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Par les villages

Texte de Peter Handke, (Über die Dörfer), traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt – mise en scène de Sébastien Kheroufi, compagnie La Tendre lenteur – Centre Pompidou et Festival d’Automne à Paris, en coréalisation avec le Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne. Vu au Centre Georges Pompidou, Paris.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle débute dans le grand hall du Centre Pompidou où plusieurs personnages font une performance et où s’engage un premier dialogue entre Gregor (Reda Kateb) et Nova (Cassey). C’est un peu désordre et le texte s’envole au-dessus des photos grand-format dont on ne sait pas si elles appartiennent au spectacle ou à l’exposition en cours.

Gregor rentre au village après de nombreuses années d’absence. Il avait quitté sa famille, ouvrière, il est maintenant écrivain. Le retour s’annonce conflictuel, l’heure des règlements de compte a sonné, la maison familiale est l’objet d’un conflit. Le monde rural est méconnaissable, les petits qui auparavant se taisaient, demandent reconnaissance et dignité. « Nous n’avons jamais vu le bon côté de la ville » dit l’un d’entre eux.

La suite se passe dans le grand théâtre qu’on a rejoint. Le metteur en scène Sébastien Kheroufi, qui a monté une première fois la pièce en février dernier, la reprend et la fait cheminer. Avec la complicité de l’auteur, il transpose le milieu rural des années 60 en Autriche tel que Peter Handke l’a décrit, en périphérie de ville, cité des Canibouts, à Nanterre dans les années 90, qu’il a lui-même fréquentés. La seconde partie porte le titre de Barbares sur sol PVC Terrazzo blanc. 2MC FL.S1 Caoutchouc, déclinant le monde ouvrier. Côté jardin, une table et deux chaises. La glacière. La scénographie (Zoé Pautet) nous place face à la transparence d’un atelier-dortoir dans lequel une ouvrière, intendante du chantier (Mari-Sohna Condé), remplit des sacs qui tombent du toit et qu’elle entasse en un geste répété et routinier. Cuisine, lits superposés, télé allumée, néon et petite lampe pour un éclairage glauque (création lumière Enzo Cescatti), quelques images sur le mur. L’intendante chante, fait la tambouille, se remet à l’empilement des sacs jusqu’à l’arrivée de Gregor revenu sur les lieux. La réalité lui saute au visage, elle, raconte le travail, les courants d’air, la difficulté de la vie, le frère de Gregor, si courageux.

Hans d’ailleurs ne tarde pas à arriver (Amine Adjina) accompagné de ses collègues de chantier, Anton, Ignaz et Albin, et défie avec vigueur « l’intello, qui lisait et ne s’occupait pas de nous. » Il les présente et chacun se raconte, marqué par la pauvreté, exposant ses ressentiments et sa révolte, et se disant content d’être ouvrier. Un autre, juste avant, s’était plaint de n’être pas considéré, « nos vallées sont abandonnées, rien n’est plus transmis. Nous voulons être magnifiés… » Hans vocifère jusqu’à la transe « Laisse-nous être ce que nous sommes… » et jette de la terre noire sur le sol avant de se rouler dedans. Grégor garde le silence. Un chœur entre, composé de la diversité des gens qu’on croise dans la rue ou le métro, habitantes et habitants d’Ivry où a été monté le spectacle. Il prend possession du territoire, commentant les actions en musique et en chorégraphie. « Quand l’homme à l’écriture me rendra-t-il mes droits ? »

© Christophe Raynaud de Lage

Derrière ce côté provocateur et dénonciateur des injustices sociales, le texte apporte des moments prophétiques. Ainsi quand l’intendante sortant de l’atelier et le quittant à jamais déclare dans un acte de foi qu’elle rentrerait au pays, « Je m’élargirais à mon peuple. » Les deux frères se font face en un moment de vérité quand Gregor brise la glace et déclare « Je t’ai observé tout l’après-midi. » Il évoque les parents morts, la solitude. « Ici, je suis le grouillot » dit le second. Un rien de nostalgie les envahit, un rideau de fer ferme l’atelier. Une chanson « Reviens vers ceux que tu aimes… Pourquoi couper les liens il n’est jamais trop tard… »

La troisième partie, « Zone industrielle en barbarie » montre, sous une batterie de néons au plafond, la rencontre entre Gregor et sa sœur, Sophie, dansant et chantant, lui faisant des aveux : « Sais-tu que jadis j’étais amoureuse de toi ? Je recopiais ton écriture, je copiais tes dessins… » elle se rappelle l’enfance, puis coupant tout pathos, se reprend… « Ton image ne tremble plus en moi… » Le grand frère la provoque, sur son manque de combativité et d’ambition… « Ce qu’elle va devenir ? Commerçante ! » Piquée au vif Sophie se rebiffe et lui jette ses quatre vérités : « Tu es animé d’un faux-semblant de bonne volonté… Tu étais toujours figé… » Elle sort tandis qu’à l’avant-scène, il lance des imprécations au monde entier.

© Christophe Raynaud de Lage

La quatrième partie, Les Barbares au cimetière, est d’une autre facture. Sur la terre noire jetée au sol, une vieille femme énigmatique, sorte de pythie (Anne Alvaro), trace un cercle de divination, puis dessine les arbres du cimetière sur le rideau de fer de l’ex-atelier. Elle s’assied sur le banc, comme le fou du village et cherche sa route, la troisième, celle qui mène au centre du village, se désole de la disparition de ce vieux monde et de tous ses repères. Comme une conteuse, elle évoque le plus joli village, qui peut-être, n’a pas même existé et se raconte à son tour lançant ses imprécations : « Vous êtes des oublieux de l’être, J’aimerais maudire cette cité. »

Revient Nova, rencontrée au début du spectacle, mi-archange mi-messie, pour une longue prosodie lancée face au public : « ce cimetière muet c’est mon point de départ. Je suis parti depuis si longtemps. » La vieille femme l’approche et demande vengeance. Au loin une flûte accompagne le texte et marque l’arrivée du chœur, un à un, puis l’entrée d’une jeune fille de dix ans, fille de Hans, qui se place au centre du cercle et rejoint la pythie qui la prend sous son aile, assurant une partie de la transmission. La partition musicale s’approfondit et s’enrichit du saxo puis de la clarinette (création sonore Matéo Esnault). La fratrie se regroupe. Hans a un porte-voix : « tu prétends te sentir responsable de nous, mais qu’as-tu fait ? » hurle-t-il à Gregor, imperturbable. « Je te récuse. » Le bouquet final, sorte d’anamnèse collective, pend la forme d’une parabole. Gregor prend la parole : « Il y a quelques siècles, un jour je vous ai vus, nos visages, nos histoires, s’élevaient des feuillages. » Et d’ajouter : « Je ne veux plus vous sortir du pétrin. » Le chœur en écho, représentation des humiliés, fait tinter le mot malheur ! Il n’y a pas de consolation, ni connaissance, ni certitude. »

© Christophe Raynaud de Lage

La salle se rallume, Nova, originaire d’un autre village, revient (Cassey, vue au début du spectacle). La prédication reprend, comme un slam en langue créole en une apostrophe au public qui ouvre un grand champ poétique et dans une montée spectaculaire du ton et de l’engagement, avec la force du boxeur. « Écoutez, vous autres, le chant des créateurs, gens d’ici ! » Le texte, est crépusculaire, comme la fratrie et comme la ville.

Sébastien Kheroufi, le metteur en scène, sait de quoi il parle. Il a fait de nombreux petits métiers avant de se former au théâtre et grandi dans la périphérie de Paris. Il a interprété plusieurs rôles avant de se lancer dans la mise en scène et présenté en juin 2023 Antigone, au Théâtre du Soleil, dans le cadre du Festival Départ d’incendies, puis en mars 2024 une première version de Par les villages. Il a été nommé pour ce travail « révélation théâtrale de l’année » par le Syndicat de la critique pour le théâtre, la musique et la danse. Sébastien Kheroufi privilégie la rencontre, là où il présente la pièce, il rassemble un collectif d’habitants qui forme le chœur.

Auteur de romans, nouvelles et récits, d’une trentaine de pièces de théâtre, d’essais, réalisateur de films dont dont La Femme gauchère, en 1978, Peter Handke s’est révélé avec une première pièce écrite en 1966, Outrage au public où il remet en jeu la théâtralité. Un certain nombre de ses pièces ont été montées en France : La Chevauchée sur le lac de Constance qu’il écrit en 1971, Les gens déraisonnables sont en voie de disparition en 1974, ainsi que Par les villages, en 1981. Claude Régy entre autres les a mises en scène. Par les villages propose une multiplicité de langages et d’horizons, matériaux dont Sébastien Kheroufi a su s’emparer pour les transformer en un discours social et poétique généreux et fort réussi.

