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Kroum

© Anastasia Blur

Texte de Hanokh Levin, mise en scène et scénographie Jean Bellorini, avec la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg – spectacle en russe sous-titré en français.

Après un long séjour loin de chez lui, Kroum dit l’ectoplasme revient chez sa mère et retrouve son ancien quartier. Ses voisins sont aux fenêtres, persuadés de sa réussite, mais il n’en est rien. Il rentre bredouille, sans argent, sans travail ni métier, sans femme, sans le moindre petit cadeau. C’est une sorte d’anti-héros à la Peer Gynt. La pièce a une allure de fable du quotidien où la vie sans gloire s’écoule irrémédiablement, monocorde et figée, où le récit de parcours entrecroisés se décline sur un mode léger et cruel.

Autour de Kroum (Vitali Kovalenko) et de sa Mère (Marina Roslova), une galerie de portraits comme croqués au fusain, et des personnages qui passent tranquillement à côté de leur vie : il y a Tougati l’affligé (Dmitri Lyssenkov), le copain d’enfance souffreteux qui mourra avant la fin de la pièce mais qui épouse Doupa la godiche (Yulia Martchenko), copine de Trouda et qui rêve d’amour. Trouda la bougeotte, amourachée de Kroum (Vassilissa Alexéeva), et qui, lasse d’espérer, épouse Takhti le joyau, (Sergey Amossov), désarmant de lucidité et qu’elle n’aime pas. Shkitt le taciturne (Ivan Efremov), ami fidèle de Kroum, mutique, observe et ramasse les informations. Dulcé époux de Félicia (Vladimir Lissetski) et Félicia (Maria Kouznetsova), vieux couple usé qui s’asticote sur des broutilles, le docteur Schibeugen (Alexandr Luchin). Rien ne se passe dans cet immeuble frappé de léthargie, de paresse et de médiocrité, la vie comme elle va. Les femmes rêvent d’amour, Tougati de guérir, la mère de Kroum qu’il s’insère, et Kroum repousse indéfiniment les choses au lendemain. «Tu me connais, j’en veux toujours autant et j’en fais toujours aussi peu» dit-il à Tougati. La pièce s’achève sur la mort de sa mère et Kroum le velléitaire se dit prêt à reprendre en mains son destin, mais, comme toujours, « plus tard, plus tard… » Discrètement, côté jardin, un musicien commente l’action de son piano ou de son accordéon (Michalis Boliakis).

Hanokh Levin (1943-1999) rapporte ces chroniques du rien – la pièce est publiée en 1975 – avec un humour tendre, et noir. Il nomme les personnages en adossant une caractéristique à leur nom : Kroum l’ectoplasme, Trouda la bougeotte… Auteur et metteur en scène, il a écrit une cinquantaine de pièces et en a monté un bon nombre, à Tel-Aviv où il résidait. Ses comédies lui ouvrent la porte de la reconnaissance à partir des années soixante-dix, dont Yacobi et Leidental qui donne le coup d’envoi. Il croque les petites gens, dans leurs espaces de vie minimum où la gaité succède au désarroi, où l’attente sert de ciment, où se côtoient gravité et légèreté. François Rancillac avait monté la pièce en 2004, Krzysztof Warlikowski en 2005.

La scénographie de Jean Bellorini sert ici magnifiquement le propos : une façade d’immeuble permet de voir à l’intérieur de modestes logis aux couleurs vives, emboités les uns sur les autres, couleurs reprises dans les costumes acidulés de Macha Makeïeff qui rompent avec la vie en gris. La montée-descente des escaliers permet une fluidité entre le dedans et le dehors, et les apparitions-disparitions des personnages impriment un tempo vif et ludique à cet univers d’échec et de conformisme. Jean Bellorini s’est attelé à plusieurs reprises au théâtre russe et au travail avec des acteurs forgés à d’autres exigences que les nôtres. Il avait présenté en 2016 Le Suicidé de Nicolaï Erdman avec les acteurs du Berliner Ensemble, puis Les Frères Karamazov d’après le roman de Fédor Dostoïevski la même année à Avignon. C’est avec les grands interprètes du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg – fondé en 1756 et dirigé par Valéry Fokine – qu’il présente aujourd’hui l’humour grinçant de la pièce d’Hanokh Levin, figure majeure du théâtre israélien contemporain. Il l’avait créée à Saint-Pétersbourg en décembre dernier, elle est entrée au répertoire du Théâtre national Académique Pouchkine, dit Alexandrinski. L’association L’Art des Nations (ADN) fondée il y a trois ans par Patrick Sommier, ancien directeur de la MC93 Bobigny, remplit son rôle de go between en favorisant les échanges entre les structures françaises, russes, et chinoises. «  J’ai voulu la pièce comme une comédie italienne, à la Ettore Escola, où le cynisme devient joyeux… dit Jean Bellorini. Pari très réussi.

