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Résistance(s)

© Compagnie Nomades.

Texte, mise en scène et scénographie Jean-Bernard Philippot, compagnie Nomades – au Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes.

Il y a des rails au sol et une barrière bicolore semblable à celles qui ferment les passages à niveau manuel, blanche et rouge. Cette frontière délimite deux espaces, deux pays, la France et l’Allemagne : côté cour, on est en Picardie avec Doucette et son père, cheminot, une grande tendresse circule entre eux d’autant que la mère est morte ; côté jardin, on est à Munich avec Sophie Scholl, son frère Hans et son père. On est en 1943, on suit l’histoire en miroir de ces deux jeunes filles qui ne demandaient qu’à vivre, de leur engagement, de leurs destins. Fusent les mots de la guerre – Pétain, Vichy, martyrisés, Hitler, tziganes, juifs, dénonciation et délation, ici Londres. Même désarroi de part et d’autre, mêmes luttes.

© Compagnie Nomades.

La scénographie se compose de triangles mobiles, aux toiles tendues, qui permettent des jeux d’ombres et quelques images projetées. Ces figures servaient de marquage pendant la guerre et selon leur couleur, rouge, vert, jaune, bleu, catégorisait telle ou telle classe de population à surveiller, voire à éliminer tels prisonniers politiques, homosexuels, apatrides etc. Deux triangles deviennent une étoile de David. On est au cœur de la seconde guerre mondiale. L’auteur, Jean-Bernard Philippot, colle à l’Histoire et conserve les prénoms et les noms de ceux qui ont vraiment existé. Ainsi Hans Scholl et Alexander Schmorell qui, à l’été 1942, rassemblent un groupe de résistants allemands contre le régime nazi, composé de quelques étudiants et de proches. Son nom, La Rose Blanche/Weiße Rose. IIs passent à l’action en rédigeant les premiers tracts qui appellent à la résistance et se référent aux grands poètes comme Goethe – « Il faut braver toutes les forces contraires », Novalis, Schiller etc. Ils envoient ces tracts aux intellectuels, écrivains et professeurs d’université leur demandant de les reproduire et de les diffuser, ils démultiplient leur geste et actions de résistance.

Sophie Scholl, sœur de Hans, très vite les rejoint et devient le pilier de La Rose Blanche. Elle se raconte et regarde le chemin parcouru : dans l’enfance elle avait voulu faire partie des Jeunesses hitlériennes, comme de nombreux enfants allemands et contre l’avis de son père, elle reconnaît s’être trompée. Elle raconte la prise de pouvoir par Hitler et cette euphorie du début, puis la prise de conscience, dès lors le cliquetis de la machine à écrire, le bruit de de la ronéo qui tourne. On la voit avec Hans et Alexander écrire et tirer les tracts, les répartir entre les étudiants qui prendront le train pour les diffuser dans différentes villes d’Allemagne. Leur mot de passe : Liberté ! « Il faut indiquer clairement que La Rose Blanche n’est à la solde d’aucune puissance étrangère » ajoute Sophie qui, elle aussi, part pour la distribution, et plus tard se fait attraper par la police de son pays.

© Compagnie Nomades.

Protégée par son père et devenue institutrice, Doucette de son côté entre petit à petit dans l’Histoire par la compréhension des dénonciations, surtout quand elle comprend que son père a caché Jeanne, une amie juive et qu’il doit à son tour s’effacer, disparaître. Code de reconnaissance commun : les feuilles tombent en automne. Le nazisme se fait de plus en plus féroce, elle en rappelle les signes annonciateurs à commencer par la crise économique et sociale des années 30, évoque le Front Populaire, une belle utopie… La police française sous Pétain secondé par Laval, principal maître d’œuvre de la politique de collaboration avec l’Allemagne nazie, entre dans les classes arracher les enfants dénoncés à leurs bancs d’école, à leurs apprentissages, à la vie. Les délateurs rôdent, à commencer par un certain Boulard. Des Boulard, il y en a partout.

