarantino.

Brigitte Rémer, le 29 octobre 2022

Avec Paul Minthe – scénographie Laure Pichat – création sonore Jean-Damin Ratel – lumières Christian Dubet – production Chat borgne Théâtre, compagnie conventionnée DRAC Grand Est et Région Grand Est – Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

12 au 30 octobre 2022, 20h30, dimanche, 15h30, relâche les lundis et le 16 octobre – Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt. 75008 Paris – site : ww.theatredurondpoint.fr – tél. : 01 44 95 98 21

Queen Blood

© Timothée Lejolivet

Chorégraphie Ousmane Sy, Théâtre de la Ville hors les murs, au Théâtre du Rond-Point.

Elles ont une superbe énergie ces jeunes femmes tout en musiques et en danses, et semblent infatigables. Elles forment l’équipe du Paradoxe-Sal, groupe afro-house entièrement féminin créé en 2012 par Ousmane Sy, chorégraphe, co-directeur du Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne, brutalement décédé à quarante-cinq ans, en décembre 2020.

D’origine malienne et sénégalaise, et partant du football, Ousmane Sy – appelé Babson ou encore Baba – était au carrefour d’univers décalés qui l’avaient influencé et de différents styles de danse alliant danse traditionnelle et danse underground, hip hop, capoeira, etc. Ambassadeur de la house dance en France – qui rassemble de multiples variantes – il s’était emparé de cette danse de rue et danse sociale très libre ayant ses racines dans la scène musicale underground de Chicago et de New York, pour construire son langage chorégraphique. « Je me suis inspiré de tout le monde pour ne ressembler à personne » disait-il.

Les musiques électroniques de ses spectacles se situaient dans ce même syncrétisme entre soul et salsa, rock et pop, le tout mixé pour déboucher sur son style propre, à partir du clubbing dans lequel il se reconnaissait. Le grand artiste nigérian, précurseur de l’afrobeat, Fela Kuti, et l’extraordinaire Nina Simone avec Four Women font partie du voyage musical. Au-delà de la fête, le clubbing était pour Ousmane Sy un « esprit de rassemblement, de retrouvailles et de rencontres… une musique pour toutes les danses, et une maison pour toutes les cultures » comme il aimait à le définir. Danser pour quitter ses chagrins, pour oublier et pour survivre à partir d’une technique, précise, puissante et androgyne.

Queen Blood travaille sur la virtuosité technique, sur les figures féminines et la féminité et explore les influences afro-caribéennes et la danse de battles. La présence des danseuses sur le plateau – qui ressemble à un ring, cerné de nombreux projecteurs en carrés rasant le sol recouvert d’un tapis blanc – est quasi permanente. Elles s’échauffent déjà quand le spectateur s’installe, très concentrées et ondulantes. Puis le tempo s’accélère et elles construisent leurs parcours aux variations infinies et au vocabulaire commun où, du collectif naît l’individuel. « L’individualité au service de l’entité » est le leitmotiv. Chacune puise dans son propre registre tel que hip-hop, dancehall, locking, popping, krump et invente sa gestuelle en soli et duo, tout en gardant l’esprit corps de ballet et un langage commun, transmetteur d’émotions. Le freestyle est partie intégrante de la pièce, il constitue l’essence de cette culture du club signée du chorégraphe. La mobilité est féline, subtile et inépuisable, les pieds glissent, piétinent, se lèvent et s’ancrent dans le sol, le haut du corps ondule, les gestes sont pleins.

Queen Blood, titre choisi par Ousmane Sy, signifie en bambara sang noble. Ici la noblesse est aux femmes. Elles se glissent avec grâce et énergie dans ces rythmes et musiques et transforment l’héritage du chorégraphe en défi artistique, à partir de leurs forces vives et de leur fluidité. Ici, point de dramaturgie à proprement parler, chaque spectateur construit l’histoire qu‘il souhaite. La connexion entre les danseuses fonctionne magnifiquement, elle est une des clés de la réussite et le plus bel hommage offert au chorégraphe.

