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Vie de Joseph Roulin

© Geoffray Chantelot

Texte Pierre Michon – interprétation et mise en scène Thierry Jolivet – création musicale et interprétation Jean-Baptiste Cognet et Yann Sandeau – compagnie La Meute – au Théâtre de la Cité Internationale/Paris.

On pénètre au cœur de la peinture de Van Gogh comme au centre de la terre, dans la matière en fusion même. On y est guidé par Joseph Roulin, modeste employé des Postes à Arles, qui entre deux absinthes jaunes 80° le rencontre. Deux hommes que bien des choses sépare se lient d’amitié au café de la Gare entre 1888 et 1890, l’un, héroïque et tragique, peint l’autre dans sa vie minuscule, avec les siens, avant qu’il ne soit nommé à Marseille. Van Gogh décline les portraits de la famille, le père, postier, massif, alcoolique et républicain, vêtu de l’uniforme et de la casquette bleue portant la fière inscription des Postes, barbe ondulée et yeux verts fixant le vide ; l’épouse, Augustine, mains posées sur le tablier, se perdant dans le papier peint aux dahlias blancs, dont l’un des tableaux la représentant s’intitule La Berceuse ; le fils aîné, Armand, un peu rebelle, parti au loin, dans la marine ; Camille, garçon de neuf dix ans ; Marcelle, la petite de moins d’un an. Presque tous les jours Vincent écrit à Théodore, dit Théo, le frère de quatre ans son cadet et lui présente son travail : « Maintenant je suis en train avec un autre modèle, un facteur en uniforme bleu agrémenté d’or, grosse figure barbue très-socratique. Républicain enragé comme le père Tanguy. Un homme plus intéressant que bien des gens. »

Debout devant un micro sur pieds, Thierry Jolivet tel un conteur devenu postier chuchote à voix douce une histoire qui bouleverse, la vie rugueuse de Vincent Van Gogh, éblouissant artiste mais qui,  de son vivant, ne le savait pas.  « J’allais aller mieux » confesse Vincent. La parole est nue et le texte dépouillé. « Quand il fait Mistral, c’est pourtant juste le contraire d’un doux pays ici, car le Mistral est d’un agaçant, mais quelle revanche, lorsqu’il y a un jour sans vent. Quelle intensité des couleurs, quel air pur, quelle vibration sereine » écrit-il, depuis Arles. L’image est commentaire et tourne devant nos yeux dans un dispositif où les bleus et les jaunes se reflètent et jamais ne s’arrêtent (création vidéo Florian Bardet). Dos à l’écran mais chargé des couleurs qui l’assaillent, Thierry Jolivet est aussi Vincent en même temps que Théo, directeur d’une petite galerie de tableaux, présent tout au long de la vie de son frère et témoin de l’œuvre en train de se faire. La main de l’acteur, mobile, tient peut-être le pinceau (création lumière David Debrinay, Nicolas Galland). Au centre du plateau, de chaque côté du récitant-Van Gogh, suicidé de la société selon Artaud, deux musiciens, Jean-Baptiste Cognet, compositeur de musique à l’image travaillant avec les synthétiseurs, et Yann Sandeau, compositeur formé à la batterie, au clavecin et aux musiques électroniques, déclinent couleurs et émotions. Sur le mur du fond un écran égrène les œuvres en mouvement qui se réfléchissent au sol et de chaque côté, dans les miroirs d’une construction scénographique en trapèze isocèle (construction du décor Clément Breton, Nicolas Galland).