Le parcours de Sophie et celui de Doucette s’écrivent en canon, se télescopent, parfois se rejoignent au-delà de la barrière/frontière : Papa était…raconte Doucette, « cheminot. Il en était fier. J’adorais me promener le long des rails avec lui. » Mon père était… dit Sophie « le maire de Forchtenberg… un humaniste et un progressiste convaincu. » De part et d’autre, on voit les jeunes femmes grandir dans leurs convictions d’opposition, leurs actions de militantes, leur volonté d’arrêter la guerre et de construire un monde équitable. Sophie sera arrêtée et tentera de nier sa participation avant de s’opposer frontalement au SA chargé de l’enquête et même de le provoquer. Engagée de son côté, Doucette sera à son tour arrêtée. Interrogatoires, peine de mort pour la première, déportation pour la seconde.

© Compagnie Nomades.

« Je suis dans un train bondé qui part. On se serre. On étouffe, on respire tant bien que mal…Je m’appelle 3-1-8 » et Doucette sème des messages sur la voie ferrée comme autant de petits cailloux blancs espérant que son père les trouvera. Mais lui fut aussi arrêté pour avoir caché l’amie juive puis exécuté. Une balle claque. « Papa !!… Partisan franc-tireur épris de liberté pétrifié par des pseudo-patriotes… » Adieux aux parents pour Sophie, avant la guillotine : « Ne vous inquiétez pas. Je referais les choses exactement de la même manière » leur dit-elle, continuant à défier ses geôliers. Mort de Jeanne dans les bras de Doucette, les deux femmes se sont retrouvées à Auschwitz. La pièce pourtant se termine sur l’espoir avec le poème de Paul Eluard, Liberté, énoncé en duo par Sophie et Doucette. Ce poème fut écrit clandestinement, en 1942 et parachuté sous forme de tracts à des milliers d’exemplaires par les avions anglais, au-dessus de la France occupée : « Sur mes cahiers d’écolier, Sur mon pupitre et les arbres, Sur le sable sur la neige, J’écris ton nom… » Il se ferme sur ce mot qui a donné du sens à leur vie : « et Je suis né pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. »

© Compagnie Nomades.

L’angle de vue de l’auteur et metteur en scène, Jean-Bernard Philippot face à son sujet est judicieux et permet de montrer la similitude des situations, des souffrances, de l’engagement, de l’absurde. De part et d’autre de la frontière deux jeunes femmes prennent position et mettent en jeu leur vie pour que la paix et la liberté l’emportent. Les deux actrices sont remarquables dans la défense de leurs convictions, Sophie/Anne Maceda et Doucette/Marie Recours-Bellessort, portées par la troupe où chacun dans son rôle – frère, pères, flics, amis – écrit un morceau de la partition, historique et théâtrale. Le spectacle est prenant, l’émotion circule, d’autant quand on traite de destins individuels au cœur de la grande Histoire et quand on met le doigt sur la plaie, blessures et responsabilités partagées. Face à l’Histoire on sort sonnés, mais le rappel est salutaire à travers la figure emblématique de ces deux jeunes résistantes, de leur obstination au risque de leur vie. « Quelle connerie la guerre » disait Prévert.

© Compagnie Nomades.

Fondée par Jean-Bernard Philippot et Jean-Louis Wacquiez en 1999, la compagnie Nomades avait déjà travaillé sur le sujet de la guerre, en l’occurrence de la Grande guerre (1914/1918) en présentant en 2018 pour le centenaire de l’armistice une grande fresque historique qui avait mobilisé plus d’une centaine d’acteurs et techniciens, Le Chemin des Dames, spectacle également joué dans les deux langues, française et allemande. La compagnie a par ailleurs présenté en 2022, Germinal, d’après Émile Zola, au Familistère de Guise, situé dans l’Aisne – où elle est implantée – modèle de l’utopie sociale et architecturale construit par Jean-Baptiste André Godin au milieu du XIXème. Plus de cent trente acteurs étaient, là aussi, mobilisés. Jean-Bernard Philippot écrit également pour le jeune public ainsi que pour les ados dans le cadre de la prévention. Ses textes et ses spectacles sont toujours porteurs du sens de l’Histoire, ou sont engagés dans la défense s’un point de vue, d’idées. La compagnie Nomades travaille en partenariat avec la Ligue de l’Enseignement de l’Aisne, et Résistance(s), labellisé par la Licra, est joué alternativement en français et en allemand. « Sophie s’apprête à prendre un train pour aller distribuer ses tracts politiques à Stuttgart. Très loin de chez elle, à l’Est, l’autre jeune fille sort d’un train » résume l’auteur. « Elle a désormais un numéro sur le bras. Un mot les réunit : Résistance ! »

Brigitte Rémer, le 8 mai 2023

© Compagnie Nomades.