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2024

Avec : Amine Adjina, Anne Alvaro, Dounia Boukerski ou Bilaly Dicko en alternance, Casey, Mari-Sohna Condé ou Gwenaëlle Martin en alternance, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Reda Kateb, Minouche Nihn Briot et Sofia Medjoubi ou Miya Joséphine en alternance. Assistanat à la mise en scène Laure Marion – collaboration à la dramaturgie Félix Dutilloy-Liégeois – régie générale Malounine Buard – scénographie Zoé Pautet – costumes Cloé Robin – création lumière Enzo Cescatti – création sonore Matéo Esnault – photographies Léo Aupetit – collaboration artistique Laurent Sauvage. Avec la participation exceptionnelle des habitants et habitantes d’Ivry-sur-Seine. Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, le texte est publié aux éditions Gallimard.

Présenté en décembre 2024, Grande salle du Centre Pompidou, Paris – En tournée : 22 au 26 janvier 2025, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – 25 et 26 février, La Filature, Scène nationale de Mulhouse – 5 avril, Théâtre de Corbeil-Essonnes, Grand Paris Sud – 11 et 12 avril Espace culturel Robert-Doisneau, Meudon-la-Forêt.

Kolizion 

Texte et mise en scène Nasser Djemaï, avec Radouan Leflahi, scénographie Emmanuel Clolus – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des œillets.

© Christophe Raynaud De lage

Les oiseaux pépient et Mehdi se raconte, dans la chronologie de ses souvenirs, écrits en dix-huit courts tableaux : son nom, sa naissance, ses six frères ainés qu’il prend le temps de nommer et de présenter dans la couleur du nom qui leur fut donné, car chaque prénom arabe a une signification. Mehdi, le septième, sera le guide éclairé par Dieu. Chaque frère est symbolisé par une flamme, bougie qu’il allume, encadrée de celle du père, Malek (qui signifie le souverain) et de celle de la mère, Hayat, (la vie) et qui dansent pendant toute la représentation comme des gardiennes bienveillantes.

Car à deux mois, Mehdi passe six semaines en réanimation pour un geste malheureux de son frère Farid qui le fait tomber du berceau. Plus tard, en référence à l’accident, on l’appellera Kolizion. À cinq ans une fugue innocente oblige les gendarmes à le ramener à la maison. Quelque temps plus tard, alors que ses frères sont à la piscine, il fait la découverte jubilatoire d’une fourmilière qu’il s’amuse à tester par l’épreuve du feu, ce qui l’envoie pour plusieurs semaines à l’hôpital. Là, une rencontre fondamentale avec Gabriel, un jeune infirmier et sorte d’archange, lui fait découvrir la lecture. Il lui prête L’Île au trésor, vite dévoré, puis de nombreux autres livres. Son univers soudain s’élargit : « J’aime comme sont fabriqués les mots et les images qu’ils provoquent en moi. Ils sonnent comme l’heure du goûter et ça me fait voyager, ça me fait oublier ce que je suis » dit Mehdi. « Les livres, les grands absents de notre maison… » reprendra-t-il plus tard.

Nasser Djemaï fait récit de la vie de Mehdi, imaginatif pour les expériences, au risque de sa vie. Il dessine les contours de son environnement familial et sociétal et pierre à pierre montre la construction d’un parcours d’apprentissage, qui, à travers événements et émotions lui fait enjamber les clivages sociaux et s’interroger sur le sens de la vie. Un jour d’ennui, Mehdi se dirige vers la fête foraine où un père et son fils du même âge que lui, l’invitent à faire un tour de train-fantôme. Cela le bouleverse que ce père et son fils aient posé un regard sur lui. « Le soleil est heureux et mes yeux pleurent de joie. » Se séparer d‘eux lui est chagrin. À douze ans, le moment d’entrer au collège lui plait bien, puis contrairement à ses frères qui ne sont pas arrivés jusque-là, il sent que le savoir l’appelle et réussit magnifiquement. « Il est bizarre ce petit, on dirait qu’il comprend tout » constatent les parents. Puis les aînés grandissent et doivent se débrouiller seuls. Les mentalités changent. On ne reconnaît plus guère ce qui faisait la sève des échanges quotidiens, même le petit coiffeur où s’on père l’emmenait à vélo, ne sert plus qu’à coiffer. « Plus personne pour discuter, goûter les galettes qui sortent du four… On dirait que quelque chose est mort, mais je ne sais pas ce que c’est. »

© Christophe Raynaud De lage

Mehdi réfléchit à ce qui l’entoure, observe ses frères et apprend de leurs erreurs, c’est un généreux. « Moi aussi peut-être, si je travaille bien, je serai un dieu pour veiller sur tout le monde. Je deviendrai comme cet homme et ce fils de la fête foraine… Je descendrai du ciel et j’aiderai tous les enfants le jour de leur anniversaire… » Il prépare le Bac, même s’il est difficile de se concentrer à la maison. Et il s’obstine dans sa quête éperdue du savoir, dans la rencontre avec la grande littérature et les écrivains. Mention très bien au Bac scientifique. En route pour une prépa et l’obligation de quitter la maison. Tous les frères se cotisent pour lui offrir qui la cantine, qui le loyer de la chambre, qui l’achat du lit ou de la gazinière. Le parcours de Mehdi comme une œuvre collective…

En prépa il est l’un des meilleurs de la classe. Mais la solitude lui pèse et il commence à fréquenter la pharmacie pour l’achat d’antidépresseurs. La pharmacienne, Sofia, lui plaît bien et commence à hanter ses jours et ses nuits. Il perd pied, engage un duel du regard puis une joute verbale avec George Clooney, image glacée collée sur un grand panneau publicitaire qui se superpose à l’autre George, fiancé de Sofia. Mehdi débute sa carrière professionnelle, se rend très vite indispensable et grimpe les échelons à toute allure. « Je me sens au top de mon accomplissement. Je suis une véritable machine à gagner. Toutes les cases sont cochées. » C’est un homme inséré, qui participe à la croissance de l’entreprise, et qui n’oublie pas sa famille.

© Christophe Raynaud De lage

Comme il se l’était imposé, avec l’aide de ses frères il met ses parents vieillissants et mal en point à l’abri, dans une maison et un quartier correct, tout à portée de la main. Pourtant, chaque jour « mon père parle de son jardin natal, qu’il veut revoir avant de mourir. » Même s’il a la conscience du travail bien accompli, une convocation de son patron le place face à la réalité du collectif dans l’entreprise, réalité qu’il réussissait à détourner, préférant consacrer du temps à sa famille. Il se voit contraint de faire amende honorable et d’accepter cette fois de participer à la sortie à vélo du lendemain pour admirer avec ses collègues l’aurore boréale dont le directeur lui vante l’impact sur la cohésion sociale.

Bonne humeur au rendez-vous, une trentaine d’ingénieurs, cinquante kilomètres à couvrir, équipement, pique-nique, vitamine C. Comme tous, Mehdi s’élance et fait d’abord partie des premiers, jusqu’à sentir son cœur battre la chamade, et de plus en plus. Il redouble d’efforts et commence à avoir des visions, avant de perdre le contrôle et de s’encastrer dans un chêne. « Lumière blanche, rideau noir. Ma tête s’échappe… Plongé dans le coma, je me détache de mon corps… Toute ma vie s’est évaporée comme une mouche écrasée contre une vitre. » Ses pensées le mènent dans un dialogue avec Sofia et George Clooney. Il revoit défiler sa vie, l’enfance lui revient de plein fouet. « Soudain, au milieu de cette forêt, j’aperçois un petit enfant seul, immobile, avec son paquet de gâteaux à la main. Il porte une petite veste, une chemise avec une cravate… Il semble perdu et me fixe des yeux… »

Soutenu par sa famille, Mehdi vole au-dessus des nuages et délire. Le temps passe, la convalescence le ramène chez lui. Au travail, l’équipe d’ingénieurs l’attend pour poursuivre les programmes des nouveaux écrans d’avions de chasse. Il engage un dialogue existentialiste avec Clooney, dernière rencontre pour une question centrale qu’il lui pose : « Mehdi, quel est le sens de notre existence ? » Et leurs adieux prennent la couleur d’un conte initiatique où la vérité est dite : « Tu n’es que de l’encre sur un bout de papier… Maintenant je dois partir loin, vers d’autres récits possibles, vers de nouvelles pages blanches, des pages à mon image, vers un ailleurs, vers un endroit qui n’existe plus, un endroit que je veux inventer… »

