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La dernière bande

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© Dunnara Meas

Texte Samuel Beckett, mise en scène Peter Stein, jeu Jacques Weber – au Théâtre de L’Oeuvre.

« Un soir, tard, d’ici quelque temps. La turne de Krapp. A l’avant-scène, au centre, une petite table dont les deux tiroirs s’ouvrent du côté de la salle. Assis à la table, face à la salle, c’est-à-dire du côté opposé aux tiroirs, un vieil homme avachi : Krapp. » L’œuvre de Beckett commence par quatre pages de didascalies, d’une précision d’horlogerie, qui forment le mouvement même de la dramaturgie. Et l’acteur, ici Jacques Weber, vieux clown défait présent sur scène à l’arrivée des spectateurs, la tête enfouie dans les bras – on ne voit de lui qu’une tignasse blanche et désordonnée – se met en action. Il exécute ce ballet muet avec la même précision d’horloger : soupirs, regards, gestes inattendus, sursauts et ruptures. Il se lève laborieusement de son fauteuil le faisant crisser, cherche la bonne clé, ouvre et ferme avec difficulté les tiroirs, trouve une bobine, la remet, en sort une banane, puis deux, puis trois qu’il épluche méthodiquement, mange, à sa manière, jette la peau par terre, glisse dessus puis se rattrape, ou « flanque la peau dans la fosse…  »

Tout est écrit par Beckett et pourtant tout paraît inventé. Peter Stein suit à la lettre la description physique du personnage et ses actions : « surprenante paire de bottines, d’un blanc sale, du 48 au moins, très étroites et pointues. Visage blanc. Nez violacé. Cheveux gris en désordre. Mal rasé. Très myope (mais sans lunettes), dur d’oreille… » De bottines à bobiine, il n’y a qu’un pas. Chaque année, le jour de son anniversaire, le vieil homme se suspend devant son magnétophone posé sur le bureau, compagnon de route et marqueur du temps, et reprend le même rituel : il s’enregistre et commente l’année écoulée, ses états d’âme, ses émotions, puis écoute sa voix et les traces qu’il a laissées sur les bandes magnétiques des années précédentes. « Dégusté le mot bobine. (Avec délectation.) Bobiine ! » Aujourd’hui, à soixante-neuf ans, Krapp cherche désespérément la « boîte trtrois, bobine ccinq » qui le ramène trente ans plus tôt, au cœur de ses amours passés et d’images féminines brouillées. Il écoute, l’oreille collée au haut parleur : « Le visage qu’elle avait ! Les yeux ! Comme des… (il hésite )… chrysolithes !… Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants (pause) après quelques instants elle l’a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu’ils soient dans l’ombre et ils se sont ouverts. (Pause.) M’ont laissé entrer. (Pause)… » Introspection, anamnèse, oublis, fragments, réminiscences, il s’accroche aux vestiges de son passé, repasse la bande, saisit le micro, enregistre le silence, grave à nouveau quelques mots, commente et s’invective : « Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie été con à ce point-là… » Les temps se superposent.

Il disparaît de temps à autre dans son arrière boutique, en trottinant et fait entendre un cliquetis de bouteilles. Le nez rouge n’est pas celui du clown, c’est celui d’un homme qui a cru frôler le bonheur et dont quelques images fragmentées lui reviennent, par bribes, à l’écoute des vieilles bobines. Krapp joue avec le langage babillage et orchestre les silences. Il y a chez Beckett deux niveaux de langage comme une valse à deux temps, dans ce jeu paradoxal et cruel jeté avec ironie sur le papier. La dernière bande est un texte court et radical écrit et joué en anglais en 1958 sous le titre Krapp’s Last Tape, traduit en français par Pierre Leyris et Samuel Beckett lui-même, joué deux fois, en 1959, au Théâtre de la Contrescarpe pour une poignée de connaisseurs dont Suzanne Beckett, épouse de l’auteur et Jérôme Lindon, éditeur. Le texte est présenté un an plus tard, en 1960, au Théâtre Récamier, mis en scène par Roger Blin – fin connaisseur et metteur en scène du théâtre de Beckett, qui avait présenté en 1953 au Théâtre de Babylone En attendant Godot -. On trouve chez l’auteur le murmure et le silence, le néant et le ressassement, la digression et la vision. « Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée. »

