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La Ciudad de los Otros – La Mentira Complaciente

Deux chorégraphies du Sankofa Danzafro (Colombie), directeur et chorégraphe Rafael Palacios, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Sankofa, du nom de la compagnie, signifie retour aux sources dans le langage akan du Ghana, revenir sur ses racines pour inventer le présent et avancer vers l’avenir avec une forte dose de créativité. Son symbole est un oiseau mythique. Rafael Palacios qui a créé la compagnie en 1997 est entré dans la danse avec ce cahier des charges. Il fait voler les danseurs, tous noirs de peau, entre passé et présent, entre terre et ciel. Son travail s’inscrit en lien avec l’oubli des populations noires issues des esclaves fugitifs des plantations de café et des mines d’or, majoritaires au Chocó, département situé au nord-ouest du pays ayant un accès sur les deux océans, Pacifique et Atlantique. L’abolition de l’esclavage en Colombie le 21 mai 1851 avait ouvert sur une guerre civile où les grands propriétaires terriens et les esclavagistes, soutenus par les conservateurs, s’étaient révoltés.

La Mentira Complaciente © Théâtre de la Ville

Les deux chorégraphies portées par la compagnie Sankofa Danzafro, de facture différente, sont présentées à Paris par le Théâtre de la Ville qui a organisé pour elle une tournée * : La Ciudad de los Otros, présentée dans le cadre de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, en 2021, en Colombie, parle d’altérité et d’univers urbain ; La Mentira Complaciente puise au plus profond des racines africaines. Les deux chorégraphies signées de Rafael Palacios sont d’une grande force et dégagent une superbe énergie.

Dans une scénographie composée de chaises disposées de manière très élaborée qui pourrait évoquer le métro, sont installés danseuses et danseurs, une quinzaine, poing levé. C’est la première image-force de La Ciudad de los Otros/La Ville des Autres. D’autres viendront, figures de contestation sourde rythmée par des chants et percussions qui accompagnent les gestes et mouvements chorégraphiques, chargés et profonds. Un chant choral suivi d’un chant solo plein de nostalgie traversent la scène. Des guirlandes de CD suspendus forment un rideau de fond et apportent leur réverbération. Les femmes portent des pantalons couleur caramel et chemises écrues, des cravates bordeaux, les hommes des pantalons anthracite et chemises claires, des cravates noires. Tous s’avancent en ligne, face au public, dans leurs identités et morphologies multiples. Ils questionnent, dans leur corps, avec maîtrise e et souveraineté.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Le geste chorégraphique collectif raconte une histoire, la leur, et croise des solos, duos et trios de danseurs qui sortent du groupe pour une interprétation forte et empreinte de sensualité. Les chaises se déplacent et nous transportent aussi dans une usine, tous contremaîtres, tous inspecteurs, chacun semblant épier l’autre. Soudain ils disparaissent, se cachant sous les chaises et pris de tremblements. Il y a de la gravité, des suppliques, des mouvements de foule puissants et décalés, de l’incertitude. Douceur et violence se mêlent, ondulations et altercations. L’un est prisonnier, tous le portent et marchent sur la ville, il devient l’élu.

Puis tous s’étendent sur le sol et forment un soleil, jusqu’à s’anéantir. Une lumière rouge emplit le plateau, sorte d’enfer à la Dante. Chacun se présente dans un rectangle de lumière et se déploie, ouvrant des ailes d’oiseau migrateur. Le rythme monte et s’endiable jusqu’au mouvement d’ensemble final. La Ciudad de los Otros a été créée dans le cadre de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Colombie, avec le soutien de la mairie de Medellin et de la Maison de l’Intégration afro-colombienne. La mobilité et l’expressivité des corps, marquent le spectacle.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

