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Je poussais donc le temps avec l’épaule

© Laurencine Lot

D’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust – adaptation et jeu Serge Maggiani – mise en scène Charles Tordjman – compagnie Fabricca – à l’Espace Cardin/Théâtre de la Ville.

C’est une invitation au voyage adressée par Serge Maggiani narrateur, au spectateur. Invitation à fendre ce récit du temps écoulé comme on fend la bise, ou bien le bois, à travers les évocations de l’auteur qui tourbillonnent comme des ressassements, en de longues phrases lancinantes. On est dans la narration à la première personne et les émotions pures, dans l’enfance et le temps suranné. « Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : je m’endors… »

Avec Du côté de chez Swann, le premier tome de ce célèbre monument qu’est A la recherche du temps perdu, écrit entre 1906 et 1922 et qui sera suivi de six autres volumes – A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe I et II, La Prisonnière, Albertine disparue et Le Temps retrouvé – Marcel Proust parle de son enfance. Fils d’un médecin originaire d’Eure-et-Loire, et de Jeanne Weil, une bourgeoise très cultivée, il passe de nombreux étés à Illiers, chez sa tante Léonie. Sur scène, Serge Maggiani soudain, par les mots qui transpercent la mémoire, devient ce petit garçon aux peurs enfantines dans l’attente du baiser maternel, le soir avant de s’endormir : « C’est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, était là, maman ne  montait  pas dans ma chambre… » Vêtu d’un grand manteau noir (costumes Yohji Yamamoto) sa silhouette se détache sur un fond blanc immaculé qui décline ses fondus enchaînés du rose au lilas, et s’enfonce jusqu’au bleu le plus intense. On se croirait dans un refuge sous la Mer de glace ou dans une boîte tapissée pour amortir les écorchures de cette fin d’un monde réel et du temps de l’enfance, perdu à jamais (scénographie Vincent Tordjman, lumières Christian Pinaud). L’acteur ne porte pas de chaussures et glisse comme en apesanteur, ajoutant à l’étrangeté. Il dit lui-même : « C’est une sorte de vaisseau spatial où je marche comme sur un coussin d’air. »

Maggiani-Proust nous emmène, à travers ses impressions au soleil levant, chez sa tante, à Combray, entouré de coquelicots et de bleuets, d’aubépines odorantes et de lilas. « C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. » On le suit dans l’éveil de la sensualité observant discrètement Mademoiselle Swann : « Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui. » Il relate l’expérience de la mythique madeleine : « Quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoit été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint Jacques. » Plus tard, il s’en souvient encore… « Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. »

Et après Combray, Maggiani fait vivre Guermantes puis Balbec où l’exploration des chemins d’initiation et espaces intérieurs de Proust se poursuit, par une observation méticuleuse et pleine de tendresse, chez sa grand-mère, qu’il voudrait toujours présente. Dans les paroles qu’il échange avec son père, c’est la mort qu’il interroge : « Perdue pour toujours, je ne pouvais comprendre… Mais dis moi, toi qui sais, ce n’est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n’est pas vrai tout de même, malgré ce qu’on dit, puisque grand-mère existe. » A la précision des événements disséqués au scalpel et consignés par l’auteur, répond la précision du geste ébauché ou retenu du narrateur qui joue ces nocturnes avec beaucoup de finesse et d’émotion. Avec Charles Tordjman qui le met en scène ils n’en sont pas à leur coup d’essai, ils avaient ensemble monté une première fois ces textes en diptyque (Temps I et Temps II, présentés à Chaillot en 2004). Ils recréent aujourd’hui le Temps I sous le titre emprunté à Saint-Simon, Je poussais donc le temps avec l’épaule, plusieurs fois cité dans le texte de Proust. Le Temps II, retrouvé, suivra. A certains moments le labyrinthe des mots se suspend par des moments musicaux où les violoncelles fougueux et mélancoliques viennent couper le souffle de part et d’autre de la scène dans une musique librement inspirée du sublime State of shock de Tom Cora.

Au grand auteur devenu mythe, Marcel Proust, répondent la voix, le geste et l’émotion d’un superbe acteur, Serge Maggiani au parcours discret et exemplaire dans ses rêveries théâtrales, de Claude Régy à Antoine Vitez, en solo, duo (avec Teresa Mota, ce fut Ode Maritime de Fernando Pessoa sous le regard de Richard Demarcy) et collectif. Il poursuit son chemin dans la troupe du Théâtre de la Ville et a joué dans Rhinocéros de Ionesco, Victor ou les Enfants au pouvoir de Vitrac, Le Faiseur de Balzac, L’État de siège d’Albert Camus et Les Sorcières de Salem d’Arthur Miller, spectacles mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota.

Par Je poussais donc le temps avec l’épaule, Maggiani-Tordjman nous font traverser l’éternité avec intensité et, comme le disait Rimbaud quelque temps avant Proust, « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Éternité. C’est la mer allée Avec le soleil… » L’intimité incandescente est bien au rendez-vous de ce roman d’apprentissage évoquant la mémoire et le temps, les secrets, les désirs et les feuilles mortes.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2019

Avec Serge Maggiani – scénographie Vincent Tordjman – musique librement inspirée de Tom Cora – lumières Christian Pinaud – costumes Yohji Yamamoto – conseillère artistique Pauline Masson. Le texte est édité par le Théâtre de la Manufacture/CDN Nancy-Lorraine, 2001.

Du 3 au 25 juin 2019 à 20h, Espace Cardin-Studio/Théêtre de la Ville, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com