Né à Dublin en 1906 dans une famille de la petite bourgeoisie protestante, Beckett vit entre Paris, Dublin et Londres, passe deux ans en France de 1928 à 1930, envoyé par le Trinity College comme lecteur à Normale Sup où il se lie d’amitié avec son compatriote James Joyce, puis très vite choisit de se consacrer à l’écriture. Il revient en France pendant la guerre et fait partie d’un réseau de résistants, il y reste. L’écrivain est entre deux langues. Il rencontre à Paris Marcel Duchamp, Alberto Giacometti, Bram Van Velde et côtoie intellectuels et artistes. On le reconnaît comme chef de file du théâtre de l’absurde avec d’autres écrivains dont Arthur Adamov, Jean Vauthier, Eugène Ionesco et Jean Genêt. En rupture avec le théâtre classique et ardents successeurs des dadaïstes, ils travaillent sur la déconstruction du langage et la recherche de nouvelles formes, pointent la déraison du monde. Beckett publie des romans – dont Molloy et Malone meurt en 1951, L’Innommable en 1953, Murphy en 1954 mais son succès vient du théâtre – En attendant Godot, Oh les beaux jours, Fin de partie, Tous ceux qui tombent, La dernière bande –. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1969, son éditeur, Jérôme Lindon, directeur des Editions de Minuit va chercher le Prix à Stockholm, pour lui.

Connu pour ses prises de positions politiques et sa culture de l’indépendance, Peter Stein, qui met en scène La dernière bande fut directeur artistique et metteur en scène à la célèbre Schaubühne de Berlin, de 1970 à 1985. Il a développé un vaste répertoire allant du théâtre antique aux pièces contemporaines, dans des mises en scènes inventives et accueilli les plus grands acteurs allemands du moment. Il nous a habitués à de grands plateaux et de nombreux acteurs, il est ici, dans un tout autre format : petit plateau et acteur seul en scène – il a dirigé Jacques Weber dans Le Prix Martin d’Eugène Labiche, en 2013 – et c’est la première fois qu’il fait face à Beckett. Le metteur en scène donne sa vision de Krapp, vieillard sur la ligne de crête comme un clown triste, dans la profondeur d’un Grock ou la tristesse d’un Ange bleu. Acide et lucide, cyclothymique et exigeant, Krapp pique droit sur sa proie comme un aigle du fond du nid, et la proie c’est sa vie, c’est lui.

Jacques Weber interprète avec délectation ce singulier monodrame. Il a travaillé avec de nombreux metteurs en scène depuis le début de sa carrière, dans les années soixante-dix, de Jean-Louis Barrault à Jérôme Savary et de Jean-Luc Bouté à Jacques Lassalle. Le grand public le remarque au cinéma pour son rôle du Comte de Guiche dans Cyrano de Bergerac réalisé par Jean-Paul Rappeneau qui lui vaut le César du Meilleur Acteur dans un second rôle, en 1991. Il est ici, par son personnage, englué devant sa vie décomposée et dans une sorte de nostalgie du temps qui passe, entre le rire, le désespoir, la solitude. « Peut-être que mes meilleures années sont passées. Quand il y avait encore une chance de bonheur. Mais je n’en voudrais plus. Plus maintenant que j’ai ce feu en moi. Non, je n’en voudrais plus. » Dernière didascalie : “Krapp demeure immobile, regardant dans le vide devant lui. La bande continue à se dérouler en silence.” Rideau.

 Brigitte Rémer, 6 mai 2016

Assistante à la mise en scène Nikolitsa Angelakopoulou – décor Ferdinand Wögerbauer – costumes Annamaria Heinreich – maquillage et perruque Cécile Kretschmar.

 Du 19 avril au 30 juin 2016 – Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy, 75009 – Métro : Place de Clichy ou Liège – Tél. : 01 44 53 88 88 – Site : www.theatredeloeuvre.fr

Le Réformateur, de Thomas Bernhard

© Dunnara Meas

© Dunnara Meas

Texte traduit par Michel Nebenzahl, mis en scène par André Engel, interprété par Serge Merlin et Ruth Orthmann.

L’œuvre de Thomas Bernhard (1931-1989) s’inscrit sur le versant de la provocation, du cynisme et des frontières entre la vie et la mort, son parcours en filigrane. L’auteur nourrit un ardent sentiment d’amour-haine envers son pays, l’Autriche, et envers les autres, son écriture pour Manifeste.

Publié en 1979 en Allemagne, Le Réformateur est le lieu de l’ironie et de la fureur de vivre – ou de sa difficulté –  que traduit ici Serge Merlin avec une excessive virtuosité. La pièce avait été créée en 1991 par André Engel, pour et avec l’acteur, elle est aujourd’hui reprise en sa même configuration scénographique : un intérieur bourgeois avec fenêtre sur jardin, un fauteuil Voltaire sur une estrade tel un trône au fond duquel l’acteur se blottit, drapé dans sa détestation des autres et sa misogynie. A ses côtés une femme, mi-servante mi-compagne, quasi muette et désaveu de tous ses instants, qui surgit de son office et obtempère à ses moindres désirs : victime et bourreau, ou grand simulacre ? « Ferme la fenêtre, je hais les gazouillis… » dit-il en distributeur d’ordres et faiseur de désordre.