© Théâtre des Quartiers d’Ivry

Seul en scène, Radouan Leflahi construit avec subtilité et précision ses espaces au fil de la narration, à partir de la maison familiale et de l’enfance, thème majeur du texte de Nasser Djemaï. Lumineux, le comédien colle au personnage à toutes les étapes de sa vie, qui le mène vers la question essentielle : trouver du sens à ce qu’il fait. Sur scène, de l’espace, physique et mental, un grand plateau, de la terre et des écorces au sol, et un minimum d’éléments : une chaise, un escabeau, un paravent côté cour où des ombres apparaissent, des livres, comme des révélations pour Mehdi. Beaucoup de signes s’inscrivent dans le clair-obscur du plateau, et l’intensité du récit donné par le comédien qui décline en sous-teinte les inégalités économiques, sociales et culturelles, la réussite sociale, l’accélération du temps et du rendement dans une atmosphère à la fois simple et sophistiquée et de superbes images à la clé (création lumière Vyara Stefanova, création sonore Frédéric Minière, création costumes Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel). C’est un parcours initiatique fait de chaos et d’émerveillement, de chutes et de résurrections. On connaît Radouan Leflahi notamment à travers les mises en scène de David Bobée – Roméo et Juliette, Lucrèce Borgia, Peer Gynt, Elephant man. Il est avec Kolizion, magnifique dans sa présence et raconte avec tendresse, magnétisme et dans une rare intensité, la vie, dans tous ses reliefs.

Nasser Djemaï, auteur et directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry le met en scène avec talent. Il avait écrit et interprété lui-même en solo Une étoile pour Noël, qui a tourné entre 2005 et 2012, avant d’écrire et de monter des spectacles, comme entre autres Invisibles sur la mémoire des Chibanis dont il avait collecté la parole et, plus près de nous en 2022 Les Gardiennes ou le Nœud du tisserand, sur la vieillesse. Le tandem qu’il forme avec Radouan Leflahi, à partir d’un texte où l’acteur est aussi conteur, nous mène dans une réflexion sur la construction de la personnalité selon le groupe social auquel on appartient et les choix de vie, posant la question vitale et métaphysique du sens des choses.

Brigitte Rémer, le 30 décembre 2024

Avec : au TQI, Radouan Leflahi, et en tournée, Radouan Leflahi en alternance avec Adil Mekki. Dramaturgie Marilyn Mattei – assistanat à la mise en scène Rachid Zanouda – scénographie Emmanuel Clolus – création lumière Vyara Stefanova – création sonore Frédéric Minière – création costume Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel. Le texte est publié chez Actes Sud Papiers.

Théâtre des Quartiers d’Ivry/Centre dramatique national du Val-de-Marne – Manufacture des Oeillets – 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry, RER C / Ivry-sur-Seine – tél. : 01 43 90 11 11 – www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : MC2 Grenoble, Scène nationale, du 4 au 7 février 2025 – Les Passerelles, scène de Paris/Vallée de la Marne, à Pontault-Combault, le 7 mars 2025 – Théâtre Joliette, scène conventionnée, à Marseille, du 20 au 22 mars 2025 – Scène de Bayssan, scène en Hérault, à Béziers, du 25 au 30 mars 2025 – Théâtre de Sartrouville et des Yvelines/CDN, du 3 au 4 avril 2025 – Théâtre de Nîmes, scène conventionnée, du 9 au 11 avril 2025.

L’Oiseau de Prométhée

© Vincent Muteau

Mise en scène Camille Trouvé et Brice Berthoud – écriture Chrístos Chryssópoulos avec les co-metteurs en scène – traduction Anne-Laure Brisac – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/scène nationale du Val-de-Marne.

Pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe et en faire don aux humains, Zeus condamne Prométhée à être cloué à un rocher, sur le mont Caucase. Chaque jour un vautour lui dévore le foie, chaque nuit il renaît. Première strate du récit dans L’Oiseau de Prométhée à partir du caractère tragique du mythe, parabole évoquant la justice sociale et la répartition des biens.

À l’autre bout du temps, au milieu des années 2010, seconde strate du récit : la duperie des comptes publics par le bilan politique de la crise grecque dans les années Tsipras. Chef de l’opposition officielle dans ces années-là, nommé Premier ministre en janvier 2015, Tsipras fait des va-et-vient avec la prise de pouvoir – démission puis reconquête – organisant un référendum sur la dette publique grecque pour contrer les économies souterraines, avant de signer un accord avec les créanciers de la Grèce, mettant à mal l’identité et la fierté nationales d’un peuple. À la table des négociations, les politiques, représentés par des bustes et masques en papier mâché : Giórgos Papandréou, Christine Lagarde, Michel Sapin, Angela Merkel, d’un côté face à Prométhée et aux dieux d’un autre côté. Plus tard, autour de la table, le premier ministre grec Aléxis Tsípras, et son ministre de l’économie, Yánis Varoufákis, refusent de nouvelles mesures d’austérité, au risque de tout perdre.

© Vincent Muteau

La troisième strate se passe en 2023 autour de retrouvailles entre amis franco-grecs dont les idées, quinze ans plus tard et après le chaos politique de l’époque, divergent. Le décor grec est planté dans une imposante scénographie au cœur de la ville, comme une agora (signée Brice Berthoud, Maxime Boulanger et Adèle Romieu). Côté cour, un praticable sur lequel quelques spectateurs prennent place, au plus près des acteurs, côté jardin, la buvette tenue par les Parques. Sur les toits, le domaine de Prométhée et du vautour. Au centre, la table du banquet. Les bougies orthodoxes au début du spectacle donnent le contexte.

Dans la mythologie, les Parques sont trois sœurs, nommées Nona, Decima et Morta pour les Romains ; les Moires en grec, connues sous les noms de Clotho, Lachésis et Atropos. Elles portaient des couronnes faites de narcisses, de branches de chêne vert, ou d’or. La première est la fileuse, elle fabrique et tient le fil des destinées humaines ; la seconde, dont le nom fait référence à la répartition, déroule le fil et le met sur le fuseau. La troisième, l’inflexible, coupe le fil qui mesure la durée de la vie de chaque mortel. Les trois Parques de L’Oiseau de Prométhée s’inscrivent dans un registre léger et comique, elles papotent et s’affairent à la buvette dont elles ont la charge, sorte de taverne d’Ali-Baba. Elles portent des masques de papier, technique privilégiée de la compagnie Les Anges au plafond.

© Vincent Muteau

On va et vient d’un temps à l’autre et d’une histoire à l’autre sans trop de cohésion et le temps se dilue. De loin en loin un funambule traverse le plateau (Olivier Roustan), expression de l’équilibre instable du pays ? Prométhée et le vautour appartiennent au domaine de la fabrication savante de marionnettes. Esthétiquement c’est très réussi. Souleymane Sylla en est la voix, portant une veste dorée, il en fait brillamment récit au micro.  La musique conduit l’Oiseau dans les rythmes du Rebetiko, cette forme d’expression musicale populaire grecque qui rhizome entre différentes influences (composition musicale et interprétation live Stéphane Tsapis).

Pourtant quelque chose ne fonctionne pas du côté de la dramaturgie et du texte, étiré entre la mythologie, la crise économique de 2010 en Grèce et les conversations basiques de la bande des ex-amis. Entre les acteurs et la partie mythologie-marionnettes quelque chose ne prend pas et l’on est balloté entre différents registres de langue qui ne s’emboîtent guère, passant d’une planète à l’autre sans raccord.

© Fabrice Robin

Le texte est signé des co-metteurs en scène, Camille Trouvé et Brice Berthoud et du romancier, essayiste et traducteur grec Chrístos Chryssópoulos qui, à travers ses écritures, enquête sur sa ville, Athènes. Il a publié un certain nombre d’ouvrages dont La Destruction du Parthénon en 2012, qui ouvre des champs de réflexion sur l’art et la ville, l’Histoire et l’identité ; Terre de colère en 2015, où il pose le constat de l’incommunicabilité dans une société de surveillance, entre ceux qui possèdent la parole et ceux qui ne la possèdent pas et où grandit la colère ; Athènes-Disjonction en 2016 où face à trente-cinq photographies il écrit trente-cinq textes dans lesquels l’inquiétude côtoie l’admiration pour sa ville, secrète et blessée. À croiser trop de regards pour les nécessités du plateau le texte devient syncrétisme, brouillant les pistes et perdant en intensité.

