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Mark Rothko

Parcours chronologique de l’ensemble de l’œuvre de Mark Rothko, artiste majeur du XXème siècle – commissariat de l’exposition : Suzanne Pagé et Christopher Rothko, avec François Michaud et Ludovic Delalande, Claudia Buizza, Magdalena Gemra, Cordélia de Brosses – à la Fondation Louis Vuitton – Derniers jours.

Mark Rothko, No. 14, 1960  (1)

Le musée d’Art Moderne de la Ville de Paris avait présenté en 1999 une première rétrospective de l’œuvre de Mark Rothko (1903-1970). Vingt-cinq ans plus tard, la Fondation Vuitton prend le relais et expose ses toiles dans l’ensemble des salles de son somptueux bâtiment : 115 œuvres issues des plus grandes collections institutionnelles et privées internationales dont la National Gallery of Art de Washington, la Tate de Londres, la Phillips Collection ainsi que la famille de l’artiste. Toutes ces œuvres ont été généreusement prêtées. On est face à la plus grande rétrospective jamais organisée dans le monde, même si certaines œuvres, trop fragiles, ne peuvent voyager comme c’est le cas de La Chapelle.

Né Marcus Rotkovitch dans l’ancien Empire Russe, l’actuelle Lettonie, Mark Rothko rejoint son père à Portland, dans l’Oregon, à l’âge de dix ans, après un passage par l’école talmudique. Il obtient une bourse pour la Yale University, qui n’est pas reconduite en seconde année compte tenu des nouvelles mesures sur l’immigration. Très attiré par le théâtre qu’il apprend à Portland, il oscille un temps entre ces deux formes artistiques, travaillant par ailleurs la nature morte avec Max Weber, à l’Art Students League de New-York. « Je suis devenu peintre, dit-il, parce que je voulais élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie.» Sa rencontre avec l’artiste Milton Avery en 1928 est déterminante, il participe à sa première exposition à l’Opportunity Gallery de New-York. Il obtient la nationalité américaine en 1938. Son unique Autoportrait, assez sombre, réalisé en 1936, accueille le visiteur.

Ses premières peintures, figuratives, datant des années 30, ne laissent pas présager l’évolution de l’œuvre qui s’inscrit ensuite dans l’abstraction. La première galerie montre la figure humaine dans un New-York miné par les conflits sociaux, conséquences de la crise financière de 1929. On plonge dans des scènes intimistes aux personnages anonymes, éthérés et solitaires, dans des paysages urbains et les espaces clos du métro new-yorkais. Il travaille les couleurs sourdes – vert-de-gris, bleus grisés, dégradés de brun, blancs teintés, ses débuts figuratifs sont une grande surprise,. La dernière galerie présente dans son bel espace appelé « Cathédrale » des toiles de la série Black and Gray, dialoguant avec trois sculptures de Giacometti. Entre ces deux espaces se déploient toutes les étapes des recherches de Mark Rothko dans la déclinaison de ses couleurs.

Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944 (2)

Grand lecteur d’Eschyle et de Nietzsche, dans le contexte mondial tragique des années 1940, Mark Rothko s’intéresse aux mythologies, représente l’animalité, le fantastique avec des monstres aux corps hybrides et déchiquetés et des héros archaïques, des formes végétales et animales. Ainsi une huile sur toile datant des années 1941/42 Untitled, qui pourrait faire penser aux Caryatides ou Slow Swirl at the Edge oh the Sea en 1944, une toile pleine de signes et de symboles où deux personnages esquissés dansent entre ciel et terre. Il s’approche, un temps, du surréalisme, notamment avec l’arrivée aux États-Unis d’intellectuels et d’artistes européens fuyant la guerre. Devant certaines œuvres on pense à Max Ernst ou de Chirico, devant d’autres, à Joan Miró ou à Matisse.

Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957 (3)

C’est à partir de 1946 que Rothko se tourne vers l’abstraction avec les Multiformes et cherche la lumière. La couleur prend le dessus et le dessin s’efface au profit des formes rectangulaires et des variations de tons jaunes, rouges, ocre, orange, bleus et blancs. C’est une époque de sa peinture dite classique, les formats s’agrandissent, les couleurs irradient, se concentrent et se dilatent les bords restent indéfinis. La Salle Rothko de la Phillips Collection, présente des œuvres caractéristiques des années 1957/58 où dominent l’ocre, le rouge et le gris. Ainsi son œuvre Orange and red on red ou The Ochre (Ochre, Redon Red). C’est la seule trace du travail de Rothko, élaborée en collaboration avec l’artiste lui-même à Washington, il en a fait l’accrochage et a installé un banc pour la contemplation. Les Seagram Murals, présentés dans l’exposition est une commande passée par l’entreprise Seagram dans les années 1957/58 à laquelle l’artiste a renoncé en cours de réalisation car la réalité n’était pas à la hauteur du projet. L’artiste avait repris ses neuf oeuvres et en avait fait don à la Tate qui les recevait le jour où il s’est donné la mort.

Au sommet de la Fondation Vuitton, c’est dans le magnifique espace appelé « Cathédrale » que l’on trouve une dizaine de toiles de la série Black and Gray, réalisées en 1969/70. Elles sont nées d’une commande non aboutie avec l’Unesco, et sont présentées ici en dialogue avec trois œuvres de Giacometti, dont L’Homme qui marche et La Grande Femme. On y lit le caractère méditatif de l’œuvre, même si, jusqu’au bout, Rothko a travaillé la couleur, comme le montre encore cet Intitled/Orange de la Katharine Ordway collection et même si « derrière la couleur se cache le cataclysme » comme il le dit.

