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Splendeurs et Misères

D’après Les Illusions perdues d’Honoré de Balzac – création dirigée par Paul Platel, Théâtre des Évadés – au Théâtre de l’Épée de Bois/Cartoucherie de Vincennes.

© Fabrice Robin.

C’est bien difficile d’écrire sur Les Illusions perdues quand une autre mise en scène vous reste en tête, en l’occurrence celle de Pauline Bayle que nous avions évoquée dans un article du 26 septembre 2021 et qui avait obtenu le Grand Prix du Syndicat de la critique pour le meilleur spectacle théâtral de l’année 2021. C’est comme une chanson, ça ne vous quitte pas.

Donc, reprenons… L’action se passe à Angoulême où le jeune Lucien de Rubempré né Chardon, rêve de gloire littéraire après avoir écrit quelques sonnets. Dans son environnement provincial où très tôt il s’ennuie, il y a David Séchard un ami proche depuis l’école, qui l’aidera financièrement malgré ses difficultés budgétaires après le rachat trois fois son prix de l’imprimerie paternelle, et qui épousera Ève, sa sœur. Tous deux lui sont proches et croient en son talent.

© Fabrice Robin.

Le beau et fringant Lucien de Rubempré (Gaétan Poubangui) décide alors de monter à Paris, prêt à en découdre, car plein d’ambition. Il est accompagné de sa protectrice, Louise de Bargeton (Marianne Giropoulos) qui a de la famille dans la haute société de la capitale en la personne de la marquise d’Espard (Manon Xardel). À peine arrivé à Paris il est regardé de très haut par le cercle des aristocrates, lui, le roturier. La soirée à l’Opéra le montre dans sa maladresse, en dépit de ses efforts et malgré son beau costume loué dans lequel il a quand même fière allure. Il peine à gommer ses origines et Mme de Bargeton le laisse très vite tomber craignant pour sa réputation, car les ragots sur les origines de son protégé vont bon train : son véritable nom est en effet Chardon, quoi de plus ordinaire et il est fils de pharmacien, de Rubempré n’étant que le nom d’emprunt à sa mère. Âprement moqué, Lucien se réfugie dans une mansarde et se met à écrire un roman. Avec un certain orgueil il croit en ses forces et en son talent.

Chez Balzac, Lucien de Rubempré est le personnage principal des Illusions perdues, publié en trois parties entre 1837 et 1843, et celui de Splendeurs et misères des courtisanes, publié entre 1838 et 1847, mais il est évoqué tout au long de La Comédie humaine, qui compte plus de quatre-vingt-dix ouvrages et représente une véritable radiographie de la société de l’époque. Dans Illusions perdues, à la source du spectacle, Balzac conte l’histoire de l’ascension et de la chute de Lucien de Rubempré et nous propose de le suivre à travers déceptions et désillusions dans son apprentissage du monde et des bonnes manières, dans sa recherche de moyens de survie dont la découverte du journalisme et de l’édition, dans son observation naïve et décalée des intrigues, des cercles fermés et du monde du jeu, dans sa volonté sans limite de reconnaissance littéraire.

© Fabrice Robin.

De Rubempré pénètre ces cercles d’édition et du journalisme, d’après Balzac tous plus ou moins plongés dans des affaires de corruption, et tente d’y faire ses armes. Il a pourtant reçu une mise en garde du journaliste Etienne Lousteau (Nicolas Katsiapis) mais ne l’entend pas : « Vous vous mêlerez à d’horribles luttes…Ces combats ignobles désenchantent l’âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte… Il en est temps, abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d’ambitions, et ne vous déshonorez pas comme je le fais pour vivre. » Le jeune poète tente d’être publié chez Dauriat, propriétaire de revue et éditeur à la mode, tenant une librairie près du Palais-Royal. Ce dernier refuse d’abord ses textes, puis les accepte au moment où Lucien monte dans la hiérarchie et accède au statut de critique, travaillant pour différents journaux. Pris à son propre piège, à son tour il renie ses valeurs et entre dans les compromissions ; il s’y brûle les ailes. L’article au vitriol qu’il fait paraître sur Raoul Nathan (Willy Maupeti), un des auteurs de l’écurie Dauriat avec qui il règle ses comptes, met le feu aux poudres. Sa chute en sera d’autant plus douloureuse. « Changes-tu le fond de mes articles ? » demande-t-il à un moment à Andoche Finot, le directeur du journal (Jason Marcelin-Gabriel).