Brigitte Rémer, le 4 février 2018

Avec la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg : Vasilissa Alexéeva Trouda, la bougeotte – Dmitri Belov Bertoldo – Ivan Efremov Shkitt, le taciturne – Maria Kouznetsova Félicia – Vitali Kovalenko Kroum l’ectoplasme – Vladimir Lissetski Dulcé, époux de Félicia – Alexandr Luchin le docteur Schibeugen – Dmitri Lyssenkov Tougati, l’affligé – Sergey Mardar Takhti, le joyau – Yulia Martchenko Doupa, la godiche – Marina Roslova Mère de Kroum – Olessia Sokolova Tswitsa, la tourterelle – le musicien Michalis Boliakis. Collaboration artistique Mathieu Coblentz – assistanat à la mise en scène Macha Zonina (interprète) – scénographie Jean Bellorini assisté de Mikhaïl Koukouchkine – costumes Macha Makeïeff assistée d’Olga Ouskova – traduction russe Marc Sorsky – traduction française Laurence Sendrowicz.

Du 18 au 28 janvier 2018 – Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules Guesde. Saint-Denis. Métro : Basilique de Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 – Site : www. theatregerardphilipe.com –

La Fuite !

© Pascal Victor

Comédie fantastique en huit songes de Mikhaïl Boulgakov – Un spectacle de Macha Makeïeff.

On est en 1920 et la guerre civile qui suit le coup d’état bolchévique est perdue pour les Russes blancs qui n’acceptent pas la révolution et n’ont d’autre choix que de s’enfuir en Crimée, à Sébastopol, Constantinople et Paris. Boulgakov les suit, dans cette pièce intitulée La Fuite ! écrite en 1926/27. Macha Makeïeff croise la pièce avec son histoire familiale. Ses grands parents venaient de Russie et ont pris ce même chemin de l’exil, jusqu’en France. Sa grand-mère rêvait à haute voix, elle rapporte : « Premier théâtre pour moi que la chambre de ma grand-mère. Petite alors, je m’asseyais sur le parquet au seuil de sa porte, écoutais Olga et regardais ce qui, à la nuit tombée, se mettait à flotter de ses rêveries fantastiques, souvenirs de la guerre civile en Russie, de la perte d’un monde ancien, d’une maison, d’un pays, de paysages disparus. » Elle est cette petite fille d’une dizaine d’années présente sur le plateau tout au long du spectacle, témoin discret de l’Histoire.

Un grand portrait de Mikhaïl Boulgakov, photo reproduite sur un voile, accueille le spectateur. Né à Kiev, à l’époque partie de l’Empire Russe, en 1891, Boulgakov exerce quelques années son métier de médecin avant de se consacrer à l’écriture. En 1921, il s’installe à Moscou, collabore à diverses revues et écrit des feuilletons, sortes de sketches comiques inspirés de l’actualité quotidienne. Publié en 1925, son premier roman, La Garde blanche raconte le parcours d’une famille de l’intelligentsia proche des Blancs et évoque les évènements révolutionnaires de Kiev dont il tirera une pièce de théâtre, Les Journées des Tourbine. Ses écrits s’inscrivent dans un style satirico-fantastique. Il est peu publié, et, à partir de 1926, traqué par le régime, ses œuvres sont interdites. Staline lui refuse la permission de quitter la Russie. Il lui écrit le 30 mai 1931 : « Dans les vastes espaces des Belles-lettres russes, j’ai été en URSS le seul et unique loup de la littérature. On m’a conseillé de teindre mon pelage. Conseil inepte. Qu’un loup soit teint ou bien tondu, il ne pourra, quoi qu’on en fait, ressembler à un caniche. On m’a donc traité comme un loup. Et l’on m’a pourchassé plusieurs années d’affilée, selon les règles de la battue littéraire, dans un espace clos. Je n’en conçois pas de rancune mais je suis très fatigué, et à la fin de 1929, je me suis effondré. Aussi bien, même une bête sauvage peut se lasser. La bête a déclaré qu’elle n’était plus un loup, plus un homme de lettres. Qu’elle renonçait à sa profession. Qu’elle se taisait. Disons-le clairement, c’est de la lâcheté. Il n’existe pas d’écrivain qui puisse se taire. S’il l’a fait, c’est qu’il n’est pas un véritable écrivain. Et si un écrivain se tait, il périra. » Il travaille un temps comme assistant metteur en scène au Théâtre d’Art de Moscou, écrit des livrets d’opéra pour le Bolchoï, adaptations et travaux alimentaires se succèdent. Il donne sa pleine mesure dans Le Maître et Marguerite, texte commencé en 1928 où il traite de la problématique de l’écrivain face au pouvoir totalitaire et y travaille jusqu’à ses derniers jours. Il meurt en 1940 à l’âge de 49 ans.

