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Al Atlal – Chant pour ma mère / الأطلال

© Jean-Louis Fernandez

Un projet de Norah Krief, d’après le poème d’Ibrahim Nagi chanté par Oum Kalthoum sur une musique de Riad Al Sunbati – écriture et dramaturgie Norah Krief, Frédéric Fresson – vu au Théâtre 14, dans le cadre du Festival Re-Génération.

« Chère maman, Ma petite mère, Comme j’aimerais te serrer encore dans mes bras, te caresser les cheveux. Je cherche la liberté, la poésie, la fantaisie que tu as toujours eues, mais je me sens pauvre et vaine. Je te revois concasser au mortier ton café, le moudre fin comme de la farine tu me disais, le mettre dans ta zazoua sur le feu doux du kanoun, ajouter une goutte d’eau de fleur d’oranger ; tout ça dans notre jardin, devant la maison, à genou, soufflant sur les braises, ou remuant ton éventail tunisien, sifflotant, tranquille, à la recherche de sensations de plaisir. Parfois tu t’allongeais sur l’herbe, et tu rêvais bercée par les chants arabes qui s’échappaient des fenêtres grandes ouvertes du pavillon… » El-Atlal/Les Ruines, que chantait Oum Kalthoum faisait partie des favoris.

Nora Krief fait un retour sur image et sur cette période où la culture de sa mère, juive tunisienne de Sousse, d’origine italienne, immigrée dans la banlieue parisienne, était bien loin d’elle, où la langue arabe l’angoissait et l’agressait. Arrivée en France à l’âge de deux ans sa préoccupation était plutôt de s’intégrer à l’école et de passer inaperçue. Nora construisait sa vie, elle ne connaissait pas la nostalgie. Devenue actrice et tenant le rôle d’Œnone dans Phèdre(s) que montait Krzysztof Warlikowski sur un texte de Wajdi Mouawad en 2016, il lui fut demandé d’interpréter un extrait d’Al AtlalCet air, mythique dans tout le Maghreb et le Moyen-Orient fut pour elle comme un appel à la mémoire de sa mère et un écho au pays qu’elle avait enfoui. « Aujourd’hui j’ai besoin de chanter ce poème en entier, de retrouver la langue arabe et je décide d’en faire un temps de représentation, de concert, de théâtre musical » dit-elle.

Accompagnée de trois musiciens, Nora Krief rend un hommage à sa mère et à tous ceux qui, entre plusieurs cultures, ont du mal à se reconnaître. Le poème d’Ibrahim Nagui est écrit au présent, son adresse est directe, active et revendique la liberté. En 1960, Oum Kalthoum le chante devant le peuple égyptien, tout le Moyen-Orient est à l’écoute : « Je ne parviens pas à t’oublier toi qui m’avais séduite par tes discours si doux et raffinés… Mais où est donc passé cet éclat dans tes yeux… Mon désir de toi me brûle l’âme, et le temps de ton absence n’est que braises cuisantes… Rends-moi ma liberté, défais mes liens, j’ai tout donné, il ne me reste plus rien… »

Depuis des années Nora Krief travaille avec Frédéric Fresson, pianiste et compositeur, qui assure la direction musicale de ses spectacles. Ensemble, ils ont ré-interprété en 2015, les Sonnets de Shakespeare. Ici, elle s’adresse « à l’amour, aux pays, aux regrets, aux ruines de la vie. » Au début du spectacle les projecteurs comme cinq soleils sont braqués sur le oud solo. La chanteuse entre et parle avec sa mère, tout naturellement comme si elles étaient ensemble dans je jardin du pavillon de banlieue, vite devenu pour la mère une citadelle des rêves disparus. Deux autres musiciens se sont joints au soliste, côté jardin un joueur de daf, de oud et de guitare, côté cour le synthétiseur, les musiciens se répondent. Quand Nora Krief chante – et elle s’exprime aussi bien aujourd’hui en langue arabe – elle traduit de temps en temps le texte ou la traduction s’affiche sur un voile de tulle, derrière elle. La voix d’Oum Kalthoum, dite la quatrième pyramide d’Égypte, lui emboite parfois le pas.