Brigitte Rémer, le 10 mai 2022

Sept interprètes en alternance : Allauné Blegbo, Cynthia Casimir, Megane Deprez, Selasi Dogbatse, Valentina Dragotta, Dominique Elenga, Nadia Gabrieli-Kalati, Linda Hayford, Nadiah Idris, Odile Lacides, Mwendwa Marchand, Audrey Minko, Anaïs Mpanda, Stéphanie Paruta. Assistante à la chorégraphie Odile Lacides – lumières Xavier Lescat – son et arrangements Adrien Kanter – costumes Hasnaa Smini – une création All 4 House.

3 au 7 mai 2022 à 20h30, au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin Roosevelt. 75008. Paris. Métro : Franklin Roosevelt – sites : theatredurondpoint.fr et theatredelaville-paris.com.  En tournée : 10 mai à Cébazat (63), Le Sémaphore – 12 mai à Aurillac (15), Théâtre d’Aurillac – 17 et 18 mai au Petit-Quevilly (76), CDN de Normandie/Théâtre de la Foudre – 20 et 21 mai à Lieusaint (77), Théâtre Sénart/scène nationale – 25 mai à Sarzeau (56), Espace culturel L’Hermine – 18 juin à Roubaix (59), Le Colisée.

Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires

© Giovanni Cittadini Cesi

Conception et mise en scène Élise Vigier – texte Kevin Keiss, Elise Vigier, librement inspiré d’essais et d’interviews – avec Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly – au Théâtre du Rond-Point.

C’est un magnifique duo rêvé, entre l’auteur activiste James Baldwin, né dans le quartier de Harlem, qui s’exile en France à l’âge de vingt-quatre ans pour fuir le racisme et vivre son homosexualité, et le photographe américain d’origine juive russe, Richard Avedon, photographe de mode.

Issu d’un milieu chrétien très pratiquant, Baldwin écrit son premier roman, semi-autobiographique, La Conversion, en 1953 ; puis des nouvelles dont Blues pour Sonny publié dans Face à l’homme blanc, en 1965 ; des essais dont Chronique d’un pays natal dans lequel il exprime le rejet familial et social qu’il a vécu et La Prochaine Fois, le Feu, en 1963 qui explore les non-dits et les tensions autour des distinctions raciales, sexuelles et de classe, dans l’Amérique du milieu du XXe siècle. Il se pose à Saint-Paul-de-Vence à partir de 1970. Avedon lui, au-delà des photographies de mode et de ses contrats avec Life et Vogue dans lesquels il retranscrit l’énergie, la liberté et l’érotisme de l’époque, se reconnaît dans un travail plus profond qu’il qualifie de photographies de portraits. Tous deux ont publié ensemble en 1964 un ouvrage polémique de la contre-culture, Nothing Personal, recueil de portraits où se côtoient figures célèbres, prisonniers et citoyens ordinaires, ouvrage subversif avec des textes au vitriol et des clichés saisissants qui dressent le portrait d’une Amérique impérialiste controversée.

Partant de ces deux parcours chargés, dans le contexte américain des années 1950, Elise Vigier et Kevin Keiss ont bâti un scénario-portrait des artistes à partir d’entretiens imaginaires. Marcial Di Fonzo Bo, argentin d’origine, interprète Avedon, Jean-Christophe Folly, originaire du Togo est Baldwin. Amis d’enfance dans un lycée du Bronx, ils se retrouvent dans un éclat de rire, posent ensemble devant l’appareil photo de Richard et imaginent un projet de livre. On les suit dans l’élaboration de leur œuvre commune, rassemblant photos et textes, chacun avec sa personnalité et son identité. Les deux acteurs habitent magnifiquement leur personnage, tissant une belle complicité et faisant émerger une créativité pleine de tendresse et d’humour. Richard Avedon demande à James Baldwin : « Comment s’est passé le moment où quelqu’un t’a expliqué que tu étais noir ? » Réponse de Baldwin : « On m’a pas expliqué que j’étais noir. J’étais en train de me bagarrer avec des blancs parce que eux, ils savaient que j’étais noir mais moi je savais pas. Et comme tous les garçons noirs on demande aux parents, à sa mère, son père. On demande pas pourquoi on m’appelle nègre on demande qu’est-ce que ça veut dire sale nègre. »