© Rémi Blasquez

Les bleus profonds et verts vifs, les jaunes des soleils dans un vase ou dans le ciel, celui de la Maison jaune, la maison de Vincent où Gauguin le rejoint quelques mois avant que tous deux ne se déchirent et que Van Gogh s’automutile, se coupant l’oreille ; les Vergers fleurissants, Les Iris, le Champ de blé avec corbeaux, l’extraordinaire Nuit étoilée, autant de tableaux nous enveloppent dans leurs courbes, volutes et tourbillons. À l’asile de Saint-Rémy où Van Gogh accepte de se rendre, il peint avec ardeur avant de rejoindre Théo à Paris, en mai 1890 et de s’installer à Auvers-sur-Oise, près de la maison du Docteur Gachet dont il réalise le portrait. Deux mois après il se tire une balle dans la poitrine dans un champ de blé, sorte de fatalité tragique de son destin brisé. La fille de l’aubergiste d’Auvers-sur-Oise le fait savoir, quelque temps plus tard, à Joseph Roulin, inquiet de rester sans nouvelles : « Van Gogh s’est tué alors qu’il était dans notre pension, l’Auberge Ravoux ». Théo le suit et meurt six mois plus tard. C’est Joanna Bonger, son épouse, chargée de gérer l’héritage de Vincent qui s’occupe depuis les Pays-Bas où elle est rentrée, pays d’origine des frères Van Gogh, de rassembler les œuvres. La notoriété de Vincent, grâce à elle, se développe enfin.

« Qu’est-ce qui fait qu’un peintre devient connu alors qu’hier il ne l’était pas ? » pose Joseph Roulin qui refuse de vendre son portrait réalisé et offert par Vincent, à un marchand d’art qui le lui demandait avec insistance. Il finit par le lui céder, pour rien, sous la seule condition d’y noter : « Ce tableau a été offert par Vincent Van Gogh à Joseph Roulin à qui il a toujours appartenu. » Le spectacle pose ainsi la question du sens de l’art et de l’arbitraire du marché de l’art, du courage que demande l’accomplissement du geste artistique.

Artiste associé au Théâtre des Célestins, à Lyon, Thierry Jolivet s’intéresse particulièrement aux grands textes de la littérature européenne – Dostoïevski, Dante, Boulgakov, Cendrars – et depuis une huitaine d’années met en récit la marche du monde contemporain. Il porte ici le texte de Pierre Michon publié en 1988, de manière bouleversante, et il en célèbre la densité avec une grande humanité. Pierre Michon est aussi l’auteur de Vies minuscules, comme l’est celle de Joseph Roulin qu’il nous fait suivre jusqu’à sa mort. Il écrit la langue comme on compose la musique. Michon et Jolivet font sortir la peinture du cadre et les couleurs de l’arc-en-ciel. La promenade introspective qu’ils proposent est teintée de la mélancolie blues de Van Gogh, qu’ils célèbrent comme un oratorio.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2021

Interprétation et mise en scène Thierry Jolivet – création musicale et interprétation Jean-Baptiste Cognet, Yann Sandeau – création lumière David Debrinay, Nicolas Galland – création vidéo Florian Bardet – sonorisation Mathieu Plantevin – construction du décor Clément Breton, Nicolas Galland – régie générale Nicolas Galland.

Du 24 janvier au 1er février 2022 – lundi, vendredi à 19h, mardi, jeudi, samedi à 20h30, relâche mercredi et dimanche – Théâtre de la Cité Internationale, 17, bd Jourdan 75014 Paris -Tél. : 01 43 13 50 50 – site : theatredelacite.com – En tournée du 8 au 12 février 2022 au Théâtre des Célestins à Lyon.

Chère chambre

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène Pauline Haudepin, au Théâtre de la Cité Internationale.

Une jeune femme de vingt ans, Chimène, annonce à ses parents qu’elle est atteinte d’une maladie incurable (Claire Toubin). La source du mal : une nuit passée avec un inconnu, sans-abri, rencontré dans la rue. Elle fait face. Ni explication, ni regret, ni pleurs, ni culpabilité. Comme un acte de gentillesse et d’empathie, esquisse-t-elle. Des parents aimants, atterrés et aux quatre cents coups devant l’absurde, qui se débattent avec l’idée de la mort (Sabine Haudepin et Jean-Louis Coulloc’h). Domino, l’amie prof de philo au caractère bien trempé qui partage sa vie et n’est guère en harmonie avec la belle-famille, en état de sidération et de colère (Dea Liane). Deux générations, pas de guerre, seulement de l’incompréhension, de l’illisible. Une famille qui va se déliter.