© Jean-Louis Fernandez

Derrière elle, un rideau de scène fait de fils tendus qui ressemblent à la pluie, ou à des larmes, lui permet de disparaître à demi à certains moments pour chanter, et met la distance d’une grande scène entre elle et nous (scénographie de Magali Murbach qui assure aussi la création des costumes). Et quand elle est comme naufragée, comme le dit la chanson  « Ma tendresse envers toi me brûle les entrailles, chaque seconde laisse en moi une entaille, je me noie » on la voit couler, on la croirait dans les fonds sous-marins. » Quand elle revient, portant une élégante robe et un châle, elle décrit les habits de fête aux mille miroirs scintillants que portait sa sœur et poursuit son récit : « Un jour je me souviens qu’elle pleurait sur le bateau en s’éloignant du pays. » Et à sa mère, les regrets : « Les lieux où nous nous retrouvions me hantent, j’aurais voulu plus de temps pour toi. Je suis retournée voir notre pavillon, le saule pleureur n’est plus là, le jardin est devenu un parking. » Dans les mots de Nora Krief s’exprime la transmission d’un pays à l’autre, d’une génération à l’autre par la cuisine notamment : « Reviens un peu maman, j’ai oublié d’apprendre le couscous aussi, avec toi. Comme tu le faisais bien, pourtant je me souviens je t’aidais parfois, tu me disais on va mettre les épices, le curcumin, on va préparer la kemia, c’était trop bon, avec les navets crus marinés dans le citron ; et la harissa, et la méchouia avec les poivrons grillés dans la braise du kanoun. Les patatas bel kamoun… » Une émotion joyeuse est au rendez-vous.

© Jean-Louis Fernandez

Un peu plus tard les trois musiciens chantent en chœur accompagnés du daf, l’actrice ôte ses chaussures pour mieux danser. Puis elle invite chacun d’entre eux à prendre la parole, à dire son exil : le premier, Algérien, reprend l’anecdote des rideaux blancs à tringle de chemin de fer qu’elle avait évoquée, la tringle que tout le monde installait en France, à la maison, mais que ni Nora, ni lui dans son HLM de Dugny, n’avaient. Il évoque aussi son étonnement des patins qu’il fallait prendre pour ne pas salir le sol quand il allait chez les copains. Le second musicien, originaire de Deir ez-Zor dans le désert de Syrie où la guerre a fait rage entre 2010 et 2012, pense à sa maison détruite et à son oud fracassé : « Bokra/demain, nous rirons de cette comédie » a-t-il le courage de dire et il chante Bokra pour Nora. Le troisième, au synthétiseur, parle de sa nounou espagnole qu’il comprenait mieux que ses grands-parents du Périgord, de ses étés au Portugal et des couplets de flamenco qu’il fait entendre avec son instrument. Lucien Zerrad et Mohanad Aljaramani sont venus de Syrie, Mohanad Aljaramani est un percussionniste virtuose et familier du oud formé à la musique classique et à la musique orientale, à Damas. Lucien Zerrad, joue de divers instruments d’Orient et sait mêler les influences. Frédéric Fresson est pianiste et compositeur, il pratique aussi d’autres instruments. Le spectacle se termine sur une image d’Oum Kalthoum chantant Al-Atlal en concert entourée de ses musiciens, petit mouchoir blanc à la main comme toujours. L’image à demi effacée tremble sur le rideau-écran de projection.

© Institut du Monde Arabe

Dans le cadre du Festival Re-Générations une exposition itinérante sur Les Grandes Dames de la chanson arabe est aussi proposée, en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe, excellent prolongement au spectacle. Elle traverse le temps de l’origine du chant en passant par les Almées et les Chikhat, au début du XXème avec l’avènement des comédies musicales au cinéma et de la chanson longue, Oghniya, représentée par Oum Kalthoum. « Ô mon cœur, ne demande pas où est passé l’amour. Il n’était qu’un château de mirages et s’en est allé. » Au-delà de la nostalgie, Nora Krief a l’énergie du présent, l’humour et le naturel qui transforment ce Chant pour ma mère en un hymne intemporel aux mères et à l’altérité.

