Table ronde au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets, en présence de Leila Shahid ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ex-ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne.
C’est une grande dame qui a été reçue à la Manufacture des Œillets pour échanger avec le public sur le thème de La Culture en Palestine. Le Théâtre National Palestinien y présente actuellement dans la grande salle, La Fabrique, Des Roses et du Jasmin pièce d’Adel Hakim, après avoir joué Antigone. Cela s’inscrit dans le cadre du partenariat développé depuis six ans entre les deux entités, le Théâtre des Quartiers d’Ivry et le Théâtre National Palestinien. Les acteurs sont dans la salle, à côté du public. Autour de la table : Elisabeth Chailloux, metteuse en scène et codirectrice du Théâtre des Quartiers d’Ivry avec Adel Hakim, metteur en scène des deux spectacles, Mohamed Kacimi auteur et dramaturge. Ce dernier lira à la fin de la rencontre des extraits de son Journal, écrit lors de la création à Jérusalem Est de Des Roses et du Jasmin.
Lumineuse et combative seraient les mots qui caractériseraient le mieux Leïla Shahid. Née à Beyrouth dans une éminente famille palestinienne, elle n’a eu de cesse de défendre, par la réflexion et le dialogue, la cause de son pays en construction. Diplomate hors pair, elle y a notamment travaillé à partir de 1989 à la demande de Yasser Arafat, après le début de la première intifada. Elle fut la première représentante palestinienne féminine. Elle a mené ses combats comme représentante de l’OLP depuis l’Irlande, les Pays-bas et le Danemark jusqu’en 1994, puis comme déléguée générale de l’Autorité Palestinienne en France pendant une dizaine d’années, et comme ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg à Bruxelles jusqu’en 2015, traversant espoirs et déceptions. Cette période historique parlait d’optimisme, surtout après la signature des Accords d’Oslo en 1993 par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin sous l’égide de Bill Clinton, grâce au travail mené par le ministre des Affaires Etrangères Israélien Shimon Peres, Prix Nobel de la Paix.
En introduction Leïla Shahid évoque le livre de sa mère, Sirine Husseini Shahid, Souvenir de Jérusalem, portrait de sa famille, palestinienne, installée à Jérusalem depuis plusieurs siècles et contrainte en 1936 de prendre la route de l’exil. Puis elle propose un parcours qui prend pour repères le théâtre et la littérature, formes de résistance à l’obscurantisme, avant de donner ses positions dans le conflit israélo-palestinien. Très proche de Mahmoud Darwich et de Jean Genet, elle parlera longuement de l’un et de l’autre. Donnant lecture de quelques passages, elle reconnait qu’en leur absence, l’écriture est la seule chose qui reste, que leur parole, sous quelque forme qu’elle fut – pièces, poèmes, romans ou autres – aide à vivre. Elle annonce la création d’une chaire Mahmoud Darwich à Bruxelles, la première dans le monde francophone qui a pour objectif la traduction, l’édition, la mise en scène à partir de l’œuvre du poète qui a mis en mots son exil intérieur, et à partir de la poésie arabe. Elle donne lecture d’un extrait du dernier recueil publié avant sa mort, La Trace du papillon, intitulé Si nous le voulons, traduit, comme toute l’œuvre, par Elias Sanbar : « Nous serons un peuple, si nous le voulons, lorsque nous saurons que nous ne sommes pas des anges et que le mal n’est pas l’apanage des autres. Nous serons un peuple lorsque nous ne dirons pas une prière d’actions de grâce à la patrie sacrée chaque fois que le pauvre aura trouvé de quoi dîner. Nous serons un peuple lorsque nous insulterons le sultan et le chambellan du sultan, sans être jugés (…) Nous serons un peuple lorsque nous respecterons la justesse et que nous respecterons l’erreur. »
Leïla Shahid parle ensuite de Jean Genet qui l’avait accompagnée à Beyrouth en septembre 1982 au moment où, le 16 septembre, eurent lieu les massacres de Sabra et Chatila. Entré dans les camps quelques jours après, il écrira Quatre heures à Chatila où il mêle le souvenir des six mois passés dans les camps palestiniens avec les feddayin dix ans avant : « Israël s’était engagé devant le représentant américain, Habib, à ne pas mettre les pieds à Beyrouth-Ouest et surtout à respecter les populations civiles des camps palestiniens. Arafat a encore la lettre par laquelle Reagan lui fait la même promesse. Habib aurait promis à Arafat la libération de neuf mille prisonniers en Israël. Jeudi les massacres de Chatila et Sabra commencent… » Alain Milianti avait présenté un spectacle à partir de ce récit, au Volcan maison de la culture du Havre, en 1991 ainsi qu’à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Dans Le Captif amoureux, Genet écrit aussi un étrange journal de bord de ses années passées au Moyen-Orient parmi les Palestiniens : « Avant d’y arriver, je savais que ma présence au bord du Jourdain, sur les bases palestiniennes, ne serait jamais clairement dite : j’avais accueilli cette révolte de la même façon qu’un oreille musicienne reconnaît la note juste. Souvent hors de la tente, je dormais sous les arbres, et je regardais la Voie lactée très proche derrière les branches. En se déplaçant la nuit, sur l’herbe et sur les feuilles, les sentinelles en armes ne faisaient aucun bruit. Leurs silhouettes voulaient se confondre avec les troncs d’arbres. Elles écoutaient. Ils, elles, les sentinelles… »
