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Sur l’autre rive

Variation théâtrale librement inspirée de Platonov d’Anton Tchekhov – traduction Olivier Cadiot, adaptation Joanne Delachair et Cyril Teste – mise en scène Cyril Teste/collectif MxM, à l’Amphithéâtre du Domaine d’O – et film Arte réalisé par Cyril Teste, présenté au Théâtre Jean-Claude Carrière – dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

@ Simon Gosselin

Cyril Teste est un peu chez lui au Printemps des Comédiens où il a présenté plusieurs spectacles au fil des ans, avec son collectif MxM et travaille sur la performance filmique. Il place l’acteur au cœur de ses spectacles et construit des dispositifs alliant image, son, lumière et nouvelles technologies. Sur l’autre rive, qu’il présente cette année est un diptyque dont le second volet est un film. La création du spectacle a eu lieu à Bonlieu/scène nationale d’Annecy en mai, où le collectif est artiste associé. Le travail s’est réalisé parallèlement et avec les mêmes équipes artistique et technique sur la création du spectacle et sur l’écriture et le montage du film. *

@ Simon Gosselin

Le metteur en scène et réalisateur a rencontré Tchekhov grâce à un travail avec Joël Jouanneau dans le cadre des chantiers nomades et depuis plusieurs années creuse son sillon pour rencontrer Tchekhov à travers ses différents écrits – pièces, romans, nouvelles, correspondances etc – approfondissant sa connaissance de l’homme, de son époque et de l’œuvre. Il a mis en scène La Mouette en 2021. « Monter un texte d’un auteur, c’est faire un point ; monter deux textes, c’est tracer une ligne ; monter trois textes, c’est créer des perspectives » dit-il. C’est dans cette dynamique qu’il propose Sur l’autre rive, avec la distance qu’il choisit de garder par rapport à Platonov dont il s’inspire, une pièce restée inachevée, écrite vers l’âge de dix-huit ans en 1878 quand l’auteur s’essaie à l’écriture, qui avait disparu des radars et ne sera publiée qu’en 1923.

Anna Petrovna, jeune veuve volubile et ruinée, invite chaque été un groupe d’amis chez elle en villégiature dans sa maison de campagne et il semble que ce soit la dernière année, la maison ayant été vendue. Parmi ses invités, Platonov/Micha, qui derrière son côté bon enfant se révèle être bonimenteur, arrogant et manipulateur, un personnage ambigu, singulièrement cynique et égotique. Malgré sa charmante épouse, Sacha, il se plaît à multiplier les aventures avant d’être désavoué par l’ensemble de ses amis et de sombrer dans le désespoir. C’est une pièce qui parle d’héritage et de transmission entre générations, de quête de sens, de trahison et d’humiliation. « Tu n’as vécu pour rien, pour personne, ça va mal finir » dit Anna à Micha qui cherche aussi à la séduire. « Qu’est-ce qu’on va laisser ? » dit un autre. La question reste bien d’actualité.

@ Simon Gosselin

Cyril Teste orchestre ce nocturne composé de treize acteurs et d’une trentaine de participants amateurs, donnant ainsi une certaine choralité à l’œuvre pour traduire la fête et l’illusion de la fête. De longues tables recouvertes de nappes blanches sont dressées pour la garden-party, les fleurs sont apportées. Au premier plan, sur la grande ouverture de scène de l’Amphithéâtre du Domaine d’O, un plancher où les convives dansent et déversent sensualité et timidité, lieu où se trament les énigmes amoureuses et les vagues à l’âme, où Micha, grand séducteur, fait des ravages. La musique est en live depuis une petite estrade placée à l’arrière de la scène où le chanteur-DJ donne le ton et l’ambiance.

Deux vidéastes sont mêlés aux convives pour les suivre et capter leurs moindres expressions dans les coins cachés du plateau, images retransmises sur des écrans disséminés sur scène donnant une forme fragmentaire qu’il s’agit de décoder. Le spectateur est à distance des protagonistes et tente de suivre itinéraires et imbroglios des personnages, ne sachant pas toujours qui parle, ni d’où fuse la conversation. « J’ai peur de vivre. Je suis comme une pierre sur la route… La vie, c’est comme un loup » se contentera de justifier Micha avant de disparaître. « On était heureux…Tu ne sortiras jamais de la boue… Je crois que je ne te respecte plus » murmure Sacha.

Image du film

Après avoir vu le spectacle il est passionnant de voir Sur l’autre rive, le film, réalisé avant la pièce, sur la proposition d’Arte, et qui donne de nombreuses clés à l’œuvre foisonnante. On est face à une bâtisse magique entourée d’un jardin plein de charme, Anna en ouvre les volets et se prépare à recevoir ses invités. Il plane sur la maison l’ombre de Jacques Copeau à qui elle appartenait, en Côte d’Or, devenue aujourd’hui lieu de mémoire théâtrale. On y voit les enfants de Sacha et Micha, et on voyage dans les différentes pièces, les couloirs et les chambres, où la mort de Platonov fait sens et devient lisible. Suicide ou rédemption, le final du film est puissant et chargé, avec l’effacement de Micha/Platonov dans la nature. Serge, le gendre d’Anna et ami de Micha éloigne les enfants et ramasse son ami. Le rideau vole. Il y a une grande mélancolie.

On lit dans le film l’influence de Bergman, Tarkovski et Cassavettes dont Cyril Teste s’est inspiré pour créer Opening Night avec Isabelle Adjani sur les coulisses du monde du théâtre, à partir du film réalisé en 1977 avec Gena Rowlands, issu d’une pièce de John Cromwell, créée à Broadway dans les années 1960. Le diptyque film / théâtre fait aussi écho à Patrice Chéreau qui en 1987 avait d’abord adapté Platonov au cinéma sous le titre Hôtel de France, avant de transposer la pièce au théâtre. Le diptyque présenté par Cyril Teste éclaire et donne tout son sens à sa démarche, en prise directe avec le réel, car l’un éclaire l’autre et renforce le processus du metteur en scène dans son positionnement sommes toutes politique et dans les différentes formes qu’il défend.

Le Printemps des Comédiens, ce rendez-vous ardent de la création théâtrale vient de fermer ses portes après trois semaines d’une proposition artistique de haut vol, au Domaine d’O-Cité européenne du Théâtre, à Montpellier et en partenariat dans la ville. Jean Varela qui le dirige depuis une douzaine d’années, a su insuffler une belle vitalité à l’édition 2024 et diversifier les approches esthétiques en ouvrant sur la pluralité des formes, en France et à l’international. C’est un espace qui défend résolument les artistes. Par les temps qui courent, c’est plus que précieux.

