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Superstructure

Texte de Sonia Chiambretto, d’après son livre Gratte-Ciel – mise en scène et scénographie  Hubert Colas, Compagnie Diphtong, au Théâtre Amandiers-Nanterre, Centre Dramatique National, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Hervé Bellamy

Le mouvement de la mer Méditerranée sur grand écran, au port d’Alger, se reflète sur le sol de la plateforme-scénographie en effet miroir, comme le drapeau de Palestine s’y démultiplie.

Ici c’est de l’Algérie dont il s’agit, sujet sensible s’il en est. Anne Corté, Ahmed Fattat, Saïd Ghanem, Adil Mekki, Perle Palombe, Nastassja Tanner, Manuel Vallade, forment un chœur où la narration voyage de l’un à l’autre. Leurs personnages, franco-algériens ou français d’origine algérienne, veulent connaître l’Histoire et interrogent : « qui tue qui ? » Certains s’expriment en arabe et/ou en amazigh.

Le spectacle parle de la décennie noire qui a opposé de 1990 à 2000 les militaires et le Gouvernement algérien aux Islamistes, guerre civile qui a fait de nombreux morts. Elle évoque aussi la guerre d’indépendance et de décolonisation qui, entre 1954 et 1962, a opposé la France et l’Algérie dans une grande cruauté et beaucoup de tués, avant la signature des Accords d’Evian et l’Indépendance de l’Algérie, le 3 juillet 1962. Certains épisodes particulièrement dramatiques comme la Bataille d’Alger, loin d’être cicatrisés, sont évoqués. « Qui se préoccupe de vous ? » demande l’un d’entre eux.

Sonia Chiambretto, l’auteure, publie en 2020 Gratte-Ciel, qui file la métaphore autour de la construction-destruction, notamment à travers les projets Le Corbusier ; la superstructure d’un bâtiment en termes architectural étant « l’endroit où l’on passe le plus clair de son temps, cet espace comprend le rez-de-chaussée et l’étage d’une maison, ainsi que les différents étages d’un immeuble. La superstructure inclut les poutres, les colonnes, les finitions, les fenêtres, les portes, la toiture, les planchers et tous les autres éléments qui la composent. » Bien avant la Cité Radieuse de Le Corbusier inaugurée à Marseille en octobre 1952, l’architecte avait fait en 1930 un grand projet avec la Municipalité d’Alger, dénommé Projet obus, comprenant une Cité d’Affaires, une Cité de résidence et la liaison entre deux banlieues excentrées de la capitale algérienne. Le projet ne sera pas réalisé mais aura valeur de manifeste, cherchant à tordre le cou aux routines administratives et à instaurer en urbanisme les nouvelles échelles de dimensions, adaptées aux réalités contemporaines.

© Hervé Bellamy

Sonia Chiambretto ne fait pas oeuvre d’architecte, ni d’historienne, mais à partir des témoignages et documents d’archives collectés, propose une traversée de l’histoire de l’Algérie contemporaine à plusieurs voix. « Dans ce livre, je me saisis d’une mémoire qu’on ne m’a pas transmise. J’ai cherché à traduire la violence et à la fois la beauté avec lesquelles toutes ces histoires me sont ensuite parvenues. » C’est par bribes qu’apparaissent ces moments historiques complexes et douloureux, construits sur scène par Hubert Colas, comme un oratorio. L’utopie de la jeunesse algéroise y côtoie la quête de vérité et d’identité, et le désir d’émancipation.”

Micro, belles images sur écran (Pierre Nouvel), variations, réverbérations dessinent la vie d’Alger dans son quotidien, ses aspirations, ses couleurs, sa poésie, portés par des acteurs et actrices vibrant dans la restitution qu’ils font des événements, de la dénonciation des assassinats – entre autres celui d’Ahmed Salah et d’Abdelkader Alloula – aux questions qu’ils énoncent. Ils donnent des références comme celle à Frantz Fanon, auteur de Les Damnés de la terre et autres personnalités artistiques, intellectuelles ou politiques, et celles de mouvements qui ont participé à la lutte contre la colonisation et les injustices raciales et sociales, comme les Black Panthers aux États-Unis.

© Hervé Bellamy

Superstructure fait suite à la création de Gratte-Ciel en juillet 2013 dans le cadre du Festival de Marseille et de MP2013/Capitale Européenne de la Culture. Hubert Colas a opté pour une certaine beauté dans la restitution, celle de la jeunesse et celle de la polyphonie. La beauté de la langue est reprise par l’harmonie du plateau et derrière les événements dramatiques du passé se profile l’espérance d’un avenir positif porté par les acteurs.