Mis à plat, l’argument est plus loufoque que tragique car on a peine à croire à la beauté du geste, au baiser au lépreux, à l’idée de rédemption ou de sacrifice. Le passage d’un réalisme peu exaltant à la manière d’un huis-clos – la chambre de la jeune fille et son environnement bourgeois, l’aveu de son geste gratuit – à une prise de hauteur et de distance vers un certain onirisme, devient plus intéressant. La pièce semble vouloir tirer vers le fantastique, mais n’y arrive pas vraiment, malgré l’apparition d’un personnage singulier, Theraphosa Blondi, mygale dévorante (Jean-Gabriel Manolis). On s’accroche à cette sorte de double de Chimène issue de son imaginaire et de ses dessins, rêve incarné ou symbole de déshérence, sans savoir vraiment ce qu’on cherche, ni vers quoi va le texte.

Reste la fuite en avant, la question de la destruction, du suicidaire, le no future, des personnages qui se décalent : des parents archétypes de la petite bourgeoisie qui essaient de se projeter dans un avenir sans enfant, l’égarement de Chimène dans son univers – sa chambre – qui se décompose, comme son univers d’enfance et son espace mental. Des angoisses bien contemporaines et des hallucinations, un léger humour grinçant et quelques fantasmes, un peu d’étrangeté, ne suffisent pas à faire décoller l’ensemble ni par le texte ni par l’univers plastique qui se superpose, même si les acteurs sont tous à leur place et s’en sortent bien avec leurs rôles.

Chère chambre est la seconde pièce créée par Pauline Haudepin au TNS, pièce présentée comme carte blanche en 2016 quand elle y était apprentie-comédienne à l’école, puis remontée en 2018. Sa première pièce s’intitulait Les Terrains vagues. Comme on dit du vin qu’il est un peu jeune, le texte et le regard de Pauline Haudepin, le sont aussi.

Brigitte Rémer, le 23 janvier 2021

Avec : Jean-Louis Coulloc’h, Sabine Haudepin, Dea Liane, Jean-Gabriel Manolis, Claire Toubin – scénographie Salma Bordes – lumière Mathilde Chamoux – costumes Solène Fourt – composition musicale et son Rémi Alexandre – plateau et régie générale Marion Koechlin – production et administration Agathe Perrault, La Kabane – Le texte est publié par Les éditions Tapuscrit/Théâtre Ouvert.

Du 17 au 29 janvier 2022 – lundi, vendredi à 20h30, mardi, jeudi, samedi à 19h, relâche mercredi et dimanche – Théâtre de la Cité Internationale, 17, bd Jourdan 75014 Paris – RER Cité Universitaire – tél. : 01 43 13 50 50 – site : theatredelacite.com

 

Erreurs salvatrices

© Christophe Raynaud de Lage

Textes Heiner Müller – conception Wilfried Wendling, La Muse en circuit – avec Denis Lavant, comédien et Cécile Mont-Reynaud, danseuse aérienne – au Théâtre de la Cité internationale.

Le spectateur est conduit dans une grande salle noire du sous-sol, un tabouret de carton lui est remis. Son parcours commence. Il entre comme dans une cathédrale où le maître autel, la fileuse, est un épais tube central composé de rideaux de fils réalisé par le scénographe Gilles Fer. Aux quatre coins de la salle, des pupitres et machines pour la lumière et le son, de nombreux haut-parleurs et plusieurs écrans conçus et réalisés par Cyrille Henry. Les éléments s’animent en interaction les uns avec les autres, réfléchissent la lumière créée par Annie Leuridan et se construisent en partitions multimédias jouées en direct par le musicien Grégory Joubert.