Le concept du Portrait a été mis en place par Marcial Di Fonzo Bo à son arrivée à la direction de la Comédie de Caen en 2015, l’idée étant de concevoir des entretiens imaginaires entre deux artistes, intellectuels ou figures majeures de notre temps. Plusieurs propositions ont ainsi été faites, plusieurs spectacles réalisés. Letzlove-portrait(s) Foucault mis en scène par Pierre Maillet ; Portrait de Raoul de Philippe Minyana mis en scène par Marcial Di Fonzo Bo ; Ludmilla en Nina Simone écrit et mis en scène par David Lescot ; Portrait d’Amakoé de Souza/salade, tomates, oignons écrit et mis en scène par Jean-Christophe Folly, ici acteur et qui monte en puissance sur les plateaux, à juste titre ; Portrait Bourdieu écrit et mis en scène par Guillermo Pisani. Autant de portraits autant de démarches et d’entretiens imaginaires, tous aussi riches les uns que les autres.

© Giovanni Cittadini Cesi

Dans ce Portrait Avedon-Baldwin c’est Élise Vigier qui met en scène une heure pétillante de spectacle. Après avoir été formée à l’Ecole Nationale de Bretagne, de 1991 à 1994 elle fut de l’aventure des Lucioles – tout comme Marcial Di Fonzo Bo – collectif qu’elle co-fonda en 1994. Artiste associée à la direction de la Comédie de Caen, elle a mis en scène en 2020 une adaptation du roman de Baldwin réalisée par Kevin Keiss, Just above my Head, écrit en 1979 et traduit sous le titre de Harlem Quartet, elle connaît donc bien l’auteur. Elle prépare pour le Festival d’Avignon un nouveau portrait, Anaïs Nin au miroir, sur un texte d’Agnès Desarthe.

Dans une grande complicité les deux acteurs, Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly, dessinent ici le portrait de deux artistes chaleureux, sensibles, créatifs et extravagants chacun dans son domaine artistique, s’inscrivant entre l’intime et le politique, nous plongeant dans l’univers de ségrégation et d’intolérance de l’Amérique des années 50, en pleine crise identitaire. De l’univers de la mode dans lequel il fut longtemps investi, Avedon s’éloigna pour photographier notamment les militants investis dans la défense des droits de l’homme ; Baldwin, du sud de la France, s’interrogea sur la défense des droits civiques et la difficulté de vivre. Leur amitié est un précieux cadeau. Le scénario se termine par la visite d’Avedon au réalisateur Jean Renoir, qui travaillera aux États-Unis de 1941 à 1949.

Un spectacle sensible et intelligent, judicieusement mis en scène, conduit et porté de mains de maîtres !

Brigitte Rémer, le 15 avril 2022

Spectacle créé à la Comédie de Caen le 13 juin 2019, production Comédie de Caen/CDN de Normandie – Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 17 avril 2022, avenue Franklin D. Roosevelt. 75008. Métro : Rond-Point des Champs-Élysées – site : theatredurondpoint.fr – site Comédie de Caen : comediedecaen.com

Le jour se rêve

© Giovanni Cittadini Cesi

Chorégraphie Jean-Claude Gallotta, avec les danseurs du groupe Émile Dubois – musique Rodolphe Burger.

C’est une pièce pour dix danseurs qui rend hommage à Merce Cunningham, l’un des maîtres avec qui Jean-Claude Gallotta a travaillé à New-York dans les années soixante-dix, et qui inscrivait ses recherches chorégraphiques entre danse, théâtre et musique. Un spectacle pétillant de gaieté, de couleurs et d’humour, conduit par la voix de velours de Rodolphe Burger et construit en trois temps et deux apparitions magiques du chorégraphe, en solo.