Mark Rothko et Alberto Giacometti (4)

L’exposition Mark Rothko telle que présentée en son parcours-rétrospective par la Fondation Vuitton est remarquable, comme l’est l’œuvre de Mark Rothko elle-même. Christopher Rothko, fils de Mark, en est le gardien, et co-commissaire de l’exposition avec Suzanne Pagé, François Michaud et toute une équipe. La peinture de Mark Rothko dégage une émotion profonde et poétique en même temps que mystique et touche à quelque chose de l’ordre de la transcendance comme on peut le voir chez Giotto et d’autres peintres de la Renaissance italienne. Pour Mark Rothko, « l’art est le langage de l’esprit » et il s’est toujours intéressé à la théorisation de l’art, à la formation et pose la question du sujet en art. « À ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface » écrit-il.

Brigitte Rémer, le 25 mars 2024

Mark Rothko, Self Portrait, 1936 (5)

Visuels – (1) Mark Rothko, No. 14, 1960 – Huile sur toile, 289,60 cm x 268,29 cm – San Francisco Museum of Modern Art – Helen Crocker Russell Fund purchase © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (2) Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944 – Huile sur toile, 191,1 x 215,9 cm – Museum of Modern Art, New York, Bequest of Mrs. Mark Rothko through, The Mark Rothko Foundation, Inc.© 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (3) Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957 – Huile sur toile, 169,6 x 158,8 cm – Modern Art Museum of Fort Worth, Museum purchase, The Benjamin J. Tillar Memorial Trust © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (4) Au mur de gauche a droite : Mark Rothko Untitled, 1969 Untitled, 1969 Au milieu de la salle : Alberto Giacometti Grande Femme III, 1960 © Fondation Louis Vuitton – (5) Mark Rothko, Self Portrait, 1936 – Huile sur toile, 81,9 x 65,4 cm – Collection de Christopher Rothko © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (3)

Exposition du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 – lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h, nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h, samedi et dimanche de 10h à 20h, fermeture le mardi – Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris – métro Les Sablons – site : : www.fondationlouisvuitton.frtél. : 01 40 69 96 00 – Publications : Catalogue réalisé sous la direction de Suzanne Pagé et Christopher Rothko, co-édition Fondation Louis Vuitton et Citadelles & Mazenod (45 euros) –  Le Journal de la Fondation Louis Vuitton n° 16 (7 euros) en français et en anglais – Mark Rothko L’intériorité à l’œuvre, par Christopher Rothko, co-édition Fondation Louis Vuitton et Hazan (29 euros) – Derniers jours.

Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, à quatre mains

J.M. Basquiat, A. Warhol, Arm and Hammer II , 1984/1985 – (1)

Exposition à la Fondation Louis Vuitton, jusqu’au 28 août 2023 – Commissariat général Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation – Commissaire de l’exposition, Dieter Buchhart – Commissaire associé, Olivier Michelon.

Dans le Downtown Manhattan des années 1980, il n’était pas rare qu’un artiste pratique plusieurs disciplines artistiques et croise peinture, performance, musique et cinéma. Par ailleurs, travailler à plusieurs était une pratique courante. C’est dans ce contexte que très tôt – alors qu’il n’a pas vingt ans – Jean-Michel Basquiat se passionne pour la figure d’Andy Warhol et sa vision des rapports entre art et culture populaire. Il le rencontre officiellement en 1982 à la Factory, par l’intermédiaire de Bruno Bischofberger, galeriste et collectionneur suisse, ils travailleront dans le même atelier pendant deux ans, en 1984-1985. Ensemble, ils réaliseront une œuvre commune, vibrante et énergétique.  C’est ce que montre la Fondation Louis Vuitton, qui avait exposé l’œuvre de Jean-Michel Basquiat, en 2018.

J.M. Basquiat, A. Warhol,6.99 , 1985 – (2)

On connaît Andy Warhol (1928-1987), artiste-star du pop-art et vecteur de communication des grandes marques américaines, dont l’image est une sorte de masque renvoyant aux mécanismes du capitalisme et de la société de consommation. Ses sérigraphies en témoignent et son parcours est souvent vu de manière réductrice dans ses productions mécaniques et portraits mondains. En même temps il s’est toujours passionné pour la scène émergente de New York, porteuse d’une nouvelle culture et de liberté, pour les cultures urbaines et il admire l’énergie et l’inventivité des jeunes créateurs. Depuis les années 1960, Warhol travaille sur des supports de toute nature et touche aux différentes techniques des arts visuels : peinture, graphisme, dessin, photographie, sculpture, film, mode, télévision, performance, théâtre, musique, littérature et art numérique. Il défie les frontières en art et la classification entre les disciplines, et dans ses recherches se donne toute liberté.

Né d’un père originaire d’Haïti et d’une mère d’origine portoricaine, Jean-Michel Basquiat (1960-1988) a travaillé comme peintre, dessinateur, performeur, acteur, musicien, poète et DJ. Il s’était fait connaître avec le graffeur Al Diaz à Downtown Manhattan sous le pseudonyme SAMO – Same Old shit – gravant sur les murs de la ville des formules poétiques, souvent critiques ou provocatrices. Son emblème et sa signature sont une couronne – en lien probablement avec ses racines familiales – qu’on retrouve sur les murs et autres supports comme dans l’ensemble de son oeuvre. « Depuis que j’ai 17 ans, je pensais que je pourrais être une star. Je pensais à tous mes héros, Charlie Parker, Jimi Hendrix… J’avais un sentiment romantique sur la façon dont ces gens sont devenus célèbres. » Ses prises de position tranchées contre le capitalisme se sont exprimées notamment dans son contre-projet Don’t Tread on Me présenté dans l’exposition, qui se réfère au Gadsden Flag, le drapeau américain montrant sur un fond jaune un serpent à sonnette se dressant pour mordre avec la devise suivante, inscrite au-dessous, « Don’t tread on me/ne me marche pas dessus. » Collages et écritures, liberté et insolence sont la clé de son parcours. Il a vingt-deux ans quand il rencontre Warhol et que se tisse une étroite collaboration entre l’aîné et le plus jeune, mue par une fascination réciproque.