Brigitte Rémer, le 24 juin 2024

@ Simon Gosselin

Avec : Vincent Berger, Olivia Corsini, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Adrien Guiraud, Emilie Incerti Formentini, Mathias Labelle, Robin Lhuillier, Loui Martin-Ferret, Charles Morillon, Marc Prin, Pierre Timaitre, Haini Wang. Collaboration artistique Marion Pellissier – dramaturgie Leila Adham – assistanat à la mise en scène Sylvère Santin – scénographie Valérie Grall – costumes Isabelle Deffin, assistée de Noé Quilichini – création lumière Julien Boizard – création vidéo Mehdi Toutain-Lopez – images originales Nicolas Doremus, Christophe Gaultier – musique originale Nihil Bordures, Florent Dupuis – son Thibault Lamy – direction technique Julien Boizard – régie générale Simon André – construction du décor Artom Atelier – production Collectif MxM.

Spectacle présenté les 30 et 31 mai, 1er juin 2024, à 22 h, Amphithéâtre du Domaine d’O, 178 rue de la Carriérasse, Montpellier – Film présenté le dimanche 1er juin 2024 à 11h, au Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O – Tram n° 1, arrêt Malbosc – tél. : 04 67 63 66 67. site : www.printempsdescomediens.com  – * Sur l’autre rive, le film, produit par Les Films du Poisson, sera diffusé sur Arte et arte.tv à l’automne 2024.

Sur l’autre rive, spectacle théâtral, en tournée 2024-2025 : Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national, du 27 septembre au 13 octobre 2024 – Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône, les 17 et 18 octobre – Théâtre du Rond-Point, Paris, du 8 au 16 novembre – Equinoxe, Scène nationale de Châteauroux, le 26 novembre – Maison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production, les 5 et 6 décembre – Les Quinconces, Scène nationale du Mans, du 11 au 23 décembre – La Condition Publique, Roubaix, dans le cadre de la saison nomade de La rose des vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, les 18 et 19 décembre – Théâtre des Louvrais, Points Communs, Scène nationale de Cergy-Pontoise/Val d’Oise, du 15 au 17 janvier 2025 – Comédie de Valence, centre dramatique national Drôme-Ardèche, les 22 et 23 janvier – Les Célestins, Théâtre de Lyon, du 30 janvier au 8 février – Le Tandem, Scène nationale, Douai, les 18 et 19 mars – Théâtre Sénart, Scène nationale, Lieusaint, du 26 au 28 mars 2025.

Gaviota (Mouette)

D’après La Mouette d’Anton Tchekhov, dramaturgie Juan Ignacio Fernández, mise en scène Guillermo Cacace (Argentine) – en espagnol surtitré en français, au Domaine d’O/Cabane Napo, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Francisco Castro Pizzo

On est accueilli dans un petit lieu intimiste, la cabane Napo, érigée sur mesure. Ce n’est pas une maison de poupée, nous ne sommes pas au bord d’un plan d’eau, ni sur une branche, ni sur les toits où nichent les mouettes, nous sommes au cœur de la belle nature du Domaine d’O où Guillermo Cacace et sa troupe présentent Gaviota. Le titre est chantant, le récit l’est moins.

On s’installe autour d’une table comme si on allait partager un repas, des verres et des livres y sont encore posés. Cinq actrices devant un micro, comme à la radio, vont créer leur personnage avec fougue et sans bouger de leur siège. On est au théâtre. En avant-propos, le metteur en scène prend la parole, en français, et dit quelques mots sur les conditions du travail théâtral en Argentine sans le soutien du gouvernement, sur l’obligation d’être un lieu alternatif sans concession, un lieu de résistance.

© Francisco Castro Pizzo

La fabrication du spectacle s’est mise en marche à partir de l’année 2020, année de Covid et de solitude. Le metteur en scène venait juste d’amorcer le travail quand le couperet est tombé de ne plus sortir. Ses fondations reposent sur les passerelles entre dramaturge (Juan Ignacio Fernández)  et metteur en scène (Guillermo Cacace), ensemble ils ont cheminé dans l’élaboration du spectacle. Ils ont commencé à pétrir le conte comme une pâte, puis à travailler de manière virtuelle. Guillermo Cacace a choisi cinq actrices pour leur présence magnétique et les a embarquées sur son esquif. Clarisa Korovsky, Macha – Marcela Guerty, Trigorine – Paula Fernandez MBarak, Arkadina – Muriel Sago, Kostia – Romina Padoan, Nina, habitent les cinq rôles principaux d’hommes et de femmes, avec précision et ferveur.

Konstantin Treplev dit Kostia, graine d’écrivain, présente à sa mère, Arkadina, arrivée pour quelques jours dans sa datcha qu’il habite, sa première pièce, écrite pour son amoureuse, Nina, et qu’elle interprète. On est au bord d’un lac, le paysage est idyllique. « Que le soleil descende et que la lune émerge… » dit le texte. Célèbre actrice moscovite, Arkadina est accompagnée de son compagnon, Boris Trigorine, un écrivain connu que Kostia n’apprécie guère, et dont Nina tombe amoureuse, le délaissant. Doublement blessé, et par les commentaires de sa mère sur sa pièce dite « arrogante… mais chacun écrit comme il veut, comme il peut » et par Nina à qui il apporte la mouette qu’il a tuée, et qui le quitte pour l’écrivain, Kostia est au désespoir. Au bord du lac avec Trigorine, Nina s’enquiert de sa potentielle carrière : « Croyez-vous que je puisse être une grande actrice ? » questionne-t-elle. Il répond, dans sa simplicité calculée, ne croire « ni au bonheur ni à la célébrité. »

© Francisco Castro Pizzo

Macha, femme de l’obscurité qui ne sait « ni d’où elle vient, ni pourquoi elle est là » déclare vouloir arrêter de se moquer de sa vie. « On se ressemble tous. Il faut vivre » se raconte-t-elle. Kostia dont « le seul plaisir est d’écrire » a la tête bandée, il a tenté de se suicider. Il demande à sa mère, si peu maternelle, de refaire son pansement, et s’écroule comme un tout petit. Mais elle l’écarte en s’étonnant. « Comment peux-tu rejeter ta mère ? Dans ma famille on a éradiqué l’amour » lance-t-elle. La scène est violente, désespérée.

Le spectacle est rythmé par de magnifiques chansons et se poursuit dans une tension majeure liée à la proximité, comme si l’on recevait les confidences de quelqu’un de la famille. Boris dit son amour pour Nina et lui fait ses adieux, Arkadina qui a compris, est pathétique, ils partent pour Moscou. Nina y part aussi faire son apprentissage en théâtre. Le froid moscovite se ressent par la couverture dans laquelle chacun s’emmitoufle.

© Francisco Castro Pizzo

Le temps a passé, Macha la pessimiste a fini par se marier. Nina réapparaît après deux années où elle a vécu avec Trigorine, eu un enfant, mort tout petit, avant qu’il ne la laisse tomber. Kosia exprime son désespoir, et plus il écrit plus il est triste. « Si je ne te vois plus… » dit-il. « Je ne t’aime plus… » répond Nina qui se souvient de l’oiseau offert. « Je suis une mouette… » chuchote-t-elle. La montée d’un malheur imminent est perceptible. Dans les bras de sa mère, Kosia confesse : « Mère, j’ai l’impression que plus rien ne m’appartient. » Un coup de feu qui claque, puis un cri, ferment la pièce. La respiration se suspend.