Le texte donné par Denis Lavant est habité, il jaillit d’on ne sait où. L’acteur est mobile et se déplace dans différents coins de la salle, parfois secrètement parfois dans la hâte, ou monte à l’étage supérieur se cacher au fond d’une galerie avec sa vieille machine à écrire Underwood. Il est l’auteur et plonge dans les mots construits et déconstruits de Heiner Müller issus de différentes sources : Héraklès II ou l’Hydre (1972) incluant sa pièce, Ciment, se fait l’écho de la tradition mythologique pour mieux parler de soi ; Avis de décès (1975/76) long poème troublé par son autobiographie, met en prose la découverte du corps de sa femme, après son suicide ; Paysage avec Argonautes (1982) : « Voulez-vous que je parle de moi ? Moi qui… De qui est-il question ? Quand il est question de moi… » Textes de rêves datent de la fin de sa vie (1995) ; quelques bribes et fragments ramassés çà et là au fil des textes et des inachevés, morceaux d’entretiens et de manifestes, poèmes de jeunesse, complètent le montage textes pour lequel la dramaturge Marion Platevoet a assisté Wilfried Wendling.

La création littéraire avec Heiner Müller et la création artistique, par le geste que posent Cécile Mont-Reynaud, danseuse aérienne et Wilfried Wendling pour la musique électronique live, sont au cœur du sujet. Né en RDA, Heiner Müller (1929/1996) travaillait de « l’autre côté » du Rideau de fer. « Cela fait maintenant environ trente-cinq ans que j’écris des pièces. Jusqu’à très récemment j’écrivais en RDA et chaque fois que je présentais une nouvelle pièce j’étais en proie à de nouvelles difficultés. Généralement, lorsque je publiais une pièce, elle était interdite pendant dix, quinze, seize ans en RDA » rapportait-il en 1992 * et sur la position de l’écrivain il déclare : « Je voudrais dire aussi que le courage pour un écrivain – c’est du moins la seule manière dont je l’entends – consiste à faire son œuvre, et à la faire jusqu’au bout de ses forces en toute humanité. Pour aller au bout de soi-même de cette manière-là, il faut du courage et c’est cette notion du courage que tout écrivain apporte à l’humanité depuis qu’il y a des écrivains. » **

Erreurs salvatrices est conçu en trois parties d’une heure, intitulées : L’autre dans le retour du même (A), La faille dans le déroulement (B), Le trou dans l’éternité (C). Certaines soirées sont proposées en deux parties. Au-delà du texte-matériau, le spectateur baigne dans une expérience d’écritures où se conjuguent lumière, son et gestes formant une oeuvre plastique que la lumière et la vidéo composent et recomposent sans cesse. Cécile Mont-Reynaud se glisse, à partir de ses différentes techniques de trapéziste, voltigeuse et cordéliste, dans une dramaturgie de l’émotion qu’elle développe entre chorégraphie, présence aérienne et sculpture du corps. Elle évolue dans la Fileuse, son agrès circulaire composé de rideaux de fils placé au centre de l’espace scénique et se déploie entre recherche de verticalité et sinuosités, dans les fines cordes textiles parfaitement parallèles. Fort de sa formation architecturale initiale elle élabore son espace avec précision, Alvaro Valdes Soto l’a accompagnée de son regard chorégraphique. Images, musiques et sons se conjuguent autour de la structure et de différents monolithes dispersés dans la salle, sorte d’îlots hybrides. Denis Lavant apporte le tragique, jetant le texte avec force et violence dans le don qu’il fait de lui, comme le faisait Antonin Artaud en son temps : l’acte théâtral, entre le cri et le dernier souffle. Denis Lavant et Cécile Mont-Reynaud lancent leur regard en reflet sur des objets qui renvoient leur image tels que miroirs, eau, fragments, couvertures de survie, élaborés par la plasticienne Cécile Beau.