© Fabrice Robin.

Dans la première partie du spectacle, on suit la migration de Lucien de Rubempré, d’Angoulême à Paris puis sa solitude inspirée, dans la capitale. Il met en place un système de défense pour pénétrer les milieux littéraires et les persuader de son talent, leur faire connaître ses travaux d’écriture, prendre sa revanche avec l’aristocratie parisienne. La scénographie illustre bien le clivage des classes sociales, du plus bas au plus haut par un jeu de praticables de différents niveaux, mobiles, manipulés par les comédiens pour construire et signifier divers espaces dont la salle de presse où s’affichent les journaux ; le choix des costumes appelle les années 80 (scénographie et costumes, Estelle Deniaud, accompagnée de Cécile Carbonel). Il y a la mobylette et les couleurs d’Angoulême, la ville natale de Lucien et les gens qui lui sont chers, l’opéra derrière le rideau rouge, l’ambitieux poète, au café, entouré de quelques étudiants, essayant au téléphone de contacter les éditeurs et de présenter ses écrits. Gaétan Poubangui interprétant Lucien de Rubempré – qui a déjà travaillé sous la direction de Paul Platel dans ses deux précédents spectacles – habite finement le personnage. Les lumières traduisent des atmosphères qui nous transportent aussi d’un endroit à l’autre avec des jeux d’ombre sur les murs et des pleins feux sur la corruption, (création lumière et régie Ugo Perez Andreotti, accompagné de Arthur Pôtel et Samuel Zucca).

© Fabrice Robin.

Il y a des moments de narration extraits du roman portés par différents acteurs, qui se superposent au langage de la vie quotidienne parisienne et de la débrouille, à celui du trafic littéraire et de la corruption. Le second temps du spectacle – qui s’étire, et où l’anti-héros de Rubempré, disparaît un peu trop au profit des circonvolutions des cercles d’éditeurs et caprices du journalisme – met en exergue ce chantage entre la presse et les milieux éditoriaux ; intimidation et menaces ainsi que cabales savamment orchestrées finiront par le broyer. Il y a Coralie, l’actrice interprétant Ruy Blas qui s’est donnée au plus offrant et qui se fait huer sur scène. En contrepoint, Lucien trouve un peu de camaraderie parmi les gens du Cénacle dans lequel il est admis et qui se réunissent au Louvre, cénacle composé d’intellectuels et d’artistes dont Daniel d’Arthez, écrivain sans le sou avec qui il sympathise. Le spectacle montre les étapes d’un début d’ascension puis d’un écroulement dans lequel chaque acteur tient plusieurs rôles. On s’y perd donc un peu vu la richesse du texte de Balzac. Le burlesque voulu a du mal à prendre et frôle par moments la caricature dans la représentation du milieu journalistique et éditorial, la dérision étant dans le texte, inutile de surligner ou alors il y faut plus de maitrise. On a beau chercher pour référence les caricaturistes du XIXème siècle qui fleurissaient grâce aux avancées techniques de l’imprimerie, l’enthousiasme de la troupe qui déborde un peu trop, apporte plutôt un côté foutraque.

Paul Platel a créé le Théâtre des Évadés en 2018 et présenté deux spectacles en 2021 et 2022 : Je me souviens, fresque sociale d’un village menacé par la disparition (cf. notre article du 15 juillet 2022) et Pardon Abel – l’histoire de deux frères aux parcours et sensibilités différentes, il en signait les textes ainsi que les mises en scène. Adapter Balzac est ambitieux la matière est plus que dense et mène donc à certaines simplifications, d’un niveau de langage à l’autre. Le spectacle a de bons moments et fonctionne avec fluidité en son premier tiers, il s’alourdit ensuite quand le texte devient démonstratif et que la rigueur du jeu se perd.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2024

Avec : Marianne Giropoulos, Nicolas Katsiapis, Jason Marcelin-Gabriel, Willy Maupetit, Gaétan Poubangui, Manon Xardel – collaboratrice artistique Laure Sauret – création lumière et régie Ugo Perez Andreotti, accompagné de Arthur Pôtel et Samuel Zucca – musique Tom Ouzeau – scénographie et costumes Estelle Deniaud, accompagnée de Cécile Carbonel.

22 février au 10 mars 2024, du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 16h30 au Théâtre de l’Épée de bois / Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris. Tél. : 01 48 08 39 74 – site : www.epeedebois.com