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Anna Karénine

Texte Léon Tolstoï – adaptation Rimas Tuminas, Maria Peters – mise en scène Rimas Tuminas, avec le Théâtre Gesher de Tel-Aviv – spectacle en hébreu surtitré en français – au Théâtre Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux.

©️ Daniel Kaminsky

Né de père russe et de mère lituanienne en 1952, le metteur en scène Rimas Tuminas s’est d’abord formé à l’Académie de musique et de théâtre de Lituanie, puis à l’Académie russe des arts du théâtre de Moscou. De 1979 à 1990 il a travaillé comme metteur en scène au Théâtre national d’art dramatique de Lituanie qu’il a ensuite dirigé de 1994 à 1999, a fondé le Théâtre Maly à Vilnius en 1990 et dirigé le Théâtre Vakhtangov de Moscou de 2007 à 2022. Rimas Tuminas a quitté Moscou quelques jours après la déclaration de guerre avec l’Ukraine, marquant ainsi son désaccord et n’a pu rester en Lituanie, son pays menaçant de fermer son théâtre, en représailles à son long séjour en Russie. Contraint à l’exil, il est parti pour Tel-Aviv où une autre guerre l’a rattrapé. C’est avec neuf acteurs/actrices du Théâtre Gesher de cette ville, eux-mêmes marqués par des liens étroits avec la culture russe, qu’il a mis en scène Anna Karénine dans une vibrante transcription de l’esprit et de l’âme russes, à travers une esthétique très épurée.

©️ Daniel Kaminsky

Grande fresque de la littérature russe, le roman de Tolstoï fut publié en 1877, d’abord sous forme de feuilleton. Dans un entrecroisement de couples et l’expression de l’ambivalence des relations et des sentiments humains, se tisse la tragédie : Anna Karénine, mère d’un jeune garçon, Serioja, délaisse son époux Alexeï Karénine, membre éminent du ministère et s’amourache du comte Alexeï Vronski, séduisant jeune officier. Ensemble, ils décident de fuir à l’étranger et partent en Italie, mais peu à peu Vronski s’ennuie et regrette l’abandon de sa carrière militaire. De retour en Russie et quittant les conventions de la haute société russe, Anna et Vronski vivent en marge, ce qui suscite autour d’eux à la fois admiration et réprobation. Elle, met au monde une petite fille et fait face à des problèmes de santé. Le mari d’Anna, Alexéï Karénine, lui demande de sauver les apparences en respectant les conventions sociales de base et se plie à de nombreuses concessions face à l’ambiguïté de sa femme, par moments pleine de culpabilité pour l’avoir trahi et pour avoir abandonné leur fils. Autour des protagonistes, deux autres couples : Kitty, une jeune adolescente d’abord amoureuse de Vronski, qui, dans un premier temps éconduit Constantin Lévine, propriétaire terrien aux idées progressistes et solitaire installé à la campagne, avant de prendre conscience de son erreur et de décider de l’épouser quelques, années plus tard. Levine est le porte-parole de l’auteur ; Oblonski, frère d’Anna Karénine symbole de l’oisiveté dans ses vies parallèles, meilleur ami de Lévine et qui deviendra son beau-frère ; son épouse, Dolly Oblonska, mère de sept enfants dont deux sont morts.

©️ Daniel Kaminsky

La théâtralisation d’Anna Karénine, dans l’adaptation et la mise en scène de Rimas Tuminas, passe par une scénographie dépouillée : trois bancs côté jardin, deux chaises de l’autre côté, des costumes en noir et en blanc et des acteurs magnifiquement dirigés. « Il faut faire le vide pour arriver à l’homme » dit le metteur en scène qui précise : « En adaptant Anna Karénine, j’ai soustrait du roman toute forme de moralisme. » On est face à une critique de l’aristocratie russe oisive du XIXème, déconnectée du réel. La séduisante Anna Karénine, femme de feu et passionaria affichant librement sa capacité d’émancipation est ici magnifiquement interprétée par Efrat Ben-Zur. Tout passe par l’intensité du jeu, pour elle comme pour ceux qui l’entourent et son apparente légèreté est entrecoupée d’accès de culpabilité notamment à l’égard de son fils, qu’elle ne voit plus. La naissance d’une petite fille conçue avec Vronski, la fragilise et elle perd pied, jusqu’à l’acte suprême du suicide où elle se jettera sous un train.

