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Pourpre

© Théâtre Antoine Vitez, Ivry

Théâtre musical d’après les textes de Souad Labbize – conception, mise en scène et jeu Isabelle Fruleux – composition originale, voix et oud in live Kamilya Jubran, au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry *, dans le cadre du Parcours Femmes, à pleine voix.

Poète, romancière et traductrice, Souad Labbize est née en Algérie où elle a vécu, ainsi qu’en Allemagne et en Tunisie, avant de s’installer à Toulouse. Son premier roman, J’aurais voulu être un escargot (2011) est un récit poétique sur l’enfance d’une petite fille captive, dans un espace entouré des hauts murs d’une maison fermée sur elle-même. Enjamber la flaque où se reflète l’enfer (2019) révèle un viol subi à l’âge de neuf ans et du monde qui s’écroule avant de réussir à construire sa liberté et son indépendance ; livre sur la douleur et la solitude de l’exil, Je franchis les barbelés (2019) remet en cause les injonctions patriarcales et Glisser nue sur la rampe du temps (2021), récit en fragments, met en scène des femmes reprenant le pouvoir confisqué. Souad Labbize a également écrit et publié deux recueils de poésie, en 2017 : Une échelle de poche pour atteindre le ciel et Brouillons amoureux. La langue est son lieu de réappropriation de soi. Son écriture est puissante et poétique.

Isabelle Fruleux a puisé dans les différents textes de Souad Labbize pour construire une narration cousue mains qu’elle porte en dialogue avec la compositrice, chanteuse et joueuse de oud Kamilya Jubran, posée avec son instrument au centre de la scène. Elle raconte, en suspendant sur le fil des draps qui tracent un espace de circulation et qui, éclairés par l’arrière, deviendront ce voile derrière lequel la femme assure les gestes de la vie domestique.

Car c’est une ode à la femme, souvent niée et bafouée, que portent Isabelle Fruleux et Kamilya Jubran, à son courage, dans une quête d’émancipation et de liberté au regard d’une société qui ne la reconnaît pas, sauf pour les figures imposées. Le premier récit est glaçant, il conte la scène du viol, avec retenue. « L’été, l’enfance, la canicule » revient en leitmotiv comme la réminiscence d’un monde perdu, l’écriture est esquissée, sans complaisance, le texte et la musique se répondent avec délicatesse. « Rien de grave n’est arrivé depuis que ma mère a hurlé… » Et quand le récit se suspend, l’actrice interrompt son geste qu’elle laisse inachevé, le cri qui déchire le corps et l’âme de la petite fille est transmis par le oud et le chant merveilleusement nuancé de Kamilya Jubran, un moment fort.

Le titre, Pourpre, vient du refus de la narratrice d’utiliser le mot violet évocateur pour elle du mot viol et couleur de l’infamie. La vie devient pourpre, comme la nuit, comme les éclairages finement ciselés (David Antore), comme les costumes (Coline Dalle), les mêmes, inversés, portés par les deux femmes qui ne font qu’une dans l’expression de la honte et de la douleur. D’autres textes, chants et poèmes évoquent les bruits de la ville de Tounjaz – sorte d’isthme né de la jonction entre l’Algérie et la Tunisie – qu’on entend dans une bande-son et qui, au-delà de quelques accords de qanoun et chansons populaires, donnent corps au récit (Claude Valentin, Bastien Peralta), avec le muezzin qui appelle à la prière cinq fois par jour et la rue, territoire masculin par excellence ; on entend l’évocation de Lalla Noubia devenue figure emblématique de la ville après s’être révoltée contre des coutumes si injustes et le souvenir de sa grand-mère, qui vit là où la terre est ocre et sans douceur, radicale. Le drap tendu sur le fil à linge devient fenêtre et se reflète au sol là où la narratrice se réchauffe ; on entend la découverte et la montée du désir portés par la conteuse ; de son apprentissage du guembri, cet instrument de musique Gnaoua à trois cordes fait de la peau d’un bouc sacrifié, alors que la musique est aussi territoire des hommes.

© Randa Shaath

Kamilya Jubran fait partie de celles qui ont enfreint le territoire masculin pour être baignée puis portée par la musique. Palestinienne née en territoire israélien, son père, de retour au village quinze ans après la Nakba, développe son talent et son amour de la musique, il joue du oud et les fabrique et sa mère, artiste dans l’âme, transmet aussi sa passion de l’art musical. La famille écoute La Voix du Caire à la radio, suspendue aux chansons d’amour des années soixante portées par Umm Kulthum et Mohammed Abdel Wahab et au répertoire de la grande Syrie (Liban et Syrie). L’apprentissage du oud et du qanoun est alors familiale et quotidienne. Après des études à l’Université Hébraïque de Jérusalem, son frère, Khaled Joubran, l’introduit auprès du groupe musical arabe palestinien, Sabreen, un groupe mythique et engagé dans lequel elle restera vingt ans, de 1982 à 2002, jouant principalement du qanoun. Après 2002 elle s’installe en Europe, en France où la langue l’avait toujours fascinée et cherche à dépasser le répertoire classique, elle expérimente et reprend son oud. Sa naturalisation en France lui permet de retourner dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient en fonction de la situation politique du moment. Kamilya Jubran chante les poètes de son temps, elle a fondé l’association Zamkana, incubateur de projets et soutien à la création musicale et à la liberté d’expression. La musique est son espace de liberté*.