Andy Warhol, Portrait of  Jean-Michel Basquiat as David, 1984 – (3)

Peintures, dessins, photographies et archives sont, dans l’exposition, montrés en miroir, et parfois pour la première fois en Europe. Parmi les oeuvres individuelles d’Andy Warhol, on peut retenir la photo Polaroïd, Self-Portrait with Jean-Michel Basquiat et le Portrait de Jean-Michel Basquiat, en David, peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile. De Jean-Michel Basquiat, la toile Dos Cabezas, acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois, où il dessine un portrait de Warhol à côté de son autoportrait ; ou encore Untitled (Andy Warhol with Barbells) et Brown Spots (Portrait of Andy Warhol as a banana), deux acryliques et bâtons d’huile sur toiles ; ou encore une galerie de portraits chargée de signes et écritures sur une quarantaine d’assiettes alignées au mur, qui fait penser au récit d’une BD.

Sur les cent-soixante toiles réalisées à quatre mains dont la moitié sont présentées dans l’exposition, certaines sont considérées comme les plus importantes de leur carrière. Leur méthode de travail ne fait pas mystère, ils en donnent quelques clés : « Andy commençait la plupart des peintures. Il mettait quelque chose de très reconnaissable, le logo d’une marque, et d’une certaine façon je le défigurais. Ensuite, j’essayais de le faire revenir, je voulais qu’il peigne encore », explique Basquiat. « Je dessine d’abord, et ensuite je peins comme Jean-Michel. Je pense que les peintures que nous faisons ensemble sont meilleures quand on ne sait pas qui a fait quoi », complète Warhol. L’exposition les replace dans le contexte new-yorkais des années 1980, autour des œuvres de Jenny Holzer, Kenny Scharf, Keith Haring et Michael Halsband, photographe de la série Gants de boxe, réalisée à la demande de Basquiat autour des deux artistes métamorphosés en boxeurs. Auteur de nombreuses peintures murales, Keith Haring caractérisait la collaboration du duo artistique, Warhol-Basquiat comme une « conversation advenant par la peinture, à la place des mots » et la création, au-delà de leurs deux personnalités artistiques, de deux esprits qui ont fusionné pour en créer un « troisième, séparé et unique. »

S’est agrégé à leur travail et dialogue l’artiste italien Francesco Clemente qui s’était installé à New-York au début des années 1980 et qui considérait la coopération artistique comme une partie intégrante de son activité. Une quinzaine de toiles de la galerie de Bischofberger – dont Horizontal Painting et Premonition – œuvre commune des trois artistes, Warhol, Basquait et Clemente, sont présentées, dans lesquelles ce dernier apporte un côté onirique qui se reconnaît facilement : « C’était presque un miracle de pouvoir joindre mes forces à celles d’artistes que je respectais et, par cette collaboration, remettre en question les limites toujours plus étroites des récits portés par le monde de l’art » répondait-il, interviewé par Dieter Buchhart.

On peut aussi voir de nombreux chefs-d’œuvre comme Arm and Hammer, acrylique et huile sur toile, œuvre ayant prêté à plusieurs versions dont l’une où la figure noire est bâillonnée, la couronne présente, les mots raturés, une autre qui inclut Charlie Parker et son saxophone que Basquiat admirait ; Olympic Rings, acrylique et encre sérigraphique sur toile où Warhol peint les anneaux olympiques des Jeux d’été de 1984, à Los Angeles et Basquiat ensuite détourne l’information, noircissant certains anneaux et posant une figure noire sur la toile ; Taxi, 45th/Broadway, qui met en exergue la violence de Jean-Michel Basquiat face à l’injustice, au racisme, à la ségrégation et aux discriminations dont traite sa peinture, illustrés ici par le refus d’un taxi conduit par un Blanc, de prendre en charge un Noir ; il y a des Natures mortes à quatre mains, comme Eggs, Apples and Lemmons, Cabbage qui signent la fructueuse collaboration entre les deux artistes, ainsi que la déclinaison de publicités comme le logo Paramount, développé en séries, montrant l’effervescence américaine des années 80, et le commentaire fait par Basquiat-Warhol à partir de références iconiques du moment artistique et politique ; comme General Electric qui inverse les rôles, Basquiat utilisant la sérigraphie tandis que Warhol  se met à peindre par-dessus.

Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982 – (4)

Une salle hors-format enfin place le visiteur face à deux œuvres titanesques, la première, Chair, acrylique, bâtons d’huile et crayon sur toile, où des fauteuils blancs sont posés sur un fond vert pré, et entre ces fauteuils s’intercalent des signes, écritures, mains et visages, figures  géométriques construites et déconstruites de Basquiat ; la seconde, African Masks, acrylique et encre sérigraphique sur toile sur laquelle sont placés des masques noirs ou masques blancs de la mort, des visages, alignés à la manière d’une exposition, des figures totem, des lambeaux d’écriture, couleurs, traits et tâches. « Nous avons peint ensemble un chef-d’œuvre africain,  une trentaine de mètres de long. Il est meilleur que moi …» écrivait Basquiat parlant de l’intervention de Warhol. Enfin, jamais exposé du vivant des deux artistes, Ten Punching Bags (Last Supper) suspend des sacs de frappe pour l’entrainement du boxeur sur lesquels Warhol a peint le visage du Christ d’après une reproduction de La Cène de Léonard de Vinci et Basquiat, a apposé le mot judge superposant l’idée de boxe et de communauté africaine-américaine. Dans l’une des galeries se trouvent aussi les objets utilisés pour une émission de télévision d’Andy Warhol, reflet du dialogue entre les deux artistes – scooter, blouson, images etc.