Lorsqu’elle aborde le conflit israélo-palestinien Leïla Shahid définit le fait que chacun est inscrit dans une généalogie et que cela n’empêche pas de construire son destin. Elle prend à témoin les acteurs dans la salle, eux qui n’ont connu que l’occupation, parle de ce qui fait mal, et reconnaît que les plus grandes blessures dépendent de là où l’on se place. Pour les Palestiniens, Jérusalem est de fait une ville occupée, annexée, où les lois israéliennes s’appliquent et où ils ne sont que résidents dans leur propre ville. Elle qualifie ce conflit de tragédie grecque mettant face à face deux frères jumeaux qui s’autodétruisent et parle de nettoyage ethnique pour définir la Nakba, ce moment de 1948 où les populations palestiniennes furent contraintes à l’exil alors que la coexistence était réelle entre juifs, chrétiens et musulmans. Puis la discussion a posé la question de l’altérité. On se définit soi-même par l’altérité dit-elle. Et l’un des acteurs précise : « Celui qui vit l’occupation ne parvient pas à voir l’humanité du citoyen Israélien qui lui, en un clin d’œil, peut se transformer en soldat de l’armée d’occupation. Je n’ai pas la possibilité de voir l’Israélien, comme un Autre. »
Leïla Shahid met encore le projecteur sur la disparition du mot Palestinien dans la presse internationale, souvent remplacé par le concept de réfugiés arabes et le regrette vivement, constatant la banalisation du conflit par une utilisation de l’image à outrance, qui déforme jusqu’à en perdre le sens. Pour elle, l’Europe a sa part de responsabilité et ne s’intéresse qu’au bas calcul de ce qui rapporte le plus, dans un jeu mesquin avec Israël et ajoute que certains ne vivent que sur l’enrichissement de la haine. Elle qui a travaillé au sein des organisations intergouvernementales parle sans détour d’une surprenante impunité et de la non application du droit, alors que les résolutions côté Europe, les recommandations côté ONU sont bien actées et qu’elles ne servent donc à rien puisqu’il n’y a aucune sanction. Elle dit que l’idée des deux Etats vivant côte à côte s’est éloignée, et que le temps ne joue pas en faveur de la coexistence.
A la table, une question d’Adel Hakim à l’attention de Leïla Shahid sur le mécanisme des sanctions économique, diplomatique, militaire à partir de l’exemple de Cuba et Fidel Castro ou de Poutine et l’expansion russe en Crimée, et lui demande de s’exprimer sur les BDS portés par la société civile – Boycott, Désinvestissement et Sanctions, une campagne internationale lancée par près de deux cents ONG palestiniennes sur le modèle de l’apartheid d’Afrique du Sud, appelant à exercer des pressions économiques, académiques, culturelles et politiques sur Israël. La mise en œuvre des BDS vise trois objectifs : la fin de l’occupation et de la colonisation des terres arabes, l’égalité complète pour les citoyens arabo-palestiniens d’Israël, et le respect du droit au retour des réfugiés palestiniens. La réponse de Leïla Shahid ne se fait pas attendre : « Aucun despote n’écoute les recommandations de l’ONU. Fidel a fait d’énormes dégâts et a détruit Cuba, Jérusalem est annexée depuis 1982 et il n’y a pas de sanctions. En Irak des milliers d’enfants sont morts. L’hypocrisie et la lâcheté sont générales, c’est une supercherie.» Et elle évoque la dynamique de la société civile palestinienne.
Mohamed Kacimi pose à son tour une question sur la position de l’intelligentsia en Israël qui compte des observateurs et penseurs avisés, et ne peut comprendre que leur lucidité n’ait pas de prise sur la société. Leïla Shahid parle des « vingt millions de Juifs dans le monde contre six seulement en Israël. Israël ne représente pas tous les Juifs. » Elle parle de ghetto tout autant physique que mental « C’est une tragédie philosophique » ajoute-t-elle tout en rappelant qu’Israël est la septième puissance industrielle et la quatrième puissance militaire.
Le débat se recentre ensuite sur le spectacle, Des Roses et du Jasmin, Mohamed Kacimi, dramaturge auprès d’Adel Hakim lit quelques extraits de son carnet de bord des répétition, écrit à Jérusalem Est. Il parle de l’extrême difficulté de créer. « Mercredi 11 février 2015 – Il fait un froid de canard à Jérusalem. Nous travaillons depuis une semaine dans une petite salle, encombrée de gradins bleus couverts de poussière et de manuscrits. La lumière est faible, le chauffage en panne, et le sol jonché de mégots et de gobelets écrasés. Autour de la table huit comédiens fument à tombeau ouvert. Ils lisent la dernière pièce d’Adel Hakim : Des Roses et du jasmin… »
Leïla Shahid a vu le spectacle quelques jours auparavant et rapporte : « Il arrache la Palestine à son quotidien et redonne espoir, en dépit de tous les murs et barbelés. » Pour elle, le théâtre est au cœur du politique, c’est l’oxygène d’une nation, et le discours poétique est le seul qui s’impose par lui-même. Elle traduit aussi son plaisir d’être là, inaugurant le Lanterneau, la seconde salle de la Manufacture des Œillets qui en cette après-midi laisse passer par sa belle verrière, la clarté. Elle a posé sur la table deux magnifiques bouquets blancs, des roses et du jasmin.
Brigitte Rémer, le 30 janvier 2017
Samedi 28 janvier 2017 à 16h, Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11. Le Journal de Mohamed Kacimi est publié sur le site du Théâtre des Quartiers d’Ivry – Le texte d’Adel Hakim, Des Roses et du Jasmin est publié à L’Avant-Scène.
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