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Yes Daddy / حاضر يا أبي  

Texte et mise en scène Bashar Murkus – Dramaturgie et production Khulood Basel – Avec Anan Abu Jabir, Makram J. Khoury – (Palestine) – Première en France dans le cadre du Festival d’Avignon, Théâtre Benoît XII – spectacle en arabe, surtitré en français et en anglais.

© Khulood Basel

Bashar Murkus et Khulood Basel ont pour arme le théâtre et leur engagement avec le Khashabi Theatre qu’ils ont créé en 2011 avec d’autres artistes palestiniens, à Haïfa, au nord d’Israël. Ils étaient venus au Festival d’Avignon en 2021 présenter The Museum et en 2022, Milk. Même si le lieu où ils travaillaient jusqu’en avril dernier leur a été confisqué, ils poursuivent, écrivent, jouent, cultivent leur indépendance et construisent des utopies. Difficile, quand Gaza / غزة en traduction la forte, les hante et qu’ils constatent l’impuissance, y compris de l’art, face à la tragédie, au génocide.

Ils présentent à Avignon leur dernier spectacle, Yes Daddy / حاضر يا أبي où la maison, symbole de protection et d’intimité, est d’une certaine manière, le troisième personnage. Et ils tordent ce concept jusqu’au trouble et en font un lieu de détresse. Deux hommes s’y affrontent, un vieil homme, dans le désarroi et la solitude, qu’interprète brillamment Makram J. Khoury, l’un des plus grands acteurs palestiniens, et Anan Abu Jabir un jeune acteur, brillant lui aussi dans l’art de la métamorphose.

© Khulood Basel

Dans un cercle de lumière, le jeune – est-ce Amir, ou bien Samer ? – accueille le public, au titre de la bienvenue. « Bonjour ! صباح الخير je suis très heureux que vous soyez là. » Il montre la maison dans laquelle nous allons entrer avec lui une maison qui, dit-il, ressemble à toutes les autres maisons. Puis il s’efface.

Commence alors ce qui se révélera être comme un jeu de dupes réciproque, avec des allers et retours singuliers dans un scénario où la montée dramatique se dessine au fur et à mesure que se déconstruit la maison. Là, se trouve un vieil homme, assis à une petite table, au fond, son fauteuil roulant près de lui. Pyjama gris sur les parois grises des praticables qui forment les murs de la maison, une ouverture mène à la cuisine côté cour, la porte d’entrée se trouve côté jardin, symbole du seuil, ou du passage et du franchissement entre l’en-dehors et l’en-dedans.

Coup de sonnette et premier psychodrame, le vieil homme se suspend, incapable de trouver la clé qui permet d’ouvrir sa porte d’entrée – la clé, tout un symbole en territoire occupé – il est frappé d’amnésie et enfermé chez lui, il ne se souvient plus. Ses jambes refusent de le porter, il ne peut se lever et quand il tente, il tombe au sol, s’énerve et crie, perd la tête un peu plus. « Que dois-je faire ? » hurle-t-il à travers la porte. Quelque temps plus tard le jeune homme réussit à entrer et se présente. C’est Amir, appelé par lui comme escort autrement dit pour une relation sexuelle tarifée. Le vieil homme ne se souvient de rien, la confusion est extrême quand il l’appelle Samer et le prend pour son fils. Amir voudrait s’enfuir et réclame son argent. Autre clé recherchée, celle des tiroirs où le vieil homme range cet argent. Disparue, de même. Dans le jeu du père, l’autoritarisme, le handicap et l’amnésie, « Ne me parle pas comme ça » dit-il à Amir/Samer. Le vieil homme appelle ensuite sa femme du côté de la cuisine, désespérément. « Il y a quelqu’un dans la maison et tu m’as fait venir » s’étonne Amir. L’homme hurle et demande de l’aide. Il est assis au milieu de la pièce. « Baisse la voix » ordonne Amir sur un ton menaçant tout en apprenant que la femme était morte depuis plusieurs années.