La pièce se déroule au moment où le Réformateur embéquillé se prépare à recevoir le titre de Docteur Honoris Causa, pour son Traité de la Réforme du monde et fait semblant de s’y préparer, mettant les petits plats dans les grands. Le Recteur de la Chaire de la Ville de Francfort soi-même doit venir le lui remettre à domicile. « Je veux les réduire à néant et ils me distinguent pour cela ! » remarque-t-il avec une pointe de fierté et une grande causticité. Entre le quotidien, dont la monotonie le lasse et qu’il essaie de tromper par la rédaction de savants menus plein de nouilles et d’œufs à la coque jamais à point, et la mise en scène de l’événement dont il se moque éperdument, son titre Honoris Causa, il rugit, vocifère et envahit la scène à la manière des atrabilaires de Molière : « Je suis un monstre irréformable… » clame-t-il, passant du coq à l’âne avec vélocité autant qu’avec férocité.

Du lavement des pieds au tricot d’un passe-montagne à quatre aiguilles et de la partie de cartes au piège à rat, l’univers du Réformateur oscille de conformisme à outrance, à non-conformisme débridé. « Nous aimons notre vie et nous la haïssons. » Entre mégalo et délire de persécution, ses apartés vont au poisson rouge, son confident. Et quand ladite cérémonie se tient, après l’arrivée protocolaire d’un Chancelier en perruque et jabot, la rencontre vire au fiasco et au pugilat, les insultes fusent et le diplôme Honoris Causa finit en miettes.

L’histoire de cette tragi-comédie, plus comédie que tragédie en cette version Engel-Merlin, se ferme sur une belle image de la servante à la fenêtre façon Vermeer qui bascule dans le vide suite à la dernière provocation de son Réformateur et maître, grand cabotin devant l’éternel, qui pourra délirer seul encore longtemps, sur la réforme du monde.

Brigitte Rémer

Avec Serge Merlin – Ruth Orthmann – Gilles Kneusé – Nicolas Danemans – Thomas Lourié – mise en scène André Engel, assisté de Ruth Orthmann – décors Nicky Rieti – costumes Chantal de la Coste – lumières André Diot – son Pipo Gomes – Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Théâtre de l’œuvre, 55, rue de Clichy, 75009 – Jusqu’au 11 octobre – Tél. : 01 44 53 88 80 – www.theatredeloeuvre.

 

 

 

 

 

 

 

Extinction, d’après Thomas Bernhard

© Dunnara Meas

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Adaptation Jean Torrent – Lecture Serge Merlin – Réalisation Blandine Masson et Alain Françon, avec l’aimable autorisation de Peter Fabjan – Partenariat France Culture.

Extinction – Un effondrement est le dernier roman de Thomas Bernhard, dramaturge et romancier autrichien, qu’il écrit en 1986 et qui est publié en langue française quatre ans plus tard. Les cinq-cents pages du texte original se sont métamorphosées en quatre-vingts minutes de lecture, d’une grande puissance dramatique. Assis à sa table de travail, face au public, Serge Merlin-Franz-Josef Murau – double de Thomas Bernhard – porte haut ce roman qu’il habite, à la manière d’un récit de vie. L’effondrement n’est rien moins que celui de sa famille, vu de Rome où il enseigne la littérature après avoir quitté l’Autriche et le berceau familial de Wolfsegg qui l’insupportait, et dont il s’était exclu : « Décrit Wolfsegg comme un haut lieu de la stupidité. Reporté l’affreux climat qui a toujours régné dans la région de Wolfsegg et qui a toujours tout gouverné, sur les gens qui étaient obligés de vivre à Wolfsegg ou plutôt d’y survivre et qui, tout comme ce climat, sont d’une brutalité positivement dévastatrice ». Le personnage de Gambetti son élève, apparaît en leitmotiv et joue comme une ligne de basse continue, Murau le prend à témoin, prétexte à l’expression de sa rébellion : « J’avais toujours en Gambetti un auditeur attentif, qui me laissait patiemment développer ce que j’avais à dire, ne m’interrompait jamais. »