Fondée en 2000 de la rencontre entre Camille Trouvé – qui s’est notamment formée à l’art de la marionnette à Glasgow et se reconnaît pour maître le metteur en scène et scénographe italien Fabrizio Montecchi – et  Brice Berthoud – circassien de formation, notamment fil-de-fériste et jongleur – la compagnie Les Anges au Plafond a présenté une quinzaine de spectacles où se mêlent poétique et politique : pour mémoire, Les mains de Camille ou le temps de l’oubli, sur le destin tragique de Camille Claudel, où l’on entrait dans l’intimité de l’atelier de la sculptrice, le carnaval de la vie à travers Le Bal marionnettique, la descente aux enfers d’un homme dans Le Horlà, et la Grèce à l’honneur à travers Une Antigone de papier et Au fil d’Œdipe. Depuis octobre 2021, les metteurs en scène co-dirigent le Centre dramatique national de Normandie-Rouen, et développent un projet à vocation transdisciplinaire.

Ècartelé entre le banquet des hommes et des dieux et la table des négociations politiques nettement moins onirique, l’Oiseau de Prométhée est brillant du côté de la fabrication et de la manipulation des marionnettes et des visions plastiques proposées. Il l’est moins du côté de l’Histoire en pièce et du grand-écart entre les temps dans lesquels le spectateur cherche sa route sans trop de conviction. Un spectacle à tire-d’aile où, comme dans L’Albatros de Baudelaire, « ses ailes de géant l’empêchent de marcher… «

Brigitte Rémer, le 20 février 2024

Avec – autour de la table :  Rhiannon Morgan, Victoire Goupil, Souleymane Sylla, Achille Sauloup – marionnettiste Christelle Ferreira – sur le fil Olivier Roustan – complicité artistique et poétique Jonas Coutancier – composition musicale et interprétation live Stéphane Tsapis – dramaturgie Saskia Berthod – économiste de référence Romain Zolla – création marionnettes et univers plastique Amélie Madeline, Séverine Thiébault, Camille Trouvé, Jonas Coutancier, Magali Rousseau avec l’aide de Caroline Dubuisson – scénographie Brice Berthoud avec Maxime Boulanger et Adèle Romieu – patines Vincent Croguennec avec l’aide d’Alexa Pinaud – création costumes Séverine Thiébault – direction et composition musicale Emmanuel Trouvé – création et régie lumière Louis de Pasquale – création et régie son Tania Volke – création vidéo Jonas Coutancier – régie Générale Adèle Romieu – régie Plateau Philippe Desmulie en alternance avec Yvan Bernardet – construction des décors : Les ateliers de la maison de la Culture/scène nationale de Bourges et Salem Ben Belkacem – production : Centre dramatique national de Norùandie/Rouen – Les Anges au plafond.

Vu le 8 février 2024, au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Manufacture des Œillets/CDN du Val-de-Marne, Ivry-sur-Seine, site : theatre-quartiers-ivry.com. En tournée : 21 et 22 février, Maison de la Culture d’Amiens/Pôle européen de création et de production (80) – 7 et 8 mars Les Passerelles/Scène de Paris, Vallée de la Marne à Pontault-Combault (77) – 21 et 22 mars, Festival Marto Malakoff scène nationale (92) – 26 mars,  Théâtre Paul Eluard ~ Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique | Choisy-le-Roi (94) – 3 et 4 avril La Comédie de Caen/CDN de Normandie et Le Sablier/Centre National de la Marionnette à Hérouville-Saint-Clair (14). Site : www.lesangesauplafond.fr

La nuit juste avant les forêts

© Jean-Louis Fernandez

Texte Bernard-Marie Koltès, mise en scène Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly, au Théâtre des Quartiers d’Ivry.

Bernard-Marie Koltès (1948-1989) écrit la pièce en 1977, c’est l’un des auteurs dramatiques les plus importants de la fin du XXe siècle. La nuit juste avant les forêts précède la série de ses pièces les plus connues, les plus jouées : Combat de nègre et de chien (1979), Quai Ouest et Dans la solitude des champs de coton (1985), Le Retour au désert et Roberto Zucco (1988). Il désavouait les précédentes.

La nuit est son thème central, là où se perdent les références et ce qui pour lui, accompagne la nuit : la solitude, l’inconnu, la marginalité, l’étranger, la confrontation avec l’autre, la peur, l’échange et le troc, la difficulté de communiquer. Les lieux, dates, langue, temps sont les stigmates de sa nuit radicale. Patrice Chéreau, à partir de 1983, donnait lecture de ses textes et créait au théâtre Nanterre-Amandiers dont il assurait la direction, la plupart de ses pièces.

« Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé… » Il cherche du feu pour allumer sa cigarette, puis une chambre, parlant à ce tu imaginaire, à s’étourdir et se noyer. Il  évoque le travail, l’usine, la ville, les mères, les syndicats, les airs d’opéra, le social et le politique, les filles, les cafés et le verre de bière, les tueurs, l’amour, les flics, le temps qu’il fait, les cons, le Nicaragua, le métro. Il esquisse quelques personnages, dans l’ombre de la nuit. La violence intérieure monte, la solitude est vertigineuse et l’imaginaire travaille : « Les colombes s’envolent au-dessus de la forêt et les soldats les tirent… »

Jean-Christophe Folly, cet acteur de la nuit dans la mise en scène de Matthieu Cruciani colle au texte avec une évidence et une justesse ténébreuse et incandescente. Il trace la topographie des lieux, son territoire, accompagné du violon de Carla Pallone qui tire ses accords vers l’infini. : « Ici les mecs gueulent beaucoup, mais ils mettent du temps à se taper sur la gueule, – chez moi on se tape tout de suite, sans gueuler, on n’est pas le genre timide, alors qu’ici on te pose des kilomètres de questions… » Au-delà de la musique, le metteur en scène s’est entouré de talentueux compagnons pour la scénographie et la lumière (Nicolas Marie et Kelig Le Bars), pour les costumes en couches successives et ce jaune dans la nuit (Marie La Rocca). Il a aussi accompagné l’acteur dans ses intempéries, traçant avec lui quelques lumineux sentiers dans les sous-bois d’un monologue-fleuve et d’un texte mythique. La rythmique intérieure donnée par Jean-Christophe Folly reflète ainsi toute l’intensité et la pensée de l’auteur à travers la violence de la langue, le poème.

Jean-Christophe Folly s’est formé à l’école Claude Mathieu puis au Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Il travaille au théâtre depuis 2008, entre autres avec Jean Bellorini, Elise Vigier, Jean-René Lemoine et il a une belle filmographie. Acteur et metteur en scène formé à l’école du Théâtre national de Chaillot et à l’école de la Comédie de Saint-Étienne, Matthieu Cruciani co-dirige depuis 2019 la Comédie de Colmar avec Emilie Capliez avec qui il avait fondé huit ans auparavant la compagnie The Party. Il a depuis mis en scène en 2020 Piscine(s) de François Bégaudeau avant de créer La nuit juste avant les forêts. La rencontre entre les deux, par ce spectacle, hypnotise le spectateur.

Brigitte Rémer, le 3 avril 2022

Avec Jean-Christophe Folly – assistante à la mise en scène Maëlle Dequiedt – scénographie Nicolas Marie – création musicale Carla Pallone – costumes Marie La Rocca – création lumières Kelig Le Bars – Le texte est publié aux Éditions de Minuit.

Du 22 au 25 mars 2022, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1, place Charles Gosnat, Ivry-sur-Seine, site : theatre-quartiers-ivry.com – tél. : 01 43 90 11 11 – Prochaine représentation, le 3 mai 2022 /Les Scènes du Jura, à Dole.

Les héritiers

© Pascale Cholette

Texte et mise en scène Nasser Djemaï, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – Manufacture des Œillets.

C’est un portrait de famille qui se dessine en plusieurs cercles concentriques. Dans le premier, Julie, jeune femme dynamique, architecte, travaille à la maison (Sophie Rodrigues), Franck, son époux, est infirmier, (David Migeot) et leurs deux enfants, sont absents car en vacances chez les grands-parents paternels. Ils déploient une grande énergie pour rendre vivable une vieille maison familiale décatie et sans charme dont on a peine à imaginer qu’elle put avoir été un jour belle et accueillante. Ils ont choisi de s’y installer pour un petit loyer avec, pour cahier des charges, l’obligation de la retaper avant qu’elle ne se dégrade un peu plus, mais font face à de graves problèmes financiers. Julie gère l’ensemble comme elle peut, jusqu’à dissimuler les factures qui s’accumulent, pour protéger la famille.