Pour entrer dans la danse il suffit de lâcher prise et de se laisser glisser dans l’énergie mobile et l’abstraction des mouvements et compositions rythmiques, renforcées par les costumes de la plasticienne Dominique Gonzalez-Foerster. Le geste chorégraphique est ludique, sympathique et magnétique, il est une ode à la vie, à la fantaisie, à l’ironie. Jean-Claude Gallotta n’est certes pas un novice, il a à son actif plus de quatre-vingts pièces mais la décontraction et l’invention des danseurs et de la recherche gestuelle demeurent. Il a fondé en 1979 à Grenoble le Groupe Émile Dubois, devenu en 1984 l’un des premiers centres chorégraphiques nationaux. Sa troupe a alors ses studios dans la Maison de la culture de Grenoble dont il devient le directeur de 1986 à 1988.

Artiste associé au Théâtre du Rond-Point depuis plusieurs années, Jean-Claude Gallotta y inscrit sa démarche d’ouverture aux autres arts, dont la musique et la voix. Il y a présenté une trilogie autour du rock : My Rock rapprochait deux géants américains issus de deux univers totalement différents, Elvis Presley et Merce Cunningham. Avec My Ladies Rock il faisait danser son équipe sur quatorze morceaux emblématiques de femmes rockeuses dont Aretha Franklin, Marianne Faithfull et Janis Joplin. Dans L’Homme à tête de chou il superposait les voix de Serge Gainsbourg à qui il rendait hommage et d’Alain Bashung qui n’avait pas eu le temps d’accompagner le projet jusqu’au bout mais était resté présent par les chansons enregistrées avant sa disparition.

Le titre du spectacle, Le jour se rêve, pastiche le titre du célèbre film de Marcel Carné et Jacques Prévert sorti en 1939, Le jour se lève, beaucoup plus noir que la chorégraphie gentiment insolente de Jean-Claude Gallotta. Chez le chorégraphe tout est dans la mobilité. Il part des danseurs, de leur potentiel et de leur fluidité puis écrit les séquences comme un film se construit au montage. « L’expression est dans le rythme » disait Cunningham, qu’il cite.

Dans la pièce, trois chorégraphies s’emboîtent les unes dans les autres et donnent des couleurs différentes : la première, en harmonie avec la nature, s’inscrit dans un esprit chamanique ; la seconde est urbaine et témoigne d’un peu de la folie et des lumières de la ville ; la troisième lance ses rythmes pied à pied avec les chansons de Rodolphe Burger, fondateur du groupe Kat Onoma, qui travaille à la frontière de textes dramatiques et philosophiques, et développe depuis plus d’une douzaine d’années de nombreuses créations de spectacles. Dans les entre-deux de ces parties, l’apparition de Gallotta danseur semble sortir tout droit de chez Chaplin, Man Ray ou Picabia.

Ensemble, Jean-Claude Gallotta et Rodolphe Burger ont dessiné dans Le jour se rêve de nouveaux espaces sonores, spatiaux et poétiques où se croisent musiques et théâtres, singularités et ritournelles, exploration et alchimie, rigueur et improvisation. Les danseurs habitent ces espaces chacun avec sa personnalité donnant à la pièce un air à la fois profond et léger, dense et gai, inventif et fantaisiste.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2022

Avec : Axelle André, Naïs Arlaud, Ximena Figueroa, Ibrahim Guétissi, Georgia Ives, Fuxi Li, Bernardita Moya Alcalde, Jérémy Silvetti, Gaetano Vaccaro, Thierry Verger, Jean-Claude Gallotta. Assistanat à la chorégraphie Mathilde Altaraz – dramaturgie : Claude-Henri Buffard – textiles et couleurs Dominique Gonzalez-Foerster – assistanat aux costumes Anne Jonathan, Chiraz Sedouga – lumière : Manuel Bernard

Création le 6 octobre 2020 au Manège/Scène nationale de Maubeuge – Vu au Théâtre du Rond-Point/ Paris en février 2022 – Prochaines représentations les 12 et 13 avril 2022 à l’Espace Malraux/Scène nationale de Savoie, Chambéry.

