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Today Is A Beautiful Day

© Jeronimo Roe

Chorégraphie, interprétation et création sonore de Youness Aboulakoul, dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis – Compagnie Ayoun, au Théâtre municipal Berthelot-Jean Guerrin de Montreuil.

On est plongé dans un univers sombre et abstrait, habité d’une présence étrange, personnage qui apparaît, recouvert de couches métalliques, sorte de casques superposés dissimulant son visage. Il retire, couche par couche, cette peau métal, sur un fond sonore lancinant et lointain.

Le danseur, Youness Aboulakoul, construit son espace visuel et scénique avec lenteur, et cultive le singulier. La musique monte progressivement, emplissant l’espace et accompagne le rituel. Il détourne l’objet premier et élabore une figure mathématique dans l’espace, faite de filins d’acier, figure de l’infini, sophistiquée. Comme une sorte de scarabée, il déplace ensuite quatre néons, qu’il intègre au mouvement. La lumière blanche et crue au départ, raye l’atmosphère noire du plateau, puis se métamorphose en rayons bleus. Les néons se contorsionnent et dansent.

Youness Aboulakoul répand du sable sur le plateau, par des gestes codifiés, ébauche quelques pas de danse traditionnelle, puis il sort et revient, vêtu comme un dieu, d’un blouson doré. Il  porte sur une assiette un gâteau d’anniversaire, qu’il dépose, Today Is A Beautiful Day / Quel beau jour !  allume trois cierges magiques, et disparaît.

Né à Casablanca et vivant à Paris, Youness Aboulakoul présente ici un premier solo. Sa toute première pièce, Logos, un duo, fut créée en 2010, suivie d’un second duo, Les Architectes, entre performance et installation à géométrie variable, réalisé en 2015 avec le chorégraphe et artiste visuel Youness Atbane et présenté au regretté Tarmac. Il est aussi compositeur et développe son propre univers sonore, de la musique et de la danse hip-hop aux musiques traditionnelles marocaines. « Ce que je trouve intéressant, c’est la manière dont la musique parvient à provoquer un état de corps et comment le corps à son tour peut devenir source d’inspiration pour créer des univers sonores » dit-il. Très tôt, la danse l’attire, il la pratique entre sept et quinze ans avant de rencontrer le chorégraphe contemporain Khalid Benghrib, directeur de la compagnie 2K-FAR à Casablanca qui l’engage, à l’âge de seize ans, dans sa pièce Western Palace. Il se forme, par un compagnonnage avec des chorégraphes et artistes de diverses disciplines et collabore avec des chorégraphes, au Maroc comme en Europe, entre autres Olivier Dubois, Radhouane El Meddeb, Ramon Baez, Meryem Jazouli, Rosa Sanchez et Alain Baumann, Filipe Lourenço, Bernardo Montet, Christian Rizzo.

Son spectacle, Today Is A Beautiful Day, est de l’ordre de la performance et de la déconstruction, on se laisse dériver. Il est élaboration et représentation d’un univers mental dans un environnement visuel, d’une sophistication sensible, d’une métamorphose en cours comme la chenille devient papillon. L’objet est réalisé avec un grand soin et une maîtrise parfaite, en concentration et tension. Ça ne danse pas, ou peu, ça pense. Autour du spectacle, Youness Aboulakoul réfléchit au thème de la violence mais n’en apporte aucune matérialité ni réalité, la pièce est plutôt douce et aspire le temps, dans la spirale de son geste artistique. Le travail avec les objets, le son, la lumière et l’espace entrent en résonance avec le mouvement, pensé et maîtrisé.

Le champ de la danse et celui des musiques électroniques en écho, composent sa sphère d’intervention première, nourrie des arts visuels. Autant dire qu’il dialogue entre les disciplines artistiques et développe une pratique expérimentale qui cultive le mystère. Certaines énigmes, pour le spectateur, restent à résoudre. Mais peut-être n’y a-t-il « rien à saisir » comme le dit Barthes dans son Empire des Signes, seulement quelque chose à ressentir.