Brigitte Rémer le 11 mai 2023

Avec : Norah Krief, Frédéric Fresson et en alternance les guitaristes Antonin Fresson et Lucien Zerrad, les oudistes Hareth Medhi et Mohanad Aldjaramani – création musicale Frédéric Fresson, Lucien Zerrad, Mohanad Aldjaramani – collaboration artistique Charlotte Farcet – traduction Khaled Osman – regard extérieur Éric Lacascade – création lumière Jean-Jacques Beaudouin – scénographie et costumes Magali Murbach – création son Olivier Gascoin avec Johann Gabillard – collaboration live et machines Dume Poutet aka Otisto 23 – coachaing chant oriental Dorsaf Hamdani – régie vidéo Julien Marrani – compagnie Sonnet – spectacle créé en mai 2017 au Festival Passages à Metz et au Festival Ambivalence(s) de Valence.

Vu en avril au Théâtre 14, au cours du Festival Re-Génération – 20 avenue Marc Sangnier. 75014. Paris – métro Porte de Vanves – site : www.theatre14.fr

Le Chœur

© Marc Domage

Conception Fanny de Chaillé, d’après le poème Et la rue de Pierre Alferi  – avec la promotion 2020 des Talents Adami Théâtre – au Théâtre 14, dans le cadre du Festival d’Automne.

Dix acteurs hauts en couleurs, enfants de huit neuf ans au départ, se racontent des histoires. Cour de récré, surenchère, histoires d’adultes. Ils évoquent l’écroulement des tours de Manhattan un certain 11 septembre, plus tard le Bataclan. Se mêlent à ces images de mort qu’ils brandissent avec innocence et dont ils ne comprennent pas tout, les images de la vie, de leur jeunesse, de leur potentiel. Le quotidien dans ses chicanes et petites mesquineries les rapproche, charmants potins qui se croisent, récits dont la parole passe de l’un à l’autre, dans les mots comme dans les gestes, quelques solos. Une traversée de la salle histoire de se rapprocher du public. Simplicité du propos réglé comme du papier à musique par l’investissement de tous dans la construction gestuelle.  Pas de chef de chœur visible, dix cœurs qui battent au rythme des mots et du collectif, du tempo de la narration.

Le texte du romancier et poète Pierre Alferi, La Rue, extrait de son recueil divers chaos, se mêle aux récits énoncés par les acteurs pendant les répétitions. De ce matériau, on ne sait plus ce qui émane de l’un ou des autres et le travail se fait davantage sur la forme que sur le fond. Le raccord avec le panneau Et la Rue accroché à l’entrée du théâtre ne se retrouve guère dans l’esprit de ce qui se passe sur scène, on reste sur sa faim.

Plus chorale que chœur, la richesse du spectacle passe par la circulation de la parole, du chuchotement jusqu’à la pulsation collective. Face au public les acteurs s’apostrophent en se passant le témoin, et l’apostrophent.

Fanny de Chaillé a rencontré l’écriture de Pierre Alféri dans Coloc en 2012 et Les Grands en 2016. Elle est une habituée du Festival d’Automne pour y avoir donné ses précédentes pièces : Le Groupe d’après La Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal en 2014, La Double Coquette en 2015, Les Grands en 2016, Désordre du discours d’après L’Ordre du discours de Michel Foucault en 2019. Elle est artiste associée à l’Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry et de la Savoie.

Parler sur semble éloigné de ce qu’on perçoit, de ce qu’on voit. Je suis, en ce qui me concerne restée extérieure au travail proposé même si le dispositif démontre la qualité de ses interprètes. Il se veut joyeux, mon esprit ce soir-là n’était pas au rendez-vous de la fête.

Brigitte Rémer, le 6 janvier 2022

Avec la promotion 2020 des Talents Adami Théâtre : Marius Barthaux, Marie-Fleur Behlow, Rémy Bret, Adrien Ciambarella, Maud Cosset-Chéneau, Malo Martin, Polina Panassenko, Tom Verschueren, Margot Viala, Valentine Vittoz – assistant, Christophe Ives, rédaction journal Grégoire Monsaingeon – réalisation son et radio, Manuel Coursin – lumières, Willy Cessa – Le poème Et la rue de Pierre Alferi est extrait de l’ouvrage divers chaos (P.O..L) – Le spectacle a été présenté au Centre National de la Danse du 7 au 9 octobre 2021

Du mardi 4 au samedi 15 janvier 2022, Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014. Paris – tél. : 01 45 45 49 77 – Sites : www.theatre14.fr – www.cnd.fr – www.festival-automne.com