Après ce parcours commun flamboyant, à partir de septembre 1985, Basquiat prend ses distances dans sa collaboration avec Warhol, blessé par les critiques attribuées à seize de leurs œuvres communes présentées à la Tony Shafrazi Gallery, remettant son travail en question. Leur activité artistique commune se suspend mais leur amitié demeure, jusqu’à la mort brutale de Warhol au cours d’une opération, en 1987. Cette mort affecte beaucoup Basquiat qui crée à sa mémoire une pierre tombale-triptyque, sorte d’autel intitulé Gravestone, où l’on retrouve une croix jaune, une longue tulipe noire, le mot Perishable, qu’il semble avoir voulu effacer et son motif récurrent d’une tête quasiment de mort. Un an plus tard, Basquiat succombe à une overdose, à l’âge de vingt-huit ans,

Paige Powell, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat devant le tableau OP OP, dans l’ atelier d’Andy Warhol, 1984 – (5)

L’exposition Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, à quatre mains est le fruit d’un magnifique travail réalisé par la Fondation Louis Vuitton qui a mobilisé toutes les galeries du bâtiment pour que le visiteur s’insère dans ce dialogue entre les deux artistes. Elle montre la rage et l’engagement du premier pour « faire exister la figure noire », l’ambivalence et l’ironie du second et ouvre sur deux esthétiques, témoignant du contexte artistique new-yorkais  dans les années 80 et d’un moment de l’Histoire américaine.

Brigitte Rémer, le 2 août 2023

Visuels – (1) : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Arm and Hammer II, 1984-1985 – Acrylique, encre sérigraphique et bâton d’huile sur toile – 167 x 285 cm – Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New-York. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (2) : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, 6.99, 1985 – Acrylique et bâton d’huile sur toile – 297 x 410 cm – Nicola Erni Collection – Photo : © Reto Pedrini Photography – © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (3) : Andy Warhol, Portrait of Jean-Michel Basquiat as David, 1984 – Peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile – 228,6 x 176,5 cm – Collection of Norman and Irma Braman © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (4) : Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982 – Acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois – 152,4 × 152,4 cm – Collection particulière Courtesy Gagosian. © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York © Robert McKeever – (5) : Paige Powell, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat devant le tableau OP OP dans l’atelier d’Andy Warhol, 860 Broadway, 1984 – Tirage pigmentaire d’archive, tirage d’exposition – Collection Paige Powell © Paige Powell.

Commissaire générale de l’exposition Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – commissaires invités Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer, assistés d’Antonio Rosa de Pauli – commissaire associé Olivier Michelon, conservateur à la Fondation Louis Vuitton – Assistante d’exposition Capucine Poncet – architecte scénographe, Jean-François Bodin et associés – catalogue de l’exposition, éditions Gallimard, 288 pages, (39€).

Jusqu’au 28 août 2023, lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h – Nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h – samedi et dimanche de 10h à 20h – Fermeture le mardi. Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris – métro : ligne 1, station Les Sablons – site : www.fondationlouisvuitton.fr

Prochaine exposition annoncée par la Fondation Louis Vuitton, une grande rétrospective consacrée à l’œuvre de Mark Rothko, à partir du 18 octobre 2023.

La collection Morozov, icônes de l’art moderne

Pierre Bonnard, « La Méditerranée, Triptyque » (1911)

A la Fondation Louis Vuitton – En partenariat avec le Musée de l’Ermitage, le Musée des Beaux-Arts Pouchkine, la Galerie Tretiakov – Commissariat général, Anne Baldassari, conservateur général du Patrimoine.

La collection constituée par Mikhaïl et Ivan Morozov avant 1917, rassemble d’immenses chefs-d’œuvre de la peinture occidentale de la fin du XIXème/début du XXème. Héritiers d’une dynastie liée à la fabrication et à la vente du textile, leur fortune est immense, et leur passion pour l’art, visionnaire. Ils seront comme des passeurs pour l’art contemporain européen et russe et contribueront largement à la reconnaissance internationale des peintres modernes français.

Natalia Gontcharova « Verger en automne » (1909)

Après la mort prématurée de Mikhaïl (1870-1903) qui avait déjà rassemblé de nombreuses œuvres, Ivan, (1871-1921), talentueux homme d’affaire, prend le relais et en dix ans achète des centaines de chefs-d’œuvre des impressionnistes – Cézanne, Manet, Monet, Renoir, Degas, Corot, Pissaro, Sisley, Van Gogh – et des postimpressionnistes – Bonnard, Gauguin, Matisse, Toulouse-Lautrec, Munch, Picasso pour la première fois introduit en Russie avec Les Deux Saltimbanques. Il acquiert aussi des tableaux de l’avant-garde russe dont Chagall, Kontchalovski, Korovine, Larionov, Machkov, Sérov, Vroubel.

Après la Révolution de 1917 les sept-cents pièces de la collection Morozov sont nationalisées donnant lieu, en 1923, à la création du Musée national d’Art Moderne Occidental, (Gosudarstvennyj Muzej Novogo Zapadnogo Iskusstva) dans l’hôtel particulier d’Ivan Morozov, à Moscou. Staline ensuite, s’octroyant les pleins pouvoirs à la mort de Lénine, considère l’art moderne français comme dégénéré et bourgeois et oblige à décrocher les tableaux en vue de les détruire. Ils seront finalement expédiés en Sibérie où ils resteront entreposés dans des conditions climatiques éprouvantes qui en détruiront un certain nombre. A partir de 1930, les collections seront réparties entre trois institutions publiques, le Musée d’État de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, le Musée d’État des Beaux-Arts Pouchkine et la Galerie nationale Trétiakov de Moscou qui aujourd’hui ont prêté deux-cents œuvres à la Fondation Vuitton, peintures, sculptures, pastels et photographies. Certaines reviennent de loin, elles sont aujourd’hui un véritable trésor d’État.

