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Lohengrin

Opéra romantique en trois actes, livret et musique de Richard Wagner – mise en scène, décors et costumes Kirill Serebrennikov – direction musicale Alexander Soddy, cheffe des Chœurs Ching-Lien Wu – Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris – spectacle en langue allemande, surtitrage en français et en anglais, à l’Opéra Bastille.

© Charles Duprat

Richard Wagner (1813-1883) s’inspire de légendes germaniques et plus particulièrement du roman médiéval de Wolfram von Eschenbach, Parzival pour l’écriture de son livret : un chevalier venu du ciel, Lohengrin, fils de Perceval, envoyé du Graal sur terre, apparait à Elsa, alors accusée d’avoir fait disparaître son frère, l’héritier du duché de Brabant. Il lui offre le salut, la protection et l’amour en échange de son silence sur son identité et sur son origine. Elle rompt ce pacte et quand elle pose la question interdite, il scelle l’irréversible séparation, traduction probable de l’impossibilité d’une union entre l’humain et le divin.

Après Le Vaisseau fantôme et Tannhaüser, Lohengrin est le dernier des trois opéras dits « romantiques » de Wagner, composé à trente-sept ans, en 1850. Le prélude qui ouvre l’oeuvre sur les mémoires d’Elsa est ici commenté par les images de Kirill Serebrennikov, metteur en scène et cinéaste qui signe sa première production à l’Opéra national de Paris. Il aborde le drame du point de vue d’Elsa qui « paraît si pure, si lumineuse… » dit une voix. Les chœurs d’une grande amplitude y occupent une place importante, dans le sillage de l’orchestre que dirige Alexander Soddy qui signe la direction musicale de l’ensemble. Des leitmotivs tournent, tant dans la musique que dans la lecture qu’en fait le metteur en scène. Kirill Serebrennikov en a aussi conçu le décor, (avec Olga Pavluk) et les costumes (avec Tatiana Dolmatovskaya).

La scénographie qu’il a imaginée est mobile et permet de démultiplier les personnages et les actions, accentuant le côté clinique du dédoublement, ainsi que la poétique (les lumières sont de Franck Evin). Trois pièces en enfilade entre le côté cour et le côté jardin de la scène, ont été construites. Dans le trouble d’Elsa aux figures multiples, le spectateur perd ses repères. Les cloisons de l’ensemble sont mouvantes, l’espace se transforme, un cabinet de toilette à l’extrémité complète l’ensemble qui, au fil des actes, se déstructure. Un grand écran surplombe la scénographie et s’y insère, les images projetées viennent en écho à l’action qui se déroule sur le plateau (vidéo Alan Mandelshtam).

Trois actes composent l’œuvre : le premier acte, Le Délire, figure le monde fantasmatique d’Elsa, qui n’a plus ses parents et qui reste obsédée par la perte de son frère bien-aimé, mort à la guerre. Elsa est visitée par l’image d’un chevalier, Lohengrin, représenté sous la forme d’un cygne, symbolisé sur scène par deux hommes prolongés de plumes blanches, moitié de cygne chacun. Tout est rêve et allégorie. Trois chanteuses-actrices, Elsa et ses doubles, rembobinent ensemble un écheveau de laine. Le chœur est masculin, puissant et nomade, à certains moments tous les chanteurs se regroupent sur scène et la remplissent, ils composent le tableau. Des cercles de lumière soulignent les personnages. « Quelle force divine s’empare de nous… ? » Le soldat est présent partout, sur scène et dans l’image, il est mille frères d’Elsa. Lohengrin  n’est pas le bienvenu pour certains, il ne se présente pas, on ne lui accorde aucun crédit. Pour se faire reconnaître Friedich von Telramund le provoque en duel. « J’attends le combat » répond-il calmement. Le roi Henri, souverain et son porte-parole, le héraut, y assistent. Tout est en mouvement. « Si je gagne, veux-tu m’épouser ? » lance Lohengrin à Elsa, phrase qu’il accompagne d’une sérieuse mise en garde : « mais ne t’avise pas de savoir mon nom ni mon origine… » Le combat, réalisé avec des bâtons lumineux, place von Telramund face à la honte de son échec.