La seconde pièce, La Mentira Complaciente/Le Mensonge complaisant, reprend le thème de la population noire longtemps gardée sous silence alors que la Colombie compte, après le Brésil, le nombre le plus important d’Afro-descendants. Loin de tout exotisme, ce spectacle parle des racines. « Nous dansons pour montrer comment la communauté afro-colombienne réussit à se souder, comment elle trouve le courage de continuer à vivre et la force nécessaire pour revendiquer sa place dans le monde » dit le chorégraphe. Trois percussionnistes accompagnent les danseurs avec des instruments comme la tambora frappée avec des baguettes, la guacharaca fabriquée à partir de troncs de petits palmiers., les bâtons de pluie, maracas, crécelles, la marimba sorte de balafon africain appelé le piano de la forêt. Les danseurs montent du fond de scène fermé d’un rideau de fils de chanvre, au début lentement, comme dans un rituel, jusqu’à l’avant-scène, puis repartent en marche arrière, face au public, en duo, trio ou groupe, les percussions les rattrapent, le rythme se déplie et s’étend, s’accélère. Les musiciens stimulent les danseurs jusqu’à la transe, parfois s’en approchent. Une femme se trouve prisonnière dans des liens qui l’entravent, sacrifiée, les yeux sont baissés. Un homme l’en délivre, habillé de rouge et l’élève au rang de déesse, la danse entre dans un rythme effréné et la mobilité absolue des pieds et des bras. Une autre apparaît, vêtu de chanvre, référence au pagne, cliché s’il en est. Un musicien-narrateur porte le récit au micro. Danseurs et danseuses en ligne montent et descendent le plateau en regardant droit devant, ils sont mis aux enchères. Les pesos défilent, les prix montent. Comme des éperviers en vol ils sont vendus par adjudication, espace-temps fort de la chorégraphie. Des moments de calme s’intercalent aux moments rythmés, les danseurs tournent sur eux-mêmes, marchent et sautent, réalisent de savantes pirouettes. Puis ils font cercle, autour d’une élue qu’ils choisissent et placent au centre, image d’espérance.

La Mentira complaciente © Théâtre de la Ville

Les veillées funèbres des esclaves africains se faisaient au son des tambours avant de se métisser aux cultures locales. Le mot cumbia même – cri de la fête du tambour – emblématique de la Colombie, serait un mot de la langue bantoue à partir des rythmes et des danses de Guinée Équatoriale. Les chants nommés areítos, qui signifie danser en chantant, raconte l’histoire de leur groupe ethnique. Le vallenato, autre style musical colombien de métissage, syncrétisme entre traditions et rythmes indigènes, africains et espagnols, en est une autre figure.

Artiste militant défendant depuis vingt-cinq ans par la danse la diversité des cultures et le savoir ancestral, l’égalité des chances et la justice sociale, danseur lui-même et chorégraphe, Rafael Palacios s’est formé en Afrique et en Europe auprès de grandes figures chorégraphiques, dont Germaine Acogny et Irene Tassembedo. Il a été directeur artistique des spectacles de danse organisés lors du Sommet des Amériques, à Cartagena de Indias, ainsi que chorégraphe de la cérémonie d’ouverture des Jeux mondiaux de Cali en 2013. Il travaille à Medellín et est chorégraphe associé au Centre de la Danse de Valle Cauca La Licorara, à Cali.

La Mentira complaciente © Théâtre de la Ville

Rafael Palacios s’est vu décerner le Prix national des Arts attribué par l’Université d’Antioquia, pour La Ciudad de los Otros, en 2018, par ailleurs, La Mentira Complaciente a reçu la bourse de création du ministère colombien de la Culture, en 2019. Il met en exergue l’énergie collective de la compagnie en même temps que l’identité de chaque danseur et construit une dramaturgie dans laquelle l’altérité est au cœur du sujet, servie par l’ardeur et le geste portés par tous et chacun.

Brigitte Rémer, le 31 mars 2024

Avec Yndira Perea, Camilo Perlaza, Vanesa Mosquera, Diego de los Ríos, Piter Angulo Moreno, Liliana Hurtado, Armando Viveros, Raitzza Castañeda, Estayler Osorio, Andrés Mosquera, Maryeris Mosquera et les musiciens Gregg Anderson Hudson, Jose Luna Coha, Feliciano Blandón Salas. Lumière, scénographie et direction technique Álvaro Tobón – costumes pour La Ciudad de los Otros, Rafael Palacios – costumes pour La Mentira Complaciente, Diana Echandia.

