Le Festival D-CAF, Downtown Contemporary Arts Festival, a été fondé en 2012 par un passionné de théâtre, Ahmed El Attar, qui depuis des années encourage le développement du spectacle vivant indépendant dans son pays, l’Égypte, sous toutes ses formes. Il signe en 2025 sa 13ème édition, qui a commencé début octobre, au Caire et à Alexandrie. Nous présentons ci-dessous quelques-uns des spectacles vus, quelques-uns des moments.
Sada/Écho (Égypte) – direction, jeu et écriture Ossama Helmy-Ozoz, à l’Institut Français d’Égypte/Mounira (1). C’est un collectionneur d’instants qui nous prend par la main et nous mène dans son univers des sons, sa passion. Ancien chanteur, il a étudié l’anthropologie, est devenu conteur et acteur. Il raconte, par les vinyles qu’il a soigneusement conservés au fil du temps et qu’il manipule lui-même sur scène pour les faire entendre, des pans de la richesse musicale égyptienne. Il a d’ailleurs constitué un fond, les archives Audioz, qui rassemble une collection hors pair de musiques – dont des enregistrements amateurs réalisés sur des appareils analogiques et des documents d’archives qu’il rend accessible aux artistes et aux chercheurs.
Dans l’environnement sombre de la scène, laissant libre cours à la rêverie, Ossama Helmy-Ozoz s’affaire parmi des machines qu’on croirait mises au rebut et sur lesquelles il branche et débranche ses fiches comme il déplacerait les pions d’un jeu d’échec. Il parle avec sa mère, Safiyya, dont le nom signifie pure, signe de beauté intérieure. Il met un premier vinyle, Ahlan Safeyya du chanteur Mohamed Haman, suivi de Enta El Hob, toi mon amour, grand classique d’Oum Khaltoum, il chante avec. Il fait aussi entendre Ahmed Ossama, Fadi Iskandar, Fathiya Ahmad avec Ya Tara « Où est la lumière de mes yeux ? Où est-elle partie ? » et encore bien d’autres. Certains disques craquent, d’autres sont rayés, les lumières douces virent du violet au rose. Au-delà de la technique et des sons électroniques qu’il évoque, Ossama Helmy-Ozoz parle de colonialisme et de sionisme, puis des grandes figures qui tissent la vie politique et sociale d’Égypte comme Yasser Arafat né au Caire ou la mort de Gamal Abdel Nasser, le 29 septembre 1970, qu’il lie aux musiques. Et, dans la présence-absence de son oreillette, l’ingénieur du son fait entendre une vieille cassette audio, Az-Zumar récit coranique par Sheikh Mohammed Omran où l’on entend les bruits de la ville autour de la mosquée ; ou encore Lamma enta Nawy du célèbre Mohamed Abdelwahad répétant « Je continue à penser à toi et j’écoute ce qui te rappelle, Toi tu ne m’as pas oublié… » Ça grince sur le 78 tours. Et il met en vis-à-vis des photos en numérique et argentique pour comparer les sons, numérique ou analogique, déplie la chronologie musicale des années 70, et parle de mémoire et de conscience.
The Light Within (Égypte/Palestine) – chorégraphie de Shaymaa Shoukry, au Théâtre El-Falaki (2). La chorégraphe avait présenté des étapes de son travail, Fighting au 104, à Paris, où elle était en résidence en 2019, en partenariat avec l’Institut du monde arabe, ainsi que deux autres chorégraphies à l’IMA, Portray et Walking en partenariat avec Chaillot-Théâtre national de la Danse, le Centquatre-Paris, Le Tarmac/scène internationale francophone, le Centre national de la danse, l’Atelier de Paris et le Musée national de l’histoire de l’immigration. Deux ans plus tard elle avait à nouveau présenté Fighting, à la Briqueterie de Vitry-sur-Seine, dans le cadre d’un Focus sur la création artistique programmé par le théâtre Jean-Vilar de Vitry en co-réalisation avec l’Association Arab Arts Focus de Paris et Orient Productions au Caire, écho à la révolution citoyenne traversée dix ans plus tôt et à son impact – nous avions rendu compte du spectacle liant les arts martiaux, la danse et le mouvement dans notre article du 26 novembre 2021 (cf. archives Ubiquité-Cultures).