Toute l’écriture de Boulgakov est marquée par sa passion du théâtre. Dans La Fuite, le contexte des émigrés apparaît sur un mode drôle et tragique, en même temps qu’onirique. Il y traite sur un mode insolent et provocateur de l’arbitraire stalinien et de la censure, du destin, de la revanche, de la trahison, de la nostalgie du retour. La pièce est construite en huit songes et présente une galerie de portraits – des déclassés, des réprouvés, des gens chassés, exclus et sans identité – entre rêves et cauchemars, dans une sorte d’électricité fantastique.

On retrouve tous ces ingrédients dans la lecture que fait Macha Makeïeff de la pièce où mélancolie, fantaisie et humour côtoient la noirceur de l’histoire collective. Auteure, metteure en scène et plasticienne, elle dirige La Criée, Théâtre National de Marseille après avoir créé avec Jérôme Deschamps de nombreux spectacles de théâtre. Elle présente ici un spectacle flamboyant et sensible, entre fresque ou épopée et intimité, avec une densité de jeu exceptionnelle, une gestuelle précise et des chants, avec une scénographie intemporelle et efficace, des lumières-écritures qui ponctuent les actions, de la verve et de la tendresse, dans un imaginaire terrien et onirique, et un rappel politique de ce qui a habité son enfance.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2017

Avec Karyll Elgrichi – Vanessa Fonte – Alain Fromager – Samuel Glaumé – Pierre Hancisse – Sylvain Levitte – Thomas Morris – Émilie Pictet – Pascal Rénéric – Geoffroy Rondeau – Vincent Winterhalter – Noémie Labaune – Salomé Narboni. Adaptation, mise en scène, décor et costumes Macha Makeïeff – lumière Jean Bellorini – collaboration Angelin Preljocaj – conseil à la langue russe Sophie Bénech – création sonore Sébastien Trouvé – coiffures et maquillage Cécile Kretschmar – assistanat à la mise en scène Gaëlle Hermant – assistanat à la lumière Olivier Tisseyre – assistanat à la scénographie et aux accessoires Margot Clavières – assistanat aux costumes et atelier Claudine Crauland – intervention et scénographie Clémence Bézat – Pavillon Bosio (Monaco) iconographie et vidéo Guillaume Cassar – régie générale André Neri.

Du 29 novembre au 17 décembre 2017 – Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis 59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 www.theatregerardphilipe.com – En tournée : 21 et 22 décembre, Théâtre Liberté à Toulon – du 9 au 13 janvier 2018, Les Célestins à Lyon – 19 et 20 janvier 2018, Le Quai à Angers.

 

Amphitryon

© Larissa Guerassimtchouk

Texte de Molière – Mise en scène Christophe Rauck – avec les comédiens de l’Atelier-Théâtre Piotr Fomenko (Moscou) – Spectacle en russe surtitré en français.