Dans le second cercle, Betty, mère de Julie, habite au premier étage de cette boîte à souvenirs et s’enferme dans sa chambre et ses pensées. Perdue au fond de sa brume intérieure, elle erre comme une âme morte et chaque fois qu’elle passe devant la fenêtre, s’adresse au lac (Coco Felgeirolles). Sa sœur, Mireille, propriétaire ruinée de la maison, envahissante à souhait, fait pression sur l’augmentation du loyer (Chantal Trichet). Le gardien glisse d’un endroit à l’autre de la maison, tantôt réparateur en tout genre, tantôt ambigu dans son silence (Peter Bonke). Jimmy, frère de Julie, se conduit comme un gamin, survolté permanent. Son horizon mythomaniaque, tourner un film, le parachute au centre du monde, qu’il détraque un peu plus (Anthony Audoux). L’auteur et/ou le metteur en scène insiste sur ce personnage résolument perdu entre fiction et réalité, qui superpose son pseudo horizon cinéma et la vie, en sur-jouant de manière caricaturale. On a peine à croire en son personnage. Jimmy creuse la dette et manipule tout le monde, entrainant sa sœur et la famille droit dans le mur.

Aux trois-quarts du parcours s’adjoint un troisième cercle, l’Homme du lac (François Lequesne). S’opère alors un glissement vers le fantastique, mais un peu tardif, qui confirme le récit de la tante Mireille évoquant une maison hantée et deux enfants au fond du lac. Le conte est bon ! A la fin tout part en fumée, le manipulateur a manipulé, la maison s’est dégradée et la famille a explosé. Un banquet scelle l’anomie qui s’est emparée du groupe où chacun devient spectre, laissant Julie sur le carreau. Quand tous reviennent à la raison, Franck et Julie font leurs cartons et trouvent la force d’éconduire Jimmy, toujours en représentation.

Les Héritiers sont une saga familiale pleine de poncifs – fable ou métaphore ? – Famille, argent, transmission, mémoire, dysfonctionnement, mensonges sont au cœur du sujet. Le plateau est triste dans ses murs carton-pâte qui finissent par tomber et le jeu relativement convenu. Il y manque un peu de la grâce tchékhovienne.

Les Héritiers est la troisième pièce d’une trilogie dont Nasser Djemaï avait présenté en 2011 Les Invisibles sur la problématique des Chibanis dans un foyer d’immigrés où la solidarité était une force malgré la détresse de travailleurs écartelés entre les deux rives de la Méditerranée. Vertiges en 2017 traitait de la famille sous un angle multiculturel. Les Héritiers aujourd’hui pourraient parler de transmission familiale et patrimoniale mais la forme théâtrale proposée ne permet pas qu’on l’entende.

Brigitte Rémer, le 29 septembre 2021

Avec Anthony Audoux, Peter Bonke, Coco Felgeirolles, François Lequesne, David Migeot, Sophie Rodrigues, Chantal Trichet – dramaturgie Marilyn Mattéï – assistanat à la mise en scène Benjamin Moreau – création lumière Kevin Briard – création sonore Frédéric Minière – scénographie Alice Duchange – création costumes Marie La Rocca – maquillage Cécile Kretschmar – régie générale et plateau Lellia Chimento – fabrication décor Atelier MC2 Grenoble – Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers

Du 24 septembre au 14 octobre 2021, au Théâtre des Quartiers d’Ivry – Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat. Ivry-sur-Seine – métro Mairie d’Ivry – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – tél. : 01 43 90 11 11

 

Solaris

© Geraldine Aresteanu

D’après le roman de Stanislaw Lem, traduction Jean-Michel Jasienko – adaptation, conception et mise en scène Pascal Kirsch – collaboration artistique Charles-Henri Wolff – Compagnie Rosebud – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

L’écrivain polonais Stanislaw Lem écrit Solaris, roman de science-fiction, en 1961. La même année, Youri Gagarine effectue un premier vol dans l’espace dans le cadre du programme spatial soviétique. Un mois plus tard, aux États-Unis, John Fitzgerald Kennedy lance le programme Apollo ayant une finalité d’alunissage. L’air du temps est à l’espace, la science-fiction intéresse les écrivains.

Stanislaw Lem conte, à travers un huis-clos entre cinq personnages tous plus décalés les uns que les autres, une fable philosophique. Kris Kelvin, psychologue, est appelé à la rescousse par son collègue Gibarian travaillant sur une station orbitale où se passent de drôles de choses. La station tourne en orbite autour de la planète-océan Solaris qui avait accueilli jadis plus de soixante-dix chercheurs. Quand il arrive pour participer à l’aventure et évaluer la situation, il est intronisé par Snaut, personnage désinvolte auprès de qui il prend acte de mystérieux événements. Sur la station, il ne reste que trois scientifiques : Gibarian, qu’il n’arrive pas à rencontrer, se serait suicidé. Sartorius, invisible, opère au fond de son laboratoire dans un contexte on ne peut plus opaque, jusqu’à ce que Kelvin comprenne la présence d’êtres mis au monde par son diabolique collègue et sortant de ce laboratoire. Parmi eux et pour trouble majeur, il rencontre son ex-femme, Ava, qui s’était suicidée quelques années auparavant. Même robe, même trace de piqûre. Il reconstruit son roman d’amour, se trouble jusqu’à comprendre qu’elle n’est qu’une réplique et son double parfait, et perd pied. Son voyage sera introspectif, métaphysique et interrogatif sur la nature humaine. Les âmes mortes vont hanter la représentation et l’intelligence artificielle signer le clonage.

Andrei Tarkovski avait adapté le roman de Stanislaw Lem pour le cinéma et tourné Solaris en 1972 – pour lequel il avait obtenu le Grand Prix du Festival de Cannes – comme une tentative d’apporter une nouvelle profondeur émotionnelle aux films de science-fiction. Comme il l’écrit dans Le Temps scellé : « Dans Solaris il s’agissait de gens perdus dans le cosmos et qui étaient obligés, bon gré mal gré, de gravir les degrés de la connaissance… La désespérance accablait les héros de Solaris tout au long de leur quête, et la solution que nous leur proposions était assez illusoire : elle tenait en un rêve, celui de prendre conscience de leurs propres racines, celles qui lient à jamais l’homme à la Terre qui l’a engendré. Mais ces liens étaient déjà devenus pour eux irréels. » En 2002 Steven Soderbergh tournait à son tour une adaptation du roman, avec George Clooney et Natasha McElhone et mettait l’accent sur l’histoire d’amour. D’autres adaptations ont été présentées sur scène, dont en 2015, l’opéra-ballet signé du compositeur japonais Dai Fujikura et du chorégraphe et danseur Saburo Teshigawara.

L’action prend place dans le huis-clos de la station spatiale où Gibarian enregistre le récit des événements s’y déroulant et, face à un constat d’échec, propose de la détruire. Le mystère gagne, comme cet océan informe aux pouvoirs étranges qui bientôt la recouvre et contient une forte puissance de mystère. La terreur monte chez les scientifiques, livrés à eux-mêmes et ne maitrisant plus rien, car face à leur capacité de création ils rencontrent celle de la destruction. Au bout de sa nuit, Ava finit par accepter de disparaître dans le cosmos, brisant les illusions désormais perdues de Kelvin.

La scénographie de Sallahdyn Khatir, remarquablement éclairée par Nicolas Ameil, sert bien le propos et nous place face à l’inhabituel, à la solitude, au silence de mort, à l’énigmatique. Deux cercles blancs qui pourraient évoquer des soucoupes volantes se font face, comme des sculptures dont la texture est de tissu, au centre, une troisième, au dôme inversé, occupe l’espace avant de s’élever, dégageant l’espace scénique. Le sol est recouvert de parpaings juxtaposés, créant le déséquilibre de la marche, les acteurs titubant sur ce sol mouvant et incertain.

