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Mademoiselle Julie

© Franck Beloncle

Texte August Strindberg, traduction Terje Sinding, mise en scène Julie Brochen, Compagnie Les Compagnons de Jeu, au Théâtre de l’Atelier.

La nuit d’été qui précède la Saint-Jean, on fête le renouveau, la ville est en fête. Dans les cuisines d’un vaste domaine, Jean le valet, et Kristin la femme de chambre, a priori fiancés, vaquent aux tâches ménagères chez Monsieur le Comte, au prestige et à l’autorité certaines. Elle, repasse ; lui, cire les bottes. Tous deux sont prompts à répondre au coup de sonnette qui les appelle.

Pièce en un acte, Mademoiselle Julie est un huis clos nocturne et tragique entre Julie, la fille du Comte, jeune aristocrate arrogante (Anna Mouglalis) et Jean qu’elle s’amuse à provoquer (Xavier Legrand), malgré Kristin, impuissante devant ce jeu de la séduction à outrance (Julie Brochen). L’arrivée de Julie en maîtresse-femme, dominatrice, perturbant le bon ordre de la cuisine et celui des consciences, est flamboyante. Elle vient de rompre ses fiançailles au cours d’une séquence dont Jean a été le témoin discret : un jeu pervers avec cravache où elle domptait son fiancé, et dont le point d’orgue a acté la séparation. Et dans sa descente vertigineuse de jeune femme qui s’ennuie et ne connaît que les rapports de force, elle mise sur Jean, sa prochaine proie.

Elle attaque avec fougue et cynisme, prend le valet de très haut et le défie : « Baise ma chaussure… » lui demande-t-elle. Une sorte de jeu pervers se met en place, et Jean entre dans la danse, faisant mine de suivre les caprices de la dame, malgré les mises en garde de Kristin, son amoureuse. Le duel est alors aigu et violent, et la manipulation dans les deux camps, orgueil pour orgueil, mépris pour mépris. Jean et Julie se racontent, par bribes, leurs vies et leurs rêves : pour Julie l’argent, le vin, la fragilité des sentiments, l’enfance avec une mère quasi folle et destructrice, son éducation comme un garçon hésitant entre le féminin et le masculin ; pour Jean le jeu de la vérité, ses soupirs pour une jeune fille sans avoir osé le lui dire, jusqu’à vouloir en mourir, et quand il nomme la jeune fille, il la désigne : « c’est vous ! » Difficile de dénouer la vérité du mensonge, chez l’un comme chez l’autre.

La relation se consomme et Jean propose un projet : partir en Suisse avec elle et monter un hôtel haut-de-gamme, l’occasion pour lui de créer son affaire, pour elle de changer de vie, de classer son sentiment de supériorité, d’oublier la haine envers les hommes si bien transmise par sa mère, depuis l’enfance. Jean et Julie font des mouvements de balancier. « Partez, venez avec moi » dit-il. « Dis-moi que tu m’aimes » implore-t-elle. Julie joue le jeu du départ et en costume de voyage rejoint Jean une cage à la main, son serin dedans. Il y a du suspens. Kristin qui a compris quitte la maison. Jean demande à Julie de se séparer de la cage et du serin, et il tue l’oiseau. Julie se suspend, se rétracte et ne part plus. Elle disparaît. On apprend son suicide. La tragédie est terrible, le valet reprend son rôle comme si rien ne s’était passé, prêt à apporter les bottes bien cirées et à servir le thé. Parfait cynisme. Dernière image sur le soleil qui se lève, avec Jean qui se lave les mains, signe chargé de sens.