Issus du GITIS – Académie russe des arts du théâtre à Moscou – les huit acteurs d’Amphitryon ont été formés par le grand pédagogue et metteur en scène Piotr Fomenko à la fin des années 80. Dans la dynamique de leur période estudiantine, en 1993, ils se regroupent pour former l’Atelier-Théâtre avec et autour du maître, présentent plusieurs spectacles qu’il a mis en scène dont Loups et Brebis d’Alexandre Ostrovski au Festival d’Avignon en 1997, et Guerre et Paix au Festival d’Automne en 2002. Les Fomenkis comme on les appelle, forment l’épine dorsale de cette célèbre troupe de l’Atelier-Théâtre Fomenko, haut lieu du théâtre russe composé de cinquante-deux comédiens, six metteurs en scène et trente-quatre spectacles à l’affiche.

Christophe Rauck – actuellement directeur du Théâtre du Nord à Lille après avoir dirigé le TGP de Saint-Denis, de 2008 à 2013 – rencontre Piotr Fomenko en 2007, puis en 2010, lors de ses tournées en Russie avec Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, qu’il avait monté à la Comédie Française. Le metteur en scène-directeur russe l’invite à travailler avec ses acteurs de l’Atelier-Théâtre et à élaborer un spectacle, c’est la première fois qu’il introduit un metteur en scène étranger. A sa disparition, en 2012, son successeur, Evgueni Kamenkovitch, reprend l’idée d’un projet commun. Amphitryon est choisi et voit le jour, en langue russe. Le spectacle est créé le 31 janvier 2017 à Moscou, à l’Atelier-Théâtre sur la rive de la Moskova, puis joué à Lille au Théâtre du Nord avant d’être présenté au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Tout le travail est passé par le filtre de la traduction.

Amphitryon est une comédie en trois actes et en vers, s’inspirant fortement de l’Amphitryon de Plaute. C’est une pièce sur le pouvoir, le choix est judicieux car Fomenko dans son pays avait entretenu des rapports difficiles avec les institutions. Molière l’écrit en 1667 après le scandale de Tartuffe en sa seconde version, suivi de l’obligation de fermer son théâtre. Amphitryon est représenté en janvier 1668 et met en scène Jupiter, vraisemblable métaphore du Roi-soleil. Molière y tient le rôle de Sosie. La pièce débute par un Prologue au cours duquel Mercure demande à la Nuit de retarder l’arrivée de l’aurore. Jupiter en effet est épris d’une « terrienne », Alcmène, épouse d’Amphitryon parti faire la guerre, et s’apprête, en revêtant les traits de l’époux, à descendre sur terre séduire la belle. Mercure l’accompagne et se métamorphose en Sosie, valet d’Amphitryon. Le plan diabolique se met en place et Jupiter, sous les traits d’Amphitryon, se glisse dans le lit d’Alcmène. S’ensuivent quiproquos et fâcheries, scènes de ménage et ruptures, jusqu’au dévoilement par Jupiter-Amphitryon lui-même secondé de Mercure-Sosie, du subterfuge. Du ciel où il est remonté, Jupiter fait savoir à Amphitryon que de son union avec Alcmène va naître un fils, Hercule.

Pouvoir, humour, fantaisie et romantisme sont les mots clés de cette pièce d’ombre et de lumière, en même temps que trahison, jalousie et manipulation. La scénographie est belle et sert remarquablement le propos de dédoublement des personnages et de duplicité, elle est signée d’Aurélie Thomas. Un immense miroir suspendu dans les airs témoigne des intrigues et énigmes, reflète et démultiplie les personnages sous les lumières d’Olivier Oudiou. La scène aux dix chandeliers est particulièrement réussie. Le Prologue se passe dans les hauteurs près des cintres, sur une élégante passerelle où Jupiter rencontre la Nuit, tous deux de blanc vêtus. Les acteurs sont exceptionnels, se jouant des personnages tout en les jouant et épousant avec une apparente facilité les méandres des alexandrins et octosyllabes de Molière, traduits. Dans le jeu du dédoublement des personnages, Jupiter ne ressemble pas à Amphitryon et pourtant se fait passer pour, et Mercure ne ressemble en rien à Sosie auquel il se substitue. Dans le prolongement de ces jeux en miroir, Christophe Rauck souligne la gémellarité en distribuant côté femmes deux sœurs jumelles pour l’interprétation d’Alcmène et de Cléanthis, sa suivante et épouse de Sosie. Si le jeu des doubles est écrit par Molière en ce qui concerne les hommes, le dédoublement côté femmes est imaginé par le metteur en scène, et cela crée encore plus de trouble et d’illusion. Entre dérision, désirs, vertige et déraison, les personnages se perdent et perdent les spectateurs, de ciel à terre.