© Khulood Basel

Le trouble augmente. À la question « De qui es-tu le fils ? » Amir s’invente d’autres identités, par jeu ou pour ne pas déplaire. Il est Elias, le fils du directeur d’école ou celui du voisin et jusqu’à devenir Samer, son fils, pour lui plaire ou pour être tranquille, entrant dans le jeu désespéré du vieil homme. « Reste un moment » implore ce dernier. Amir sort et tous deux jouent la scène des retrouvailles, puis glissent dans un dialogue du quotidien, père/fils tandis que la maison se déconstruit, panneau après panneau, laissant les personnages dans un vide absolu. Samer a relevé son père. Le vieil homme épluche une orange. Un silence s’installe,

« Tu habites encore ici avec moi ? C’est vrai… » Le père fouille sa mémoire, pose des questions et donne lui-même les réponses. « Ton état me fait peur, papa » répond Samer. « T’as préparé quoi ? » Et autour du dîner se greffe un dialogue surréaliste où l’on comprend qu’ils ont faim et qu’il n’y a rien à manger… « J’ai envie d’un repas chaud » dit le vieil homme. Samer lance une série de reproches cinglants au père qui lui demande : « T’ai-je fait du mal, t’ai-je frappé ? T’ai-je violé ? » La pièce oscille entre la perte de mémoire du vieil homme et le jeu des métamorphoses auquel se prête Amir, dans sa versatilité, à travers les différents scénarios proposés.

Le violoncelle est monté en puissance et accompagne la reconstruction de la maison, les panneaux remontés à l’envers, l’extérieur vers le public, l’intérieur forme une nouvelle intimité, cachée. La musique emplit l’espace. Un long silence s’installe. Noir. Quand les lumières se rallument la tension dramatique se précise et nous place face à une inconnue de plus, les coups reçus par Amir/Samer qui porte de nombreuses traces. On ne sait ce qu’il s’est passé au cœur de la maison recomposée, quelles violences ou quelles violations. L’atmosphère s’alourdit. Les murs de la maison à nouveau se recomposent, comme au début du spectacle, avec un intérieur un peu plus soigné, une lampe et un tableau au mur, une horloge, une nappe sur la table. « Tu veux partir ? » s’enquiert le vieil homme ? « Oui » s’entend-il répondre. « Je ne te reverrai pas ? » et il réclame « juste un petit câlin. » Les relations se sont opacifiées, on ne sait plus qui a le leadership.

Samer passe une robe et met une perruque, les cheveux de la mère. Il devient la mère et dans l’inversion des rôles le vieil homme est l’enfant. Bashar Murkus et Khulood Basel vont loin dans le travestissement et les rôles usurpés, la mère prend son tout petit sur les genoux et lui donne le sein. Mais rien ne sort. « Je meurs de faim » crie-t-il. Les filiations se télescopent, et les relations entre solitude, mensonge et vérité se désagrègent. Retour au père que le fils lave et  change après qu’il ait uriné sous lui et qui fait tourner le lave-linge sur la scène, le réalisme est de retour après le simulacre de la mère et un père qui semble de plus en plus déconnecté. Une chanson d’Abdel Halim Hafez, l’un des plus grands chanteurs égyptiens des années 50 à 70, passe en leitmotiv, Ana lak ala toul  أنا لك على طول / Je suis à toi depuis le début, met un peu de baume au cœur.

© Khulood Basel

Amir se place côté cour devant une caméra qu’on ne remarquait pas et barbouille l’objectif d’un rouge comme le sang, son visage, les images, se déforment à l’extrême. Le vieil homme s’est levé et marche. Il est assis sur la table, sous un néon. Ensemble ils mangent une soupe. Le lave-linge s’est arrêté. Je ne me souviens pas, persiste-t-il, perdu dans son monde. Il vient de ramasser au sol la clé des tiroirs qui contiennent l’argent. La discussion reprend de manière récurrente. « Tu te souviens de tout ce que je t’ai dit ? » demande Amir. « Répare la porte… » répond le vieil homme. La lumière clignote. Noir.

On sort KO debout de la pièce qui nous perd dans les labyrinthes du mensonge et de la vérité. Ce qui se dit s’efface sitôt après et les gestes qui s’ébauchent ou s’exécutent se défont aussi vite.  Yes Daddy / حاضر يا أبي est comme une souricière qui se referme sur ses deux protagonistes, secoués dans leurs identités, leurs désirs et le décalage de leurs mémoires croisées. Magnifiquement porté par les deux acteurs, Anan Abu Jabir et Makram J. Khoury ni père ni fils mais complices, la mise en scène sème le doute et donne toutes les variations de l’insécurité dans un remarquable brouillage des codes, de vérités à contre-vérités qui égarent le spectateur. « Il n’y a plus d’espoir pour le sens. Et sans doute est-ce bien ainsi : le sens est mortel » écrivait le philosophe Jean Baudrillard.