Invité à déambuler dans ce labyrinthe mental le spectateur est guidé par les mots et les mouvements, les éclairs et lumières, les images et réflexions, les sons et signaux musicaux de Wilfried Wendling qui a élaboré le spectacle et qui nous fait voyager dans cette expérience transdisciplinaire singulière où, selon Heiner Müller « l’élément du théâtre est la métamorphose. »

Brigitte Rémer, le 21 décembre 2021

Participation à la création et à la conception de l’installation : Cécile Beau plasticienne – Gilles Fer scénographie fileuse – Cyrille Henry conception et réalisation des machines – Annie Leuridan conception lumière – Marion Platevoet dramaturge – Alvaro Valdes Soto regard chorégraphique. Au plateau : Wilfried Wendling conception et musique électronique live – Denis Lavant comédien – Cécile Mont-Reynaud danseuse aérienne – Grégory Joubert musicien et mécaniques plastiques – Thomas Mirgaine interprète des machines sonores – Sophie Agnel enregistrement piano.

Erreurs Salvatrices a été créé le 26 novembre 2021 au Théâtre de l’Archipel/Perpignan – Spectacle vu le 14 décembre au Théâtre de la Cité internationale/Paris où il a été programmé du 6 au 18 décembre 2021.

*Les écrivains doivent-ils être idiots ? dans « Prétexte » Cahiers du Renard n° 9 p. 13 – **Une bouteille à la mer, id. p. 27.

Dom Juan ou le Festin de pierre

© Thierry Laporte

D’après le mythe de Don Juan et le Dom Juan de Molière – direction Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra – Théâtre de l’Union/CDN du Limousin, au Théâtre de la Cité internationale/Paris.

Une scénographie flamboyante et baroque, sorte de jungle élaborée en point numérique d’Aubusson, sur des dessins de Stéphane Blanquet, avec : côté cour, un escalier en colimaçon réalisé en porcelaine de Limoges, au pied duquel s’entassent des sacs de tabac en grosse toile de jute ; côté jardin une plateforme à l’étage, l’espace des musiciens. Conçue par Jean Lambert-wild et Stéphane Blanquet, la scénographie, très réussie, colle à la lecture singulière de mise en scène, entre music-hall et cabaret sauvage.

Sorte de clown blanc au visage fardé, Dom Juan – interprété par  Jean Lambert-wild – a les cheveux aussi rouges que les chaussures. Il porte son traditionnel pantalon rayé et une chemise blanche à manches bouffantes, prêt à l’assaut. L’acteur poursuit la recherche entreprise sur son personnage du clown, Gramblanc, dans Loyaulté Me Lie, une adaptation de Richard III et dans En attendant Godot. Ici la simulation fait corps avec le personnage et la roulette russe à laquelle se prête Dom Juan dès la première scène, pistolet sur la tempe, n’émeut guère. Cet anti-héros reste bien vivant, parfaitement désinvolte et cynique, suivi de sa galerie de personnages, tout aussi loufoque.

A ses côtés dans un rapport maître-valet composite, une Sganarelle aux ordres, aussi noire qu’il est blanc – Yaya Mbilé Bitang, actrice camerounaise – audacieuse souvent, sur ses gardes toujours, terrorisée parfois, un(e) confident(e) au costume-collant noir sur lequel un squelette peinturluré nargue, à la manière des rituels de mort mexicains et festifs, personnage qui écoute, conseille, sermonne et pète les plombs. Fagotée comme une soubrette endimanchée, Elvire, bien petite devant l’arrogance d’un Dom Juan théâtral, merle moqueur perché sur son escalier de porcelaine, tenant en ses mains un éventail aux plumes rouges, ou soufflant des bulles de savon. La visite du Commandeur, dans le style directeur d’une supérette de province, père du héros dilettante qui joue à cache-cache pour éviter la rencontre, et qui se travestit avant de recevoir une dérouillée du père, à coups de ceinture, père qui lui-même en recevra une, infligée par Sganarelle. Dom Juan qui tousse et prend ses médicaments. Le crâne de la mère, posé au-dessus de l’horloge comtoise, puis son squelette qu’il porte en sac à dos. La drague avec Charlotte, sorte de Bécassine prête à lui sauter dessus, oubliant son Pierrot.