Avec : Anna Maceda, Agathe Heildelberger, Alex Gangl, Marcel Korenhof ou Bertrand Mahé, Lili Markov, Charles Morillon ou Mickaël Winum, Marie Recours-Bellessort, Clément Bertrand, Raphaël Plockyn – Musique en direct Agathe Heildelberger, violon – Marcel Korenhof ou Bertrand Mahé, accordéon – Clément Bertrand, piano/guitare – lumières Maxime Aubert – technique Lucas Dorémus – administration Julien Dubuc.

Du 4 au 28 mai 2023, les jeudis et vendredis à 19h, samedis et dimanches à 14h30, en français, les samedis à 19h en allemand – au Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes. Route du Champ de Manœuvre – 75012. Paris – métro Château de Vincennes, puis bus 112 – site : www.epeedebois.com – tél. : 01 48 08 39 74 et aussi : www.compagnienomades.net – email : compagnie.nomades@gmail.com

Cahier d’un retour au pays natal

© AKO – Audrey Knafo Ohnona

Texte Aimé Césaire – mise en scène et interprétation Jacques Martial – Compagnie de La Comédie Noire, au Théâtre de l’Épée de Bois.

« Au bout du petit matin… » premiers mots de ce grand poème d’Aimé Césaire (1913-2008), de retour à la Martinique, dans lequel il exprime sa révolte contre le colonialisme. Poète et grand intellectuel, Césaire est aussi homme politique et porte flambeau du mouvement littéraire de la négritude. Autour de lui ont fait cercle les écrivains francophones noirs de l’époque dont Léopold Sedar Senghor, poète et premier président de la République du Sénégal et Frantz Fanon, écrivain et psychiatre martiniquais également très engagé, qui eut Césaire pour professeur. Tous ont dénoncé le racisme et l’esclavagisme que Césaire, dans son Discours sur le colonialisme, exprimait avec force : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. »

« Au bout du petit matin, cette ville plate, étalée… » Césaire redécouvre sa ville, Fort-de-France et publie pour la première fois en 1939 ce vibrant Cahier d’un retour au pays natal sur lequel il travaille depuis trois ans. En 1942, il adresse à André Breton, chef de file du mouvement surréaliste, un texte intitulé En guise de manifeste littéraire, qui éclaire un peu plus le Cahier : « Vous, ô vous qui vous bouchez les oreilles c’est à vous, c’est pour vous que je parle, pour vous qui écartèlerez  demain jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourires, pour vous qui un matin entasserez dans votre besace mes mots et prendrez à l’heure où sommeillent les enfants de la peur, l’oblique chemin des fuites et des monstres. »  Dans sa préface à l’édition de 1947, André Breton écrit à son tour : « Ce qui à mes yeux rend cette dernière édition sans prix, c’est qu’elle transcende à tout instant l’angoisse qui s’attache, pour un Noir, au sort des Noirs dans la société moderne… »

Le message de Césaire au monde, est politique, social et philosophique. C’est aussi un poème d’une grande puissance incantatoire, aux métaphores tant violentes qu’élégantes. Jacques Martial s’en empare et le met en scène pour en livrer sa lecture, personnelle et artistique. Seul en scène, il rentre au pays plein de sacs et d’illusions passant les frontières matérialisées ici par un rideau décoré, plastique translucide pouvant évoquer pays et continents. Le bruit du voyage par le roulement d’un train ouvre le spectacle et le jette dans une nouvelle réalité, recréée, où la mémoire veille. « Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de mort. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. »

Le spectacle, tiré du Cahier d’un retour au pays natal, que Jacques Martial, né de parents guadeloupéens, a monté et joué à partir de 2003, qui a tourné dans le monde dont en Martinique et Guadeloupe, en Nouvelle Calédonie, en Australie et à Singapour, et qu’il recrée cycliquement, permet de rencontrer le texte. La première partie du spectacle est théâtralisée et l’on s’enfonce au fur et à mesure dans un récit de plus d’intensité encore, de dénuement et de violence où il jette les oripeaux d’un lourd passé. « Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous.»