Entre simulacres et simulation, cet étrange huis clos ressemble à l’occupation d’une maison pour l’un, à un état mental en perdition pour l’autre. La versatilité dans la perception du temps et de l’identité, chez l’un comme chez l’autre conduit à une intranquillité ouvrant sur des blessures qui se nomment vieillesse, désir, sensualité, sexualité, famille et solitude. La maison est encore vivante mais il y fait froid. « Ferme la porte, le froid va rentrer » dit le vieil homme à plusieurs reprises…

Brigitte Rémer, le 27 juillet 2025

Avec : Anan Abu Jabir, Makram J. Khoury – Texte et mise en scène Bashar Murkus – dramaturgie et production Khulood Basel – scénographie Majdala Khoury – lumière Muaz Al Jubeh – direction technique Moody Kablawi – machinerie Basil Zahran – assistanat à la mise en scène Nancy Mkaabal – production Khashabi Theatre – Avec le soutien de A. M. Qattan Foundation AFAC /  Arab Fund for Art and Culture – Représentations en partenariat avec France Médias Monde – Création en 2024. Première en France au Festival d’Avignon 2025.

Les 24, 25, 26 juillet, à 18h – Théâtre Benoît XII, 12 rue des Teinturiers, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

En tournée : le 6 novembre 2025 à 21h, le 7 novembre à 19h, au Théâtre des 13 vents / CDN de Montpellier, dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée, site : https://13vents.fr/yes-daddy/ – le 14 novembre 2025, au Théâtre Alibi, Bastia – les 18 et 19 novembre 2025, au Théâtre Joliette, Marseille – Du 24 au 26 novembre 2025, au Mungo Park Theatre, Allerød Danemark) – Du 19 au 21 mars 2026, à Espoon Teatteri, Espoo (Finlande) Avertissement : des scènes peuvent heurter la sensibilité du public

La dernière guerre ?  Palestine 7 octobre 2023 – 2 avril 2024

Texte d’Elias Sanbar, édité en avril 2024 par Tracts Gallimard n° 56.

Elias Sanbar, écrivain et ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, reprend les événements du 7 octobre 2023 qui font à nouveau basculer le monde et dont la source remonte à 1948 : « Je veux parler de la Nakba de 1948, quand ma mère me porta vers un exil que mes parents pensaient de courte durée. C’était un matin d’avril 1948. J’avais quatorze mois… »

Autant dire que l’auteur connaît l’exil et qu’il a su mener un parcours emblématique autour de la réflexion et de l’analyse liées au déchirement de ce Moyen-Orient où il n’a jamais pu vivre et où il défend depuis toujours la voix de la Palestine, son pays. « Si les Israéliens sont habités par la peur d’une disparition possible, les Palestiniens vivent quant à eux une disparition réelle, celle d’un déni d’existence définitif. »

Avant 1948 *

Elias Sanbar donne dès le départ sa lecture : « La naissance d’Israël n’était-elle pas la réponse adéquate au mal absolu que fut le nazisme ? Partant de cette réponse d’un droit de présence solitaire, exclusif sur la Palestine, il devint impensable pour la majorité écrasante des Israéliens d’accepter le fait que la naissance de leur État eût pu naître d’une injustice commise à l’égard d’un autre peuple… » Statut particulier lié aux souffrances ayant présidé à la naissance de l’État d’Israël, soutien à ce jeune État par de nombreuses nations, laxisme mondial quant aux terres dérobées. L’objectif israélien constate-t-il est de parachever la Nakba de 1948, comme le suggérait Ben Gourion – Premier ministre du pays de 1948 à 1954 puis de 1955 à 1963, l’un des fondateurs de l’État d’Israël – dans deux lettres adressées à son fils, Amos, en juillet et octobre 1937, lettres citées par Elias Sanbar : « Si je suis un adepte enthousiaste de la création d’un État Juif maintenant, même s’il faut pour cela accepter le partage de la terre, c’est parce que je suis convaincu qu’un État juif partiel n’est pas une fin mais un début… »

Et, de guerre en guerre, la situation s’est comme entérinée, selon le bon vouloir de ceux qui depuis 48 colonisent et de plus belle, au vu et au su de tous. Elias Sanbar met en lumière l’intention de Netanyahou et de son cabinet de guerre, au-delà de la contrattaque à Gaza, de viser et de vouloir récupérer Cisjordanie, Jérusalem-Est et réfugiés de 1948, en bref d’en finir avec tous les Palestiniens, d’où son mot d’ordre ressemblant à un ordre de mission : « Cette guerre est la dernière d’Israël, le dernière… » mot dont s’empare Elias Sanbar pour le transformer en question et en faire le titre de sa réflexion : La dernière guerre ?