On est accueilli par La Vague/La Mer de vie de la sculptrice Anna Golubkina, commande des frères Morozov pour le théâtre d’art de Moscou dirigé par Constantin Stanislawski. Puis l’exposition débute par un Face à Face entre peintres et mécènes mettant en scène le clan Morozov et une vingtaine de tableaux peints par les peintres les plus influents de l’école russe des années 1890/1910 : IIlia Répine, Mikhaïl Vroubel, Valentin Sérov ami de la famille Morozov, Konstantine Korovine, Alexandre Golovine. Les Photographies de l’Hôtel particulier d’Ivan Morozov (1909/1941) aux murs couverts de tableaux impressionne. L’invention d’un regard présenté dans la salle suivante montre l’originalité du regard porté par les Frères Morozov sur la peinture française avec les tableaux des plus grands des impressionnistes, suivi des Quatre saisons de Pierre Bonnard à qui il est réservé un bel espace. Bonnard, découvert dès 1902 par Mikhaïl Morozov, a réalisé un imposant Triptyque, La Méditerranée, qui ornait le grand escalier de l’hôtel particulier d’Ivan Morozov.

De la nature des choses fait se côtoyer ensuite Monet, Renoir, Sisley et Pissaro en dialogue avec Vroubel et Korovine, avant de traverser Une journée en Polynésie avec Paul Gauguin, montrant l’intérêt des frères Morozov pour les expérimentations du peintre dans les tropiques. Le goût du paysage chez Mikhaïl et Ivan Morozov les ont conduits à acquérir de nombreux tableaux des écoles modernistes occidentales et russes contemporaines, ainsi que les avant-gardes russes émergentes : Natalia Gontcharova, Piotr Outkine, Martiros Sarian, tableaux rassemblés dans l’exposition sous le titre Les amateurs d’orage. Cézanne, pour l’originalité de sa peinture et notamment ses Paysages illimités du nom de la salle suivante, a fasciné Ivan Morozov qui avait découvert son œuvre lors de l’hommage posthume qui lui était rendu au Salon d’automne de 1907 et qui avait acheté une vingtaine de toiles dont deux variantes de la Montagne Sainte-Victoire. Des Portraits génériques mettent ensuite en vis-à-vis ceux qui se déclarent cézannistes empruntant à Cézanne ses exagérations et simplifications comme Machkov et Kontchalovski et présentent la modernité post-cézannienne et des natures mortes (Nature morte à la draperie de Paul Cézanne et Nature morte plateau de fruits d’Ilia Machkov).

Une salle est réservée à La Ronde des prisonniers, de Van Gogh, qu’il réalise en 1890 alors qu’il est interné à Saint-Rémy de Provence d’après une gravure de Gustave Doré et que nous découvrons ici. Avec le Triptyque marocain d’Henri Matisse et sa Nature morte à la Danse, on passe Entre les mondes, sous le regard d’Ivan Morozov dont le Portait du collectionneur de la peinture moderne russe et française est peint par Valentin Sérov. La fin du parcours traite des Nus dans l’atelier et montre les pastels de Degas, les peintures de Renoir, Pissaro et Matisse, les sculptures de Camille Claudel, Rodin, Maillol ainsi qu’un bois teint de 1913, Figure ailée, signé de Sergueï Konenkov dont la première œuvre fut jugée si provocatrice qu’elle fut détruite à coups de marteau. Enfin l’ensemble décoratif monumental de Maurice Denis, L’histoire de Psyché, composé de 13 panneaux commandés par Ivan Morozov pour son Salon de musique, en 1907/1909 sortent de Russie dans leur ensemble, pour la première fois.

Les œuvres d’art venant principalement de France ont été protégées par les collectionneurs soviétiques, industriels fortunés et tous amoureux d’art : Savva Mamontov (1841/1918), Pavel Tretiakov (1832-1898), à la même époque les quatre Riabouchinsky, trois frères et une sœur, Sergeï Chtchoukine (1854-1936), dont la collection de tableaux d’avant-garde a fait l’objet d’une remarquable exposition à la fondation Louis Vuitton il y a quatre ans, sous le titre Icônes de l’art. C’est aujourd’hui la collection de Mikhaïl et Ivan Morozov que présente la Fondation Vuitton, sous le titre Icônes de l’art moderne, comme second volet d’une rétrospective des collectionneurs russes, tous captés par les œuvres d’art contemporaines russes et les tableaux européens et guidés par certains de nos puissants marchands français, comme Paul Durand-Ruel. L’histoire de leur collection se superpose avec l’histoire de leur vie.

Grâce au partenariat institutionnel qui s’est construit entre la Fondation Vuitton et trois des plus prestigieux établissements muséaux de Russie, l’une des plus importantes collections au monde d’art impressionniste et moderne a pu voyager jusqu’à Paris. Le dossier de presse ci-après cité en livre quelques réflexions : « Au tout début du XXème, pour Alexandre Benois, peintre et critique averti, l’accès direct au Paris de l’avant-garde la plus décisive passe par la Russie » dit Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation ; Anne Baldassari, commissaire générale de l’exposition, conservateur général du Patrimoine ajoute : « Le diptyque formé par les deux expositions du cycle Icônes de l’Art moderne réalisées en partenariat avec les musées de l’Ermitage, des beaux-arts Pouchkine et la Galerie Trétiakov, a eu pour objectif de retracer à la fois l’histoire de ces industriels philanthropes mais aussi de comprendre cet étrange et impérieux art de collectionner dont ils partageaient la passion, presque l’addiction. »