Brigitte Rémer, le 21 novembre 2025

Avec : Anne Corté, Ahmed Fattat, Saïd Ghanem, Adil Mekki, Perle Palombe, Nastassja Tanner, Manuel Vallade – son Frédéric Viénot – vidéo Pierre Nouvel – lumières Fabien Sanchez et Hubert Colas – costumes Fred Cambier – assistantes à la mise en scène Lisa Kramarz et Salomé Michel – assistante à la scénographie Andrea Baglione – régie générale Nils Doucet – régie vidéo Hugo Saugier – Gratte-Ciel de Sonia Chiambretto, est publié et représenté aux éditions de L’Arche (2021).

Du 6 au 22 novembre 2025, les mercredis, jeudis et vendredis à 20h, le samedi à 18h, le dimanche à 20h, au Théâtre Amandiers-Nanterre, Centre Dramatique National, 7 avenue Pablo-Picasso, Nanterre (92022) – RER Nanterre-Préfecture – tél. : 01 46 14 70 00 – site : www.nanterre-amandiers.com

Dissection d’une chute de neige

© Simon Gosselin

Pièce de Sara Stridsberg – traduction du suédois Marianne Ségol-Samoy – mise en scène Christophe Rauck – au Théâtre Nanterre-Amandiers.

« Le temps est éternel, un non-temps. Peut-être le présent, peut-être est-ce un conte ou peut-être un siècle passé, froid et violent. » Ainsi s’ouvre Dissection d’une chute de neige qui nous place face à la Fille Roi et dans le vif de son combat : échapper au mariage – qui signifie enfantement – mariage imposé par Le Pouvoir, personnage cynique. Nous sommes dans un paysage de neige, représenté par un tapis de plumes qui volent au vent, dans un espace contraint, une cage de verre où se passe l’essentiel de l’action sous une lumière crue (magnifique scénographie d’Alain Lagarde et lumières d’Olivier Oudiou). Il règne un vent de folie et la Fille Roi (Marie-Sophie Ferdane) a un tout autre programme. Femme-enfant, elle est en même temps écrivaine, passionnée d’art et de lettres, fantasque et déterminée à brûler sa vie comme elle l’entend.

Nous la suivons, au long du spectacle, anticonformiste et refusant les normes imposées, dans cet autre programme, celui de la résistance à l’autorité et de la conquête de sa liberté, de cœur et de corps. La pièce s’inspire de l’histoire de la reine Christine de Suède (1626/1689), enfant unique du roi Gustave II Adolphe tué au champ de bataille en 1632, qui l’avait élevée comme un garçon pour lui permettre l’accès au trône. Elle y accède à l’âge de six ans et devient Roi de Suède, donc Fille Roi. Elle porte les armes et doit déjouer les plans de vie qu’on fait pour elle. « A l’âge de six ans ce petit être de sexe féminin, ressemblant fort à un prince, est devenu le souverain de ce pauvre royaume enseveli sous la neige » raconte le philosophe qui devise avec elle sur le pouvoir, les lignées et sur ses choix de vie (Habib Dembélé).

Le Roi mort son père, la hante, l’auteure le fait revenir sur scène à diverses reprises, (Thierry Bosc) ils rejouent l’enfance et il lui prodigue des conseils. À la question qu’elle lui pose : « Qu’est-ce que je suis, Père ? » Il répond : « Vous n’êtes pas une femme. Il n’y a rien chez vous qui ressemble à une femme. Vous êtes vous-même. Vous, personne ne peut vous faire fléchir. » Et elle reprend : « Transformez-moi, Père, transformez-moi en un beau jeune homme. Changez-moi en ce que j’aurais dû être. » De son côté la mère, Maria Eleonora, étrangère dans le Royaume n’avait qu’une hâte, le quitter, (Murielle Colvez) abandonnant sa fille. Née après trois garçons morts à la naissance, la Fille Roi n’était pas la bienvenue. « Je souhaitais une épouse dotée de l’obscurité scandinave et de la luminosité européenne. Je suis revenu avec une femme désagréable. Un chat sauvage, une tigresse » confesse le Roi mort. De retour au Royaume, la mère croise à peine sa fille qui l’invite à repartir : « Vous détestez être ici. Vous haïssez ce pays. Et moi je m’en sortirai. Partez avant qu’ils ne reviennent. »