©️ Daniel Kaminsky

Anna Karénine est une œuvre romanesque et hybride en même temps que sombre, elle lance de nombreuses pistes et se termine en drame. Rimas Tuminas lui donne une grande puissance et beaucoup de grâce. Reconnu au plan international, le metteur en scène a souvent été primé. Il a présenté à Paris en 2019, Oncle Vania de Tchekhov avec le Théâtre Vakhtangov, ainsi qu’Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine, que la troupe avait joué à la MC93 Bobigny, en 2014. Le Théâtre Vakhtangov fut un lieu d’excellence théâtrale fondé en 1913 par Evgueny Vakhtangov, metteur en scène, autour d’un groupe de jeunes étudiants qui suivait les cours d’art dramatique du Studio des étudiants et travaillait selon la méthode Stanislawski. Il avait créé cette troupe d’avant-garde, au départ sans feu ni lieu, appelée le troisième studio du Théâtre d’Art qu’il avait installée, quelque temps plus tard, dans un somptueux hôtel particulier situé au 26 rue Arbat. La première pièce présentée fut Le Miracle de Saint-Antoine, de Maurice Maeterlinck.

À son tour, Rimas Tuminas se trouve sans feu ni lieu, ce qui ne l’empêche pas de créer là où on le lui propose. Dans un contexte austère et une économie de moyens, il donne aujourd’hui une lecture d’Anna Karénine empreinte de modernité dans laquelle la mathématique des couples fluctue entre passion et raison. Même si elle semble forte, à travers ses hésitations, le personnage d’Anna s’inscrit dans un clair-obscur plus complexe qu’il n’y paraît. Pour elle le sens de la vie a fini par s’absenter.

Brigitte Rémer, le 10 février 2024

©️ Daniel Kaminsky

Avec les comédiens du Théâtre Gesher de Tel-Aviv : Efrat Ben-Zur, Anna Karénine – Gil Frank, Alexéï Karénine – Miki Leon,  Constantin Lévine – Alon Friedman, Stiva – Avi Azoulay, Alexéï Vronski – Karin Serouya, Dolly – Yuval Yanai, Doron Tavori, Sergeï Lévine, frère de Constantin – Roni Einav, Kitty – Nikita Goldman, Kokh. Scénographie Adomas Jacovskis – costumes Olga Filatova – musique Giedrius Puskunigis – lumière Gleb Filshtinsky – son Michael Vaisburd – chorégraphie Anželika Cholina – assistante mise en scène Katia Sassonskaya – traduction en hébreu, Roy Chen. .

 Du 17 au 28 janvier 2024, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 17h, Théâtre Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau, 92330. Sceaux – Tél. : 01 46 61 36 67 – site : www.lesgemeaux.com

Eugène Onéguine

© Théâtre Marigny

D’après Alexandre Pouchkine, par le Théâtre Vakhtangov de Moscou, adaptation et mise en scène de Rimas Tuminas – traduction en français André Markowicz – spectacle en version originale, surtitrage de Macha Zonina – Au Théâtre Marigny.

Quelques notes de piano croisent une musique enregistrée et une bande son esquissant dans le lointain un environnement campagnard – hennissements, pépiements d’oiseaux, volées de cloches (musique Faustas Latenas, direction musicale Tatiana Agaeva). Le plateau se compose de praticables de hauteurs différentes disposés à angle droit, et en fond de scène d’une immense surface souple réfléchissante, floutant les personnages qui se dédoublent à l’infini, accentuant l’illusion. Un piano, un guéridon bistrot et quelques chaises côté cour, et un coin retiré où se tient un pèlerin-elfe jouant de la domra, sorte de balalaika. Dans une scénographie remarquable d’Adomas Yatsovskis, éclairée par Maya Shavdatuashvili, chaque acteur construit son univers en apportant l’élément dont il se sert – banc, lit, table etc… De la vodka circule.