© Charles Duprat

Le second acte, La Réalité, se déroule en deux parties : la première se situe dans la clinique psychiatrique où Elsa est prise en charge par Ortrud, un oiseau de mauvais augure pris dans ses propres démons et Friedich von Telramund son époux, qui ne se remet pas de la honte de son combat perdu. Les hallucinations d’Elsa s’intensifient. La seconde partie de l’acte II conduit le spectateur dans un hôpital situé sur la ligne de front. Dépité par sa défaite, Friedich von Telramund parle de s’enfuir ou de se tuer. Une crise l’oppose à Ortrud. Cette dernière élabore un plan pour venger son époux de celui qui a ruiné sa réputation. Elsa est soignée dans la clinique psychiatrique qu’ils dirigent et pour arriver à ses fins Ortrud tente de la séduire et de se réconcilier, dialogues prêtant à des jeux en miroir tandis que les trompettes sonnent le bannissement de Telramund, accompagné de personnages-insectes aux têtes noires dont on ne voit pas le visage. Dans l’hôpital, les soldats blessés jouent aux cartes. On les voit cantiner avec leurs épouses. Des cercueils circulent et le poids de la guerre s’intensifie dans la mise en scène : le roi visite l’hôpital, les cadavres s’accumulent, des fleurs circulent. Les femmes des disparus et des morts, vêtues de noir, portent le portrait de leurs fils et époux et demandent des comptes. Elsa et Ortrud se déchirent : « Tu me dois la préséance… Et ton époux, qui le connaît ? » lui jette Ortrud. « Le tien est banni… » se contente de lui répondre Elsa, avant qu’elle n’entre dans une rage folle. Pour pousser le mystérieux Lohengrin dans ses retranchements,  Friedich von Telramund l’accuse de sorcellerie, profère des menaces et demande que soit publiquement déclinée son identité, « son nom, son rang, ses honneurs. » Elsa, mal en point, reste de marbre.

L’acte trois intitulé La Guerre voit la destruction de la clinique, et suit Elsa et Lohengrin pour quelques instants de bonheur. La puissance dramatique de l’œuvre est à son sommet, la guerre au centre de la scène. Les images en noir et blanc, d’une grande violence, accompagnent le tri des morts et la reconnaissance des corps, sur scène où les cadavres ne cessent de s’empiler. Ortrud maudit le monde devant le cadavre de son époux. Avant de disparaître, certains militaires, bien abimés et plus estropiés les uns que les autres, se marient. Le duo Elsa-Lohengrin donne un peu d’humanité avant de se défaire : « Je t’avais vu dans l’ivresse d’un songe… » car Elsa demande à Lohengrin quel est son nom et brise ainsi son serment, entrainant la disparition de son amoureux. Plus de défenseur, plus d’espoir, étendue sur un lit Elsa se meurt. Le cygne passe.

© Charles Duprat

Kirill Serebrennikov a commencé à travailler sur Lohengrin alors qu’il était interdit de sortie du territoire suite à assignation à résidence, à Moscou. Alexander Neef, directeur général de l’Opéra national de Paris est venu lui proposer de monter Lohengrin, cette invitation arrivait  après celle de monter Parsifal à Vienne, ce qu’a d’abord fait le metteur en scène, en 2021. Les récits de ces deux œuvres se recoupent, Lohengrin est créé en 2023, à Paris. La lecture qu’en donne le metteur en scène nous plonge au cœur de l’actualité et de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, comme une prédiction de l’artiste. Son parti-pris de représenter la guerre s’explique, dit-il, par le frottement entre le romantisme et sa proximité avec la mort : « En dehors de toute considération musicologique, il ne faut jamais oublier que le romantisme est toujours basé sur la notion de mort. L’idée du romantisme comprend en elle-même celle du dépassement de la mort. Le culte des ruines, la célébration du côté sombre de l’existence » dit-il.

