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Suzy Storck

Texte Magali Mougel – mise en scène et scénographie Simon Delétang – production Théâtre de Lorient/Centre dramatique national – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

© Jean-Louis Fernandez

C’est le destin tragique d’une femme ordinaire, Suzy Storck (Marion Couzinié) qui un jour craque et remet en question tout son parcours, entraînant sa famille dans sa chute. Au centre du plateau elle est en état de sidération. On comprend qu’un drame s’est noué.

Issue d’un petit milieu rural, la famille, elle ne l’a pas vraiment choisie, une mère peu aimante et qui ne cesse de mettre de l’huile sur le feu (Françoise Lervy), un compagnon peu désiré, Hans Vassili Kreuz (Charles-Antoine Sanchez), une vie monotone, entre les restes d’un appétit de vivre et l’envie de s’absenter.

« 17 juin. 21h14. Ça se passe ici. » Le narrateur au micro (Simon Delétang) sorte de Monsieur Loyal en costume sombre donne le contexte avant de s’asseoir non pas sur la boîte à sel mais sur le lave-linge posé dans un coin, symbole d’une vie dévorée par le quotidien, les courses, la maison, l’étendage du linge, les trois enfants pas vraiment désirés dont Suzy Storck allaite le dernier sans passion et dans la douleur des gerçures. Il est le fil conducteur, dessine la situation du moment avant de laisser place aux personnages, dans une rigueur métronomique.

© Jean-Louis Fernandez

Au centre d’un grand plateau blanc et d’un toit en biais de ce même blanc couvert de trente-six tubes-fluos, Suzy Storck en short et tee-shirt rouge, dans son désarroi et son impuissance à arrêter le quotidien, refait le film de sa vie depuis sa rencontre avec Hans Vassili Kreuz. Côté cour un tas de vêtements entassés comme les années qui passent, ou comme ce qu’elle essaie de faire à la maison et qui pour son compagnon, qui s’épuise dans un supermarché, n’est pas un vrai travail, la couture. Elle aussi aurait voulu travailler à l’extérieur, comme quand elle était jeune et avait eu un emploi à Ouest Volailles – dans le monde rural le choix ne pouvait se porter que sur une usine de volailles, de couches ou de fringues, elle avait choisi la volaille. Quand elle cherche à retravailler, il l’en dissuade.

© Jean-Louis Fernandez

L’avant n’était pas très glorieux. L’entretien d’embauche dans un magasin de puériculture qu’elle obtient par sa mère est un flop complet, elle a pourtant mis son gilet rose mais manque d’expérience, parle de son non-désir d’enfants et prend le leadership de l’entretien en bombardant l’employeur de questions déplacées. En écho, Hans Vassili Kreuz qui n’est pas un mauvais garçon, se situe à l’inverse de son univers et de ses désirs, dans l’envie de construire une famille et de faire des enfants avec elle. Ce qu’il fait à trois reprises dans une décision vraisemblablement unilatérale. « On a fait ce que tu as voulu » dit-elle. Dans les reproches, il n’entend pas la détresse de Suzy. « On porte chacun sa croix » se contente-t-il de dire bravement.

La tension monte et la fin confirme le drame pressenti au début du spectacle. « Le petit pleure, tu n’y vas pas ? » s’inquiète-t-il. Le nourrisson n’est pas dans son berceau. Suzy Storck se fige, son récit devient incohérent. « Il était avec moi… » Sa mère arrive, porteuse de la dramatique nouvelle, indiquant que « la poussette est restée dehors » en plein soleil d’été. « J’ai eu une seconde d’inattention » se justifie Suzy menant les deux aînés dans leur chambre qu’elle ferme à clé, et priant pour qu’ils s’entretuent.

© Jean-Louis Fernandez

Ici tout est suggéré, quand le père se précipite et revient avec l’enfant dans les bras on comprend qu’il n’est sans doute plus en vie. Il part en trombe vraisemblablement pour l’hôpital. « J’éteins le transistor et coupe le câble » dit-elle en réponse à un reproche de Hans Vassili Kreuz. À quoi peut servir un câble ? Rien n’est dit. La scène finale la recouvre d’un satin bleu comme une Vierge de l’Annonciation, sur le Stabat Mater de Pergolèse ; le tas de vêtements posés côté cour s’efface de la scénographie. La brume recouvre le plateau, Suzy devient apparition-disparition sous le toit de néons qui s’inverse jusqu’à l’effacer de la scène.

Scénographe, metteur en scène depuis une vingtaine d’années et comédien, Simon Delétang dirige le Théâtre de Lorient depuis deux ans. Il a monté Suzy Storck en 2019 alors qu’il dirigeait à Bussang le Théâtre du Peuple, s’emparant de la langue précise et rigoureuse de Magali Mougel. Des nombreux spectacles qu’il a présentés, Ubiquité-Cultures se souvient de Tarkovski, le corps du poète, cf. l’article du 8 mai 2018 et de La Mort de Danton, spectacle qu’il a mis en scène à la Comédie Française cf. l’article du 27 février 2023.

Avec Suzy Storck, certains mots, certaines phrases reviennent à plusieurs reprises comme autant de réminiscences. « Je ne suis pas une machine à laver » répète-t-elle, en même temps qu’elle énumère tous les gestes du quotidien. La musique et les motifs sonores (de Nicolas Lespagnol-Rizzi) apportent leur suggestivité, comme points de rupture, espace de transition et expression de la révolte. Ils ponctuent plusieurs moments dramatiques déchaînant la lumière, comme se déchaîne l’océan (création lumière Jérémie Papin). Les costumes suggèrent à peine les changements de situation et cela suffit (création costumes Marie-Frédérique Fillion). C’est un travail d’intensité où la montée dramatique au plateau répond à celle du texte dans un agencement sobre et précis, magnifiquement porté par Marion Couzinié dans le rôle de Suzy, et par tous les acteurs.

Brigitte Rémer, le 2 février 2025

Avec : Marion Couzinié, Simon Delétang, Françoise Lervy, Charles-Antoine Sanchez. Scénographie Simon Delétang – assistanat à la mise en scène Polina Panassenko – création lumière Jérémie Papin – création son Nicolas Lespagnol-Rizzi – création costumes Marie-Frédérique Fillion – accessoiriste Léa Perron – ingénieur conseil Hervé Cherblanc et la voix d’Eliot Hénault-Fillion. Production Théâtre de Lorient/Centre dramatique national. Spectacle produit et créé par le Théâtre du Peuple. Le texte est publié aux éditions Espace 34.

Du 1er au 6 février 2025 – samedi 1er février à 18h, dimanche 2 février à 16h, mardi 4, mercredi 5 et jeudi 6 février à 20h – Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : theatre-quartiers-ivry.com