Brigitte Rémer, le 29 octobre 2020

Conception, chorégraphie et interprétation Youness Aboulakoul – regard extérieur Youness Atbane – lumières Omar Boukdeir – création sonore Youness Aboulakoul – media design Jéronimo Roé – accompagnement en dramaturgie Gabrielle Cram – régie son : Atbane Zouheir

Vu le 21 octobre 2020, à 19h – Théâtre municipal Berthelot-Jean Guerrin, 6 Rue Marcelin Berthelot, 93100 Montreuil – métro : Croix-de-Chavaux – tél. : 01 71 89 26 70 – site : tmb-jeanguerrin.fr – Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis, tél. :  +33 (0)1 55 82 08 08 – site : www.rencontreschoregraphiques.com

Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis

© Tamar Lamm – “The Swan and the Pimp»

Pendant plus d’un mois et dans treize théâtre partenaires* se sont déroulées les Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis que dirige Anita Mathieu. Vingt-trois chorégraphes ont été invités à présenter leurs créations.

La clôture a eu lieu au Nouveau Théâtre de Montreuil avec deux spectacles de nature radicalement différente : The Swan and the Pimp, dans une chorégraphie de Hillel Kogan, et If you could see me now d’Arno Schuitemaker.

Avec The Swan and the Pimp, Hillel Kogan, chorégraphe et danseur, dramaturge et enseignant, présente le second chapitre d’une trilogie qui avait débuté avec le puissant We Love Arabs – dansé avec Adi Boutrous -. Il posait le cadre de sa réflexion autour de la déconstruction des préjugés et des stéréotypes. Il poursuit avec The Swan and the Pimp – Le Cygne et le Souteneur – un titre singulier car si la référence mène aux racines du mythe de la danse, le cygne, la part sombre, le souteneur/protecteur, est moins explicite. Interprété en duo par Carmel Ben Asher et Hillel Kogan, la chorégraphie se construit en trois temps : le premier commence avant l’entrée des spectateurs et consiste en un échauffement bavard, conduit et commenté par la danseuse soliloquant, entre autres, sur son statut, face au quasi silence de son partenaire. Une rupture nette marquée par des percussions précède un long pas de deux, second temps du spectacle. Carmel Ben Asher revient, toute de transparence et de blanc vêtue et s’immobilise face au public. Elle est superbe. Hillel Kogan s’avance, en collant noir déchiré, et lui emboîte le pas (costumes Evelyn Terdiman). Ils dansent un long et magnifique duo, composé de portés inventifs, de combinaisons virtuoses au sol et dans les airs, et s’imbriquent l’un dans l’autre en parfaite symbiose et fusion au sens chimique du terme. Le sol et le fond de scène forment une ligne d’horizon d’un blanc immaculé où le regard se perd (lumières Ofer Laufer). Le troisième temps contredit le second, casse le vocabulaire et les repères. On est dans la déstructuration et la mise en danger, dans la parodie. L’homme devient le cygne noir qui se brise comme une lame de fond contre les rochers, jusqu’à la folie agressive. Elle, se métamorphose en fille de petite vertu selon le terme dédié, se décompose, hystérise et se déchaîne, inverse les rapports de pouvoir. Tandis que l’homme est au sol elle pousse de petits cris stridents et se délite avec violence.

Le fil conducteur de la dramaturgie (signée, ainsi que la direction artistique par Sharon Zuckerman Weiser) repose sur la tension entre deux pôles, le positif et le négatif, qui s’inversent et sont portés par deux magnifiques danseurs-acteurs  A l’intersection de leurs mondes, une zone libre de créativité et d’invention se dessine à travers des musiques très contrastées – classique, rap, électro etc… – (musiques originales : Rejoicer). Hillel Kogan approfondit le langage de mouvement et l’improvisation gaga, conçue par le chorégraphe israélien Ohad Naharin, directeur artistique de la Batsheva Dance Company à Tel-Aviv, avec qui il travaille depuis 2005 et développe un outil chorégraphique et une méthode pédagogique spécifiques. Il poursuit avec talent, humour et densité ses recherches et partage ses interrogations sur les relations entre l’éthique et l’esthétique. Il est comme un spéléologue qui, dans ses explorations souterraines, n’oublierait de repérer ni de cartographier aucune des cavités.