Coups de pistolet, farces et attrapes. Les musiciens sur leur plateforme, scie musicale, claviers, trombone, comme un ensemble de cabaret, d’abord très sérieux, en queue de pie et perruques poudrées, jouant de leurs instruments de façon appliquée, finissent comme des potaches, pris à témoins et à partie dans le tourbillon de l’invincible Dom Juan.

De la BD au fantastique, la séquence du tombeau où pénètrent Dom Juan et Sganarelle à la recherche du Commandeur prolonge la même impertinence à travers fumées et chambre d’écho, moments psychédéliques et lumières sucre d’orge. Une apothéose finale comme champ de bataille finit de décaler les lignes d’une comédie dite classique, avec coups de feu, trappes, enfers et bruits, avec un(e) Sganarelle tétanisé(e) et le glissement progressif d’une Elvire drapée de noir, annonçant son entrée au couvent. L’apparition des sosies de Dom Juan comme autant d’hallucinations, et la mort au combat du séducteur, sont les derniers subterfuges de cette comédie hybride dont la dernière image montre un(e) Sganarelle pleurant à chaudes larmes, non pas la mort du Maître mais ses gages, non versés.

Il y a du mouvement dans cette adaptation, un peu Far-West, un peu polar. Le spectacle mélange les genres, les styles, les générations, les acteurs confirmés et ceux en devenir. Elvire, Charlotte, Don Carlos et le Mendiant sont interprétés en alternance par les quatorze jeunes comédiens et comédiennes de dernière année de l’École Supérieure Professionnelle de Théâtre, de L’Académie de l’Union, dans une logique de compagnonnage. La musique bat son plein, composée par Jean-Luc Therminarias et l’humour coule à flots, avec irrévérence.

Jean Lambert-wild dirige le Théâtre de l’Union/CDN du Limousin et l’Académie de l’Union dont le manifeste est : Le plus grand bien pour le plus grand nombre. Il se dédie à la formation des acteurs, promeut les talents et les produits locaux et table sur ses complicités artistiques. Il assure depuis plusieurs années la co-mise en scène des spectacles avec Lorenzo Malaguerra, directeur du Théâtre du Crochetan, à Monthey (Suisse), collabore avec la compagnie de l’Ovale, Denis Alber, Pascal Rinaldi et Romaine, présents ici en tant que musiciens et acteurs et qui s’en donnent à cœur joie. Il développe son personnage, de spectacle en spectacle, par son clown. Son Dom Juan est par là-même iconoclaste et arrogant, antipathique et diabolique, intranquille et insolent. Il sait mener les femmes et le public en bateau. Trois petits tours et puis s’en vont.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2020

Avec Jean Lambert-wild, Yaya Mbilé Bitang, Denis Alber, Pascal Rinaldi, Romaine, ainsi que quatre acteurs /actrices en alternance issus de L’Académie de l’Union/École Supérieure Professionnelle de Théâtre du Limousin : Claire Angenot, Gabriel Allée, Quentin Ballif, Matthias Beaudoin, Romain Bertrand, Hélène Cerles, Ashille Constantin, Yannick Cotten, Estelle Delville, Laure Descamps, Antonin Dufeutrelle, Nina Fabiani, Marine Godon, Isabella Olechowski.

Adaptation Jean Lambert-wild, Catherine Lefeuvre – regard associé Marc Goldberg – musique et spatialisation en direct Jean-Luc Therminarias – scénographie de Porcelaine et de Tapisseries en point numérique d’Aubusson de Jean Lambert-wild et Stéphane Blanquet, réalisées avec le soutien de la fabrique Porcelaines de la fabrique et l’entreprise Néolice – assistants à la scénographie Thierry Varenne, Alain Pinochet – lumière Renaud Lagier – costumes Annick Serret Amirat – maquillage, perruques Catherine Saint-Sever – habilleuse Christine Ducouet – assistant Nicolas Verdier – directrice technique Claire Seguin – régie générale Thierry Varenne – régie son Nourel Boucherk. Le spectacle a été créé à Limoges le 19 mars 2019, au Théâtre de l’Union/CDN du Limousin. En tournée à la Comédie de Caen-Théâtre d’Hérouville/CDN Hérouville-Saint-Clair, les 5 et 6 mai 2020.