Baie des Anges

© Stéphane Trapier

Texte Serge Valletti, d’après une idée originale de Faramarz Khalaj – mise en scène Hovnatan Avédikian, au Théâtre du Rond-Point

Dans le confinement d’une chambre morte où les meubles sont, au départ, cachés sous des housses, Gérard, producteur, s’agite, avec un besoin fulgurant de se raconter et de mettre en théâtre. Il réunit deux comédiens pour parler non pas tant de lui que de sa relation à Dominique, l’absent, l’ami qui s’est suicidé. Quand Armand, acteur, plus jeune et plus calme, arrive, il lui parle de l’acquisition de cette maison qui surplombe la mer, de ce lieu appelé Baie des Anges, au demeurant titre d’un film de Jacques Demy. Armand, en écho, lui renvoie une image maitrisée, monologue contre monologue.

On entre petit à petit dans une mécanique du puzzle où le dialogue et les tergiversations entre les deux personnages, acteur et metteur en scène, nous mènent dans une répétition de théâtre, avec pour références les films du passé. Sunset Boulevard en l’occurrence, film noir américain de 1950 signé Billy Wilder, dont le titre évoque cette voie de Los Angeles bordée des villas des stars hollywoodiennes. Dans Baie des Anges il est question de mort, du massacre de soi-même, d’un type qui s’est pendu et du bruit de ses pieds battant contre le volet, gravé dans la mémoire.

Dans le plan suivant, La Fille, dix-neuf ans, quelque peu inexpérimentée, passe un casting au téléphone et convient d’un rendez-vous avec le metteur en scène. Elle arrive, Les Fleurs du mal sous le bras, et récite son poème, Élévation. Construction en fragments dit Gérard, le metteur en scène. S’amorce un dialogue entre La Fille, devenue Dina et Armand, scène de rupture d’une certaine violence et banalité. Le metteur en scène jubile mais développe aussitôt sa petite parano, suspectant une relation amoureuse entre les deux acteurs, il y reviendra avec insistance.

Dina, autrement dit Fernandina, culpabilise de n’avoir pas su garder son mari, au cours d’un long monologue, une honte chez les Paoli et deux enfants à élever seule, Annabelle et Dominique. Les répétitions se passent mal : pas de début, une construction en fragments etc… Armand pète les plombs puis raconte l’histoire de Dominique, le vendeur de guirlandes de Noël qui avait fait fortune. Gérard lui emboîte le pas et la complète. L’actrice poursuit, dans son trip poétique, avec Harmonie du soir, Baudelaire toujours. Quand Armand, perturbé, montre de la jalousie à l’égard de Gérard qui semble lui aussi convoiter la jeune femme, elle reprend le cours de son enfance et raconte. Elle connaissait Gérard par familles interposées, et avait connu Dominique à l’âge de cinq ans. On remonte le temps et le parcours de vie de l’absent. Gérard fait du gringue à La Fille qui décline ses propositions, avant de les accepter. Armand, travesti en belle américaine, en réalité la voisine de Dominique et qui l’a retrouvé pendu, en fait le récit. Un troisième poème de Baudelaire, La cloche fêlée, est énoncé par Gérard, suivi du récit de La Fille qui se souvient et raconte. Dominique avait décidé de se supprimer avant de dépasser l’âge de la mort de sa mère : « Quarante ans, sept mois et trois jours. Il ne voulait pas vivre une heure de plus que Dina. » A la date et à l’heure H, il s’est donc pendu.

« La vie, elle est faite d’une suite de scènes » dit Gérard qui défend le fragment comme démarche artistique. Le texte de Serge Valletti est effectivement construit comme tel et entremêle les lignes, narrative, poétique et filmique, les histoires de vie, le théâtre dans le théâtre, mais la mise en scène et le jeu semblent nous perdre un peu plus. Le metteur en scène, Hovnatan Avédikian, qui interprète ici le rôle de Gérard, le fait d’entrée de jeu façon western, caricaturale, brouillant les pistes. Nicola Rappo dans le rôle d’Armand à l’inverse s’en sort bien et garde son calme olympien et une certaine finesse d’approche ; Joséphine Garreau endosse plusieurs rôles : celui de la comédienne débutante, de Fernandina Paoli dite Dina l’épouse délaissée ayant à élever seule ses enfants dont l’un a mal tourné. Elle est aussi la fille facile qui a pour amant son partenaire de théâtre puis le metteur en scène, bref cela sans grand relief dans un parcours escarpé rendu peu lisible au spectateur. Les scénarios s’imbriquent les uns dans les autres et le fil conducteur échappe. S’agit-il de la perte et de la mort, d’un polar, de récits de vie, de la répétition théâtrale et de l’omnipotence du metteur en scène ? Tout cela à la fois peut-être.