Jacques Marial s’est formé comme acteur auprès de Sarah Sanders avec laquelle il a collaboré pendant plusieurs années. Acteur et metteur en scène, il travaille au cinéma comme au théâtre. Il a créé sa compagnie théâtrale en 2000, la Compagnie de la Comédie Noire et présenté L’Échange, de Claudel. Il a dirigé l’établissement public/Parc et Grande Halle de La Villette de 2006 à 2015. Depuis, il préside le Mémorial ACTe/Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la Traite et de l’Esclavage de Pointe-à-Pitre, situé sur le site de l’ancienne usine sucrière Darboussier et il est Conseiller délégué aux Outre-mer. Artiste et homme politique à son tour, il lance le texte avec conviction et passion et nous permet de l’entendre dans sa colère et dans sa poésie.

Brigitte Rémer, le 7 mai 2022

Scénographie Pierre Attrait – peinture Jérôme Boutterin – création lumière Jean-Claude Myrtil – accessoires Martine Feraud – assistanat mise en scène et traduction anglaise Tim Greacen – régisseurs Jean-Marc Feniou, Damien Patoux – En coproduction avec L’Artchipel/ Scène Nationale de la Guadeloupe et le Festival Ten Days on the Island, Hobart, Australie.

Du 5 au 15 mai 2022, du jeudi au samedi à 19h – samedi et dimanche à 14h30 – Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes. 75012. Paris – site : www.epeedebois.com – lacompagniedelacomedienoire@hotmail.com

Les bords du monde

© Ophélia Théâtre

Dramaturgie et mise en scène Laurent Poncelet – Compagnie Ophélia Theatre – au Théâtre de l’Épée de Bois.

Ils viennent des favelas du Brésil, des rues du Togo, des quartiers périphériques du Maroc et d’Haïti, de la Syrie. Leurs univers artistiques originels sont pluriels : théâtre, danse, musique et cirque. Ils ont en commun l’énergie et la rage de vivre.

 On commence par les apparitions disparitions d’acrobates et danseurs autour d’une importante structure polymorphe composée de deux parties qui s’assemblent et se séparent, qui avancent et reculent. Cette scénographie permet, par ses échafaudages la juxtaposition de sortes de cellules, et par sa plateforme à l’étage l’accès à une aire de jeu parallèle. Les acteurs se lancent sur scène, en grappes, à toute allure, tombent et se relèvent, s’agrippent aux parois comme les alpinistes à la montagne, sautent, se rattrapent, repartent, puis réapparaissent, avec acharnement. S’enfuient-ils, qui fuient-ils ? Pause. Bâtons de pluie et guitare, la mer est au féminin. Accélération et crescendo en agressions, hurlements sur tempos de percussions. « Demandeur d’asile, c’est ma vie. » Des murs se montent. Cris de révolte. « Peu importe la classe sociale, la favela fait partie du monde. » La parole est brute et vécue, le travail d’écriture nait des improvisations.

Le spectacle parle de l’identité et de la difficulté de vivre dans certains endroits dégradés, chaotiques, en guerre. « Je suis noire, mes racines… » Sa berceuse raconte la suite. Bribes de biographie « Mon père voulait que j’aille à l’école… » Exister à leurs yeux et aux yeux des autres : « Pourquoi personne ne me regarde ? » Riche ou pauvre, chacun aspire au bonheur, pourquoi cette méfiance face à la différence, on catégorise – hommes et femmes, homos etc… ? Dans le chaos des villes, les apostrophes et les harangues, les cris. Les femmes sont parfois des vestales. On s’entraide pour faire le mur. Mon Dieu donnez-moi la force de poursuivre… Manifestation, révolte, espoir de liberté – el horreyya – incantations collectives lors des Printemps arabes. Récit d’une scène de torture, supplice insoutenable d’un chanteur auquel on arrache le larynx, comme au Chili quarante ans plus tôt la main du chanteur guitariste, Victor Jara. Règlements de comptes, police…  Sur la plateforme, une Reine de Saba se met à danser, « mon corps m’appartient, je m’habille comme je veux… »