Les cinq actrices de haute voltige jouent leur partition dans l’échange ou l’absence des regards, le spectateur joue la sienne, droit dans les yeux et aux aguets. La pièce, concentrée en ces cinq protagonistes, gagne en épaisseur sentimentale et émotionnelle, elle est un substrat, une essence précieuse. Ni dilution ni détournement d’attention, on se suspend aux mots, au moindre geste ou clignement des yeux des actrices, à la moindre respiration, et on retient la sienne. Le chagrin de Kosia dévore, la distance d’Arkadina indigne, l’inconstance de Nina plongeant dans un miroir aux alouettes /aux mouettes déçoit, l’égotisme de Trigorine afflige. On a bien envie de renverser la table devenue ring et de prendre parti.

Avec Gaviota on est face à une partition sensible et dense, un travail d’artisan d’art où Tchekhov n’est jamais loin, où chaque actrice est funambule et recrée un univers de sentiments romantiques et destructeurs avec ses cinq sens mis à nus, dans un dévoilement subtil des émotions. Merci au Printemps des Comédiens de les avoir invités.

Brigitte Rémer, le 23 juin 2024

Avec : Clarisa Korovsky, Macha – Marcela Guerty, Trigorine – Paula Fernandez MBarak, Arkadina – Muriel Sago, Kostia – Romina Padoan, Nina. Dramaturgie Juan Ignacio Fernández – photographie Alejandra Lopez – conception graphique Leandro Ibarra – assistanat à la mise en scène Alejandro Guerscovich –  Production Romina Chepe.

© Francisco Castro Pizzo

Gaviota de Guillermo Cacace, le 30 mai à 19h, les 1er et 2 juin à 19h et 22h – au Printemps des comédiens, Domaine d’O/Cité Européenne du Théâtre, Cabane Napo, 178 rue de la Carriérasse, Montpellier – Tram n° 1, Malbosc – site : www.printempsdescomediens.com tél. : 04 67 63 66 67.

En tournée – 22 au 27 août : Festival Noorderzon/Festival of performing Arts & Society, Groningen (Pays-Bas) – 29 au 31 août : FITT Noves Dramaturgies, Tarragone (Espagne).

Villa

Texte et mise en scène de Guillermo Calderón – spectacle en espagnol (Chili) surtitré en français, en partenariat avec le Théâtre La Vignette/Université Paul Valery, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Pola Gonzalez

Dramaturge, scénariste et metteur en scène de théâtre né au Chili en 1971, Guillermo Calderón a fait des études de théâtre à la Universidad de Chile et au Dell’Arte International School of Physical Theatre en Californie. Il a souvent monté ses propres textes et deux de ses pièces lui avaient assuré une reconnaissance dans son pays ainsi qu’à l’étranger : Neva, écrite et publiée en 2006, sur les premières heures de la Révolution Russe en 1905, et Diciembre écrite et publiée en 2008, sur les dissensions au sein d’une famille face à une guerre opposant le Chili au Pérou et à la Bolivie au XXIème siècle.

Villa + Discurso son diptyque théâtral avait été créé le 16 janvier 2011 au Festival Internacional Santiago a Mil et présenté à Paris en 2012, dans une coréalisation Théâtre de la Ville/Festival d’Automne à Paris. Guillermo Calderón a repris Villa le 11septembre dernier soit cinquante ans après le coup d’État de 1973, dans un lieu servant d’entrepôts, sous les sièges du Stade National. Le Printemps des Comédiens a inscrit le spectacle dans son édition 2024. Dans une forme qu’on peut qualifier de théâtre documentaire, la pièce évoque le devenir de la Villa Grimaldi, centre de détention, de torture, de viol et d’exécution tristement célèbre sous Augusto Pinochet.

© Pola Gonzalez

Au centre du plateau une maquette sous globe et trois jeunes femmes argumentant sur la potentielle mutation du site dont la Villa a déjà été rasée. Faut-il le transformer en sanctuaire mémoriel, en monument national, en musée ou en parc à thèmes ? Faut-il faire silence, laisser ce lieu en friches et en effacer les traces, ne rien faire ? Faut-il reconstruire une Villa ? « Le crime est parfait, il n’y a plus rien » mais tout l’environnement sent la mort. Le débat a toujours lieu dans la société chilienne, et au-delà permet de réfléchir à la transformation de tout lieu mémoriel ; on peut penser à Auschwitz et Birkenau, au Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre, Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la Traite et de l’Esclavage construite sur l’usine sucrière Darboussier, et à tant d’autres lieux.

Les trois actrices qui se trouvent devant la maquette, autour de la table (Francisca Lewin, Macarena Zamudio, Carla Romero) expriment leur trouble et s’empoignent sur le sujet, calmement ou furieusement selon les moments et selon leurs propres réminiscences. Elles cherchent leurs arguments, construisent thèses et antithèses et doivent sortir de la pièce avec un projet consensuel à proposer pour réalisation, elles en ont la charge et déjà l’argent. Elles décrivent le lieu, les rails, les corps jetés à la mer qu’on retrouve flottants, les récifs de rails dans les fonds marins, la piscine des enfants des gardiens, le silence des rescapés.

La mémoire est à vif, les fantômes de la dictature toujours bien présents, l’émotion à fleur de peau. Elles sont les descendantes des femmes torturées et violées, les filles et petites filles de Victor Jara, membre du parti communiste chilien, chanteur et guitariste dont les tortionnaires ont coupé les doigts à la hache avant de l’exécuter. « Je me sens coupable de vivre » dit l’une. Et les trois porteuses d’un projet si complexe tournent en rond, celle qui défend un projet artistique, « l’art peut donner du sens à ce qui s’est passé dans la Villa » celle qui ne veut pas « jolifier » l’endroit, celle qui ne sait plus ce qu’elle voulait et ce que les autres déconstruisent. Elles votent entre elles, mais l’une a troublé le jeu par un mot de la langue Mapuche, on ne sait qui, elles recommencent, revotent, virevoltent, se contredisent, et se perdent.

© Pola Gonzalez

Le texte roule à toute vitesse, partis-pris, passions et déchirements avec. Dans ce contexte, les mots réconciliation ou résilience n’ont guère de sens, le traumatisme est ancré. On le comprend d’autant quand on se souvient de la mort du poète Pablo Neruda le 23 septembre 1973, dix jours après l’assassinat du Président Allende. Pressenti pour la présidence, il s’était désisté en sa faveur, sa mort n’a pas même été élucidée. « Aquí viene el àrbol, el àrbol de la tormenta, el àrbol del pueblo… Este es el àrbol de los libres. El àrbol tierra, el àrbol nube, el àrbol pan, el àrbol flecha, el àrbol puño, el àrbol fuego… Voici venir l’arbre, l’arbre de l’orage, l’arbre du peuple… C’est lui l’arbre des hommes libres. L’arbre terre, l’arbre nuage, l’arbre pain, l’arbre flèche, l’arbre poing, l’arbre feu… » écrivait-il dans son chant Los Libertadores.