Les directeurs des musées russes, partenaires du projet, apportent chacun leur regard : « L’histoire de la collection Morozov illustre à merveille le rôle des collectionneurs dans la formation du goût et la promotion de l’art national russe. En ce sens, la présente exposition ne parle pas seulement des peintres français, mais aussi de la Russie » dit Mikhaïl Piotrovski, directeur général du Musée d’État de l’Ermitage. Marina Loskak, directrice du Musée Pouchkine ajoute de son côté : « Nous ne nous contentons pas de montrer des chefs-d’œuvre impressionnistes ou postimpressionniste du musée Pouchkine. Nous réparons une injustice en dévoilant leur provenance et en racontant l’histoire des frères Mikhaïl et Ivan Morozov, qui, par leurs collections, ont voulu créer leur monde idéal. » Et Zelfira Trégoulova, directrice générale de la Galerie nationale Trétiakov poursuit : « L’idée de continuité vient tout naturellement à l’esprit dès lors que l’on s’intéresse aux collections des Frères Morozov, comme si la galerie du cadet avait pour origine celle de l’aîné… En présentant conjointement art français et œuvres majeures de l’art russe, cette exposition témoigne de l’influence incontestable des meilleurs exemples de l’art français sur la création des artistes russes, mais également de leur arrivée quasi simultanée dans une seule et même collection. »

L’exposition avait été présentée en juin 2019 à Saint-Pétersbourg, avec le soutien du mécénat LVMH au Musée de l’Ermitage. Engagé depuis plus de trente ans dans des actions pour l’art et la culture menées en France et dans le monde, le groupe, gestionnaire de la Fondation Vuitton, mène une politique artistique forte et engagée qui participe de la diffusion de l’art pour tous.

Brigitte Rémer, le 28 septembre 2021

Valentin Sérov, « Portrait du collectionneur de la peinture moderne russe et française Ivan Abramovitch Morozov » (1910)

Architecte scénographe : Agence Jean-François Bodin & associés – Signalétique de l’exposition : Agence Yann Stive, en collaboration avec l’Agence c-album, Laurent Ungerer, Anna Radecka, Julien Boulard – Conservation des œuvres, dispositifs muséographiques : Agence Cartel Claire Bergeaud, La Conserve Hughes Terrien – Éclairages Alain Chevalier – Graphisme du catalogue et de l’album de l’exposition Agence c-album, Laurent Ungerer, Anna Radecka, Julien Boulard – Secrétariat du projet Yulia Kokurkina.

Du 22 septembre 2021 au 22 février 2022 – Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne – métro : Sablons – www.fondationlouisvuitton.fr – Le catalogue La collection Morozov, icônes de l’art moderne, publication scientifique de 520 pages est coédité par la Fondation Louis Vuitton et les Éditions Gallimard, (Anne Baldassari, direction du catalogue).

Légendes des tableaux : Pierre Bonnard « La Méditerranée » Triptyque, décoration pour le grand escalier de l’hôtel particulier d’Ivan Morozov, Étude à Saint-Tropez, 1911, Huile sur toile, 407,0 x 152,0 cm chaque panneau, Coll. Ivan Morozov, 1911, commandé en janvier 1910, Musée d’État de l’Ermitage, Saint Péterbourg – Natalia Gontcharova « Verger en automne », Région de Kalouga, 1909, Huile sur toile, 82,0 x 101,0 cm, Coll. Ivan Morozov, automne 1913, Galerie nationale Trétiakov, Moscou, © Adagp, Paris 2021 – Valentin Sérov « Portrait du collectionneur de la peinture moderne russe et française Ivan Abramovitch Morozov », Moscou, 1910, Tempera sur carton, 63,5 × 77 cm, Galerie Trétiakov, Moscou.

Art /Afrique, le nouvel atelier

© Kudzanai Chiurai

Les Initiés et Être là, deux expositions sur l’art africain, à la Fondation Louis Vuitton, ainsi qu’une sélection d’œuvres africaines réalisée à partir de la Collection de la Fondation.

La saison de l’art africain bat son plein. Après les deux expositions Afriques Capitales à la Grande Halle de La Villette et Vers le Cap de Bonne Espérance à la Gare Saint-Sauveur de Lille présentées par Simon Njami (cf. nos articles des 22 avril et 9 mai) la Fondation Vuitton met à l’honneur les Afrique(s) en trois dimensions.