Shaymaa Shoukry est une artiste pluridisciplinaire au parcours ancré dans les arts visuels, et qui, mêle dans ses chorégraphies danse, performance, son, arts martiaux et création d’art vidéo. Dans The Light Within, trois danseuses en pantalons orange, bordeaux et brun jouent d’ombre et de lumière, leurs lampes de poche émettent des sémaphores et dessinent des calligraphies dans l’espace. Elles débutent avec lenteur et harmonie, comme un chœur, dans des mouvements lancinants et répétitifs jusqu’à l’obsession. Puis leurs gestes lents s’accélèrent accompagnés de jeux de lumière. Quand le plateau s’éclaire elles sont comme des vestales, imperturbables et concentrées dans une gestuelle au scalpel. Le travail des bras se complexifie, épaules, bras tendus vers la lumière, puis les mains se rejoignent et elles engagent les pas et les figures d’une danse traditionnelle. Les recherches de Shaymaa Shoukry s’orientent vers les origines de la danse et les racines du mouvement, sur le déplacement des ondes et la guérison énergétique et émotionnelle.
KMs of Resistance (Maroc) – direction Mehdi Dahkan pour deux performers, à The Warehouse (3). C’est un chorégraphe et interprète marocain qui travaille entre son pays et la France Il s’est passionné pour le hip-hop et les pratiques urbaines et a rejoint un groupe de breakdance 99flow à l’âge de douze ans. Il s’est ensuite formé à différents styles dont à la danse contemporaine, a fondé la Compagnie Jil Z en 2019, une plateforme pour la recherche et la création chorégraphiques et travaille sur l’espace urbain à partir des préoccupations sociales de la jeunesse au Maroc, en Afrique et dans le Monde Arabe. Ses performances obligent à la réflexion. KMs of Resistance est le troisième volet d’une série dont les deux premiers s’intitulent Subject To et Only 14. Deux immenses cercles jaunes tracés au sol se chevauchent. Un homme est au sol, animal, dans l’un d’eux comme sur son territoire. Son visage est caché, il va puiser au plus profond de sa respiration qui donne le rythme. Il souffle et s’essouffle, jusqu’à la suffocation. Soufre, soufflance et souffrance, le propulsent dans une sorte d’idéalisation de l’espace où le monde tourne sur lui-même. Un second performer entre en piste, animal, de même et porteur d’un monde sombre.
Le premier s’enroule autour de lui, ils s’unissent par le souffle et jusqu’aux limites, jusqu’au sifflement comme le râle des poumons d’un mineur. Face à face les têtes se mêlent. Puis les gestes se dessinent en miroir. Les performers rampent sur le ciment et changent de cercle, puisant dans leurs réserves d’oxygène comme des poissons, jusqu’à l’accélération, la transe. Quand ils se relèvent et qu’ils se tiennent l’un, petit, devant l’autre, plus grand et qu’ils s’appliquent à la même gestuelle, on dirait deux organes d’un même corps qu’ils font marcher mécaniquement jusqu’au bout de leur souffle. Parfois la voix filtre, gutturale, comme un cri – celui du peintre Edvard Munch – comme un désespoir ou un appel. Un temps de repos, posant la tête sur les genoux bienveillants du public, essayant de leur communiquer ce souffle qui rythme la vie. Puis l’un ébauche quelques figures de rap, se gonfle et se dégonfle comme un ballon d’hélium. Ni musique ni lumière que celle du jour qui filtre par les ouvertures. Ils sont en apnée, le public aussi.