Le déclencheur du récit et l’élément dramaturgique, est ce télégramme signé de ses deux sœurs qui l’informe de la mort des parents et de Johannes leur frère, dans un accident. Et la mémoire se met en marche dans un déferlement de ressentiments et une sédimentation d’anecdotes aussi blessantes que précises, dignes d’un travail d’entomologiste. Ses armes s’appellent causticité, ironie, haine, dégoût, sarcasme et mépris. Comme un crépuscule des dieux, Murau frappe d’anathème sa famille et son pays, tantôt pyromane tantôt pompier. L’exagération devient son emblème, le texte comme l’acteur, en jouent : « Et j’ai poussé mon art de l’exagération jusqu’à d’incroyables sommets… L’art d’exagérer est à mon sens l’art de surmonter l’existence » ironise-t-il.

Côté famille, il note le ridicule de parents qui ne parlent qu’argent, entrepôts et actions, de sœurs formatées et beaux-frères de caricature, du manque de curiosité et d’inculture, et tout n’est que blessure : « Vous voyez, dans quel état d’esprit est ma famille. Est Wolfsegg. Cinq bibliothèques, et pas la moindre idée de nos plus grands écrivains et poètes, bien moins encore de nos grands philosophes qui font date, dont ma mère n’a jamais entendu les noms, jamais entendu consciemment, en tous cas. Mon père connaît bien les noms, mais ce que ces gens ont pensé ou écrit, pas plus qu’elle ». Murau-Thomas Bernhard en profite pour ralentir le pas sur la littérature et nommer quelques-uns de ses auteurs favoris – Goethe, Kafka, Musil, Mann et Kierkegaard – lui à qui l’on disait sans cesse : « Tu vas à la bibliothèque pour y cultiver tes pensées aberrantes. »

Côté pays, il rembobine l’Histoire de l’Autriche en ses heures les plus sombres, l’hydre du nazisme, ses parents collabos, la Villa des enfants, et dénonce : «  C’est justement dans la Villa des enfants, dans le bâtiment favori de mon enfance, ai-je dit, que nos parents ont caché ces criminels ignobles, leur ont même procuré une vie de luxe, justement à l’époque de la plus grande misère. Et n’en n’ont jamais eu honte. » La mémoire, sur fond d’inhumanité travaille, et la fureur de Murau traverse l’œuvre jusqu’à la désintégration de la famille et du domaine, son extinction. Sa vengeance, sa libération et le rachat de l’engagement nazi du père, sera le don qu’il fait du domaine de Wolfsegg à la communauté israélite.

Thomas Bernhard écrit Extinction trois ans avant sa mort, le temps presse, ce qui donne à l’oeuvre une valeur testamentaire. Il a cinquante-huit ans, a publié de nombreux romans et textes de théâtre. Serge Merlin le côtoie depuis des années et donne corps et incandescence à ses œuvres-brûlots, accompagné de divers metteurs en scène : Le Réformateur, puis La force de l’Habitude avec André Engel, Simplement compliqué, avec Jacques Rosner, Le neveu de Wittgenstein avec Bernard Lévy et Minetti avec Gérold Schumann. Il nourrit une grande passion pour Minetti, ce vieil acteur qui un soir de Saint-Sylvestre attend dans le hall d’un hôtel d’Ostende son dernier rôle, peut-être, le Roi Lear.

On n’imagine plus Thomas Bernhard sans Serge Merlin, ni Serge Merlin sans Thomas Bernhard. Leurs univers coïncident, exactement. Les traits de plume de l’auteur sont acerbes et s’envolent, aussi précis que des flèches. Ils sont repris par l’acteur – proche tout autant de l’univers de Beckett – en ce long monologue. Les mots sont portés, vociférés, chantés et piétinés comme un ressac, sous la direction de Blandine Masson et d’Alain Françon. Avec un art du contrepoint, Serge Merlin les pétrit, polit, déchire, les entrechoque et les passe à la moulinette. Le poids des mots prend ici tout son sens. Par moments, en voix off, un peu d’oxygène nous arrive avec les valses de Vienne, surréalistes, et l’admiration de son oncle Georg, unique personnage bienveillant de son environnement. « Nous trainons tous un Wolfsegg avec nous et nous avons la volonté de l’éteindre pour nous sauver, de le détruire en voulant le coucher sur le papier, de le détruire, de l’éteindre. Mais le plus souvent, nous n’avons pas la force qu’exige une telle extinction. » conclut Franz-Josef Murau – Serge Merlin -Thomas Bernhard, mettant le point final à l’œuvre.

 Brigitte Rémer

Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy. 75009, du 20 mai au 24 juin 2015. Le roman Extinction, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs, est publié aux éditions Gallimard.