Le spectacle débute avec le spectre du meurtre de Lenski par Onéguine, et le chemin se fait à l’envers. Retiré de la vie mondaine de Saint-Pétersbourg, Eugène Onéguine mène une vie solitaire à la campagne dans la propriété léguée de son oncle, jusqu’à ce qu’un jeune poète, Vladimir Lenski, s’installe à côté et qu’ils deviennent amis. Ensemble ils tentent de « tuer le temps » et de séduire deux belles et jeunes sœurs, leurs voisines. Lenski, au look de Méphisto, choisit Olga boucles blondes, figure poupine, collée à son accordéon. Tatiana, plus fermée et secrète, plus vibrante aussi, plus impétueuse, choisit Onéguine. « Vous voir est une fête » lui avoue-telle avant de se déclarer ouvertement par une lettre brûlante et passionnée :« Je suis à toi, tu me venais en rêve… » La lettre passe entre toutes les mains et se déchire. Après un étrange moment de silence, Onéguine la repousse. « Le bonheur me reste hostile » lui répond-il.

Tatiana raconte à sa nourrice le cauchemar qu’elle a fait, véritable conte fantastique au milieu d’animaux étranges et de nature, cauchemar au cours duquel elle a la vision d’Onéguine tuant Lenski. « Qui donc es-tu, un ange ou un démon au charme étrange ? » Par pur désoeuvrement Onéguine se tourne vers Olga, piquant la jalousie de Lenski, qui le provoque en duel et en mourra. La scène sera tristement prémonitoire car Pouchkine lui-même, provoqué en duel par un courtisan de sa femme, sera tué, en 1837. Tatiana part à Moscou et se range en épousant un vieil aristocrate. Et quand Onéguine vient lui avouer ses regrets, elle garde sa dignité et se détourne à son tour. « Et le bonheur était si proche… » dira-t-il. Les personnages ont chacun leur double : il y a deux jeunes Onéguine et deux Lenski qui glissent de l’un à l’autre avec fluidité, jouant sur le principe de l’illusion et de la perte des repères. Il y a une seconde Tatiana, celle qui décrit son rêve. « Tu te perdras ma douce belle… » lui dit la nourrice.

Un corps de ballet classique accompagne la pièce de ses intermèdes chromos, mis en mouvement sous la baguette d’une Maître de danse à la personnalité musclée et de son répétiteur-ange gardien (chorégraphie Anzelica Cholina). Une parodie de fête, avec chansons, poèmes et mimodrames, ponctue le fil de l’histoire. Les costumes (de Maria Danilova) et maquillages (d’Olga Kalyavina) participent de l’interprétation de l’époque, de même que divers personnages dessinent les chroniques de la vie russe – la nourrice, le paysan, les militaires témoins du duel, entre autres. La mise en scène est éclatante et mêle tradition et fantaisie par images et symboles. Ainsi la partie de billard par les gestes désynchronisée des joueurs ; le banc remisé sur lequel les deux sœurs aimaient à se retrouver ; l’ours du rêve monté sur roulettes et le lièvre blanc malicieux ; la berline qui mène Tatiana à Moscou, sous la neige ; les jeux de miroir et le crêpe noir des costumes ; l’accordéon arrachant son dernier accord et le voile blanc de la mariée obligée ; le livre de Lenski s’enflammant après sa mort ; la mort de la Maître de ballet et les nattes coupées des danseuses en signe de deuil ; la tornade de neige qui ferme le spectacle, autant de signes théâtraux qui font osciller le spectateur entre rêve et réalité.