Le conte est cruel et tous les personnages des pièces de Strindberg animés par cette volonté de domination des uns envers les autres et de lutte de pouvoir entre homme et femme, se trouvent dans des postures, moralement et socialement, subversives. Né à Stockholm en 1849, Strindberg y meurt en 1912. Son théâtre ressemble à sa vie. Il est le quatrième de huit enfants et vit une enfance troublée par de fréquents déménagements, une certaine négligence familiale, de l’intégrisme religieux et le sectarisme d’un établissement scolaire qui le marquera à jamais. Plus tard il a des relations orageuses avec les femmes et se marie trois fois, montre une sensibilité politique un temps proche du socialisme, qu’il renie ensuite, s’intéresse à Nietzsche et correspond avec lui jusqu’au projet de traduction de Ecce Homo qui ne se réalise pas faute d’argent et se tourne vers le mysticisme. Son roman La Chambre rouge en 1879 lui donne la célébrité, le théâtre naturaliste l’intéresse et il écrit plusieurs pièces, dont Mademoiselle Julie, en 1888. On le compare au dramaturge norvégien Henrik Ibsen. Dans les années 1890, il aborde également la photographie, se rapproche du symbolisme, subit une période de trouble intérieur qui se termine en 1897 par l’écriture d’un livre en français Inferno. Il est finalement considéré comme l’un des pionniers de l’expressionnisme européen moderne avec notamment La Danse de mort (1900), La Sonate des spectres et Le Pélican (1907). Il fonde alors à Stockholm le Théâtre-Intime, dans lequel ses dernières pièces sont jouées par une jeune troupe que dirige le metteur en scène August Falk.

La scénographie de cette nouvelle lecture de Mademoiselle Julie, proposée par Julie Brochen est simple : un plateau ouvert, sans pendrillons ; côté jardin un réchaud posé sur une petite étagère à l’avant, une table et quelques chaises au centre, un panier à linge ici ou là ; la porte du fond qui ouvre sur le domaine ; au sol, des pétales de fleurs fanées, (scénographie et costumes signés de Lorenzo Albani). Tout repose sur le jeu des acteurs et c’est Anna Mouglalis et Xavier Legrand qui ont demandé à Julie Brochen – ex-directrice du Théâtre de l’Aquarium puis du Théâtre national de Strasbourg – de monter la pièce. Sa mise en scène éclaire la violence de la dualité des classes sociales et donne de la pièce de Strindberg pourtant souvent montée, une lecture fine. Elle en suspend le temps, à trois reprises, par des chansons. C’est la belle voix grave de Gribouille – superbe jeune femme et magnifique chanteuse des années soixante-dix, qui à vingt-sept ans avait décidé de n’aller pas plus loin – qui ferme le spectacle, avec sa chanson Dieu Julie.

La direction d’acteurs est très réussie et chacun développe sa partition avec simplicité et flamboyance : la metteure en scène en la modestie de la sienne, interprète Kristin dans sa discrète présence. Anna Mouglalis est une superbe Julie à la voix si particulière et la personnalité singulière, sa présence est magnétique. Xavier Legrand, qui mène magnifiquement son parcours artistique entre théâtre et cinéma – il est le réalisateur du film Jusqu’à la garde, fortement primé et qui a reçu cette année cinq César – est un Jean complexe à souhait, personnage d’une grande élégance qui dérive entre ombre et désir de lumière. D’attirance à répulsion, le duo Julie/Jean joue comme deux funambules sur un fil tendu entre les cuisines et le reste du domaine, à la rencontre l’un de l’autre, l’énigme demeurant sur l’équilibre des forces. Sensuel et au bord du désir, sans savoir qui manipule l’autre, ils construisent un pas de deux de forte intensité, jusqu’à la mort pour elle, avec la cruauté du petit matin où tout reprend son cours.

Le trio d’acteurs dessine magnifiquement cette nuit de la Saint-Jean, pas comme les autres, jusqu’à la tragédie, et porte avec force le trouble intérieur de Strindberg. Un beau spectacle.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2019

Avec : Anna Mouglalis, Mademoiselle Julie – Xavier Legrand, Jean – Julie Brochen, Kristin. Scénographie et costumes Lorenzo Albani – lumières Louise Gibaud – création sonore Fabrice Naud.