1947 / Projet ONU *

 « Cette dernière guerre débute du côté israélien le 9 octobre, au lendemain d’un crime de guerre commis le 7 par le Hamas. » Personne n’imaginait « que des occupés fussent capables d’une telle prouesse technique et guerrière » à l’égard du pays le mieux protégé du monde, Israël, qui n’a rien vu venir et dont 250 otages ont été emmenés à Gaza.  « Un nouveau foyer de guerre s’est allumé au Proche-Orient après le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 suivi par les bombardements meurtriers d’Israël sur Gaza, territoire que l’auteur qualifie de prison à ciel ouvert. « Ces carnages, accompagnés de persécutions en Cisjordanie et de déclarations annexionnistes, ont réveillé la question palestinienne endormie » écrit Edgar Morin.

Elias Sanbar dénonce l’approximation d’un rapport de l’ONU au sujet de la violence sexuelle sur les otages israéliens, les hypothèses et fantasmes israéliens face à l’organisation des attaquants, le Hamas, les deux poids deux mesures des Occidentaux, la fausse naïveté de Netanyahou dans sa « déception de n’avoir pas été informé de l’opération » et l’embourbement qu’il recherche pour sauver sa peau. Vérité ou ruse ?

1967  – Guerre des Six Jours *

La réplique d’Israël conduit à des milliers de morts dont de nombreuses femmes et enfants, à l’anéantissement des structures de soin et des services de secours à tel point que le mot de génocide s’inscrit sur les tablettes des journalistes et que l’Afrique du Sud, s’inscrivant comme défenseur du droit, saisit la Cour internationale de Justice de La Haye le 29 décembre 2023. La Haye édite des mesures conservatoires donnant obligation à Israël d’assurer la sûreté et la sécurité des Palestiniens dans la bande de Gaza, mais n’appelle pas à un cessez-le-feu. La Cour est ensuite saisie par cinquante-deux États membres de l’ONU « pour avis consultatif sur la légalité de l’occupation en 1967 par Israël des territoires palestiniens. » La majorité des plaidoiries demande le retrait « immédiat, inconditionnel et unilatéral » d’Israël des territoires conquis en 1967. Israël ne répond à aucun ordre de la Cour internationale de Justice, l’ONU s’érode et sa crédibilité avec.

Elias Sanbar développe aussi le rôle de l’UNRWA, Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, une agence de l’ONU exclusivement dédiée aux réfugiés palestiniens à laquelle 6,5 millions de Palestiniens sont inscrits. Et l’auteur donne d’autres chiffres, notamment sur les habitants de Gaza dont 75% des 2,2 millions d’habitants ont statut de réfugiés palestiniens.

L’espoir de créer deux États s’est éloigné, voire effacé dans les hauts et les bas des tergiversations mondiales. On y croyait encore en 1991 lors de la Conférence internationale de paix de Madrid qui avait été précédée d’une session du Conseil national Palestinien, autrement dit du Parlement en exil, trois ans plus tôt, à Alger, en la présence de Yasser Arafat. Trente-trois ans après, aucune paix n’a vu le jour, et encore moins un État palestinien, note Elias Sanbar qui liste toute une série de questions, dont la question vitale : « Existe-t-il un moyen de tirer profit du désastre en marche pour trouver l’amorce d’une sortie par le haut de l’interminable conflit ? »

Situation aujourd’hui *

Malgré le sentiment d’impuissance qui domine, alors que « la guerre qui culmine aujourd’hui à Gaza est aussi une guerre contre la Palestine, toute la Palestine » l’auteur esquisse une série de possibles pour y réussir, sous réserve que « les puissances amies d’Israël quitte à cabrer dans son propre intérêt leur protégé, trouvent l’audace qui leur a tant manqué d’imposer une paix jusque-là réputée inatteignable. » Les puissances amies d’Israël, États-Unis en tête.