© Sanne Peper – “If you could see me now”

Le second spectacle de la soirée présenté en clôture des Rencontres, If you could see me now est conçu par le danseur et chorégraphe néerlandais, Arno Schuitemaker. Quand le spectateur entre dans le théâtre, trois danseurs sont en piste : une danseuse, Revé Terborg, en short et tee-shirt rose et deux danseurs, Stein Fluijt et Stein Fluijt en pantalons et tee-shirt vert camouflage et jaune. Une même énergie philosophique les anime, semblable à la liberté surveillée des danseurs d’une boîte de nuit, chacun dans son monde, sur une musique électro souvent saturée (composition musicale : Wim Selles). Pendant cinquante-cinq minutes, dans une mystérieuse pénombre (lumières Vinny Jones) ils développent ce seul et même geste qui se cherche jusqu’à la transe, avec une montée en puissance pour eux, en interrogation pour le spectateur-observateur de ce record d’endurance. Les danseurs ne se touchent pas, ne se regardent pas, ils se croisent de loin en loin avec une même énergie décontractée, s’enfonçant dans leur détermination récurrente. On se situe entre la lancinante répétition derviche, version occidentale et les marathons de danse aux États-Unis tels que Sidney Pollack les montrait dans On achève bien les chevaux. La chorégraphie s’inscrit dans une lutte contre le temps et l’espace, avec une musique qui, quand elle se suspend quelques instants, fait entendre le crissement humide des tennis sur le tapis, sueur oblige. Avec Arno Schuitemaker on entre dans la vibration et dans l’idée de l’art comme le veut l’art conceptuel, dans la radicalité. C’est ici le troisième volet d’un triptyque – dont le premier, créé en 2015, s’intitulait While we strive/Alors que nous nous efforçons et le second, créé en 2016, I will wait for you/Je vous attendrai – qui  fait voyager entre pulsation, répétition et transe.

Autour des spectacles, les Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis, proposent et animent des stages, tables rondes, conférences et échanges avec les artistes après les spectacles. Elles sont une belle plateforme qui permet de prendre le pouls de cet art jadis classique et mineur, la danse, dans ses tentatives et déclinaisons aux variations infinies.

Brigitte Rémer, le 25 juin 2019

The Swan and the Pimp – chorégraphie Hillel Kogan – Dramaturgie et direction artistique : Sharon Zuckerman Weiser – interprètes : Carmel Ben Asher, Hillel Kogan – musiques originales : Rejoicer – autres musiques Piotr Ilitch Tchaïkovsk, J Dilla, Camille Saint Saëns – lumières Ofer Laufer – costumes Evelyn Terdiman – traduction française Gilles Rozier.

If you could see me now – conception Arno Schuitemaker – interprètes Revé Terborg, Stein Fluijt, Ivan Ugrin – dramaturgie Guy Cools – composition musicale : Wim Selles – création lumières Vinny Jones – costumes Inge de Lange

Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis, du 17 mai au 22 juin 2019 – tél. : 01 55 82 08 01- site : www.rencontreschoregraphiques.com

*Lieux des représentations – Aubervilliers : Théâtre de la Commune et L’Embarcadère – Bagnolet : Théâtre des Malassis – Bobigny : MC93/Maison de la Culture – Les Lilas : Théâtre du Garde-Chasse – Montreuil : Nouveau Théâtre de Montreuil et Théâtre municipal Berthelot – Noisy-le-Grand : Espace Michel Simon – Pantin : Centre national de la Danse et La Dynamo – Romainville : Conservatoire Nina Simone – Saint-Denis : La Chaufferie – Saint-Ouen : Mains d’œuvres.