Le spectacle nous mène dans la sensibilité de Jules Verne (De la terre à la lune, 1865), dans celle de H.G.Wells (Les premiers hommes dans la lune, 1901) et dans l’univers de Stanley Kubrick (2001 l’0dyssée de l’espace, film sorti en 1968). On est dans le récit épique et initiatique qui engage sur des thèmes comme l’extinction de la planète, la vie extra-terrestre, l’incommunicabilité. Les acteurs jouent avec justesse la montée des angoisses et dessinent les contours de leurs personnages avec précision. La création sonore de Richard Comte, par ses vibrations, s’intègre magnifiquement au thème.

La mise en scène crée l’illusion et nous place dans le regard de Kelvin, très bien porté par Vincent Guédon. Pascal Kirsch nous conduit, à l’instar du roman, entre la science-fiction et le fantastique, là où la science n’est plus qu’un danger pour l’homme. Après avoir été acteur notamment sous la direction de Marc François, puis assistant metteur en scène pour Thierry Bédard, Bruno Bayen et Claude Régy au cours de stages, il s’est lancé dans la mise en scène il y a une vingtaine d’années, montant des textes de Georg Büchner et Paul Celan, Hans Henny Jahnn et Maurice Maeterlink. Il présente ici sa vision critique du comportement humain et invite à plonger au plus profond de soi.

Brigitte Rémer, le 6 juin 2021

Avec : Yann Boudaud, Marina Keltchewsky, Vincent Guédon, Elios Noël en alternance avec Eric Caruso, François Tizon, Charles-Henri Wolff – musique Richard Comte – scénographie Sallahdyn Khatir – création lumières Nicolas Ameil – costumes Virginie Gervaise – son Lucie Laricq – conseils chorégraphiques Cécile Laloy – production, diffusion Marie Nicolini.-

Vendredi 4 juin, samedi 5 à 17h, dimanche 6 juin à 16h – Jeudi 10 juin, vendredi 11, samedi 12 à 19h – dimanche 13 juin à 18h – Théâtre des quartiers d’Ivry/Centre dramatique du Val-de-Marne, à la Manufacture des œillets, 1 place Pierre Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine – Métro Mairie d’Ivry – Tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : 1er au 3 juillet 2021, à la MC2 de Grenoble.

 

Dans la solitude des champs de coton

© Jean-Louis Fernandez

Texte Bernard-Marie Koltès – mise en scène Charles Berling, au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Manufacture des Œillets à Ivry.-sur-Seine.

On se plonge toujours avec inquiétude dans un texte de Bernard-Marie Koltès, il y règne une atmosphère souterraine et la lumière est crépusculaire. Avec Dans la solitude des champs de coton, pièce écrite en 1985, on traverse une épaisse couche de brouillard où tout est allusion et chaque mot, alluvion.

Quand on pense Koltès apparaît Chéreau. Les deux artistes s’étaient rencontrés au début des années 80, début de leur collaboration jusqu’à la mort de l’auteur, en 1989. Sous haute tension leurs univers interféraient. Chéreau a monté trois fois Dans la solitude des champs de coton après avoir mis en scène Combats de nègres et de chiens en 1983 et Quai Ouest en 1986 : à Nanterre en 1987 avec Isaac de Bankolé et Laurent Malet ; au Festival d’Avignon en 1988 où il tient le rôle du Dealer face à Laurent Malet ; à la Manufacture des Œillets d’Ivry-sur-Seine en 1995 où il fait face à Pascal Greggory. La symbiose entre les univers Koltès/Chéreau est restée emblématique.

Mais une pièce doit vivre sa vie et accepter d’autres regards, d’autres directions ; ainsi Dans la solitude des champs de coton montrée à la Manufacture des Œillets d’Ivry-sur-Seine justement, dans la mise en scène de Claude Berling, directeur du Liberté, scène nationale de Toulon, qui interprète aussi le rôle du Client. Le scénario est un nocturne au sens musical du terme. C’est l’histoire d’un deal, d’une rencontre entre deux personnages, le Client et le Dealer, et l’objet de l’échange n’est pas nommé. L’auteur définit le deal dans un préambule, lu ici par deux jeunes, à l’avant-scène, sur un coin du plateau : « Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées et qui se conclut dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage… » C’est un voyage entre le licite et l’illicite où le Dealer est ici une femme noire (Mata Gabin), ce qui ajoute au mystère. Dissimulée sous une capuche, elle fait face au public et au Client, blanc, au costume fatigué (Charles Berling). Lui est presque toujours de dos. Quelques enseignes jaunes et bleues, dans une impasse. Un recoin où se tient le dealer pour ce jeu de rôles entre deux inconnus. Les mots sont un fardeau, flot presque ininterrompu et sans véritable échange. Deux solitudes se frôlent mais jamais les lignes de vie ne se croisent, pourtant le désir émerge, la transaction se dessine, dans la nuit le sexe, la mort jamais loin. On se cherche sans se trouver. La tension est linéaire et la violence sous-jacente.

Imposant, le décor (de Massimo Troncanetti) reconstruit un no man’s land en plusieurs espaces et métaphores : une passerelle entre le public et le plateau, domaine du Client que tout un chacun pourrait être, le coin de la rue avec ses enseignes dans la nuit et ses lumières blafardes, domaine du Dealer, un étage, sorte de ring où chaque personnage monte à son tour livrer son combat. Tout fonctionne dans la mise en scène de Charles Berling, pourtant les mots ont presque trop de poids et de présence et perdent de leur pouvoir magique, mettant de la distance avec le domaine de l’intime, clé de voûte du théâtre de Bernard-Marie Koltès.

Brigitte Rémer, le 30 octobre 2017

Avec : Mata Gabin, Charles Berling. Conception du projet Charles Berling, Léonie Simaga – collaborateur artistique, Alain Fromager – décor Massimo Troncanetti – lumières Marco Giusti – son Sylvain Jacques – assistante à la mise en scène Roxana Carrara – regard chorégraphique Franck Micheletti.

Du 12 au 22 octobre, au Théâtre des Quarties d’Ivry, Centre dramatique national du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, métro : Mairie d’Ivry –  Site : www. théâtre-quartiers-ivry.com Tél. : 01 43 90 11 11 et Le Liberté www. théâtre-liberte.fr

En tournée, le 2 novembre au Liberté scène nationale de Toulon – du 8 au 10 novembre au Théâtre du Gymnase (Marseille) – le 18 novembre au Carré (Sainte-Maxime) – le 24 novembre à Aggloscènes-Théâtre le Forum (Fréjus).

 

Antigone, avec le Théâtre National Palestinien

@Nabil Boutros

Texte de Sophocle – texte arabe Abdel Rahman Badawi – texte français et mise en scène Adel Hakim – musiques Trio JoubranThéâtre des Quartiers du monde/Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets – Spectacle en arabe surtitré en français, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.

Le Théâtre des Quartiers du monde créé à Ivry par Adel Hakim il y a plusieurs années accueille à nouveau le Théâtre National Palestinien pour une série de représentations d’Antigone de Sophocle qu’il a mis en scène, suivi de la présentation d’un nouveau spectacle qu’il a écrit et monté, Des Roses et du Jasmin.

Antigone ouvre la série de représentations. Créée à Jérusalem le 28 mai 2011, le spectacle a d’abord tourné en Palestine – à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron et Bethléem – avant d’être présenté au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Studio Daniel Casanova, en mars 2012. Il a depuis été joué plus de cent trente fois en France et à l’étranger. Il inaugure aujourd’hui la Manufacture des Œillets, une ancienne usine acquise par la ville d’Ivry où le TQI, devenu Centre Dramatique National du Val-de-Marne, a pris ses nouveaux quartiers. Cette usine fut d’abord un atelier de fabrication de porte-plumes, de plumes et d’encriers à partir de 1836, puis au début du XXème une importante usine d’œillets métalliques destinés à l’industrie de la chaussure. Les bâtiments sont inscrits à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques depuis 1996.

Les politiques ont pris soin du théâtre à Ivry où le nom d’Antoine Vitez, venu avec sa Compagnie en 1972, reste gravé. Rachetée par la ville en 2009 pour y accueillir le Centre dramatique national du Val-de-Marne, l’usine en son projet architectural de réhabilitation – financé par l’Etat, la Région, le Département et la Ville d’Ivry – est confiée à Paul Ravaux, du cabinet RRC architectes. Le caractère ouvrier et l’authenticité du bâtiment ont été préservés avec les volumes, les structures métalliques, les surfaces vitrées, les passerelles et escaliers, l’aspect des murs, les puits de lumière. Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, qui codirigent le Théâtre des Quartiers d’Ivry depuis 1992, se sont investis dans la conception, la philosophie et la réalisation du lieu, inauguré au mois de décembre dernier. Le résultat est superbe, le lieu a gardé son âme et son histoire.