Pour refaire le chemin, autant s’accrocher à la lecture du texte, paru comme premier volume d’une édition récemment créée par Serge Valletti, Chez Walter. L’auteur a fait un long parcours d’écriture depuis Les Brosses, en 1969, sa première pièce, jusqu’à la traduction et adaptation de l’œuvre complète d’Aristophane, Toutaristophane. Il a également participé à l’écriture de plusieurs scénarios de films.

Tel que présenté au Rond-Point, nous ne sommes pas Villa Malaparte non loin de Capri où fut tourné Le Mépris de Jean-Luc Godard, et on ne sent pas la mer. Le spectateur hésite dans la compréhension des choses, certains désertent en cours de route. Il fait aussi très chaud ce soir-là dans la salle Roland Topor du Rond-Point.

Brigitte Rémer, le 23 juin 2021

Avec : Hovnatan Avédikian (en alternance avec David Ayala), Joséphine Garreau, Nicola Rappo – scénographie Marion Gervais – design sonore Luc Martinez – création lumières Stéphane Garcin – Spectacle créé en coproduction avec le théâtre de Grasse et à l’issue d’une résidence de création au théâtre de Grasse. Le texte est publié aux éditions Chez Walter (Avignon).

Du 9 juin au 3 juillet 2021 à 20h30, dimanche à 15h30 – relâche les lundis et les 13 et 27 juin. Au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008. Tél. : 0144 95 98 21. Site www.theatredurondpoint.fr – Le spectacle a été créé le 9 septembre 2016 au Théâtre de Grasse.

 

Sombre Rivière

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène de Lazare, Compagnie Vita Nova, au Théâtre du Rond-Point.

C’est un spectacle joyeux même s’il parle de choses graves, dans une forme qui pourrait relever de la comédie musicale ou d’une sorte de revue, un spectacle tonique qui a pour levier l’énergie vitale de son créateur et de son équipe.

La trame parle de l’enfance abîmée à travers les yeux d’une petite fille de cinq ans attendant le retour du père parti manifester le 8 mai 1945, à Guelma, en Algérie. Les émeutes nationalistes et indépendantistes réprimées violemment par la France la priveront pour toujours de sa présence. Cette petite fille était la mère de Lazare, convoquée par son fils sur écran pour apporter sa part de mémoire. Une mère courage au sourire lumineux comme forme de résistance.

Pour Sombre Rivière, le déclencheur part de la barbarie des attentats et particulièrement de celui du Bataclan que Lazare lie à ces autres événements et autres dates relevant de la mémoire familiale et de la mémoire collective du pays dont sont originaires ses parents, l’Algérie. Fils de l’immigration algérienne et né en banlieue parisienne, Lazare sait mettre l’absurde et la violence en rythme et en chansons. Il est un rebelle qui trace sa route de solitude en s’immergeant dans le théâtre par l’écriture et la mise en scène. Le théâtre, il l’a rencontré par Jacques Miquel, fondateur du Théâtre du Fil et éducateur, récemment disparu, à qui il dédie le spectacle. Ce sont « les trous de l’histoire » qui intéressent Lazare, « ceux de la colonisation comme de l’Algérie indépendante. J’interroge la façon de vivre avec de tels trous quand on se retrouve coincé, sans racines, au pied des grands ensembles… Je ne défends pas l’idée d’un art sociologique mais je pose des questions qui me brûlent à vif… » dit-il. Son style s’apparente à ce qu’est l’art brut dans le champ des arts plastiques, le slam à la musique. A partir de la réalité, Sombre Rivière est comme un long poème.