La Ciudad de los Otros © Théâtre de la Ville

Du 20 au 23 mars 2024 à 20h, jeudi à 14h30, La Ciudad de los Otros et du 26 au 29 mars 2024 La Mentira complaciente, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : theatredeleville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – Tournée 2024 organisée par le Théâtre de la Ville* : 8 mars Girona Municipal Theatre, Gérone, Espagne – 9 mars Festival Dansa Metropolitana, Barcelone – 12 au 16 mars Maison de la Danse, Lyon – 2 avril Château-Rouge, scène conventionnée d’Annemasse – 5 et 6 avril Pavillon Noir / Ballet Preljocaj, Aix-En-Provence – 13 et 14 avril Auditorio de Tenerife, Espagne.

Gravité

© Jean-Claude Carbonne

Chorégraphie Angelin Preljocaj, à Chaillot-Théâtre national de la danse.

« La gravitation est l’une des quatre forces fondamentales qui régissent l’univers. Elle désigne l’attraction de deux masses. Elle est invisible, impalpable, immanente. C’est pourtant elle qui crée ce qu’on appelle la pesanteur. Depuis des années, les notions de poids, d’espace, de vitesse et de masse ont traversé de façon intuitive ma recherche chorégraphique » dit Angelin Preljocaj qui inscrit son travail dans un mouvement de balancier. Tantôt il l’oriente vers le narratif, comme ses chorégraphies Blanche-Neige, Roméo et Juliette ou Le Parc, créé pour l’Opéra de Paris, en témoignent, tantôt il plonge dans des recherches fondamentales pour élaborer une écriture-matériau « comme on le fait avec la glaise » et se nourrit du narratif.

Gravité, un concept abstrait en même temps que concret pour le chorégraphe, fait partie de ses recherches laboratoires pour un langage chorégraphique nouveau. La pièce est construite en chapitres musicaux thématiques, mis en relation avec des oeuvres musicales de différents styles qui donnent à la chorégraphie et au public différentes saveurs : Johann Sebastian Bach, Maurice Ravel, Iannis Xenakis, Dimitri Chostakovitch, Daft Punk, Philip Glass, 79D. Le tout s’articule en un geste chorégraphique fort.

L’ouverture de Gravité se danse en relation avec le sol, on se croirait au centre de la terre : une douzaine de danseuses et danseurs, jambes nues et justaucorps noirs se déplacent en rampant et se mêlent en un flux et un reflux continus. Les jambes blanches attirent le regard qui suit les figures-hiéroglyphes. Le courant et l’impulsion musicale, comme par temps de grand vent, les incitent à se redresser. Chaque séquence repousse les limites du corps et travaille sur des tonalités de gravités. Les danseurs cherchent à se libérer de la pesanteur, par suspension ou par pulsions, et de l’idéal de la danse classique, en résistant à l’élévation. Le chorégraphe pourtant se promène avec virtuosité dans un vocabulaire néo-classique où la gravité est un poids qui redescend vers le sol, et les danseurs en solos, duos, trios ou mouvements collectifs en matérialisent les lois de l’attraction avec une grâce infinie.