Sur scène, rien que les éclats de voix et les déchirements pour évoquer l’Histoire, ce qui dramaturgiquement parlant donne une tendance radiophonique à l’ensemble. Avec Villa de Guillermo Calderón le langage théâtral s’inscrit dans la simplicité et les actrices habitent avec frénésie l’Histoire de leur pays, le Chili, emblématique de tant d’autres. Le théâtre a aussi pour vocation d’être passeur de ces grands et douloureux récits.

Brigitte Rémer, le 18 juin 2024

Avec : Francisca Lewin, Macarena Zamudio, Carla Romero – assistanat à la direction, production : María Paz González – scénographie : María Fernanda Videla – Villa est une coproduction de la Fondation Festival Internacional Teatro a Mil (Chili).

Les vendredi 31 mai à 17h et samedi 1er juin 2024, à 17h et à 20h, au Théâtre La Vignette – scène conventionnée / Université Paul Valery, avenue du Val de Montferrand, Montpellier – Dans le cadre du Printemps des Comédiens – site : www.printempsdescomediens.com – tél. : 04 67 63 66 67.

Liliom ou la vie et mort d’un vaurien

Légende de banlieue en sept tableaux de Ferenc Molnár, adaptation et mise en scène de Myriam Muller – traduction du hongrois par Alexis Maori, Kristina Rády et Stratis Vouyoucas – en partenariat avec le Théâtre Le Kiasma, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Antoine de Saint Phalle

Ferenc Molnár (1878-1952) est l’écrivain hongrois le mieux connu du début du XXème, même s’il n’acquiert la reconnaissance internationale qu’après la première Guerre Mondiale. Très tôt il comprend sa vocation théâtrale, sa première pièce, Le Diable, est créée en 1907, suivie de Liliom en 1909, pièce en sept tableaux, la plus représentée dans le monde. Max Rheinardt, l’un des pères de la mise en scène, la fait traduire et jouer à Berlin dès 1920.

Un peu polar, un peu poésie, beaucoup tragédie, si on met le propos à plat il touche au problème du patriarcat et de la violence dans les couples, au cœur des débats d’aujourd’hui où se disent à haute voix tant d’abus, d’agressions et de féminicides. Mais chez l’auteur la magie de la fête foraine où s’inscrit l’action est bien là et l’amour aussi, tels que les romans photos auraient pu le dessiner. Le propos est à replacer dans son époque il y a plus d’un siècle, la pièce apporte aussi un certain enchantement et de la féérie.

© Antoine de Saint Phalle

Du haut d’un chapiteau de toile Mme Muscat, propriétaire d’un manège, vante les mérites de son bonimenteur, Liliom, chargé de racoler le client pour son attraction. On est au cœur d’une fête foraine où la concurrence entre manèges semble rude. Dans ses filets, les deux jeunes filles venues pour un tour de manège – sous le regard de la patronne qui a l’autorité et le look d’une tenancière de maison close – Julie et Marie, « bonnes à tout faire » sont déclarées persona non grata. Liliom les aurait frôlées de trop près. S’ensuit une altercation générale où les insultes fusent : « Si jamais tu réapparais dans mon manège, je te flanque une de ces raclées que tu en verras les portes de l’enfer » prévient Mme Muscat à l’adresse de Julie, la plus exposée des deux, la plus amoureuse. La scène mène au licenciement abrupt de Liliom qui s’est mêlé au pugilat et qui sort, grandiose et agressif. « Me plains pas, sinon je te balance un caillou dans la gueule », dit-il à Marie. « Et toi non plus, la boniche » lance-t-il à l’attention de Julie. Marie est fiancée à un soldat qui répond au nom de Balthazar, Julie s’amourache de Liliom qui, derrière son agressivité permanente dégage un certain charme et peut montrer d la douceur. Sa réputation n’est pas un secret, il a fait plusieurs séjours en prison, elle le sait, et elle a bien compris les rapports de pouvoir et d’argent qu’il entretient avec Mme Muscat. Elle connaît son statut de vaurien.

On est au cœur de la misère et d’un milieu défavorisé où les mots manquent pour s’exprimer. Liliom est fruste, son mode d’expression est l’agression. Julie est naïve et sans défense. Une scénographie belle et judicieuse réalisée par Christian Klein occupe la scène, comme la sculpture d’une ville en miniature compressée, ou l’empilement d’un appartement avec bancs, chaises, bureau, lit-cage, placards et armoire, cheval issu d’un ancien manège, trappes et escaliers dérobés, le tout en bois. La structure tourne sur elle-même, tel un manège avec d’un côté l’arrière de la fête foraine, ambiance confettis et paillettes, de l’autre l’habitation où Liliom et Julie sont hébergés, chez Mère Hollunder, une parente à Liliom, photographe. Les lumières de Renaud Ceulemans et les costumes de Sophie Van den Keybu soulignent la fête, son charme et son étrangeté.

© Antoine de Saint Phalle

Harmonicas et guitare accompagnent l’ensemble et la vie en dents de scie suit son cours. Liliom est sans travail, instable et fantasque, mordant et querelleur, âpre et violent avec Julie. Il castagne. Mme Muscat le traque jusque chez lui pour l’aguicher y compris avec de l’argent, sous couvert de le ramener au manège. Il tente de lui extorquer une bague. Entre-temps Julie lui annonce qu’elle attend un enfant et Liliom, sans afficher sa fierté, reçoit la nouvelle comme un coup de poing. Il dégage Mme Muscat et se met à la recherche d‘argent, montant un coup avec Dandy qui le lui avait proposé. Il s’agit de guetter un homme porteur d’une sacoche pleine d’argent – la paye des ouvriers de la fabrique de cuir – qui va passer par un lieu isolé longeant la voie ferrée. Le plan est précis. Ce soir-là, Julie sent le mauvais coup et supplie Liliom de rester, d’autant que son amie Marie, désormais jeune fille rangée, vient lui présenter Balthazar son fiancé bien formaté.

Mais rien n’y fait. Les deux comparses se mettent aux aguets et en attendant l’arrivée de l’homme providentiel, jouent au Black Jack, Liliom à crédit, engageant tout l’argent que doit lui rapporter son braquage. Quand le pourvoyeur de fonds arrive il comprend et tire, les braqueurs se font pincer en flagrant délit. Quand la police débarque, Liliom saisit son couteau et le plonge dans sa poitrine. La scène qui suit, les adieux de Liliom à Julie qu’on est allée chercher, est porteuse d’émotion. Il projette sur l’enfant à venir, ne lâche pas la main de Julie, mais met un point d’honneur à ne pas s’excuser de ses violences. « Dis au petit que j’étais un salaud, dis-le-lui si tu veux » murmure-t-il avant de mourir.