Les Initiés réunit une sélection d’œuvres de quinze artistes emblématiques de la collection d’art contemporain africain de Jean Pigozzi, présentée pour la première fois à Paris. Le photographe et collectionneur rencontre l’art africain contemporain par l’exposition Magiciens de la terre présentée à la Grande Halle de La Villette en 1989, en partenariat avec le Centre Georges Pompidou. Riche héritier d’une firme automobile il est littéralement subjugué par ce qu’il voit et décide de s’investir dans sa nouvelle passion artistique, et d’investir. Il en rencontre la cheville ouvrière, un spécialiste de l’art africain et commissaire d’expositions indépendant, André Magnin et lui donne carte blanche pour le guider vers les œuvres d’artistes africains vivant dans leurs pays d’origine. Il faut beaucoup de temps pour dénicher les oeuvres et les artistes enclavés dans certains pays. Magnin sillonne les terres d’Afrique subsaharienne – francophones, anglophones et lusophones -. Pigozzi et Magnin se fixent trois règles : les artistes, originaires d’Afrique noire, doivent y vivre et y travailler ; ils ne s’inscrivent dans aucun formatage, ne viennent d’aucune école particulière, leur démarche est totalement libre ; les œuvres s’élaborent et se constituent comme des ensembles significatifs. Au fil des ans se sédimente la collection que Jean Pigozzi fait aujourd’hui partager. Eclectique, l’ensemble couvre tous les médiums – peintures, sculptures, photographies, vidéos et installations -. Elle réunit des œuvres percutantes. Pour n’en citer que quelques-unes : La Cité des étoiles pour métal, plastiques, bois, ampoules et composants électriques de Rigobert Nimi, de République Démocratique du Congo dont le manifeste dit « L’imagination et la recherche ne dépendent pas de la pauvreté ou du confort » ; du même pays les huiles sur toile de Moké, qui a commencé à peindre avec les doigts sur de petits morceaux de carton, à l’âge de douze ans et dont est présentée ici la toile Nuit chaude à la Cité ; les photographies en noir et blanc grands formats, de Malick Sidibé, du Mali, sur la danse des années 60 à 70 du twist aux Beatles en passant par une Nuit de Noël chaloupée ; celles de Seydou Keïta qui fait prendre la pose devant des fonds en wax avec un signe de modernité comme scooter ou poste de radio ; La colonisation de Pascale Marthine Tayou – qui présentait d’impressionnantes maisons à l’envers dans Afrique(s) capitales – aux pierres de couleurs et formes variées formant une galaxie reliant ciel et terre ou encore ses Indépendances ChaCha où il joue avec les cinquante-trois drapeaux des états africains et avec la carte de l’Union Africaine, sur un tapis vert. « Nous sommes tous la somme de mélanges, de rencontres, de pensées » constate-t-il ; les grandes statues de terre cuite de Seni Awa Camara, du Sénégal, artiste initiée à ces techniques dans son village natal, par sa mère ; les acryliques flashy de Chéri Samba ; les extraordinaires dessins de Abu Bakarr Mansaray, du Sierra Leone, pour crayon graphite, crayon de couleur et feutre sur papier, avec Alien Resurrection ; les aquarelles sur papier de Barthélémy Toguo et les coiffures les plus sophistiquées photographiées par J.D.’Okhai Ojeikere, du Nigéria. Une magnifique collection à quatre mains – celles de Jean Pigozzi et André Magnin – aux œuvres multiformes, où se croisent créativité, énergie, humour et poésie.

Le deuxième volet d’Art Afrique présenté à la Fondation Louis Vuitton s’intitule Être là, et se fait l’écho de la scène contemporaine d’Afrique du Sud, une des plus dynamiques du continent africain tant par ses institutions et universités que par ses galeries. Trois générations d’artistes y sont présentes :

Être là – La première génération aujourd’hui internationalement reconnue, des figures de référence portées par le militantisme sous l’apartheid, comme Jane Alexander avec son impressionnant Infantry with Beast une troupe de vingt-sept individus à tête de chiens marchant au pas cadencé sur un tapis rouge ; David Goldblatt et ses photographies entre noir et blanc ou couleurs selon le degré de sa colère, qui documentent l’histoire de son pays ; l’immense William Kentridge au carrefour des disciplines mêlant arts plastiques, performance, théâtre et opéra – dont les opéras « prolétaires » créés sous la Révolution culturelle chinoise entre 1966 et 1976 : partant de dessins au fusain qu’il filme, il composent les plans et superpose les images au fur et à mesure par apparition et effacement, avec des silhouettes marchant en procession vers une destination inconnue ; David Koloane parle des townships d’Alexandra et de Soweto où il a grandi et des chiens errants « symboles du traitement inhumain subi au temps de l’apartheid » ; après avoir débuté comme journaliste, Sue Williamson développe son travail de plasticienne par des images en regard de l’actualité et de l’histoire de son pays. Ces artistes restent au plus près de l’évolution historique et ont une véritable résonance auprès des jeunes artistes.

Être là – La seconde génération née dans les années 1970 travaille sur les identités plurielles et la défense de certaines minorités. Elle est représentée par des personnalités telles que Nicholas Hlobo qui cherche la « façon dont s’articule son pays avec le reste du monde » ; Zanele Muholi qui se définit comme une « activiste visuelle » et s’intéresse à la communauté lesbienne, marginalisée « la photo n’a pas de genre dit-elle » ; Moshekwa Langa, qui recompose mentalement une carte sur laquelle figurerait son village et travaille sur la notion d’atlas mondial avec des toiles de coton, de la terre et du vernis.

Être là – La troisième génération utilise différents médiums tels qu’installations, photographies, peintures, œuvres textiles, vidéos etc… Née après les années 1980 elle participe à l‘élaboration d’une identité spécifiquement sud-africaine de manière plus distanciée et individuelle avec la conviction d’avoir un rôle à jouer. Être là est pour eux essentiel : Jody Brand photographie des personnages, notamment des femmes, posant en intérieur ou en extérieur, « ma mission, dit-elle, est d’interroger les représentations actuelles des minorités » ; Kudzanai Chiurai mêle dans ses photographies monumentales geste expressionniste et images de la culture populaire, et parodie l’occident regardant l’Afrique ; Lawrence Lemaoana questionne le langage politique et médiatique par ses broderies sur coton ; avec ses huiles sur toile, Thenjiwe Niki Nkosi travaille sur la la notion de héros, traverse l’Histoire, l’écriture et la fabrication des mythes ; Athi-Patra Ruga cherche « l’énergie de communiquer » à travers ses tapisseries de laine ; Bogosi Sekhukhuni mêle art et technologies numériques ; par des installations, performances, photographies et vidéos, Buhlebezwe Siwani développe une œuvre à partir de son corps ; Kemang Wa Lehulere lui, présente une oeuvre pour valises, terre, herbe, tableau noir, pupitres de récupération et porcelaine et travaille entre abstraction et figuration. Prolongeant l’exposition, À propos d’une génération montre le travail des photographes Sud-Africains Graeme Williams, Kristin-Lee Moolman et Musa Nxumalo et dévoile les portraits contrastés d’une certaine jeunesse sud-africaine, notamment celle des born-free marquée par des réalités plurielles. L’Afrique du Sud toutes générations confondues est une impressionnante ruche pour la création, les langages inventés, la fantaisie, la gravité. Elle parle, témoigne, danse et regarde le monde. Elle est regardée par le monde.