Le directeur du Théâtre du Nord non seulement met en scène Amphitryon dans la langue de Molière traduite mais il mêle dans ce projet d’échanges avec la Russie un volet pédagogique, offrant l’opportunité de fructueuses interactions entre les élèves de l’Ecole du Nord à Lille et ceux du GITIS à Moscou. Beauté, intelligence et professionnalisme servent la rencontre entre des acteurs de haut niveau et un talentueux metteur en scène. Le plaisir du jeu est communicatif et ouvre sur le plaisir de théâtre.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2017

Avec : Ksenia Koutepova (Alcmène) – Polina Koutepova (La Nuit, et Cléanthis) – Karen Badalov (Sosie) – Andrei Kazakov (Amphitryon) – Oleg Lioubimov (Naucratès) – Vladimir Toptsov (Jupiter) – Ivan Verkhovykh (Mercure) – Roustem Youskaïev (Argatiphontidas). Dramaturgie et assistanat à la mise en scène Leslie Six – scénographie Aurélie Thomas – création lumière Olivier Oudiou – création sonore Xavier Jacquot – costumes Coralie Sanvoisin – Production Théâtre-Atelier de Piotr Fomenko Coproduction et production déléguée de la tournée française Théâtre du Nord / CDN – Lille-Tourcoing – Région Hauts de France Avec le soutien de L’Institut Français dans le cadre de son programme Théâtre Export et de l’Institut français de Russie.

Du 20 au 24 mai 2017, au Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, 59 Bd Jules Guesde, 93207 Saint-Denis Cedex. Métro : Saint-Denis Basilique. Tél. : 01 48 13 70 00

Nkenguegi

© Samuel Rubio

© Samuel Rubio

Texte et mise en scène Dieudonné Niangouna – Spectacle présenté au TGP/CDN de Saint-Denis, avec la MC93 – en partenariat avec le Festival d’Automne.

On voudrait bien prendre le fleuve avec Dieudonné Niangouna comme on prend la mer et parfois sans retour. Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault – image emblématique née d’un réel naufrage en 1816 – est affichée côté jardin comme référence aux drames d’aujourd’hui en Méditerranée. Le spectacle s’ouvre sur une marche lente et chorégraphiée de deux groupes de personnes – hommes et femmes – errant sans but, l’exode comme moyen de survie malgré le danger car « mourir pour mourir dans son pays ou sur les routes, mieux vaut tenter quelque chose. » Un homme perdu en mer, figure emblématique longue et maigre, dérive sur un radeau et s’inscrit dans le cours de l’Histoire, un homme abandonné, exilé et sans identité, sorte de Christ recrucifié.

Le voyage est ponctué de séquences festives qui reviennent et s’intercalent aux séquences d’agonie et de mort, comme des brise-lames : dans un loft une bande de jeunes de différentes origines boit, danse, parle et visionne des images de naufrage. Dieudonné Niangouna y tient son propre rôle, celui du metteur en scène. Il surgit de la salle pour diriger les acteurs. Il est donc question aussi de théâtre dans le théâtre et l’on se trouve face à une troupe de comédiens interprétant une pièce intitulée Le Radeau de la Méduse.

Auteur, metteur en scène et comédien, Dieudonné Niangouna présente Nkenguegi comme la dernière partie d’une trilogie – les deux premières étant Le Socle des vertiges et Shéda –. Il travaille entre Brazzaville sa ville natale, la France et l’Europe et il est artiste associé au Künstlerhaus Mousonturm de Francfort. Pour appuyer sa proposition, des images vidéo donnent le contexte, sur écran, de géographies diverses et de drames dont l’actualité malheureusement démontre notre impuissance. Pourtant son message a du mal à nous parvenir car cette épopée contemporaine aride et longue (trois heures trente) avec ses digressions comme ligne de front et son tumulte poétique peine à donner de la clarté au propos théâtral.