Construit en deux parties – elle, sa mère et lui, Claude Régy, qu’il admire profondément – le spectacle est fait de fragments. Claude Régy dit de son écriture : « Lazare, c’est une écriture sauvage, un langage puissant, heurté, une blessure intérieure. Cette parole spécifique, comme inachevée, demande à être testée dans un espace, à être travaillée avec une équipe d’acteurs. » Il ne cesse de la tester depuis l’écriture de sa trilogie où se retrouve le même personnage, Libellule : Passé – je ne sais où, créé en 2009 ; Au pied du mur sans porte, créé en 2010 et repris quelques années plus tard au Festival d’Avignon ; Rabah Robert, monté en 2013. Lazare est aussi grand admirateur de Fernando Pessoa dans lequel il pourrait se reconnaître quand il disait : « Pour me créer, je me suis détruit ; je me suis tellement extériorisé au-dedans de moi-même, qu’à l’intérieur de moi-même je n’existe plus qu’extérieurement. » Lazare écrit ses textes comme des partitions, ses variations passent d’annonciation à dénonciation, de mezza voce à staccato mêlant le tragique du récit aux contes oniriques. Les voix sont puissantes, en chœur ou contre-choeur, en solo ou choralité.

Plusieurs lieux soutiennent depuis ses débuts la démarche de la Compagnie, Vita Nova, créée en 2007, entre autres – le Théâtre National de Bretagne, La Fonderie au Mans, la MC93 Bobigny, l’Échangeur de Bagnolet, le Studio-Théâtre de Vitry – Lazare est associé au Théâtre National de Strasbourg depuis 2015, Stanislas Nordey accompagne ses créations et l’avait invité, en 2001, à suivre la formation d’acteur de l’École du Théâtre National de Bretagne qu’il dirigeait.

Tout en s’emparant de l’Histoire, Lazare sait donner de la distance par l’humour et le grotesque parfois, par les personnages qu’il convoque comme Sarah Kane, par les vivants et les morts qu’il mêle, par le poète présent son double, par le chant et la musique. Il n’occulte rien de son Histoire du monde, celle qu’oublient souvent les livres et construit avec ses acteurs-chanteurs, la Rivière du temps et la poétique d’un rêve récurrent. « Cueille le jour parce que tu es le jour » pourrait lui dire Pessoa.

Brigitte Rémer, le 22 décembre 2018

Avec : Anne Baudoux, Laurie Bellanca, Ludmilla Dabo, Marion Faure, Julie Héga, Louis Jeffro, Olivier Leite, Mourad Musset, Veronika Soboljevski, Julien Villa. Collaboration artistique Anne Baudoux, Marion Faure – lumières Christian Dubet – scénographie Olivier Brichet en collaboration avec Daniel Jeanneteau – costumes Marie-Cécile Viault – son Jonathan Reig –  image Lazare, Nicos Argillet – montage vidéo Romain Tanguy –  prise de vue sur le plateau Audrey Gallet – directeur de choeur Samuel Boré – assistanat général Marion Faure – assistanat musical Laurie Bellanca – avec la participation filmée de Ouria et Olivier Martin-Salvan – Le spectacle a été créé le 14 mars 2017 au TNS, Strasbourg – Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

 Du 28 novembre au 28 décembre 2018, à 21h, dimanche à 15h – Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris – www.theatredurondpoint.fr – Tél. : 01 44 95 98 21

Bluebird

© Julien Piffaut.

Texte de Simon Stephens, traduit par Séverine Magois – mise en scène Claire Devers – au Théâtre du Rond-Point.

Chauffeur de taxi, Jimmy conduit sa Nissan Bluebird dans la nuit anglaise. La voiture est sur scène, entourée d’images mobiles, vastes travellings qui donnent l’illusion de la route et de la ville. Les clients défilent les uns après les autres, chacun avec ses spécificités, ses exigences et ses surprises. Jimmy (Philippe Torreton) est un homme singulier et secret, on ne le voit que de de loin, accroché à son taxi, observant ces allées et venues. De temps en temps il prend son téléphone et cherche à joindre une certaine Clare, souvent sans retour.