© Charles Duprat

Dans sa mise en scène, le surnaturel et la magie côtoient la brutalité de la guerre, décalent le temps et provoquent des basculements. On connaît le metteur en scène dans la puissance du geste qu’il pose, nous avions publié un article sur son précédent spectacle, Le Moine noir, (cf. article du 28 mars 2023). Sa vision de Lohengrin, pour sombre qu’elle soit, à partir de la guerre et des fantasmes d’Elsa et de sa psyché perturbée, rencontre l’excellence des solistes et celle de l’Orchestre et des Chœurs de l’Opéra national de Paris. L’intensité qui se dégage de l’ensemble ébranle, dans un contexte où les images, sur écran comme sur scène, savent mêler la beauté et la mort.

Brigitte Rémer, le 25 octobre 2023

Avec : Heinrich der Vogler, Kwangchul Youn – Lohengrin, Piotr Beczala (souffrant) remplacé par Klaus Florian Vogt – Elsa von Brabant, Johanni van Oostrum (A)* (23, 27 septembre – 14, 18, 21, 24 octobre), Sinéad Campbell-Wallace (B)* (30 septembre, 11, 27 octobre) – Friederich von Telramund, Wolfgang Koch – Ortrud, Nina Stemme (23 septembre > 14 octobre), Ekaterina Gubanova  (18 > 27 octobre) – Der Heerufer des Königs, Shenyang – Vier brabantische Edle : Bernard Arrieta, Chae Hoon Baek, Julien Joguet, John Bernard – Vier Edelknaben : Yasuko Arita, Caroline Bibas, Joumana El Amiouni, Isabelle Escalier (* Débuts à l’Opéra national de Paris) –  décors Olga Pavluk – costumes Tatiana Dolmatovskaya – lumières Franck Evin – vidéo Alan Mandelshtam – chorégraphie Evgeny Kulagin – dramaturgie Daniil Orlov – Spectacle vu le mercredi 11 octobre 2023, avec Klaus Florian Vogt, dans le rôle de Lohengrin.

Du 23 septembre au 27 octobre 2023, à l’Opéra national de Paris, Place de la Bastille, 75012. Operadeparis.fr – diffusion en direct le 24 octobre sur le site de l’Opéra de Paris ; en différé sur Medici.tv à partir du 1er novembre, et sur France Musique le 11 novembre.

Wozzeck

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Opéra en trois actes, musique et livret Alban Berg, d’après Woyzeck, pièce de Georg Büchner – mise en scène William Kentridge, co-mise en scène Luc de Wit – direction musicale Susanna Mälkki, avec l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra national de Paris, la Maîtrise des Hauts-de-Seine, le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris – en langue allemande, surtitrage en français et en anglais – à l’Opéra-Bastille.

Quand on pénètre dans cette imposante salle de l’Opéra Bastille où le rideau de scène est levé, on est saisi par l’environnement scénographique composé de passerelles de bois, instables tels des ponts suspendus, de tortueux escaliers de guingois, de plateformes en équilibre, de portes dérobées. Sur le cyclorama du fond de scène l’évocation de la guerre par les dessins de William Kentridge pénètre la construction labyrinthique. L’œuvre est parsemée de croix rappelant l’art poétique du peintre Antoni Tàpies hanté par la guerre civile de son pays, l’Espagne et par la seconde guerre mondiale, elle fait aussi penser aux maisons obliques de Marc Chagall dans La Pluie (1911) ou La Maison bleue (1920), ou à la gravure de Paul Klee, The Magician in April (1928). William Kentridge, créateur visuel sud-africain au parcours éblouissant et singulier mêlant gravure, sculpture, théâtre et image animée, construit une œuvre théâtrale et poétique en même temps que politique. L’univers de Büchner va bien à ce magicien de l’image qui travaille depuis plus de vingt ans sur l’histoire africaine, l’apartheid et la décolonisation.