Du 13 janvier au 15 février, lundi, mardi, et vendredi à 20 h 30 – jeudi et samedi à 19 h – relâche mercredi et dimanche au Théâtre de la Cité Internationale, 17 bd Jourdan, 75014 Paris – RER A Station : Cité Universitaire – tél. :  01 43 13 50 50 – www.theatredelacite.com

Jaz

© Clara Pauthier

Texte Koffi Kwahulé – Adaptation et mise en scène Alexandre Zef, musique Mister Jazz Band, Compagnie La Camara Oscura – au Théâtre de la Cité Internationale.

La langue de Koffi Kwahulé s’écrit comme un poème, puissante et crue, douce et musicale. L’écrivain franco-ivoirien vit en France depuis longtemps : « Mon outil de travail c’est la langue française, et que je le veuille ou non, j’entretiens avec cette langue des relations conflictuelles, à cause de mon histoire. Un jour on m’a dit : Tu parles français. Comment, dans mon travail, dépasser ce conflit ? Pour ne pas subir cette langue, il faut que je la fasse sonner autrement. D’où la nécessité d’avoir avec elle une autre relation, une relation musicale. C’est une façon de me l’approprier. Je suis donc dans une situation de transcendance, de dépasser ce qui m’a été imposé» disait-il à Gilles Mouëllic, en 2000, dans Jazz Magazine.

Et avec Jaz, monologue écrit en 1998, la langue est rude. L’histoire d’une jeune femme nommée Jaz est le fil conducteur de ce Golgotha. Cela commence par une histoire de pauvreté dans un immeuble sans entretien et qui se délabre, où il n’y a plus même de toilettes, l’obligeant à descendre dans les sanisettes de la Place Bleu-de-Chine, « une sorte de no man’s land au milieu de la Cité étiquetage uniforme et lisible
de tous les noms sur les boîtes 
en utilisant les caractères le maire et la police et ceux qui tiennent les comptes du livre des morts chacun attend que tout pourrisse et s’écroule de lui-même » écrit l’auteur. Sur la Place Bleu-de-Chine un homme l’observe, la piste, la pousse à l’intérieur et s’enferme avec elle. « Il ne disait rien. Il ne faisait que regarder Jaz pendant qu’entre ses jambes ses doigts pétrissaient le désir… Assise sur la cuvette elle s’est bouché le nez, elle a fermé les yeux, elle a fait taire ses oreilles. » Jaz ne parle pratiquement pas, son amie parle pour elle : « Mon amie.
Je ne suis pas ici pour parler de moi mais de Jaz … Jaz ne possède rien, ne s’accroche à rien » dit-t-elle à plusieurs reprises.

Le spectacle débute d’une manière scintillante. Au centre de la scène, une cage que dessine la lumière et un sol noir, glacé et aseptisé donnent la précision clinique du récit (scénographie et création lumière de Benjamin Gabrié). Est-ce Jaz la diva qui chante et swingue avec ce côté chaloupé, accompagnée de quatre musiciens qui l’entourent, en fond de scène – guitare et basse côté jardin, saxophone et batterie côté cour – ? Est-ce Jaz, noire, belle et sensuelle, avec cette expression du jazz et du blues qui s’entrelace à la rythmique des mots et de la représentation ? La métamorphose du personnage, au second tableau où elle se présente crâne rasé, jetant sa perruque et le paraître, pour entrer dans la tragédie et sa vérité, est saisissante. Elle se glisse dans le costume de la narratrice et fait le récit de l’anéantissement de Jaz, de son naufrage car elle est aussi Jaz par instants, et elle est encore l’homme en play-back, son violeur, lnquisiteur au regard de Christ, telle qu’elle le décrit.