Elias Sanbar ferme son propos en ajoutant : « Sans mots, je me tiens devant la conclusion impossible de ce texte. » Il donne la parole à celui dont il fut l’ami et le traducteur, le poète Mahmoud Darwich, qui écrivait en 1992 dans Le Dernier discours de l’Homme rouge : « Laissez donc un sursis à la terre. Qu’elle dise la vérité. Quant à vous, quant à nous. Quant à nous quant à vous… Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts. »

Brigitte Rémer, le 1er août 2024

La dernière guerre ?  Palestine 7 octobre 2023 – 2 avril 2024 – Texte de Elias Sanbar, édité par Tracts Gallimard n° 56 – (3,90 euros).

*Les cartes ont été publiées le 11 décembre 2023 par L’Humanité. « Israël-Palestine : 4 cartes pour comprendre 75 ans de tragédie. »

Ce que la Palestine apporte au monde

© MNAMCP/ Nabil Boutros (1)

Exposition, du 31 mai au 19 novembre 2023 – Commissaire général Élias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, président du conseil d’administration du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, à l’Institut du Monde Arabe.

Depuis 2016, l’Institut du Monde Arabe abrite en ses murs la collection du futur Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, une collection solidaire d’environ quatre cents œuvres constituées de dons d’artistes, réunie à l’initiative d’Elias Sanbar, écrivain et ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, et coordonnée par l’artiste Ernest Pignon-Ernest qui avait, dans le même esprit de combat contre la dictature militaire, contribué à la création d’un musée Salvador Allende, à Santiago du Chili. Nous avions rendu compte de ce projet utopique d’un Musée Palestinien dans nos éditions précédentes (cf. www.ubiquité-cultures.fr : 18 mars 2018, Nous aussi nous aimons l’art – 23 septembre 2020, Couleurs du monde.) L’élargissement de la collection suit son cours, au gré des donateurs, les artistes palestiniens, exilés sur leur propre terre, y dialoguent avec les artistes du monde arabe et la scène internationale.

© Collectif HAWAF (2)

Avec Ce que la Palestine apporte au monde, l’IMA confirme en 2023 la vitalité de la création palestinienne et l’effervescence culturelle du pays, dans et hors le territoire, et propose une approche muséale plurielle. L’exposition montre en trois volets la diversité des courants et des techniques – peintures, dessins, sculptures, photographies -. Le premier volet présente un regard orientaliste avec quelques photographies issues d’un fonds inédit du XIXe siècle, colorisées par la technique du photochrome à partir d’un film négatif noir et blanc et de son transfert sur plusieurs plaques lithographiques, ainsi Samarie, la colonnade et Bethléem. Le second volet construit le regard artistique d’aujourd’hui à travers une sélection d’œuvres contemporaines – pour n’en citer que quelques-unes : La Longue marche de Paul Guiragossian, huile sur toile (1982), Histoire de mon pays d’Ahmed Nawach, (1984), les sérigraphies grands formats réalisées par Ahmad Khaddar (2019), La Foule, une huile sur toile de Soleiman Mansour (1985), les eaux fortes de Noriko Fuse (2017/18/20), Chant de nuit, de François-Marie Anthonioz (1949), un fusain sur papier marouflé sur toile, Ce(ux) qui nous sépare(nt) de Marko Velk, une photographie de Mehdi Bahmed représentant une scène d’intérieur où deux hommes de deux générations différentes, l’un assis, l’autre debout à la fenêtre, regardent dans la même direction (2017), deux grosses jarres en céramique de l’artiste espagnole Beatriz Garrigo, une sérigraphie d’Hervé Télémaque (1970), les acryliques sur toile de Samir Salameh. Au sein de cette seconde partie est montré le projet du Musée Sahab / nuage en arabe, porté par le collectif Hawaf qui se compose d’artistes et d’architectes. Son ambition est de rebâtir une communauté à Gaza et de sortir cette bande de terre palestinienne de son isolement grâce à l’espace numérique et à la réalité virtuelle. L’Association s’engage dans la construction d’un musée contre l’oubli un musée sans frontière, faisant acte de résistance en proposant des ateliers entre les artistes de toutes disciplines et les habitants, et en stimulant la création d’œuvres d’art digitales, autour du patrimoine palestinien : « Le seul moyen de rêver c’est de regarder le ciel… » disent-ils.