Le public est accueilli dans une vaste halle sous verrière où se trouvent le bar et la librairie, un magnifique espace où pourront s’organiser des lectures, des cafés littéraires ou tous types de manifestations. Tout autour de cette halle court une mezzanine et l’entrée du Lanterneau, salle de répétition et de spectacle de quatre-vingts places dédiée aux nouvelles écritures, pour les metteurs en scène, les compagnies ou les collectifs émergents. La salle de quatre-cents places, La Fabrique, est entièrement modulable côté plateau et gradins, avec un gril situé à dix mètres courant sur toute la surface. Un espace dédié à la pratique théâtrale des amateurs et à la transmission, l’Atelier Théâtral, des loges et des bureaux complètent ce bel outil de travail, simple et chaleureux.

Antigone dans ce grand théâtre prend encore une autre dimension. Les acteurs du Théâtre National Palestinien viennent de Jérusalem Est où ils travaillent, leur combat passe par l’art. Ils sont tous à saluer. Antigone, qu’Adel Hakim, leur avait proposé de monter en 2011, est devenu emblématique et comme une métaphore de la situation vécue, les conflits d’aujourd’hui se superposant à la tragédie grecque. L’absence de démocratie et la difficulté de dialoguer, la tyrannie et la domination entre les hommes et les femmes sont les thèmes majeurs du texte de Sophocle, Antigone, avec distance et retenue, en exprime la complexité et pose la question de la malédiction. Interrogé sur les raisons du choix de cette pièce montée au Théâtre National Palestinien, Adel Hakim, qui signe le texte français et la mise en scène, répond : « Pourquoi une Antigone palestinienne? Parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale, de l’attachement à la terre. Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée. Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. »

La mort ouvre le spectacle sur les deux frères d’Antigone et d’Ismène – Polynice et Etéocle – étendus dans leurs linceuls blancs pour s’être entre-déchirés. Elle rôde tout au long de la pièce qui se termine dans un bain de sang – avec la mort d’Antigone par la volonté de Créon devenu roi, celle d’Hémon son fiancé fils de Créon, et celle de sa mère, épouse de Créon qui met fin à ses jours. La tragédie est complète. Le Chœur, conteur et commentateur, vêtu de gris, relate les combats, puis les conditions de la victoire dans une prosodie épique, le texte grec s’affiche ; un garde vient dénoncer celle qui a osé braver l’interdiction d’enterrer son frère Polynice, il a pour mission d’amener la coupable ; le devin Tirésias tente, mais en vain, de faire entendre raison à Créon. Les oiseaux ne chantent plus et Thèbes est en souffrance, la malédiction s’est abattue sur elle de génération en génération, l’image d’Œdipe et de Jocaste, père et mère de la fratrie d’Antigone, y restent à jamais gravée. La porte se referme sur l’ombre d’Antigone, vêtue de blanc et couverte d’un voile noir, image finale forte. L’espace sacré s’estompe et le mur creusé de meurtrières laissant filtrer la lumière, mur support des écritures, grecque, arabe, et française qui s’affichent sur la façade, retourne au néant.

Alors, la voix de Mahmoud Darwich retentit et le poème s’écrit, nous ramenant aux tragédies d’aujourd’hui : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie, la fin de septembre, une femme qui sort de la quarantaine, mûre de tous ses abricots, l’heure de soleil en prison, des nuages qui imitent une volée de créatures, les acclamations d’un peuple pour ceux qui montent, souriants vers leur mort et la peur qu’inspirent les chansons aux tyrans. » La musique composée par le Trio Joubran vient des profondeurs et la palette des couleurs – blanc, gris, noir – comme le soleil, décline.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2017

Avec Hussam Abu Eisheh – Alaa Abu Garbieh – Kamel Al Basha – Yasmin Hamaar – Mahmoud Awad – Shaden Salim – Daoud Toutah – direction artistique du Théâtre National Palestinien Amer Khalil – texte arabe Abdel Rahman Badawi – texte français Adel Hakim – poème Sur cette terre texte et voix Mahmoud Darwich – traduction Elias Sanbar – musiques Trio Joubran – scénographie et lumière Yves Collet – costumes Shaden Salim – construction décor Abd El Salam Abdo – vidéo Matthieu Mullot et Pietro Belloni – assistant lumière Léo Garnier.

Du 5 au 15 janvier 2017 – Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – En tournée du 21 au 23 février 2017 à la Comédie de Genève – A voir aussi, du 20 janvier au 5 février, Des Roses et du Jasmin, texte et mise en scène Adel Hakim, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.

Un Démocrate

© Philippe Rocher

© Philippe Rocher

Texte et mise en scène Julie Timmerman – Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – Dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin édition 2016, en collaboration avec le Théâtre d’Ivry Antoine Vitez.

C’est un docu  fiction sur fond d’Amérique réalisé à partir de la biographie d’Edward Bernays, (1891-1995) neveu de Freud et père des Public Relations. Sa famille avait émigré d’Autriche aux Etats-Unis à la fin du XIXème alors qu’il était tout jeune et le destin que lui réservait son père était de reprendre l’entreprise familiale comme marchand de grains. Mais très tôt, fasciné par les mécanismes de la grande consommation et les techniques de manipulation de masse, Bernays échappe à son destin et travaille d’abord comme journaliste dans une revue médicale. Puis il se rend à Paris pour la Conférence de la Paix avec la délégation du Président Woodrow Wilson et au retour lance son cabinet de Conseil en Relations Publiques. Son succès et son enrichissement sont en marche, basés sur la propagande politique institutionnelle et l’industrie des relations publiques. « Moi, conseiller en relations publiques… » lance t-il… Un air de déjà entendu.

Bernays travaille pour différentes firmes, puis dans le domaine politique où il met en place des sondages d’électeurs sur le modèle des enquêtes d’opinion utilisées dans la grande consommation. Dans sa course à la propagande pour consommer à outrance il est engagé par le patron des cigarettes Lucky Strike et développe des stratégies pour convaincre les femmes – et notamment les suffragettes – de l’intérêt de fumer. Il va, pour les séduire, non pas changer la couleur verte des paquets qui ne saurait plaire mais jusqu’à plébisciter le changement de couleur de la mode. Et tous de s’habiller en vert, avec, pour manifeste, un slogan : changeons les rêves des gens. Et cela marche, toutes les ficelles du populisme sont utilisées et comme l’affirme Noam Chomsky : « La propagande est à la démocratie ce que la violence est aux régimes totalitaires. »

Autour de ce scénario bien réel et d’un pan de l’histoire du début du XXème – qui a tracé une autoroute à la montée du totalitarisme – l’adaptation faite par Julie Timmerman est documentée et son passage à la scène, pétillant. Le quatuor de comédiens – Anne Cantineau, Mathieu Desfemmes, Jean-Baptiste Verquin et Julie Timmerman – s’en donne à cœur joie et joue avec la narration, passant d’un personnage à l’autre et parlant de soi à la troisième personne. A tour de rôle chacun se glisse dans la peau d’Eddie Bernays, déterminé et invincible, vendeur de vent et de mensonges, à l’allure bien trumpeuse. Le personnage enfle et base sa stratégie sur la peur : « L’entreprise est plus forte que la loi » déclare t-il. Ce glissement d’un comédien à l’autre est fluide et apporte couleurs et légèreté au propos.

Freud reste omniprésent dans la vie de Bernays qui se réfère souvent à son oncle lointain et sait exploiter ses avancées scientifiques à des fins idéologiques et politiques, dans un contexte de montée du nazisme. Et quand Freud lui demande : « Et toi tu es un démocrate ? » Bernays répond : « Oui. Je dirige les gens, mais dans le bon sens… » Il reçoit de lui, en 1933, une lettre évoquant les autodafés et l’entrée de Hitler en Pologne. Les événements politiques et socio-économiques des Etats-Unis et de l’Europe : le krach de 1929 – qui n’atteint pas Bernays -, la construction de tours prétentieuses et les accidents de travail dissimulés qui en découlent, la collaboration et une Marlène Dietrich ambiguë ; le yoga, un soi-disant bien public qui endort les masses, sont autant de thèmes effleurés. En 1950 c’est au Guatemala que Bernays poursuit son travail de pervertissement des démocraties : il s’investit avec la United Fruit Company sur fond de révolte et d’interventions de la CIA, ouvrant sur une guerre civile.