Le spectacle traite, intrinsèquement, des thèmes de l’altérité et du respect de l’autre, des frontières, à partir d’une gestuelle étourdissante jusqu’à parfois devenir gesticulatoire. Le corps est roi, on monte vers la transe. La voie n’est pas sans issue dans ce monde multipolaire, il y a des combats qui se mènent et une incontestable force de vie dans ce spectacle qui souffre pourtant d’un manque de distance. Pour les acteurs qui donnent tout, leur confiance et leur vie mise en jeu, au propre comme au figuré, c’est sans filet. Tout est excès et le propos artistique du coup s’estompe. La mêlée des vocabulaires : danse, acrobatie et jonglerie, percussions, conte, l’urgence qui jaillit du plateau, la force de vie et la générosité qui se dégagent, appellent à une régulation qui ici fait défaut.

Le chef d’orchestre, Laurent Poncelet, connaît bien ces sujets auxquels il s’intéresse depuis plusieurs années. Son travail avec des acteurs de différentes régions du monde se poursuit. Dans Magie Noire il avait travaillé avec de jeunes artistes des favelas de Recife qui, à partir de la danse, cherchent des langages pour échapper à leur condition et aux menaces de trafic et de mort qui planent de manière permanente. Avec Le soleil juste après, il avait diversifié l’équipe invitant des acteurs marocains et togolais. Il poursuit son voyage humain, en musique et en danse, « Ce qu’ils ont à dire brûle en eux » énonce-t-il et l’énergie qu’ils déploient le prouve. Pourtant, derrière l’émotion, une construction dramaturgique pourrait faire glisser le discours d’agit-prop en propos artistique sans rien ôter de ces précieuses forces vives apportées par les artistes.

Brigitte Rémer, le 20 avril 2018

Avec Gabriela Cantalupo, Tamires Da Silva, Abdelhaq El Mous, Zakariae Heddouchi, Marcio Luis, Ahmad Malas, Mohamad Malas, Kokou Mawuenyegan Dzossou, Lindia Pierre Louis, Lucas Pixote, Germano Santana, Clécio Santos. Assistant Jose W. Junior – lumières Fabien Andrieux – création musicale Zakariae Heddouchi, Clécio Santos.

Du 12 au 22 avril 2018, Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie, Route du Champ de Manœuvre. 75012. Métro : Château de Vincennes, puis bus 112 ou navette – www.epeedebois.com – Prochain rendez-vous au Festival d’Avignon – Présence Pasteur – du 6 au 29 juillet, à 13h50, avec  Présences Pures, d’après Christian Bobin.

Je suis Voltaire…

© Margot Simonney

Texte et mise en scène Laurence Février – Chimène compagnie théâtrale – Théâtre de l’Epée de Bois/Cartoucherie de Vincennes.

Quelles voies utiliser pour parler de l’intolérance et du fanatisme au théâtre, sans être didactique ? Laurence Février, auteure et metteure en scène de Je suis Voltaire… a choisi de prendre pour fil conducteur l’un des grands philosophes du XVIIIème siècle, Voltaire, qui avait signé un Traité sur la tolérance. Elle construit un docu fiction et se donne pour liberté de rappeler deux affaires qui avaient mené à l’exécution d’innocents, dans lesquelles Voltaire avait pris parti et dénoncé les erreurs judiciaires : l’Affaire Calas en 1761, essentiellement politique, sur fond de conflit religieux entre protestants et catholiques et l’affaire du Chevalier de la Barre, en 1765, dans laquelle Voltaire s’était fortement engagé, combattant le fanatisme religieux et remettant en cause la justice pour défendre ce jeune noble français qui à l’âge de vingt et un ans, s’était vu condamner pour blasphème et sacrilège. Elle se donne aussi le courage d’une incursion du côté de l’actualité en évoquant les arrangements et les meurtres commis impunément par Daesh, Voltaire n’avait-il pas écrit Le fanatisme ou Mahomet le Prophète ?  