Michael Quemener © IMEC (3)

Le troisième volet de l’exposition montre les archives palestiniennes de Jean Genet à partir de deux valises de manuscrits qu’il avait remises à son avocat, Roland Dumas, en 1986. Cette partie est réalisée à l’initiative d’Albert Dichy, spécialiste de son œuvre et directeur littéraire de l’Institut des mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), avec lequel l’IMA a réalisé un partenariat. Synthèse de la vie de Genet, ces valises témoignent d’un joyeux désordre, on y trouve des textes, papiers, factures, numéros du journal L’Humanité, enveloppes adressées à Gallimard son éditeur, enveloppes aux adresses rayées qui lui sont adressées, traces de son compagnonnage avec les Black Panthers : « J’aimais le phénomène Black Panthers, dit-il, j’en étais amoureux. »

J. Genet © Artbribus/ ADAGP (4)

Ces valises racontent aussi l’histoire d’un écrivain qui, à l’âge de cinquante ans, renonce à la littérature et qui fut l’un des premiers européens à pénétrer dans le camp de Chatila le 19 septembre 1982. Il accompagnait à Beyrouth Leïla Shahid devenue présidente de l’Union des étudiants Palestiniens quand, le 16 septembre, eurent lieu les massacres de Sabra et Chatila – plus de trois mille Palestiniens décimés par les milices libanaises, avec l’active complicité de l’armée israélienne qui venait d’envahir le Liban. Dans les mois qui suivent, Genet écrit Quatre heures à Chatila, publié en janvier 1983 dans La Revue d’études palestiniennes. « Pour moi, qu’il soit placé dans le titre, dans le corps d’un article, sur un tract, le mot « Palestiniens » évoque immédiatement des feddayin dans un lieu précis – la Jordanie – et à une époque que l’on peut dater facilement : octobre, novembre, décembre 70, janvier, février, mars, avril 1971. C’est à ce moment-là et c’est là que je connus la Révolution palestinienne. L’extraordinaire évidence de ce qui avait lieu, la force de ce bonheur d’être se nomme aussi la beauté. Il se passa dix ans et je ne sus rien d’eux, sauf que les feddayin étaient au Liban. La presse européenne parlait du peuple palestinien avec désinvolture, dédain même. Et soudain, Beyrouth-Ouest… » Il rencontre de nombreux Palestiniens dans leur exil, se lie d’amitié avec Ania Francos grand-reporter et écrivaine militante et Bruno Barbey, photographe-reporter à Magnum. L’exposition montre aussi une Étude pour Genet, de Ernest Pignon Ernest, pierre noire sur papier (2010), un Portrait de Genet, papier collé sur carton extrait de Poètes de Mustapha Boutadjine (2008). « All power to the people…» un portrait de Marc Trivier (1985) où l’écrivain est assis sur un banc, main gauche dans la poche, écharpe, blouson chaud, il regarde l’objectif : « On me demande pourquoi j’aime les Palestiniens, quelle sottise ! Ils m’ont aidé à vivre » dit-il.

M. Darwich. © MNAMCP/Nabil Boutros (5)

La figure emblématique de Mahmoud Darwich, poète engagé dont l’absence « met fin à l’espoir » comme l’écrivait Bernard Noël, reste très présente et l’écho de sa voix déclamant ses longs poèmes tragiques, demeure. Éloge de l’ombre haute – poème documentaire issu de « Nous choisirons Sophocle » prend ici la forme d’un Hymne gravé à quatre mains, gravure et calligraphie signées de Rachid Koraïchi et Hassan Massoudy. Plusieurs portraits du poète habitent l’exposition : Une photo de Ernest Pignon-Ernest qui l’avait représenté à Jérusalem debout au coin d’une rue et regardant la ville, Mahmoud Darwich, Marché à Ramallah (2009) ; un gros plan de Mustapha Boutadjine Portrait-collage de Mahmoud Darwich, extrait de Poètes (2008), comme il avait représenté Victor Jarra, Pablo Neruda et Salvador Allende pour le Chili en 2004 ; des photographies de Marc Trivier, Pour Mahmoud Darwich (2008) et Mahmoud Darwich à Sarajevo/Mostar I, II et III. Dans les poèmes – traduits en français par Elias Sanbar – se lit l’exil, intérieur et géographique, son expérience multiple : « Ma patrie, une valise, ma valise, ma patrie. Mais… il n’y a ni trottoir, ni mur, ni sol sous mes pieds pour mourir comme je le désire, ni ciel autour de moi pour que je le trouve et pénètre dans les tentes des prophètes. Je suis dos au mur. Le mur / Écroulé ! »