La pièce ne se termine pas là. Dans le septième tableau, Ferenc Molnár envoie les détectives du ciel pour engager un procès au son de la fanfare de Dieu et renvoyer sur terre, une seule journée pour rachat, les suicidés qui le veulent. Liliom accepte le deal proposé qui se réalisera dans seize ans. Seize ans plus tard, quand il entre chez lui, habillé comme au jour de sa mort et le teint bien pâle, sans le reconnaître, Julie et Louise sa fille adolescente, lui offrent une assiette de soupe. La conversation montre d’étranges coïncidences et quand il propose de faire un tour de cartes, elles déclinent. « Qui êtes-vous ? » lui demandent-t-elles, intriguées. « Je viens de loin » répond-il. Le trouble s’empare de Julie. Liliom offre une étoile à sa fille qui la refuse et lui demande de partir. Étrangement elle ne reçoit pas la claque qu’il lui donne avant de s’exécuter. Et sa mère convient que « parfois on te frappe et ça ne fait pas mal. »

© Antoine de Saint Phalle

Myriam Muller met en scène Liliom comme une fable sociale non dénuée de charme et qui fonctionne dans son registre. La théâtralité tourne autour de la scénographie et la direction d’acteurs donne corps aux personnages d’une manière fine et maîtrisée. Galin Stoev en 2014 au Théâtre de la Colline et Jean Bellorini en 2015 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe/Berthier – précédé de représentations au Printemps des Comédiens, deux ans avant – avaient donné leurs lectures de la pièce (cf. nos articles dans Théâtre Cultures du 2 juin 2014 et dans Ubiquité-Culture(s) le 7 juin 2015). La mise en scène de Myriam Muller, artiste associée aux Théâtres de la Ville de Luxembourg et directrice du Théâtre du Centaure depuis une dizaine d’années, a trouvé son propre langage. Le monde marginal de la foire qu’elle évoque, lieu de misère sociale, affective et culturelle donne à ses anti-héros, derrière leur expression rudimentaire, une dimension onirique. Le Printemps des Comédiens la programme, à juste titre, une première en France pour la metteuse en scène.

Brigitte Rémer, le 21 juin 2024

Avec : Mathieu Besnard, Sophie Mousel, Isabelle Bonillo, Manon Raffaelli, Raoul Schlechter, Jules Werner, Valéry Plancke, Jorge De Moura, Rhiannon Morgan, Clara Orban, Catherine Mestoussis. Scénographie Christian Klein – costumes Sophie Van den Keybus – lumières Renaud Ceulemans – vidéos Emeric Adrian – direction musicale Jorge De Moura et Jules Werner – création sonore Patrick Floener – assistant à la mise en scène Antoine Colla – couture Manuela Giacometti – habillage Anna Bonelli et Fabiola Parra – maquillage Joël Seiller et Laurence Thomann – accessoires Marko Mladenovic – production Les Théâtres de la Ville de Luxembourg. Le texte est publié aux éditions Théâtrales.

Les 31 mai et 1er juin 2024 à 20h, le 2 juin à 16h – au Printemps des Comédiens, Théâtre Le Kiasma, 1 rue de la Crouzette / Castelnau le lez – site : www.printempsdescomediens.com – tél. : 04 67 63 66 67.

L’Esthétique de la résistance

© Jean-Louis Fernandez

D’après le roman de Peter Weiss – adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault, avec le Groupe 47, artistes issu(e)s de l’école du Théâtre national de Strasbourg et avec les artistes de la compagnie Le Singe – dans le cadre du Printemps des Comédiens, à Montpellier.

Sylvain Creuzevault se passionne pour les œuvres monumentales et en a monté un certain nombre depuis la création du groupe D’ores et déjà qu’il co-fonde et avec lequel il travaille depuis 2003, puis avec la compagnie Le Singe qui porte ses créations depuis 2012. Il a entre autres présenté Baal de Brecht en 2006, La Mission d’Heiner Müller en 2009, Karl Marx Banquet Capital en 2018 et s’est intéressé à Dostoïevski en trois mises en scène : Les Démons en 2018, L’Adolescent en 2019, Les Frères Karamazov – mille trois cents pages – en 2021 (cf. notre article du 15 novembre 2021). Autant dire qu’il aime les défis. Le livre-culte de Peter Weiss, L’Esthétique de la résistance – neuf cents pages – en est un.

© Jean-Louis Fernandez

Publié entre 1975 et 1981, on le considère comme un chef-d’oeuvre de la littérature du XXe siècle, littérature coup de poing et de référence comme l’Ulysse de Joyce, la Recherche de Proust ou les Passages de Benjamin. W.G. Sebald, autre écrivain emblématique des hauts sommets du siècle passé, dont on a failli voir l’adaptation et la mise ne scène de Les Émigrants par Krystian Lupa à Genève et Avignon, écrivait en 2001 sur l’ouvrage et son auteur (dans Luftkrieg und Literatur)  : « L’esthétique de la Résistance dont Peter Weiss commença la rédaction alors qu’il dépassait la cinquantaine, faisant un pélerinage au travers des méandres arides de l’histoire culturelle contemporaine en compagnie du pavor nocturnus, terreur de la nuit chargé d’un monstrueux poids idéologique, est un magnum opus qui se découvre non seulement comme l’expression d’un éphémère souhait de rédemption mais comme une expression de la volonté d’être, à la fin des temps, du côté des vaincus. » Autant dire combien L’Esthétique de la résistance fait partie des essentiels de la littérature de son siècle et l’auteur y fait figure d’historiographe. Peter Weiss (né près de Berlin en 1916, mort à Stockholm en 1982) qui avait fui le nazisme dès 1935 y a consacré les dernières années de sa vie. C’est un écrivain mondialement connu pour sa pièce La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade, écrite en 1964, suivie de L’Instruction, en 1965, le procès à Francfort de plusieurs responsables du camp d’extermination d’Auschwitz. Il est ainsi le fondateur d’une nouvelle esthétique, le théâtre documentaire. L’Esthétique de la résistance est, selon le metteur en scène, « un roman cruel et mélancolique. Il ne raconte pas seulement les défaites du mouvement ouvrier européen au premier XXe siècle, mais aussi l’errance, le désarroi, la souffrance de femmes et d’hommes qui ont choisi, en ce temps-là, le camp du communisme. »