The Body Symphonic (Liban) – direction Charlie Khalil Prince au Théâtre El-Falaki (4), propose un concert-performance, un face à face entre un danseur, chorégraphe et musicien libanais, Charlie Khalil Prince et un percussionniste allemand, Joss Turnbull. C’est une expérimentation autour du son et du corps comme lieu de résistance. Des machines posées au sol. Une voix chantée surgit quand le performer branche une prise. Il est mobile et se balade avec un micro dans les mains, au bout d’un fil. Il se place au centre de la scène et fait tourner le micro comme on tourne un lasso, accrochant au passage les bruits. Il accélère jusqu’au vacarme et décélère. Il gère le son au pied à partir d’une pédale et compose son univers musical. Quand il cesse, le son enregistré revient en écho. Il écoute, marque l’arrêt, et repart.
Le performer met son corps en mouvement, au sol, tourne sur lui-même sur fond d’un chant, comme une prière. Il maitrise ses gestes et son souffle à la manière d’un alpiniste. Un violon est couché au sol, il joue de l’archet et superpose les sons enregistrés aux sons du violon. Des figures corporelles accompagnent cet univers sonore qu’il construit et déstructure au gré d’une gestuelle très maitrisée. Des instruments dialoguent et dessinent des récurrences. La symphonie se développe en majesté. Apparaît un second musicien qui souligne la mélodie de ses percussions fines et délicates, amplifiées, le performer danse puis se saisit de l’archet comme d’une épée, des cris fusent. Un faisceau de lumière l’éclaire. Percussions et vocal accompagnent ses pas, il avance, recule, décompose les mouvements. Le volume sonore monte. Le performer se saisit d’une guitare et joue, ses sonorités ressemblent à celles du oud. Un tout petit haut-parleur bat la mesure et deux instruments se répondent. Le dialogue entre la musique live et les enregistrements se superposent. Le danseur finit sur un solo emporté dans un tourbillon de folie. La lumière baisse, il danse dans la nuit avant que tout s’arrête.
Au-delà des quelques spectacles présentés ci-dessus, une multiplicité de propositions sont mises en place par D-Caf. Ainsi Electro Flamenco du groupe électro-acoustique Artomático (Espagne) ; Rooftop rituals performance sur les toits conçue par Ilja Geelen (Pays-Bas/Égypte) ; L’Addition, version anglaise d’une performance présentée au Festival d’Avignon 2023 par Tim Etchells et le duo de performeurs Bert et Nasi (Royaume-Uni/France) ; Invisible, un jeu collectif où l’absurde côtoie le fantaisiste (Suisse) ; Story of… de l’auteure et metteure en scène Laïla Soliman (Égypte) parlant de maternité et de la perte d’un enfant, ou encore Gaza O my Joy, un spectacle réalisé à partir des textes poétiques de Hend Jouda, mis en scène par Henri-Jules Julien (France/Maroc/Palestine) ; Stop calling Beirut du collectif Zoukak Theatre Company (Liban) ; les chorégraphies Hollow Embraces de Ramz Siam et Nowwar Salem (France/Palestine) ; et Just one title d’Islam Elarabi (Tchéquie/ Égypte/Allemagne). Par ailleurs dix-huit performances et cinq installations sont programmées dans le cadre d’Arts Focus & In Beetween, plateforme de création à travers le Monde Arabe, en partenariat avec le British Council.