C’est une grande actrice qui porte le rôle, Ludmilla Dabo, aussi belle dans les strass quand elle chante, au début du spectacle – et elle chante blues et jazz magnifiquement – que dans la misère du clair-obscur de son récit. La force qu’elle dégage dans le dépouillement de soi est une belle leçon de théâtre et de vie. Formée au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris elle a joué dans de nombreuses pièces et côtoyé les textes de Koffi Kwahulé, notamment Misterioso-119 qu’elle a mis en scène. L’errance qu’elle conte ici, guidée par la mise en scène d’Alexandre Zeff parle de violence et de viol, de résilience et de reconstruction.

Diplômé du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, Alexandre Zeff a fondé sa compagnie, La Camara Oscura, en 2006 et connaît lui aussi l’univers de Koffi Kwahulé dont il a mis en scène Big Shoot. Il a réalisé des courts-métrages, et monté au théâtre entre autres Harold Pinter et Lars Noren. La dimension esthétique et onirique qu’il transmet ici donne toute sa dimension au texte, auquel répondent en écho les musiciens. Jaz est un monologue-solo rythmé par les instruments. Entre Jaz et jazz il n’y a qu’un z de différence.

« J’écris sur le frottement de tous ces mondes qui se côtoient. Je me considère comme un citoyen français mais comme un dramaturge ivoirien. Ce que j’écris ressemble beaucoup plus à ce qui se fait en Occident, mais lorsque je suis arrivé en France, j’étais déjà adulte. Mon imaginaire était déjà formé. Pour moi, c’est l’imaginaire ivoirien qui se déplace ailleurs » dit Koffi Kwahulé également essayiste, comédien et metteur en scène qui témoigne par la peau de la violence de l’histoire noire, avec radicalité et musicalité. L’auteur a reçu le Prix Edouard Glissant 2013 pour l’ensemble de son œuvre, riche d’une trentaine de pièces de théâtre qui enrichissent la dramaturgie africaine et de deux romans dont l’un, Babyface, a reçu en 2006 le Prix Ahmadou Kourouma. Son écriture polyphonique et métissée puise dans les origines du jazz : « Je me considère sincèrement comme un jazzman. C’est mon rêve absolu » dit-il. « Une note puis une autre note puis encore une autre note, la même comme on frappe à la porte une myriade de notes la même se frottant les unes contre les autres comme pour se tenir chaud… » écrit-il.

Dans la partition musicale du Mister Jazz Band présent sur scène, qui montre le danger, répète les motifs, menace et provoque le vertige, revient l’exergue inscrite au fronton de Jaz par les mots de Dizzy Gillespy : « Qu’on fasse beaucoup ou peu de notes n’a pas d’importance, il faut simplement que chacune de ces notes ait un sens. »

Brigitte Rémer, le 20 octobre 2018

Avec 
Ludmilla Dabo – Mister Jazz Band : Franck Perrolle (guitare), Gilles Normand (basse), Louis Jeffroy (batterie), Arthur Des Ligneris (saxophone). Scénographie, création lumière Benjamin Gabrié – création sonore 
Antoine Cadou, Gilles Normand 
- composition musicale Franck Perrolle, Gilles Normand – arrangements 
Le Mister Jazz Band – régisseur son Guillaune Callier – costumes Claudia Dimier, Laure Mahéo, Isabelle Beaudouin – maquillage, coiffure 
Sylvie Cailler.

Théâtre de la Cité internationale – 17, bd Jourdan 75014 Paris – Tél. : 01 43 13 50 50 – www.theatredelacite.com  – La Camara Oscura : contact.lacamaraoscura@yahoo.fr – Autour de la représentation, le Laboratoire SeFeA de l’Institut de Recherche en Études Théâtrales de L’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle (Sylvie Chalaye) a organisé un cycle de rencontres –  Jaz en tournée le 18 novembre 2018 aux Théâtrales Charles Dullin (Orly, Val-de-Marne) – les 3 et 4 avril 2019, au Théâtre national de Strasbourg, L’autre saison.