© Jean-Louis Fernandez

Comme le livre, le spectacle est construit en trois parties qui elles-mêmes s’inscrivent dans des temps, des styles et des actions de longueurs inégales, ce qui complexifie le travail de mise en scène. Nous sommes à Berlin dans les années 30 où quelques jeunes ouvriers, pris en étau entre leur travail à l’usine et la résistance antifasciste, sont réunis, première partie du spectacle. Le récit se passe à la première personne, le narrateur est un jeune allemand de vingt ans, ouvrier chez Alfa Laval que l’on voit évoluer de 1937 à 1945, ainsi que ses parents, et qui construit sa culture comme contre-autodafé contre la barbarie. C’est le seul personnage fictif chez Peter Weiss, tous les autres ayant réellement existé, comme Coppi et Heilmann, amis du narrateur, Hodann, Ayschmann et les autres. Cette jeunesse, inquiète, exprime sa haine du système nazi montant à grande vitesse. Le spectacle nous place face à son combat politique et à la réflexion qu’elle mène sur l’art – Les jeunes gens  se rencontrent exclusivement dans les musées et galeries où ils cherchent à se cultiver pour mieux participer à l’émancipation de tous. Le spectacle débute au Pergamonmuseum de Berlin, devant la frise de Pergame, en 1937. En creux se lit une certaine histoire de l’art, des plus subversives et s’exprime le refus du renoncement à la résistance : « Nous étions des ouvriers et nous étions en train de nous constituer une base culturelle. Le simple fait d’affirmer que cela n’était possible que dans des circonstances particulières, nous le ressentions comme du dédain, une discrimination. Le fait que nous n’étions ni meilleurs ni plus intelligents que tous les autres, capables comme tous d’étudier, de faire des recherches, prouvait que n’importe qui réussirait à en faire autant. » Et ils nous font aussi voyager avec ces grandes figures de l’art que sont Bruegel l’Ancien, Picasso, Dürer, Kafka, Delacroix, Géricault et Dante.

© Jean-Louis Fernandez

La seconde partie, le second livre, se déroule de septembre 1938 date des accords de Munich, jusqu’en avril 1940 quand Brecht, que rencontre le narrateur, doit quitter le territoire suédois. Le narrateur nous mène sur les routes d’Europe, de Tchécoslovaquie en Espagne, et de France en Suède où il intègre les réseaux clandestins, travaille à l’usine Alfa Laval et rencontre Bertolt Brecht. Sylvain Creuzevault symbolise la rencontre par une évocation de Mère Courage tirant sa carriole à la fois maison, commerce et cantine pour les soldats. Dans la troisième partie, le troisième livre, le narrateur est rejoint par ses parents, restés en Bohême. Ce sont les années de guerre. Une survivante au démantèlement du réseau de résistance communiste, Charlotte Bischoff, prend le relais du narrateur, comme dépositaire de la mémoire. On suit l’Orchestre rouge autre groupe clandestin et la réflexion autour des forces alliées et de Moscou, du partage de l’Allemagne. Weiss, comme Brecht, pose la question de l’unité comme nécessité absolue.

© Jean-Louis Fernandez

Pour servir un propos paneuropéen, comme l’est celui de L’Esthétique de la résistance, la scénographie, signée de Loïse Beauseigneur et Valentine Lê, qui signent aussi les costumes du groupe 47, nous mène dans des lieux indéterminés permettant de représenter le Pergamon, l’usine, la ville, le stade, la gare, la caserne, des lieux polyvalents investis par les acteurs autant que de besoin et c’est très réussi. L’espace Micocouliers où se joue le spectacle, au Domaine d’O, permet la puissance de la métaphore, qui fonctionne à tous moments et dans tous les lieux où nous errons, avec les protagonistes, cherchant à nous repérer. Le jeu tel qu’il s’inscrit dans cette immense chronique théâtrale prend les sentiers escarpés divers et variés selon les lieux et les moments où nous mène le texte. Sylvain Creuzevault et les acteurs/actrices déclinent plusieurs styles de jeu allant de ce que le metteur en scène nomme le théâtre des distances au théâtre du récit, à la Commedia dell’arte, au théâtre brechtien, à l’agit-prop, au théâtre de tréteaux. Ces styles cohabitent harmonieusement, les acteurs les portent avec brio, ferveur et énergie, quelle que soit leur origine – groupe 47 de l’École du TNS ou acteurs du Théâtre du Singe -. Ils forment un ensemble, une troupe dirigée de main de maître. Tous sont à féliciter, ils collent à cette histoire des idées politiques qu’ils traduisent dans leurs attitudes et leurs gestuelles, à partir de travaux d’improvisation. Le roman de Peter Weiss est aussi une allégorie sur la perte du langage dans un collectif de personnages qui, petit à petit, perdent la capacité à formuler leurs expériences, entrant dans un silence et une solitude, qui peuvent aller jusqu’à la folie.

© Jean-Louis Fernandez

Les élèves du groupe 47 de l’École du TNS ont l’âge des protagonistes, en cela l’onde de choc est d’autant plus forte. Ils portent, avec les acteurs du Théâtre du Singe cette vaste fresque documentaire d’une Histoire si proche de nous et qui colle encore à nos actualités, sociale et politique, alors même que l’amnésie et que l’extrême-droite, guettent au coin du bois. Leur énergie est contagieuse. Ils sont à féliciter.

Créé en 1987 dans la mise en oeuvre de la décentralisation, le Printemps des comédiens que dirige Jean Varela se renouvelle en permanence et dans ses différentes configurations. Il y a des défis, du travail et de la magie, au Domaine d’O – véritable cité européenne du théâtre – dont le nouveau cahier des charges repose sur l’accompagnement des artistes toute l’année sur un temps long, la production, le risque. Par sa programmation multiforme, la manifestation remplit son rôle d’accompagnateur des spectateurs et de passeur. L’art et la culture y ont droit de cité avec générosité et exigence, dans un esprit bon enfant, les spectateurs aiment y passer du temps, dans les espaces de spectacles comme dans ce bel endroit de nature.