Dans ce tourbillon de la vie où la Fille Roi n’est pas vraiment libre de ses mouvements, elle décline les avances de l’amoureux transi qui lui était destiné depuis l’enfance, Love (Emmanuel Noblet) et qui, au final, l’implore : « Revenez sur votre décision » et charge : « Vous êtes un monstre. » la Fille Roi s’amourache de Belle (Ludmilla Makowski), en une passion-folie réciproque, aussi destructrice que le reste du paysage. Elle veut entendre d’elle son histoire : « Parlez-moi du Roi et de sa fille » avant de lui avouer : « Vous toucher, c’était comme toucher une étoile » tout en se jouant cruellement d’elle, la mariant de force, pour l’éloigner : « D’abord vous brisez mon cœur et maintenant vous voulez le récupérer ? » répond Belle. A la fin, la Fille Roi a abandonné la couronne et fait le bilan de sa vie et de ses échecs, en un monologue où elle se qualifie de Roi de Rien. Le Royaume s’effondre, elle déserte et part pour pour l’Italie. Dans l’histoire, Christine de Suède abdiquera à vingt-huit ans avant de se convertir au catholicisme, comble de provocation, et de quitter définitivement son pays.

L’écriture de Sara Stridsberg est belle, sensible et imaginative, elle est poésie sur un sujet qui ne nous accable pas d’histoire mais, par la métaphore, parle d’humanité. L’auteure brosse un superbe portrait de l’énergique et audacieuse Fille Roi, coincée dans les rouages d’un pouvoir qu’elle n’a pas choisi et avec lequel elle joue. Le pouvoir au féminin n’est pas une mince affaire au XVIIème siècle et la question du genre non plus. La pièce, entre hier et aujourd’hui, pose avec subtilité la question de la féminité et du féminisme, de l’identité. Christophe Rauck la met en scène avec talent. Il a fait ses débuts au Théâtre du Soleil puis créé sa première compagnie en 1995. A partir de 2003 il dirige plusieurs grands établissements culturels et monte Beaumarchais, Brecht, De Vos, Gogol, Marivaux, Ostrovski, Schwartz, Shakespeare et d’autres. Il obtient le Prix Georges Lerminier du Syndicat de la critique en 2016, pour Figaro divorce d’Odön von Horvath, meilleur spectacle créé en province. Invité au Festival d’Avignon 2018 avec les jeunes acteurs de l’École du Nord, Christophe Rauck y présente une adaptation de Le Pays lointain, de Jean-Luc Lagarce. C’est la deuxième pièce de Sara Stridsberg qu’il monte. En janvier 2020 il avait mis en scène La Faculté des rêves – pièce qui parle aussi de combat féministe et d’engagement artistique – au Théâtre du Nord qu’il a dirigé jusqu’en décembre de la même année, avant d’être nommé directeur du Théâtre Nanterre-Amandiers depuis janvier 2021, pièce qui sera reprise en mars/avril 2022, dans ce même théâtre.

Christophe Rauck est un remarquable directeur d’acteurs et tous sont à leur place dans cet étrange ballet autour de deux femmes, même si, le soir où j’ai vu le spectacle, Le Pouvoir, sorte de donneur d’ordre à la Cour, Olivier Werner, brochure à la main, remplaçait au pied levé Christophe Grégoire. Marie-Sophie Ferdane et Ludmilla Makowski sont éblouissantes et apportent un trouble certain, celui de leur relation, Fille Roi pour la première, Belle pour la seconde. La générosité de leur jeu réchauffe l’atmosphère glacée, comme la didascalie qui ouvre le spectacle le décrit : « Fleuves figés, oiseaux qui meurent de froid en plein vol et qui tombent du ciel… » Un spectacle intime et onirique, rigoureux et lumineux, sur un destin de femme.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2021

Avec : Thierry Bosc (le Roi Mort), Murielle Colvez (Maria Eleonora), Habib Dembélé (le Philosophe), Marie-Sophie Ferdane (la Fille Roi), Ludmilla Makowski (Belle), Christophe Grégoire remplacé par Olivier Werner (le Pouvoir), Emmanuel Noblet (Love). Dramaturgie Lucas Samain – scénographie Alain Lagarde – lumières Olivier Oudiou – son Xavier Jacquot – costumes Fanny Brouste, assistée de Peggy Sturm – vidéo Pierre Martin – coiffure et maquillage Férouz Zaafour – masques Judith Dubois. La pièce est publiée chez L’Arche éditeur, agence théâtrale.

Du 25 novembre au 18 décembre 2021, au Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso. 92022 Nanterre Cedex – tél. : 01 46 14 70 00 – site : www.nanterre-amandiers.com En tournée : 18 au 19 novembre 2021, théâtre de Caen – 25 mars au 1er avril 2022, théâtre National Populaire, Villeurbanne.