L’écriture de Souad Labbize est portée avec intensité par Isabelle Fruleux, actrice et metteure en scène, conceptrice du projet, née à Marseille, d’ascendance martiniquaise, chinoise et polonaise. De formation pluridisciplinaire ses spectacles s’inscrivent entre la danse, le chant et l’art dramatique qu’elle a appris et dont elle enrichit son vocabulaire. Elle choisit des textes d’une grande force et porteurs de revendications contre le racisme, le colonialisme, les inégalités, et emblématiques de valeurs comme la liberté, les identités, le féminin. Elle a présenté, entre autres, Hymne, texte de Lydie Salvayre autour de Jimi Hendrix signant un acte libertaire en réinterprétant d’une manière très personnelle son hymne national ; Frères migrants à partir des textes de Patrick Chamoiseau, Fraternité(s) miraculeuse(s) à partir de ceux d’Aimé Césaire et Les Indes sur des textes d’Edouard Glissant. La Compagnie Loufried qu’elle a fondée en 2007 métisse les expressions artistiques liant la musique, le mouvement et les textes. Conteuse des résistances et chagrins de l’auteure, Isabelle Fruleux remplit de sa présence sensible et juste la scène, et derrière tous les interdits de la société algérienne, trace le chemin d’une femme libre.

Parcours Femmes, à pleine voix est réalisé en partenariat avec le Théâtre des Quatiers d’Ivry et propose, du 6 janvier au 25 mars 2023, quatre spectacles pour soutenir les créations d’auteures et metteures en scène qui s’interrogent sur la cause féministe et la répercutent, chacune à sa manière. Après Pourpre qui ouvre la série au Théâtre Antoine Vitez et qui la fermera du 10 au 25 mars avec le spectacle Niquer la Fatalité, un récit initiatique porté par Estelle Meyer sur la figure protectrice et le regard de Gisèle Halimi, le Théâtre des Quatiers d’Ivry proposera du 19 au 27 janvier, Delphine et Carole, une création de Marie Rémond et Caroline Arrouas et Féminines, du 8 au 18 février, dans un texte et une mise en scène de Pauline Bureau. Le Théâtre Antoine Vitez d’Ivry est un bel exemple d’un lieu qui œuvre avec modestie mais donne du sens à ce qu’il touche et programme. On ne peut qu’admirer et en saluer l’initiative.

Brigitte Rémer, le 8 janvier 2023

Textes de Souad Labbize – conception, mise en scène et jeu Isabelle Fruleux – composition originale, voix et oud in live Kamilya Jubran – lumière et régie générale David Antore – son Claude Valentin, Bastien Peralta – costumes Coline Dalle. * D’après l’émission Les Nuits de France Culture du 23 juin 2018.

Vendredis 6, 13 et 20 janvier 2023, samedisn14 et 21 janvier, à 20h – dimanche 22 janvier à 16h – au Théâtre Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure. 94200. Ivry-sur-Seine – tél. : 01 46 70 21 55 – site : theatredivryantoinevitez.ivry94.fr – Rencontres de 18h, avec : l’Association Femmes Solidaires d’Ivry, le 6 janvier – Nadia Yala Kisukidi, philosophe franco-congolaise, le 14 janvier – avec Souad Labbize, le 21 janvier. * Un tarif préférentiel est proposé pour le spectacle, aux lecteurs de cet article  (10 euros, au lieu de 20).

La Cerisaie

© DR

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Texte Anton Tchekhov – traduction André Markowicz, Françoise Morvan – mise en scène Yann-Joël Collin

Cette pièce en quatre actes de Tchekhov achevée en 1903, fut présentée un an plus tard au Théâtre d’Art de Moscou. « Ma pièce a été créée hier, donc je ne suis pas de très bonne humeur » disait l’auteur qui critiqua la mise en scène de Stanislavski. Nouvelliste et dramaturge russe, auteur d’une quinzaine de pièces, Tchékhov voyait davantage La Cerisaie comme une comédie. Comédie ou tragédie ? En France ce fut Jean-Louis Barrault qui le premier l’a mise en scène, en 1954 et nombre de metteurs en scène s’y sont intéressés, entre autre Giorgio Strehler, Peter Brook, Matthias Langhoff et Manfred Karge, Alain Françon, et l’an dernier la jeune équipe TG Stan.

C’est aujourd’hui Yann-Joël Collin qui propose sa version. Il joue son rôle de metteur en scène et, de la salle éclairée, présente les personnages comme s’il faisait sa distribution. Les acteurs s’avancent devant le rideau rouge posé en fond de scène et entrent dans la danse.