Dix comédiens et trois musiciens servent cette métaphore de la survie, baroque et personnelle, ponctuée de sons venus d’Afrique qui veut témoigner du mouvement du monde. Chaque jour déjà ce tumulte du monde nous laisse en suspens face à la réalité abrupte du quotidien qui barre la route à tout lendemain. Chaos dedans, chaos dehors, on en sort vraiment KO.

Brigitte Rémer, le 27 novembre 2016

Avec Laetitia Ajanohun, Marie-Charlotte Biais, Clara Chabalier, Pierre-Jean Etienne, Kader Lassina Touré, Harvey Massamba, Daddy Kamono Moanda, Mathieu Montanier, Criss Niangouna et Dieudonné Niangouna – Création musicale et musiciens Chikadora, Pierre Lambla, Armel Malonga – scénographie Dieudonné Niangouna – collaboratrice artistique Laetitia Ajanohun – régie générale Nicolas Barrot – vidéastes Wolfgang Korwin et Jérémie Scheidler – lumière Thomas Costerg – son Félix Perdreau – régie plateau Papythio Matoudidi – costumes Vélica Panduru – création masques Ulrich N’toyo.

Du 9 au 26 novembre 2016, au Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 boulevard Jules Guesde, Saint-Denis – Métro : Saint-Denis Basilique. En tournée : 1er et 2 décembre, au Mousonturm de Francfort – 26 au 28 avril 2017 au Grand T de Nantes. Les pièces de Dieudonné Niangouna sont éditées aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.

 

 

 

 

Théâtre Saint-Denis TGP – 100 ans de création en banlieue

IMG_0254Ouvrage de Michel Migette publié aux Editions PSD et Au Diable Vauvert – avec la participation d’Etienne Labrunie -.

C’est une belle idée que de parler de la naissance d’un théâtre et de son parcours sur plus d’une centaine d’années. Au cœur du 9-3, le Théâtre Gérard Philipe est né de la volonté politique locale. L’ouvrage offre une traversée de la vie théâtrale et de l’histoire des politiques culturelles, exemplaire.

C’était au temps… dirait Brel, du théâtre populaire originel tel que vu et pratiqué par Jean Vilar et sa troupe dans laquelle Gérard Philipe fut adulé : « Le théâtre est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin » déclarait Vilar. C’était au temps… où la volonté politique des maires avait valeur d’engagement pour un théâtre de service public dans un contexte de décentralisation théâtrale. C’était au temps… où idéalistes et utopistes communistes mêlaient art, culture, politique et progrès social.

Comme dans d’autres villes rouges du département de Seine-Saint-Denis – Aubervilliers, Bobigny, Gennevilliers, Montreuil etc… – Saint-Denis la militante a œuvré pour sa population ouvrière. La ville détient la célèbre Basilique-nécropole des rois de France et comme ailleurs le théâtre liturgique s’y déroulait dans les églises et monastères. Le premier théâtre y fut installé à la Révolution dans l’église des Trois Patrons, construite au Moyen-Âge. Fin XIXème la ville s’inscrivait dans le réseau des Théâtres du Peuple. Début XXème elle recevait la grande Sarah Bernhardt puis les tournées Charles Dullin ainsi que Firmin Gémier et son TNP nouvellement fondé. Elle reconnaissait à la périphérie de Paris le droit au théâtre et décida, à compter de 1897, de construire une salle municipale qui fut inaugurée le 9 février 1902 – signée de l’architecte Albert Richter – et qui eut aussi pour fonction, à partir de 1905 avec les débuts du cinématographe, d’être salle de projection.

A certains moments et traversant les deux guerres, cette salle servit au politique et devint le lieu des revendications sociales plutôt que celui de l’affirmation artistique. Dans l’après-guerre et avec le mouvement de l’éducation populaire et l’émergence d’une volonté politique, elle fut relancée comme théâtre. Jean Vilar, inscrivit dans son cahier des charges du TNP la présentation de spectacles dans les banlieues ouvrières et y joua en 1951-52 L’Avare et La Mort de Danton. Tous ces signaux persuadèrent le Maire, Auguste Gillot, poussé par son adjoint René Benhamou amoureux de culture qui le travailla au corps, de prendre en compte dans son programme l’art et la culture. Il  passa à l’acte à partir de 1953 et nomma quelques années plus tard, en 1959, Jacques Roussillon à la tête du Théâtre de Saint-Denis.