Le troisième volet d’Art/Afrique, complémentaire des deux premiers, présente la Collection de la Fondation Louis Vuitton avec une sélection d’œuvres d’artistes africains ou d’ascendance africaine à partir de leurs photographies, peintures, sculptures et installations. L’Afrique du Sud est une nouvelle fois à l’honneur avec ses deux grands, William Kentridge et David Goldblatt : le premier avec de grands dessins de papiers découpés et assemblés sur les murs, autre direction de son travail en dialogue avec l’image animée de son installation vidéo monumentale : « Je pratique un art politique, c’est-à-dire ambigu, contradictoire, inachevé, orienté vers des fins précises, un art d’un optimisme mesuré, qui refuse le nihilisme » ; le second, Goldblatt, avec Student Protests, une série de photographies sur les récentes manifestations étudiantes liées à la forte augmentation des droits d’inscription et avec Intersection, une série sur la notion de frontières, fleuves et cultures : « Je suis né dans le contexte de l’Afrique du Sud, et c’est la compréhension de ce pays qui m’aide à juger du moment où j’interviens. » On y retrouve aussi les photographies de plus jeunes comme Zanele Muholi et Kudzanai Chiurai, et celle de Santu Mofokeng avec Train Church, série réalisée dans le train qui relie le township de Soweto à Johannesburg, trajet épuisant et dangereux ; Omar Victor Diop qui se costume et met en scène jouant entre figures historiques et accessoires contemporains liés au football ; Robin Rhode qui mélange performance, dessin et film avec une économie de moyens rappelant l’art du graffiti. On y trouve les peintures oniriques d’Omar Ba, les portraits et « suggestions de personnes » de Lynette Yiadom-Boakye, les dessins de Barthélémy Toguo qui crée un langage entre traditions occidentales et africaines ; Chéri Samba avec ses tableaux dont J’aime la couleur, « la couleur c’est l’univers, l’univers c’est la vie, la peinture c’est la vie » dit-il. Il y a aussi côté sculpture l’interprétation des objets usagés de Romuald Hazoumè de Porto-Novo, les coiffures et perruques-bâtiments du béninois Meschac Gaba, le film d’animation de la kenyane Wangechi Mutu qui crée des créatures fantasmatiques à partir de la femme noire. La collection est riche, ouverte tant dans les pays que dans les techniques représentés.

La Fondation Vuitton s’est mise à l’écoute de l’art africain, et la magnifique architecture de Franck Gehry lui va si bien. Art /Afrique, le nouvel atelier investit tous les espaces et permet la flânerie à travers les hauteurs – réinterprétées délicieusement en jaune, blanc, bleu ou rose – et les transparences, les recoins dérobés, les vues en contre plongées, les dégradés de niveaux. Le spectateur-voyageur est convié à ce parcours onirique et inventif destination les Afrique(s), continent mosaïque aux ressources artistiques infinies, témoin à la lecture du passé des imaginaires d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 6 juin 2017

Les Initiés, œuvres de : Frédéric Bruly Bouabré, Seni Awa Camara, Calixte Dakpogan, John Goba, Romuald Hazoumè, Seydou Keïta, Bodys Isek Kingelez, Abu Bakarr Mansaray, Moké, Rigobert Nimi, J.D. ‘Okhai Ojeikere, Chéri Samba, Malick Sidibé, Barthélémy Toguo et Pascale Marthine Tayou – Exposition conçue par la direction artistique de la Fondation Louis Vuitton en étroite collaboration avec Jean Pigozzi : commissaire général Suzanne Pagé – conseiller André Magnin – commissaires Angéline Scherf et Ludovic Delalande.

Être là, Afrique du Sud, une scène contemporaine, œuvres de : Jody Brand, Kudzanai Chiurai, David Goldblatt, Nicholas Hlobo, William Kentridge, David Koloane, Zanele Muholi, Moshekwa Langa, Lawrence Lemaoana, Kristin-Lee Moolman, Thenjiwe Niki Nkosi, Musa Nxumalo, Athi-Patra Ruga, Bogosi Sekhukhuni, Buhlebezwe Siwani et Kemang Wa Lehulere, Graeme Williams, Sue Williamson – Commissaires d’exposition Suzanne Pagé et Angéline Scherf, avec Ludovic Delalande et Claire Staebler.

La Collection de la Fondation Louis Vuitton, œuvres de : Omar Ba, Kudzanai Chiurai, Omar Victor Diop, Meschac Gaba, David Goldblatt, Romuald Hazoumè, Rashid Johnson, William Kentridge, Santu Mofokeng, Meleko Mokgosi, Zanele Muholi, Wangechi Mutu, Robin Rhode, Chéri Samba, Barthélémy Toguo, Lynette Yiadom-Boakye – Suzanne Pagé, directeur artistique de la Fondation.

Du 26 avril au 28 août 2017 – Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, 75116 Paris (Bois de Boulogne). Métro : Les Sablons – Site www.fondationlouisvuitton.fr – Horaires hors vacances scolaires : ouvert les lundi, mercredi et jeudi de 12h à 19h – Vendredi de 12h à 21h et jusqu’à 23h le premier vendredi du mois – Samedi et dimanche de 11h à 20h. Horaires pendant les vacances scolaires : ouvert tous les jours de 10h à 20h – Nocturne le vendredi de 10h à 23h.