Du 28 mai au 30 juin 2019 – mardi au samedi à 19h, dimanche à 15h – relâche le 21 juin. Théâtre de l’Atelier, Place Charles Dullin. 75018. Paris – métro : Abbesses ou Anvers – Tél. : 01 46 06 49 24 – www.theatre-atelier.com

 

Premier Amour

© Hélène Bamberger – Opale

Texte de Samuel Beckett, mise en scène et interprétation Sami Frey, au Théâtre de l’Atelier.

Devant le rideau de fer, deux bancs publics côte à côte. Une porte étroite côté jardin d’où apparaît l’acteur avec une lumière clignotante type entrée des artistes, ne pas déranger enregistrement en cours. Sami Frey voyage d’un banc à l’autre dans cet espace de jeu-couloir prenant le public à témoin. Par le texte de Beckett il repasse le temps dans une intimité partagée et se retourne sur son passé : la mort de son père, le moment où il quitte la maison familiale, les espoirs, la solitude, le jardin où il guette une jeune femme, Lulu qui, comme lui, souvent, vient s’asseoir et avec laquelle il noue conversation, rencontre des sentiments contradictoires, puis le désir.

Il revient à la source, plein de naïveté et d’ironie et revit ce premier amour, avec ce qu’il a de beau en même temps que d’absurde et dérisoire : « Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. » Il distille avec tendresse et simplicité la langue de Beckett et traduit le pathétique de la situation à travers le filtre de sa longue expérience d’homme et de son beau parcours d’acteur.

Sami Frey avait créé la mise en espace et en scène de ce récit, écrit en 1945, il y a une dizaine d’années. Il a la bonne idée de la reprendre, pour trente représentations. « J’ai découvert tard dans ma vie à quel point les écrits de Samuel Beckett me touchaient. A quel point la profonde humanité de ses personnages, le rythme de ses phrases, la musicalité de son français, son humour terrible, sa poésie, m’étaient proches sans effort. » L’acteur a rencontré Beckett vers la fin de sa vie alors qu’il était dans une maison médicalisée. Cette rencontre, dans le petit jardin qui jouxtait sa chambre, l’a marqué. Comme Beckett fut lui-même marqué par sa rencontre avec James Joyce dont il traduisit Anna Livia Plurabelle. « Pour le présenter, en ce moment je pense au Beckett des dernières années de sa vie logé dans l’annexe d’une maison de retraite médicalisée Le tiers-temps, il y occupe seul une chambre qui donne sur un petit jardin où il peut sortir prendre l’air » raconte Sami Frey.

Premier Amour ne fait pas partie des textes les plus connus de l’auteur et son titre appelle la nouvelle de Tourgueniev et son pessimisme romantique. On connaît Beckett – installé en France à partir de 1938, Prix Nobel de littérature en 1969 – dans ses textes majeurs, son premier roman Murphy, publié en anglais en 1935 et qu’il a lui-même traduit, ses pièces dont, En attendant Godot révélée dans la mise en scène de Roger Blin en 1953, Fin de partie et bien d’autres.

Sami Frey aime à se souvenir, avec tendresse, humour, simplicité et poésie. Son J’m’souviens d’après le texte de Georges Pérec il y a une vingtaine d’années est resté dans les mémoires. La roue du temps n’efface pas l’élégance de l’acteur ni sa luminosité, ses vibrations et notre plaisir sont intacts avec ce monologue beckettien dont l’ultime phrase « Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’amour, cela ce ne se commande pas. » L’esquisse d’un geste, qui essaie d’étreindre le temps pour mieux le retenir, ébauché mais dérisoire, ferme le spectacle. Une belle émotion, à petits traits crus et sans détours, comme si de rien n’était.

Brigitte Rémer, le 6 février 2019

Texte de Samuel Beckett, mise en scène et interprétation Sami Frey – Lumières Franck Thévenon. Le texte de la pièce est publié aux Éditions de Minuit

Du mardi 29 janvier au dimanche 3 mars 2019. A 19 h du mardi au samedi, à 11h le dimanche, au Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, 75018 – métro : Anvers ou Pigalle – tél. : 01 46 06 49 24 – site : www.theatre-atelier.com