Dans la seconde partie, Jimmy et Clare (Julie-Anne Roth) se font face, dans une sorte de no man’s land, à deux pas d’une maison que tous deux connaissent. Jimmy a lâché sa Bluebird, elle, a accepté la rencontre et se présente pâle et tendue. Au début, questionné par l’autre, chacun parle de soi, les mots sont cachés et elliptiques. Clare dit avoir un compagnon et trouvé, si ce n’est du bonheur, un certain équilibre, elle annonce attendre un enfant. Jimmy avoue que la vie s’est suspendue depuis l’accident, il y a cinq ans, et qu’il vagabonde sans port ni attache, son taxi pour demeure.

La suite fige le spectateur, le fil du temps se remonte et leur histoire se reconstruit, avec douleur. Jimmy et Clare étaient mariés et avaient une petite fille. Leur rencontre a lieu le jour anniversaire de sa disparition, il y a cinq ans, écrasée par la voiture de son père. Depuis l’accident, Jimmy a disparu sans donner de nouvelles et vit accroché à son taxi comme un naufragé à sa bouée, il n’a pu assumer. Clare et Jimmy ne s’étaient pas revus, cette maison était leur maison. Clare lui reproche cet abandon, et exprime l’extrême solitude dans laquelle elle a dû tout régler, avant même de supporter la vie sans l’enfant. Pour Jimmy la rencontre est une déchirante tentative de réparation, il ne vient pas les mains vides et offre à Clare une partie de sa vie, de ses gains. Il tente le pardon, par ce don, concret autant que symbolique.

Bluebird a une grande force dramatique. Simon Stephens qui s’intéresse aux parcours blessés, l’écrit en 1998. Auteur associé au Royal Court de Londres, il a écrit de nombreuses pièces souvent distinguées par des prix prestigieux. Il avait adapté en 2011 pour Patrice Chéreau, la pièce de Jon Fosse, Je suis le vent. Dans Bluebird ses personnages sont d’une incandescence qui ajoute au tragique : l’extraordinaire interprétation de Philippe Torreton en Jimmy, si humain, avec ses faiblesses et son charisme, spectateur de la/de sa vie en première partie, blessé à mort et se mettant à nu dans la seconde ; la retenue et la pudeur de Julie-Anne Roth en Clare qui joue la transparence malgré la souffrance, sont un grand moment de théâtre.

Claire Devers, la maître d’œuvre de la pièce – réalisatrice de cinéma ayant obtenu la Caméra d’or en 1986, pour son film Noir et Blanc – signe avec Bluebird sa première mise en scène au théâtre. Elle réussit magnifiquement sa première fois en transcendant l’humanisme de l’auteur par une théâtralité qui se dégage de la scénographie et des images autant que des acteurs qui impriment à la pièce une puissante émotion.

Brigitte Rémer, le 25 février 2018

Avec Baptiste Dezerces (le Caïd, Billy Lee) – Serge Larivière (Robert, Richard, Andy) – Marie Rémond (Angela, une adolescente, Janine) – Julie-Anne Roth (Clare) – Philippe Torreton (Jimmy). Assistanat à la mise en scène et photographies Julie Peigné – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Thomas Cottereau, Olivier Oudiou – son François Leymarie – vidéo Yann Philippe, Renaud Rubiano – régie générale et plateau Guillaume Parra – régie vidéo et son Guillaume Monard – régie lumière Sébastien Lemarchand – costumes Fanny Brouste – maquillage Marion Bidaud. Le spectacle a été créé à l’Espace des Arts, Scène Nationale de Châlons-sur-Saône, le 16 janvier 2018.

Du 7 février au 4 mars 2018 – Théâtre du Rond-Point/salle Tardieu, 2 bis avenue Franklin Roosevelt, 75008 – métro : Franklin Roosevelt, Champs-Elysées Clémenceau – Tél. : 01 44 95 98 21 – Site : www.theatredurondpoint.fr