D-Caf ce sont aussi les sessions de pitch présentées chaque matin dans le magnifique Palais du XVIIIème siècle de Bayt El Sennari, un temps maison de campagne où Bonaparte et quelques-unes de ses troupes se sont posées, lors de la campagne d’Égypte. Située dans un quartier populaire, à deux pas de la mosquée Sayyeda Zeinab, elle est aujourd’hui Maison des Sciences, de la Culture et des Arts. De style ottoman, les façades portent encore leurs grandes baies à moucharabiehs, et ouvrent sur une cour à ciel ouvert, et dans sa cour arrière une scène est dressée pour le Festival. C’est là que les jeunes artistes présentent leurs projets, les programmateurs invités les rencontrent et peuvent dialoguer avec eux et imaginer des collaborations. Ces artistes travaillent souvent depuis deux ou trois ans sur leurs projets et cherchent des soutiens pour les faire aboutir. Le réseautage leur est très important pour trouver des financements. Une vraie dynamique existe autour de ces présentations. Pour n’en citer que quelques-unes : Bashar Markus pour la Palestine a présenté son projet Al Sirah al Hilaliyyah, poème oral épique bédouin datant du Xe siècle, épopée faisant le récit de la migration de la tribu Bani Hilal de la péninsule arabique à l’Afrique du Nord, au départ chantée dans tout le Moyen-Orient mais aujourd’hui uniquement présente en Égypte ; Pleine lune, une chorégraphie d’Islam El Arabi qui mêle danse et musique, danses urbaines et chaâbi, pour exprimer ses peurs, ses doutes, ses oppositions, sa rébellion ; Salma my love, présenté par Ahmed El Attar, référence au film Hiroshima mon amour du réalisateur Alain Resnais dont la première aura lieu au Festival d’Avignon, et qui met en jeu comme souvent chez le metteur en scène les relations familiales. La violence est là, rentrée avant qu’elle ne s’exprime d’une manière décuplée ; The Book of Dead d’Ezzat Iamaïl et Sherin Hegazy, qui part de la barque solaire égyptienne dans son voyage vers l’au-delà et utilise différents matériaux, et qui peut se danser dans différents espaces, dont des musées ; Deadlif, projet de Marina Barham, de Bethléem, pour les enfants et les jeunes, création visuelle en partenariat avec Bashar Markus ; The Golden Museum of Crisis, les étapes d’un travail en partenariat avec Berlin et Rennes, par un chorégraphe marocain, Youness Atbane travaillant entre plusieurs pays. L’équipe de Lieux Publics a présenté un projet franco-égyptien de théâtre urbain avec toute la complexité de sa réalisation en Égypte, dans l’espace public.
La liste des projets chaque jour présentée est longue. Ces sessions de Pitch sont aussi l’âme de D-Caf, car elles permettent des rencontres professionnelles chaleureuses et l’échange des savoir-faire, d’un point de la planète à l’autre.
Brigitte Rémer, le 15 novembre 2025
Voir aussi notre article n° 3 sur The Long Shadow of Alois Brunner (France/Allemagne/Syrie), vu au Centre culture Jésuite, le 25 octobre 2025 – par le Collectif Ma’louba – Texte, Mudar Alhaggi – Mise en scène, Omar Elerian – Acteurs : Wael Kadour et Mohammad Al-Rashi – Scénographie Jonas Vogt – Son et Musique Vincent Commaret – Conseiller pour la recherche en dramaturgie Éric Altorfer – traduction en anglais Hassan Abdulrazzak, producteur international Eckhard Thiemann.
1.Sada/Écho, (Égypte), vu le 24 octobre 2025 à l’Institut Français d’Égypte/Mounira – direction, performance et écriture Ossama Helmy-Ozoz – scénographie Hatem Hassan – Lumières Mohamed Gaber-Bora – 2. The light within (Égypte/Palestine), vu le 24 octobre 2025 au Théâtre El-Falaki – chorégraphie de Shaymaa Shoukry, avec les danseuses : Besan Ja’ara, Hanin Tarek, Nidal HabuDan – Musique Ahmad Saleh, violon Shaymaa Shoukry, guitare basse Mahmoud Waly, vocal Marianne Ayousse – assistant à la chorégraphie Nowwar Salem – 3. KMs of Resistance (Maroc), vu le 25 octobre à The Warehouse – direction Mehdi Dahkan – Performance Mehdi Dahkan, Mohamed Bouriri – création lumière Arthur Schindel – support dramaturgique Alice Ripoll – 4. The Body Symphonic (Liban), vu le 25 octobre au Théâtre El-Falaki – direction Charlie Khalil Prince – Performance et musique Charlie Khalil Prince et Joss Turnbull, avec des morceaux et enregistrements à partir des voix de Mouneer Saeed, Mustafa Saïd’s Into the Silent Zone et des extraits de Sextant par Stellar Banger – création lumière Joe Levasseur – dramaturgie Erin Hill.