La grande aventure théâtrale commence alors vraiment. Roussillon dirige le Théâtre de Saint-Denis, baptisé Gérard Philipe le 29 janvier 1960, – en hommage au grand acteur disparu deux mois auparavant – et transforme la salle municipale en un lieu de création reconnue et bientôt incontournable. Son modèle est le Berliner Ensemble, Aragon-Triolet ses inspirateurs. Il monte Brecht, Lorca et Gorki entre autre, crée un ciné-club, accueille les chanteurs les plus engagés – Ferrat, Nougaro, Brel, Ferré – y fait un énorme travail. La création de Printemps 71 d’Arthur Adamov, véritable acte fondateur, fait date, et donne au Théâtre une autre dimension à travers laquelle la nécessité de modernisation se fait sentir. Roussillon engage José Valverde comme chef de plateau. Ce dernier monte Gorki, Hasek et Toller et lui souffle la place, en 1965, alors que change le directeur des affaires culturelles de la ville.

La période Valverde – 1966/1975 – est marquée par une programmation théâtrale plus engagée : « Pour moi, la démarche politique et la démarche artistique ont toujours été absolument parallèles. » Valverde propose des pièces contemporaines : V comme Vietnam, d’Armand Gatti ou La Guerre des paysans inspirée de Kleist, invite Antoine Vitez avec Les Bains de Maïakovski, pièce montée à la Maison de la Culture de Caen, crée une troupe permanente en 1967. Il invite en 1968 le Piccolo Teatro de Milan qui a déjà présenté les pièces de Brecht, Goldoni, Tchekhov et Shakespeare, un Piccolo qui devient sa nouvelle référence, traverse mai 68 et obtient le financement pour un vaste chantier de transformation du théâtre qui ré-ouvre le 1er mars 1969 et acquiert vite un grand succès populaire. Il invite le Berliner Ensemble, présente ses mises en scène d’un théâtre militant comme Libérez Angela Davis tout de suite en 1971 et Chile Vencera en 1974. Face aux difficultés financières et au silence des pouvoirs publics, la troupe se met en grève et Valverde se voit contraint de démissionner, en 1975.

C’est René Gonzalez qui est nommé à la tête du TGP pour la décennie suivante et en fera un phare de la création théâtrale – 1975/1985 – laissant la place aux artistes, avant de devenir directeur de la MC93, puis du Théâtre Vidy de Lausanne jusqu’en 2012, date de sa disparition. La ville de Saint-Denis vit sa révolution culturelle avec de nouveaux équipements et une nouvelle approche esthétique. Jack Lang comme ministre de la Culture y contribue largement. Théâtre, spectacles lyriques, danse, spectacles jeune public s’y succèdent. Peines de cœur d’une chatte anglaise monté par Alfredo Arias à partir d’une adaptation de Balzac y fait date, en 1977. Le TGP joue la carte de l’ouverture vers l’extérieur et du pluralisme créatif, une décennie très riche au cours de laquelle se sont succédés les plus grands metteurs en scène, de Jacques Lassalle à Joël Jouanneau, d’André Engel à Gildas Bourdet, de Jean Jourdheuil à Jérôme Deschamps-Macha Makeëff. L’ouverture en 1978 de la seconde salle, appelée salle Jean-Marie Serreau – du nom du metteur en scène disparu en 1973 – donne un nouvel outil, une nouvelle dynamique à l’ensemble.

Après le départ de René Gonzalez, les directeurs sont ensuite désignés à la tête du désormais Centre Dramatique National – CDN -. S’y succèdent Daniel Mesguich de 1986 à 1988, Jean-Claude Fall de 1989 à 1997, Stanislas Nordey et Valérie Lang de 1997 à 2001, Alain Ollivier de 2002 à 2007, Christophe Rauck de 2008 à 2013. Jean Bellorini le dirige depuis 2014. Chacun à sa manière laisse son empreinte. Le livre de Michel Migette raconte et met en relief la contribution de chacun, ses mises en scène, les troupes accueillies, sa philosophie pour la construction de l’ensemble, ses coopérations : création du ciné-club dès 1959 suivi du Temps de l’Ecran qui évoluera jusqu‘en 1991, date à laquelle une salle, l’Ecran, s’installe en centre ville, la musique avec un premier Festival en 1969 qui s’ancre ensuite aussi dans la ville, l’ouverture du Terrier, en 1970, plateforme pour musiciens et chanteurs, jeunes ou confirmés, le Centre dramatique national pour l’enfance et la jeunesse de Daniel Bazilier, installé salle Jean-Marie Serreau de 1979 à 1985, les Etats Généraux de la Culture de Jack Ralite, lieu du débat, en 1987, Africolor en 1989, Enfantillages en 1990, et l’ouverture de la salle Mehmet Ulusoy en 2009.