Rentrant de Paris où elle s’est exilée pendant plusieurs années avec Ania sa fille et Charlotta la gouvernante, Lioubov Andreevna Ranevskaia retrouve avec plaisir et émotion la maison familiale et les objets de son enfance : « Ah ! La chambre de quand j’étais petite… » Elle s’en était éloignée après la mort de son fils, noyé sous les yeux de son précepteur, Piotr Sergueevitch Trofimov. A Paris elle a mené une vie légère et dépensière auprès de son amant, duquel elle s’est séparée. Elle retrouve Douniacha sa nourrice, Leonid Andreevitch Gaev son frère grand enfant capricieux, Varia sa fille adoptive cherchant mari, Firs le vieux laquais et Trofimov. Il y a du brouillard sur les cerisiers, « Maman marche dans l’allée… » Visions et flash back vers des moments heureux. « Grand-père… un corbeau ! oiseau de mauvais augure… » On fête le centenaire de l’armoire à livres. A travers tant d’émotion, Lioubov entend à peine les nouvelles : faute de moyens pour l’entretenir, la vente de la Cerisaie est en marche. Iermolaï Alexeevitch Lopakhine, ancien moujik et nouveau riche, essaie d’en être l’intermédiaire. « L’intelligentsia est inapte à tout travail » commente-t-il, proposant des solutions alternatives comme raser La Cerisaie ou y construire des datchas qui pourraient être louées aux estivants. Mais Lioubov et Gaev ne peuvent croire à la fin du domaine et jurent qu’il n’en sera rien. Rêve, élucubrations, recherche d’argent. « Pour commencer à vivre le présent il faut racheter le passé… » dit l’un des personnages.

L’acte 3 souffle le chaud et le froid, entre la fête donnée et la vente de La Cerisaie. C’est Lopakhine qui emporte le marché et devient propriétaire, lui dont le père et le grand-père y travaillèrent en tant que serfs. Lioubov est au désespoir. Au même moment, son amant se sentant seul à Paris, l’invite à revenir. L’acte IV au final est l’acte de la séparation, paysans et domestiques font leurs adieux à Lioubov, au plus mal et qui repart à Paris. Seul reste au domaine, Firs, le vieux serviteur qui n’a jamais bougé et reste seul dans la maison.

La Cerisaie présentée par le Théâtre des Quartiers d’Ivry et la compagnie La nuit surprise par le jour porte pour commentaire De toutes façons, on meurt. Ici, l’enfance, comme la Cerisaie, s’effacent dans les brumes. Yann-Joël Collin prend le parti du plateau vide, des tréteaux, comme il l’avait fait avec La Mouette, présentée l’an dernier au TQI. Il désacralise et se joue de la pièce avec habileté, selon les directives qu’en donnaient son maître, Antoine Vitez : « Jouer La Cerisaie comme un vaudeville… » Le metteur en scène place ici le public au cœur de l’action et va jusqu’à changer le dispositif en cours de spectacle, modifiant radicalement le rapport scène-salle. A la mi-temps du spectacle dans ce qu’on pourrait appeler l’entracte, Yann-Joël Collin prend le spectateur par la main et l’invite à se déplacer. Des banquettes sont installées sur le plateau et se font face. Il est pris dans un tourbillon de musique et de danse et est invité à se joindre à la fête.

Ce concept d’un public encerclé et d’un quatrième mur effacé n’est pas le seul geste posé par le metteur en scène. A certains moments, une caméra suit l’acteur et mène le spectateur par écran interposé, dans les couloirs et le hall du théâtre, elle traverse la rue, filmée dans ses échappées et ses lointains. La mise en perspective par cette fenêtre sur le monde ressemble à une immense Cerisaie, et dans la prise de distance qu’elle induit, tout le théâtre l’est aussi. Les images, réelles et virtuelles conduisent dans cette profondeur de champ là où se perdent les références. « Toute la Russie est notre Cerisaie… »

Depuis plus d’une vingtaine d’années la troupe La nuit surprise par le jour remet en jeu son rapport au théâtre et s’interroge sur la place du public. La Cerisaie représente la fin d’un monde et le théâtre lui-même en devient l’espace scénographique. Les acteurs se glissent avec talent et sobriété dans leurs rôles sur le mode burlesque et du travestissement, troublant les rapports entre le réel et la fiction. Il y a un côté ludique dans cette Cerisaie où l’émotion n’est jamais loin.

Brigitte Rémer, 4 juin 2016


avec Sharif Andoura ou Yann-Joël Collin les 12, 25, 26, 27, 28 et 29 mai,  Cyril Bothorel, Marie Cariès, Sandra Choquet, Manon Combes, Pierre-François Garel, Yordan Goldwasser, Eric Louis, Barthélémy Meridjen, Alexandra Scicluna, Sofia Teillet, Tamaïti Torlasco – collaboration artistique  Pascal Collin, Nicolas Fleury, Thierry Grapotte – musique Antonin Fresson – musiciens Adrian Edeline, Florian Pons – direction technique Frédéric Plou.  

Du 9 mai au 5 juin 2016 au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez – 1 Rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine. Métro : Mairie d’Ivry – Production Théâtre des Quartiers d’Ivry et Compagnie La nuit surprise par le jour – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.