© MNAMCP/ Nabil Boutros (6)

Avec Ce que la Palestine apporte au monde, le pays est célébré en majesté, selon les mots de Jack Lang, Président de l’IMA, et les œuvres internationales rassemblées croisent toutes les disciplines, portant haut l’excellence artistique dans « une volonté collective de rendre justice à la Palestine, dans son Histoire et sa créativité. » L’exposition s’inscrit dans une seule démarche, la quête des Palestiniens vers la réappropriation, par l’image, de leur propre récit. Les œuvres racontent le pays à travers l’Histoire et se projettent dans son avenir. Elles rejoindront le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine voulu par Elias Sanbar, « véritable pari sur une terre encore occupée. » Et comme l’écrit Genet en 1988, méditant sur le rôle de l’art : « L’art se justifie s’il invite à la révolte active, ou, à tout le moins, s’il introduit dans l’âme de l’oppresseur le doute et le malaise de sa propre injustice. »

Brigitte Rémer, le 30 juin 2023

Légendes des photos – (1) Bruce Clarke Too sare 2 (fer), 2010 Don de l’artiste Collection du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine Palestine © MNAMCP/ Nabil Boutros – (2)  L’Avenir du nuage, dessin (détail), 2022. Musée des Nuages, collectif Hawaf © HAWAF –  (3) Les Valises de Jean Genet, Michael Quemener © IMEC – (4) Mustapha Boutadjine, Jean Genet. Paris 2008, graphisme collage, extrait de « Poètes » – (5) Marc Trivier, Portrait de Mahmoud Darwich, 2008, Sarajevo Don de l’artiste Collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP/Nabil Boutros – (6) Alexis Cordesse Salah Ad-Din Street, Jérusalem-Est, Territoires occupés, 2009 Don de l’artiste. Collection du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP/ Nabil Boutros.

Commissariats : commissaire général Élias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’UNESCO, président du conseil d’administration du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine – commissaire associée Marion Slitine, anthropologue, chercheure postdoctorale (EHESS/MUCEM), auteure d’une thèse sur l’art contemporain de Palestine – commissaire de l’exposition Les valises de Jean Genet Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, spécialiste de Jean Genet, éditeur de ses textes posthumes et codirecteur de l’édition de son Théâtre complet dans la « Bibliothèque de la Pléiade » – commissariat IMA Éric Delpont, conservateur des collections, assisté de Marie Chominot.

Artistes exposés : Hamed Abdalla, Jef Aérosol, Amadaldin Al Tayeb, Jean-Michel Alberola, François-Marie Antonioz, Mehdi Bahmed, Vincent Barré, François Bazin Didaud, Serge Boué-Kovacs, Mustapha Boutadjine, Jacques Cadet, Luc Chery, Bruce Clarke, Alexis Cordesse, Henri Cueco, Marinette Cueco, Noël Dolla, Bruno Fert, Anne-Marie Filaire, Noriko Fuse, Garrigo Beatriz, Christian Guémy alias C215, Anabell Guerrero, Stéphane Herbelin, Mohamed Joha, Valérie Jouve, Ahmad Kaddour, Robert Lapoujade, Julio Le Parc, Patrick Loste, Ivan Messac, May Murad, Chantal Petit, Pierson Françoise, Ernest Pignon-Ernest, Samir Salameh, Antonio Segui, Didier Stephant, Hervé Télémaque, Marc Trivier, Jo Vargas, Vladimir Velickovic, Marko Velk, Gérard Voisin, Jan Voss, Fadi Yazigi, Stephan Zaubitzer et Hani Zurob – Une programmation culturelle variée accompagne l’exposition : concerts, colloques, ateliers, cinéma, rencontres littéraires – publication :  Les Valises de Jean Genet par Albert Dichy, éditions IMEC.

Exposition du 31 mai au 19 novembre 2023, du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi et dimanche de 10h à 19h. Fermé le lundi – Institut du Monde Arabe, 1 Rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed-V, 75005 Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org