Théâtre Saint-Denis – TGP, 100 ans de création en banlieue est un ouvrage bien documenté qui travaille sur la chronologie et utilise en marge, en exergue, le principe de portraits des artistes et des politiques qui en ont fait la vie, ce qui donne une bonne lisibilité générale, ainsi que des pages pleins feux sur… comme page 36 : Un souffleur de conscience. Jack Ralite son complice, évoque l’apport et l’actualité de Jean Vilar : « Être vilarien, c’est avoir une parole et la respecter quand on la donne, c’est refuser le chemin du milieu. C’est avoir l’insolence de l’esprit mêlée à une tendresse cachée… Jean Vilar était pour le principe de l’audace et ne s’enfermait pas dans le principe de précaution… C’est une luciole qui brille toujours » dit Ralite ; page 52 sur Gérard Philipe, qui a marqué l’histoire de la création en France et qui comédien d’exception fut un homme de son temps ; page 70, un témoignage de Lucien Marest, secrétaire du Comité d’Entreprise de Rhône-Poulenc, sur le thème Politique et Culture ; ou encore page 262 Jack Ralite, le metteur en actes.

L’ouvrage s’achève sur la table ronde animée par Bernard Vasseur, philosophe, qui s’est tenue au TGP Saint-Denis le 3 septembre 2015 sur le thème Théâtre et volonté politique. L’actuel directeur, Jean Bellorini – qui depuis son arrivée a notamment présenté ses mises en scène de Paroles gelées d’après Rabelais, Liliom de Ferenc Molnar, La Bonne Âme de Se-Tchouan de Brecht et Tempête sous un crâne d’après Les Misérables de Victor Hugo – y prenant la parole, disait : « Je crois que le théâtre est là pour combattre les dérives et les facilités de notre société. C’est un art qui appartient à tous. L’homme a besoin de mythes, de récits pour se réapproprier sa propre langue et par conséquent sa propre vie. Il a besoin de retirer son masque social pour se donner à voir tel qu’il est… Le théâtre n’est pas fait pour les forts, pour les riches, pour les puissants. Il réhabilite la fragilité. »

La volonté des maires dans cette ville complexe de Saint-Denis, le choix d’artistes engagés permettant des textes ambitieux et des esthétiques nouvelles, sont la signature du TGP Saint-Denis dont le parcours est un défi et une utopie permanente. Dans le cercle des Centres dramatiques nationaux depuis plus de trente ans, la vigilance de son actuel Maire, Didier Paillard reste de mise. Pour lui le théâtre est le lieu de l’invention démocratique et la production artistique est au travail, le champ éducatif y reste déterminant, le public y tient le premier rôle.

Brigitte Rémer, 28 août 2016

Préface de Jean-Pierre Léonardini : C’est vent debout qu’on avance, Postface de Didier Paillard, maire de Saint-Denis : Notre théâtre pour demain – Album quadri cousu-relié – Format 240 x 300 mm – 364 pages – 30 euros.

Prochaines rencontres autour de l’ouvrage : – 9 au 11 septembre 2016, Fête de l’Humanité, Parc de La Courneuve, Stand de Saint-Denis, Espace Livre, avec Jean-Pierre Léonardini. –  17 et 18 septembre, Journées du Patrimoine, Office du Tourisme Plaine Commune, 1 rue de la République, Saint-Denis – 24 septembre, Médiathèque Centre ville, 4 Place de la Légion d’Honneur, Saint-Denis – 15 octobre à 18h, Théâtre Gérard Philipe salle Mehmet Ulusoy, Présentation aux habitants de Saint-Denis avec Jean Bellorini, Patrick Braouezec, Didier Paillard et Jack Ralite.