Né à Moscou en 1799, dans une famille ruinée de la noblesse, Alexandre Pouchkine apprend très tôt de sa nourrice l’amour de la langue russe, par les récits et légendes populaires qu’elle lui raconte et fonde ses recherches poétiques à partir de cette langue populaire. Cet immense roman écrit en vers au cours de son premier exil au Caucase, Eugène Onéguine, est publié par chapitre à partir de 1821 et a subi des coupures. « Certaines strophes numérotées, sont absentes du texte publié par Pouchkine, mais ces strophes coupées n’interrompent en rien le cours de l’intrigue, elles désignent au lecteur des portes qui lui sont interdites » dit André Markowicz, remarquable traducteur qui donne un texte en français immensément poétique.

Tous les acteurs du Théâtre Vakhtangov de Moscou sont éblouissants de présence, de sobriété et de vérité et donnent à leurs personnages une épaisseur profondément inscrite dans le contexte russe, des idéaux de jeunesse aux grands sentiments. Troupe d’avant-garde créée par une poignée d’étudiants moscovites, autour du talentueux acteur et metteur en scène du Théâtre d’Art, Evgueny Vakhtangov, élève et disciple de Konstantin Stanislavski, le Théâtre Vakhtangov a présenté son premier spectacle, Le miracle de Saint Antoine en 1921. Fleuron de la culture nationale russe, il fête aujourd’hui son 100ème anniversaire et débute sa tournée à Paris. Talentueux metteur en scène, (ici assisté de Natalia Menshikova et Natalia Kuzina), Rimas Tuminas en est le directeur artistique depuis 2007. Il sait donner du souffle aux grands textes, diriger les acteurs, élaborer et rythmer des images d’une grande force.

Par la justesse et la précision des acteurs, par l’inventivité du metteur en scène, Eugène Onéguine, transmet une grande émotion où gravité et légèreté, déception et mélancolie se conjuguent dans un romantisme échevelé.

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2019

Avec : Sergei Makovetsky/Aleksei Guskov et Victor Dobronravov : Eugène Onéguine – Oleg Makarov/Vasiliy Simonov : Vladimir Lenski – Eugeniya Kregzhde/Olga Lerman : Tatiana Larina – Irina Kupchenko : « rêve de Tatiana – Maria Volkova/Natalia Vinokurova Olga Larina – Arthur Ivanov : Hussard à la retraite – Lyudmila Maksakova : Nurse, Maître de danse – Ekaterina Kramzina : Pèlerin avec domra – Pavel Tekheda Cardenas : Répétiteur dans la classe de danse – Anna Antonova, Olga Borovskaya, Adelina Gizatullina, Olga Nemogay, Maria Shastina, Ekaterina Simonova, Irina Smirnova, Aleksandra Streltsina, Natalia Vinokurova, Maria Volkova,  Anastasia Zhdanova : Jeunes filles, classe de danse – Anna Antonova : Anissia, économe  – Aleksei Kuznetsov : Monsieur Larine – Elena Melnikova : Madame Larine – Vladimir Beldiyan, Ruben Simonov, Valeriy Ushakov, Yuriy Kraskov, Kirill Rubtsov, Sergey Bataev : les voisins des Larine – Sergey Bataev /Kirill Rubtsov : Uhlan – Maria Rival : Lièvre – Elena Sotnikova : Cousine moscovite – Liubov Korneva : Cousine – Yuriy Shlykov : Prince. Scénographie Adomas Yatsovskis – costumes Maria Danilova – musique Faustas Latenas – chorégraphe Anzelica Cholina – création lumières – Maya Shavdatuashvili – direction musicale Tatiana Agaeva – maquillages Olga Kalyavina – assistantes à la mise en scène Natalia Menshikova, Natalia Kuzina.

Du 20 au 26 septembre 2019, Théâtre Marigny, Carré Marigny. 75008. Paris – métro : Franklin Roosevelt – Site : theatremarigny.fr – tél. : 01 76 49 47 12. Et aussi, du 27 septembre au 3 octobre, Oncle Vania, d’Anton Tchekhov.