Passé maître dans l’art de manipuler l’opinion à des fins politiques ou publicitaires, Bernays fait fumer les femmes américaines, démultiplie les ventes de pianos ou de savons, et sait faire basculer l’opinion publique américaine en jouant sur le doute. « Plus c’est gros plus ça passe » reconnaît-il. Et quand il se mêle d’émancipation des femmes, il envoie son épouse Doris aux avant-postes pour préciser qu’elle avait pu, sans problème, garder son nom de jeune fille en se mariant. Mais elle dit aussi que les articles écrits par des femmes doivent toujours être signés de leurs maris.

La fin du règne Bernays s’annonce avec la mort de Doris. Les événements énoncés et vécus depuis le début de la représentation sont affichés par les différents personnages sur un grand panneau noir en fond de scène, avec des tracts, affiches, portraits, photos, inscriptions de calculs et pourcentages. Devant, une longue table complète les éléments scénographiques de l’espace théâtral, simples et pertinents. Côté cour, un micro où défilent certaines figures en représentation. A la toute fin du spectacle, le peuple s’attaque aux murs avec violence, à coups de haches et le tableau s’écroule à grand fracas. Comme si un monde finissait.

Un Démocrate est un spectacle bien mené dans son écriture comme dans sa mise en scène. Sur un thème qui ne prête pas vraiment à sourire en ces temps de manipulations en tout genre, Julie Timmerman – qui, parallèlement à son parcours de comédienne met en scène depuis une dizaine d’années – a trouvé le bon dosage et mène l’entreprise avec fantaisie et dynamisme, ne gommant pas la gravité des sujets évoqués.

Brigitte Rémer, le 22 novembre 2016

Avec Anne Cantineau – Mathieu Desfemmes – Julie Timmerman – Jean-Baptiste Verquin. Dramaturgie Pauline Thimonnier – scénographie Charlotte Villermet – lumière Philippe Sazerat – musique Vincent Artaud – costumes Dominique Rocher – Production Idiomécanic Théâtre.

17 au 27 novembre 2016, au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez. 1 rue Simon Dereure. Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11

 

La Cerisaie

© DR

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Texte Anton Tchekhov – traduction André Markowicz, Françoise Morvan – mise en scène Yann-Joël Collin

Cette pièce en quatre actes de Tchekhov achevée en 1903, fut présentée un an plus tard au Théâtre d’Art de Moscou. « Ma pièce a été créée hier, donc je ne suis pas de très bonne humeur » disait l’auteur qui critiqua la mise en scène de Stanislavski. Nouvelliste et dramaturge russe, auteur d’une quinzaine de pièces, Tchékhov voyait davantage La Cerisaie comme une comédie. Comédie ou tragédie ? En France ce fut Jean-Louis Barrault qui le premier l’a mise en scène, en 1954 et nombre de metteurs en scène s’y sont intéressés, entre autre Giorgio Strehler, Peter Brook, Matthias Langhoff et Manfred Karge, Alain Françon, et l’an dernier la jeune équipe TG Stan.

C’est aujourd’hui Yann-Joël Collin qui propose sa version. Il joue son rôle de metteur en scène et, de la salle éclairée, présente les personnages comme s’il faisait sa distribution. Les acteurs s’avancent devant le rideau rouge posé en fond de scène et entrent dans la danse.

Rentrant de Paris où elle s’est exilée pendant plusieurs années avec Ania sa fille et Charlotta la gouvernante, Lioubov Andreevna Ranevskaia retrouve avec plaisir et émotion la maison familiale et les objets de son enfance : « Ah ! La chambre de quand j’étais petite… » Elle s’en était éloignée après la mort de son fils, noyé sous les yeux de son précepteur, Piotr Sergueevitch Trofimov. A Paris elle a mené une vie légère et dépensière auprès de son amant, duquel elle s’est séparée. Elle retrouve Douniacha sa nourrice, Leonid Andreevitch Gaev son frère grand enfant capricieux, Varia sa fille adoptive cherchant mari, Firs le vieux laquais et Trofimov. Il y a du brouillard sur les cerisiers, « Maman marche dans l’allée… » Visions et flash back vers des moments heureux. « Grand-père… un corbeau ! oiseau de mauvais augure… » On fête le centenaire de l’armoire à livres. A travers tant d’émotion, Lioubov entend à peine les nouvelles : faute de moyens pour l’entretenir, la vente de la Cerisaie est en marche. Iermolaï Alexeevitch Lopakhine, ancien moujik et nouveau riche, essaie d’en être l’intermédiaire. « L’intelligentsia est inapte à tout travail » commente-t-il, proposant des solutions alternatives comme raser La Cerisaie ou y construire des datchas qui pourraient être louées aux estivants. Mais Lioubov et Gaev ne peuvent croire à la fin du domaine et jurent qu’il n’en sera rien. Rêve, élucubrations, recherche d’argent. « Pour commencer à vivre le présent il faut racheter le passé… » dit l’un des personnages.

L’acte 3 souffle le chaud et le froid, entre la fête donnée et la vente de La Cerisaie. C’est Lopakhine qui emporte le marché et devient propriétaire, lui dont le père et le grand-père y travaillèrent en tant que serfs. Lioubov est au désespoir. Au même moment, son amant se sentant seul à Paris, l’invite à revenir. L’acte IV au final est l’acte de la séparation, paysans et domestiques font leurs adieux à Lioubov, au plus mal et qui repart à Paris. Seul reste au domaine, Firs, le vieux serviteur qui n’a jamais bougé et reste seul dans la maison.

La Cerisaie présentée par le Théâtre des Quartiers d’Ivry et la compagnie La nuit surprise par le jour porte pour commentaire De toutes façons, on meurt. Ici, l’enfance, comme la Cerisaie, s’effacent dans les brumes. Yann-Joël Collin prend le parti du plateau vide, des tréteaux, comme il l’avait fait avec La Mouette, présentée l’an dernier au TQI. Il désacralise et se joue de la pièce avec habileté, selon les directives qu’en donnaient son maître, Antoine Vitez : « Jouer La Cerisaie comme un vaudeville… » Le metteur en scène place ici le public au cœur de l’action et va jusqu’à changer le dispositif en cours de spectacle, modifiant radicalement le rapport scène-salle. A la mi-temps du spectacle dans ce qu’on pourrait appeler l’entracte, Yann-Joël Collin prend le spectateur par la main et l’invite à se déplacer. Des banquettes sont installées sur le plateau et se font face. Il est pris dans un tourbillon de musique et de danse et est invité à se joindre à la fête.

Ce concept d’un public encerclé et d’un quatrième mur effacé n’est pas le seul geste posé par le metteur en scène. A certains moments, une caméra suit l’acteur et mène le spectateur par écran interposé, dans les couloirs et le hall du théâtre, elle traverse la rue, filmée dans ses échappées et ses lointains. La mise en perspective par cette fenêtre sur le monde ressemble à une immense Cerisaie, et dans la prise de distance qu’elle induit, tout le théâtre l’est aussi. Les images, réelles et virtuelles conduisent dans cette profondeur de champ là où se perdent les références. « Toute la Russie est notre Cerisaie… »

Depuis plus d’une vingtaine d’années la troupe La nuit surprise par le jour remet en jeu son rapport au théâtre et s’interroge sur la place du public. La Cerisaie représente la fin d’un monde et le théâtre lui-même en devient l’espace scénographique. Les acteurs se glissent avec talent et sobriété dans leurs rôles sur le mode burlesque et du travestissement, troublant les rapports entre le réel et la fiction. Il y a un côté ludique dans cette Cerisaie où l’émotion n’est jamais loin.

Brigitte Rémer, 4 juin 2016


avec Sharif Andoura ou Yann-Joël Collin les 12, 25, 26, 27, 28 et 29 mai,  Cyril Bothorel, Marie Cariès, Sandra Choquet, Manon Combes, Pierre-François Garel, Yordan Goldwasser, Eric Louis, Barthélémy Meridjen, Alexandra Scicluna, Sofia Teillet, Tamaïti Torlasco – collaboration artistique  Pascal Collin, Nicolas Fleury, Thierry Grapotte – musique Antonin Fresson – musiciens Adrian Edeline, Florian Pons – direction technique Frédéric Plou.  

Du 9 mai au 5 juin 2016 au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez – 1 Rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine. Métro : Mairie d’Ivry – Production Théâtre des Quartiers d’Ivry et Compagnie La nuit surprise par le jour – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.