Brigitte Rémer, le 19 juin 2023

Avec : Jonathan Bénéteau de Laprairie, Arvid Harnack – Juliette Bialek, Marlène Dietrich, Hélène Weigel, Ilse Stöbe –  Yanis Bouferrache, Horst Heilmann – Gabriel Dahmani, le narrateur –  Boutaïna El Fekkak*, la mère de Hans Coppi, Ruth Berlau –  Hameza El Omari, Hans Coppi, Münzer – Jade Emmanuel, Marcauer, Joséphine Becker, Libertas Schulze-Boyzen – Felipe Fonseca Nobre, Jacques Ayschmann, Kurt Schumacher – Vladislav Galard*, Peter Weiss, Willi Münzenberg, Richard Stahlmann – Arthur Igual*, le père du narrateur, José Díaz Ramos, Bertolt Brecht – Charlotte Issaly, Otto Katz, Karin Boye, Margarete Steffin, Mildred Harnack – Frédéric Noaille*, Max Hodann, Jakob Rosner, Wilhelm Vauck – Vincent Pacaud, un(e) associé(e) de Katz, Herbert Wehner, Adam Kuckhoff – Naïsha Randrianasolo, la mère du narrateur, Edith Piaf, Anna Krauss – Lucie Rouxel, Charlotte Bischoff – Thomas Stachorsky, Nordahl Grieg, Maurice Chevalier, Haro Schulze-Boyzen, Harald Poelchau – Manon Xardel, un(e) associé(e) de Katz, Lise Lindbæk, Rosalinde von Ossietzky, Elisabeth Schumacher – * artistes de la compagnie Le Singe. Scénographie et costumes Loïse Beauseigneur, Valentine Lê – costumes, maquillage et habillage Jeanne Daniel-Nguyen, Sarah Barzic – maquillage et perruques Mityl Brimeur – création et régie lumière Charlotte Moussié en complicité avec Vyara Stefanova – création et régie son et musique Loïc Waridel – création musiques originales Pierre-Yves Macé – cheffe de chœur Manon Xardel – machinerie, régie plateau et cadrage vidéo Léa Bonhomme – création et régie vidéo Simon Anquetil – cadrage vidéo Gabriel Dahmani – régie générale et cadrage vidéo Arthur Mandô – dramaturgie Julien Vella – assistanat à la mise en scène Ivan Marquez. Production : Théâtre national de Strasbourg – Production déléguée : Le Singe (Élodie Régibier) – Le roman L’Esthétique de la résistance traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz-Messmer est publié aux Éditions Klincksieck, 2017 – À ceux qui viendront après nous, le poème de Bertolt Brecht écrit en 1938 pendant son exil et représenté dans le spectacle est publié dans le recueil Poèmes Tome 4 à L’Arche Éditeur (1966) dans une traduction d’Eugène Guillevic.

Les 9 et 10 juin 2023, Printemps des Comédiens, Domaine d’O-Montpellier, 178 rue de la Carriérasse. 34090. Montpellier – Tramway n° 1 – site : www.printempsdescomédiens.com – tél. : 04 67 63 66 67 – TNS Strasbourg 03 8824 88 00, site : www.tns.frDurée du spectacle cinq heures et demie : partie I/1h35, entracte/30 minutes, partie II/1h15, entracte 30 minutes, partie III/1h40.En tournée : du 9 au 12 novembre 2023 à la MC93/Bobigny/Maison de la culture de Seine-St-Denis.

 

Hartaqāt / Hérésies

© Nora Rupp

Conception et mise en scène Lina Majdalanie, Rabih Mroué – textes de Rana Issa, Souhaib Ayoub, Bilal Khbeiz – spectacle en arabe et français, surtitré en français – au Hangar Théâtre, dans le cadre du Printemps des Comédiens / Domaine d’O-Montpellier.

Un triptyque compose le spectacle avec trois seul(e)s en scène qui portent des textes de nature différente, écrits par des auteurs libanais qui ont quitté leur pays. Ils sont de trois générations, leur point commun est le Liban, l’exil et l’écriture.

La première séquence, Incontinence, est signée de Rana Issa, née au début de la guerre qui a débuté en 1975. Elle est racontée par un homme-orchestre qui invente un univers sonore autour de sa contrebasse et de pupitres à musique placés aux quatre coins du plateau. Il parle de la honte, de l’humiliation et de l’humilité à travers l’histoire de sa grand-mère, Izdihar, réfugiée Palestinienne dans un camp au Liban, après la Nakba et tentant d’y survivre malgré la mort en Irak de son fils aîné, Nizar. Prostitution, viol, divorce et remariage, meurtre, y sont le pain quotidien. L’une des références, évoquée dans le texte, est Georges Bataille, auteur de La Part maudite et de La Littérature et le Mal. L’autre, vient du Balcon de Genêt et parle d’Irma, personnage singulier, entre l’érotisme et la gloire. L’homme – l’artiste et musicien Raed Yassin, remarquable – parle à son violoncelle et dessine un paysage musical exceptionnel avec ses archets, son qanûn et le daff, ainsi que tout ce qui l’entoure comme prétexte à créer des sons et de la musique. Dans ce récit de vie, le jeu de la langue se décline et se déconstruit entre différentes notions et racines des mots oum/mère/ أم – oumma/nation, communauté/ أمّة – oummiyya/analphabétisme/ أمية

Dans la seconde séquence intitulée L’Imperceptible suintement de la vie, Souhaib Ayoub, journaliste et écrivain né à Tripoli à la fin de la guerre et militant pour les droits de l’homme, se met en scène pour parler des quartiers populaires de sa ville où le rejet de la différence, ici l’homosexualité, l’a obligé à fuir. Il est exilé en France depuis 2015 et s’attache à diffuser la notion d’identité de genre.  Il interprète son texte. Dans une première image il porte une planche comme on porte une croix, planche qui devient le support des sur-titrages et l’accompagne d’un endroit de la scène à l’autre, selon ses déambulations. « Ma maison est ma tête » dit-il et « tout me ramène là-bas. » Mémoire, douleur, ville, cimetière, mélancolie. Il prend la plume et s’exprime pour tous ceux qui renoncent à le faire, contraints de cacher leur histoire, par peur, car de la peur on hérite. Se cacher, tel fut son destin, y compris en dissimulant son identité sexuelle à sa mère, Syrienne, à son père, Villageois, car la vie là-bas, était toute tracée. Il a connu la respiration de l’angoisse et sait ce que parler veut dire reprenant le titre de Pierre Bourdieu. Il se sent exilé dans les villes, les histoires, les noms et les prénoms, les papiers et les langues. Dans le spectacle c’est par la gestuelle qu’il exprime son désarroi, décrivant « le suicide comme un canapé lisse dans lequel mon corps pourrait se reposer » et il joue avec le texte qui lui colle à la peau.

La troisième séquence, Mémoires non-fonctionnelles, fédère les deux autres. Le texte est de Bilal Khbeiz, né avant la guerre, poète, essayiste et journaliste qui a fortement influencé le milieu culturel du Beyrouth des années 90. Il fut contraint à l’exil sous la menace d’un assassinat, en 2008, et vit aux États-Unis. Il raconte ses déceptions et sa défaite. Lina Majdalanie co-metteure en scène le lit comme on lit une lettre et porte sa parole, appuyée par des visuels de destruction. « Tu es obligé de garder le silence… Tu ne réussis pas à construire avec les autres » dit le texte qui parle de solitude et d’émigration comme d’une « mise à mort de la moitié de la vie » obligeant à « rester réfugiés et ne pas être citoyens. » Le texte cite Hannah Arendt naturalisée américaine, spécialiste de travaux sur l’activité politique et la philosophie de l’histoire.

Ces trois récits issus d’histoires de vie dans le contexte d’un pays incertain depuis des décennies, le Liban, donnent matière à réflexion sur l’intolérance, la discrimination et ce que porte le mot exil. L’inventivité scénique en permet le partage et renvoie au titre Hartaqāt qui signifie Hérésies, c’est-à-dire « idée, théorie, pratique qui heurte les opinions communément admises » ou encore « sacrilège et schisme ». Car c’est bien d’un schisme dont il s’agit quand il faut s’exiler, c’est-à- dire quitter son propre pays, qui vous agresse et vous menace.