Et tout repose sur le jeu des actrices, pétillantes, et des acteurs. Journaliste d’investigation, Laurence Février installe son équipe de tournage, en action avant même l’entrée des spectateurs et construit son scénario. Elle mène des interviews, à la recherche de l’esprit voltairien, dissèque et analyse avec humour et finesse le Traité sur la tolérance et l’importe dans le monde d’aujourd’hui, en jouant entre l’intime et la distance.

Le portrait de Voltaire, rockstar de la pensée comme le dit le texte, est principalement brossé par Madame du Châtelet de laquelle le philosophe était tombé follement amoureux : « Il est foudroyé par elle » reconnaît la journaliste. C’est elle, Emilie du Châtelet, intellectuelle et écrivaine, parlant le latin et le grec, son égale excentrique et sa moitié, qui le raconte. Elle le dit imprévisible et ingouvernable, écrivant des brûlots et risquant sa vie et rappelle qu’il fut embastillé à l’âge de vingt-quatre ans pendant plus d’un an, et qu’il se vit contraint par moments, d’écrire sous anonymat : « J’écris pour agir conte l’intolérance et l’hypocrisie » confirme-t-il. Emilie du Châtelet traduit aussi Principia Mathematica, d’Isaac Newton, qui établit les lois universelles du mouvement et découvre la gravitation, elle tente de médiatiser son œuvre ; elle évoque aussi la belle Hypatie d’Alexandrie, mathématicienne et philosophe grecque exécutée par des chrétiens, en 415. Le texte fait des aller retour dans le temps et nous mène jusqu’à Gilles Deleuze avec sa réinterprétation des plis de Leibnitz et la création de l’Université de Vincennes qui redonnait le goût d’apprendre ; une professeure des prisons débat en direct dans l’émission L’horrible danger de la lecture, sur le thème du patrimoine et de l’art contemporain, contredite par une prisonnière agressive qui lui répond en termes de théorie du complot.

Le spectacle conduit ensuite vers ces espaces d’intolérance extrême qui tuent au nom de Dieu, notre drame quotidien et contemporain que représente Daesh, et devise sur cette nouvelle Inquisition et sur les notions de bien et de mal. D’autres personnages interfèrent dans cette quête de tolérance dont Ézéchièle l’ange sacrificateur et subversif, le livreur scientifique et la fanatisée. Les temps se croisent et les langues s’interpénètrent – le français et l’arabe – Voltaire avec son esprit de révolte apparaît comme une métaphore pour parler de l’intolérance d’aujourd’hui. Une belle et courageuse proposition, un jeu dramatique qui ne se la joue pas, de l’intelligence, de la réflexion. Telle est l’entreprise menée par Laurence Février et son équipe qui œuvre avec discrétion et discernement depuis de nombreuses années, avec Chimène, sa compagnie théâtrale. « Craignons toujours les excès où conduit le fanatisme. Qu’on laisse ce monstre en liberté, qu’on cesse de couper ses griffes et de briser ses dents, que la raison si souvent persécutée se taise, on verra les mêmes horreurs qu’aux siècles passés ; le germe subsiste : si vous ne l’étouffez pas, il couvrira la terre » ​ signé Voltaire.

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2017

Avec Elena Canosa (Ninon Welches, française fanatisée) – Laurence Février (Almona Grou, journaliste d’investigation) – Véronique Gallet (Ezechièle, Ange) – René Hernandez (Frédéric Sidrac, camionneur, professeur-tuteur) – Moussa Kobzili (François Moabdar, historien, traducteur-tuteur) – Catherine Le Hénan (Emilie du Châtelet). Dramaturgie, scénographie, environnement sonore Brigitte Dujardin – Lumières Jean-Yves Courcoux.

Du 2 octobre au 21 octobre 2017, du lundi au vendredi à 20h30, samedi 16h et 20h30 – Théâtre de l’Épée de Bois Cartoucherie Route du champ de manœuvre 75012 Paris – Métro Ligne 1, arrêt Château de Vincennes. Sortie N°6 puis bus 112 direction La Varenne : arrêt Cartoucherie – Tél. : 01 48 08 39 74 – Site www.epeedebois.com