La dernière partie du spectacle réserve une belle surprise et ouvre sur les premières notes du Boléro de Ravel qu’Angelin Preljocaj amène avec subtilité et naturel. Et le spectateur se laisse glisser dans ce trou noir musical, black hole au sens où Stephen Hawking – qui applique les lois de la physique quantique à la cosmologie – dont on entend quelques mots de l’aventure spatiale juste avant, l’entend. « L’idée du trou noir que l’on peut définir comme l’objet cosmologique le plus dense et qui engloutit tout ce qui l’approche » à l’origine de la quête du chorégraphe impose sa circularité, développe la notion de gravité où tout tourne autour d’un centre et mène à la transe. Partant de cette idée philosophique, le Boléro s’est imposé à Angelin Preljocaj comme texture idéale servant son propos. Avec les danseurs il s’est engouffré dans ce pari risqué de le danser, et c’est une pure merveille. Après Béjart il fallait oser. Cette masse blanche formée par les danseurs comme un magma ondulant puis bouillonnant est d’une force et d’une beauté sidérante. Et le solo final de la danseuse (Isabel Garcia Lopez) alors que tous sont au sol et ont rejoint le trou noir, offre, par sa majestueuse lenteur, une intense densité.

Né en France de parents albanais, Angelin Preljocaj s’est formé en France et aux États-Unis, a créé sa compagnie le Ballet Preljocaj en 1984, a chorégraphié une cinquantaine de pièces, du solo aux grandes formes. Preljocaj est ceinture noire de judo et reconnaît l’influence des arts martiaux dans sa démarche, par la connaissance de l’autre corps que cela lui a donnée, les portés, le contact. Depuis octobre 2006, il est directeur artistique du Pavillon Noir à Aix-en-Provence, centre chorégraphique national construit par Rudy Ricciotti, où il travaille avec les vingt-quatre danseurs permanents du Ballet. Il aime à créer des synergies avec d’autres artistes et s’ouvre à différentes disciplines comme la musique, les arts plastiques, le design, la mode et la littérature. Ses créations sont reprises au répertoire de nombreuses compagnies comme La Scala de Milan, le New York City Ballet et le Ballet de l’Opéra national de Paris. Il s’intéresse aussi au cinéma et a réalisé plusieurs films.

La puissance et la facture de ses ballets reposent aussi sur l’art de s’entourer. Les costumes d’Igor Chapurin, styliste de haut vol né en Russie, tombé dans la mode par hérédité, et qui tout jeune y a développé son imaginaire et ses talents de jeune créateur, sont pour Gravité de toute beauté et d’une grande simplicité. De l’ouverture en noir profond au dernier fragment blanc éclatant, ce collaborateur du Bolchoï, joue des transparences, plissés, cœurs croisés et lignes de fuite avec majesté. Éric Soyer, créateur lumières et d’espaces lumineux, a, dans sa palette, une belle expérience et une diversification des arts. Il conçoit des éclairages dans les domaines des arts de la rue, de la musique, de l’opéra, du théâtre et de la danse, en France et en Europe. Il accompagne subtilement le spectacle, créant des environnements lumières en dialogue avec le plateau, danseurs, costumes et musiques réunis.

C’est un grand plaisir de suivre le voyage en Gravité proposé par Angelin Preljocaj, à la recherche perpétuelle de l’épure et du Beau. Il fait bouger ses danseurs à l’unisson, dans des mouvements partagés, une même énergie et une respiration commune. Il crée ici un langage chorégraphique de la gravité et une grammaire des formes dans laquelle l’effet kaléidoscope enrichit le danser ensemble.  « J’aime la virtuosité dit-il, c’est pourtant très critiqué. » La virtuosité est artisanale et le fruit d’un long et magnifique travail.

 Brigitte Rémer, le 13 février 2019

Avec les danseurs : Baptiste Coissieu, Leonardo Cremaschi, Marius Delcourt, Mirea Delogu, Léa De Natale, Antoine Dubois, Isabel Garcia Lopez, Véronique Giasson, Florette Jager, Laurent Le Gall, Théa Martin, Victor Martinez Caliz, Nuriya Nagimova – chorégraphie Angelin Preljocaj – costumes Igor Chapurin – lumières Éric Soyer – assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch – assistante répétitrice Cécile Médour – choréologue Dany Lévêque – Gravité fut présenté dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon, en  2018.

Du 7 au 22 février 2019, à Chaillot-Théâtre National de la Danse, 1 place du Trocadéro – 75116 Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – Site : www.theatre-chaillot.fr