Brigitte Rémer, le 16 juin 2023

Avec Souhaib Ayoub, Lina Majdalanie, Raed Yassin – musique Raed Yassin – chorégraphie pour L’Imperceptible Suintement de la vie Ty Boomershine – vidéo Rabih Mroué – lumières Pierre-Nicolas Moulin – animation Sarmad Louis – costumes Machteld Vis – traductions : Lina Majdalanie, Tarek Abi Samra, Tristan Pannatier.

Les jeudi 8 juin à 21h, vendredi 9 juin à 19h, samedi 10 juin 2023 à 18h, au Hangar Théâtre, Printemps des Comédiens, Domaine d’O-Montpellier. En tournée : Théâtre du Rond-Point / Paris, du 19 au 30 septembre 2023, dans le cadre du Festival d’Automne.

Ubu

D’après Alfred Jarry et Joan Miró, sur une idée originale d’Imma Prieto, mise en scène Robert Wilson, dans le cadre du Printemps des Comédiens, à Montpellier.

© Luca Rocchi

Sept personnages sépulcraux – en quête d‘auteur, peut-être – accueillent les spectateurs au Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O et attendent patiemment qu’ils prennent place : cinq, sont assis derrière une grande table, deux à l’avant-scène, côté cour. Un loup bouche-bée se fait discret, c’est le huitième. personnage. En attendant le coup d’envoi on essaie de se repérer dans la géologie de Jarry et de les identifier à travers un signe de leur sculptural costume, majestueusement shakespearien. Mère Ubu n’est-elle pas la sœur jumelle de Lady Macbeth ? « Dans une semaine je serai reine ! » s’esclaffe-t-elle. Une allée, recouverte d’un épais manteau de papiers froissés dans lequel s’enfonce un énigmatique personnage en redingote qui fait crisser chacun de ses pas, les relie aux spectateurs. On se croirait sur un glacier. Au diable Jarry, vive Wilson, the Great !

© Luca Rocchi

Noir. Musique. Action ! On entre dans un jeu virtuose de borborygmes et de personnages aux costumes sculptés dans du papier journal, des personnages couverts de texte, celui de Jarry probable. De par ma chandelle verte ! Une manifestation s’exprime à l’horizon, chacun portant sa pancarte et nous voilà dans la ville agitée aux rythmes sociaux et musicaux entre valse et tango. Nous sommes dans la Pataphysique telle que définie par Jarry comme la science des solutions imaginaires et Robert Wilson prend l’auteur au pied de la lettre. Les Polonais – première ébauche d’Ubu que Jarry-le-subversif écrivit en classe de première s’inspirant de son professeur de physique – furent interprétés par les marionnettes du Théâtre des Phynances. L’acteur ici devient tout naturellement marionnette et le metteur en scène en tire les fils. Ses contre-jours bleu, rouge ou jaune sont autant de couleurs primaires qui appellent Miró, et le blanc cru craque et met en état de choc. La narration chez Robert Wilson passe par les lumières et par la musique, dans un ample spectre d’alchimie et de filtres magiques.

Orchestre de cirque et musiques enregistrées à la gamme étendue, piano, violon, clavecin, électroacoustique, bruitages, voix synthétiques dont le rythme s’accélère, et déstructuration du langage. Personnages sortis du cadre, mimodrame, clowns et tableaux gribouille parfaitement maitrisés en contrepoint au hiératisme imposé par certains costumes peu flexibles. On oscille entre personnages de comédie musicale et de films muets. Jusqu’au cri strident annonçant la mort du Roi Venceslas de Pologne, assassiné par Père Ubu qui sitôt occupe la place et fait le ménage en exterminant les nobles pour capturer leurs biens. Il y a les trompettes guerrières et ces nobles qui s’affairent avec leurs lances tels des samouraïs mais qui, un à un, s’écroulent, il y a la vitesse qui succède à la lenteur, dans un art de la rupture cher à Robert Wilson. Il y a le loup et la danse du diable, il y a les personnages mythiques et la résurrection, les funérailles en procession et soudain le calme du violon.

© Luca Rocchi

La Machine à décerveler d’Alfred Jarry, à la source du théâtre de l’absurde autant que la calligraphie et Le Carnaval d’Arlequin du peintre Joan Miró, qui s’est passionné pour le dadaïsme et ses effluves – « Miró, le plus surréaliste d’entre nous » disait André Breton – se dérèglent avec Robert Wilson : au-delà de l’onirisme et d’un magnifique travail sur l’emballage, le brillantissime metteur en scène abandonne la métaphore sur le pouvoir et le totalitarisme. Ubu est de la même veine que Jungle Book, qui l’a précédé en 2019. Que de chemins de traverses depuis Le Regard du sourd qu’il créé en 1970 et Einstein on the Beach, en 1976, suivis de nombreux autres spectacles de factures très diverses.

Dernière figure du metteur en scène-derviche, l’image ultime du spectacle, celle d’un théâtre de tréteaux qui écarte son rideau de scène écarlate sur Le Véritable portrait de Monsieur Ubu, tel que gravé sur bois par Alfred Jarry lui-même, en 1896, sa gidouille sur le ventre, accompagné du personnage en redingote du début du spectacle. Plaisir certain pour le regard, dans cette sophistication à l’extrême d’un sophiste de la composition et de la lumière.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2023

Avec : Mona Belizán, Marina Nicolau, Alejandro Navarro, Joan Maria Pascual, Sandrine Penda, Joana Peralta, Sienna Vila, Alba Vinton – réalisation, conception des décors et des lumières Robert Wilson – coréalisateur Charles Chemin – coconcepteur des décors Stephanie Engeln – coconcepteur des lumières : Marcello Lumaca – costumes Aina Moroms – son Joan Vila – assistant metteur en scène et régisseur Maite Román – concepteur des marionnettes Joan Baixas, La Claca / basé sur le projet original de Joan Miró – matériaux de texte Eli Troen, d’après Ubu Roi d’Alfred Jarry, directeur technique Juanro Campos, assistant régisseur Sienna Vila – responsable de plateau Pablo Sacristán – photographe Luca Rocchi – assistant personnel de M.Wilson Alek Asparuhov – producteur associé Hannah Mavor, production Jenny Vila – idée originale Imma Prieto.

Théâtre Jean-Claude Carrière, Domaine d’O, Montpellier/Printemps des Comédiens 2023- jeudi 8 Juin 20h, vendredi 9 Juin 18h et 21 h, samedi 10 Juin 18h et 21h – 178 rue de la Carriérasse. 34090. Montpellier – Tramway n° 1 – site : www.printempsdescomédiens.com – tél. : 04 67 63 66 67.