Fragmentaire et restée inachevée, la pièce de Georg Büchner (1813-1837), Woyzeck, servant d’argument au livret conçu par Alban Berg, date de 1836. Il l’écrit un an avant sa mort, frappé par le typhus à vingt-trois ans et laisse trois autres pièces qui, elles aussi, feront date :  Lenz, La Mort de Danton et Léonce et Léna. Büchner s’inspire d’un fait divers survenu à Leipzig en 1821, c’est la lecture de l’expertise psychiatrique à laquelle il eut accès qui lui a donné l’idée de la pièce. Sont en jeu les drames des petites gens et les différences sociales, la confusion mentale et la vie militaire. Büchner est un homme engagé. Pour lui « le rapport entre pauvres et riches est le seul élément révolutionnaire au monde » écrit Michel Cadot en introduction à la traduction de la pièce. Ainsi suit-on Woyzeck dans la pièce comme dans l’opéra de Berg, simple soldat servant de petite main à son capitaine de garnison, Hauptmann qui joue de son pouvoir et se moque de lui ; puis en compagnie d’Andrès son camarade de chambrée témoin de ses délires et obsessions :« Dis quelque chose Andrès ! Comme il fait clair ! Un feu tournoie dans le ciel, il vient de là-haut comme un fracas de trompettes. Comme ça monte ! Allons-nous-en. Ne regarde pas derrière toi » ; Woyzeck en blouse verte d’hôpital, face au docteur fantoche qui l’examine, stéthoscope en bandoulière et rétroviseur au chapeau, plus tortionnaire que médecin et qui fait sur lui des expériences contre un peu d’argent – l’espace de soins vu par William Kentridge ressemble étonnamment aux chambres à gaz de Birkenau -. Des conditions d’existence difficiles, une fiancée infidèle, Marie et leur enfant en bas-âge, la jalousie, la provocation de l’amant, Tambour-major, le meurtre de l’aimée. Telle est la trame du drame. « Rien, rien que le silence comme si le monde était mort » dit Woyzeck, cachant l’instrument du meurtre, son couteau.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Alban Berg, compositeur autrichien (1885-1935), découvre la pièce au début de l’année 1914 au cours d’une représentation et composera son opéra entre 1917 et 1922. Entre-temps il rencontre la réalité militaire sous les drapeaux lors de la Première Guerre Mondiale, avant d’être assigné au ministère de la guerre, à Vienne, pour raison de santé. Auparavant il avait fait partie du mouvement d’avant-garde artistique du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) qui regroupait entre autres les peintres Franz Marc, August Macke et Vassily Kandinsky, groupe qui avait créé en 1912 un Almanach basé sur le décloisonnement des arts et l’élaboration d’un chemin vers l’abstraction. Musicalement, Arnold Schönberg – avec la création en 1909 de son opéra en un acte, Erwartung – son élève, Alban Berg ainsi que Richard Strauss, compositeur notamment d’Elektra en 1909, se sont inscrits dans cette révolution de l’expressionnisme musical. A cette même époque les recherches de Freud sont sur le devant de la scène : en 1910, il publie ses Cinq leçons sur la psychanalyse.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Quand Wozzeck est présenté au public le 14 décembre 1925, à Berlin, Alban Berg remporte un vif succès et assied sa renommée comme compositeur. Schönberg lui-même écrit, non sans jalousie, que ce fut « l’un des plus grands succès qu’ait connu l’opéra. » Tout en restant attaché au passé, gardant certains traits d’une esthétique néo-classique, Alban Berg ouvre les voies d’une musique nouvelle et joue de formes musicales diverses, travaillant entre autres sur le leitmotiv, au gré de l’avancée et de la tension dramatiques. Le compositeur construit son œuvre en trois parties, brillamment interprétées par l’Orchestre, les Chœurs et le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris ainsi que la Maîtrise des Hauts-de-Seine, sous l’exceptionnelle direction musicale de Susanna Mälkki, violoncelliste et cheffe d’orchestre finlandaise, très active dans le domaine de l’opéra contemporain et qui fut entre autres, directrice musicale de l’Ensemble Intercontemporain qui se consacre à la diffusion des œuvres du XXe siècle à aujourd’hui.

Ces trois parties déterminent des styles et mouvements musicaux divers, soulignant la richesse de l’Opéra de Berg : l’Exposition, avec cinq pièces de caractère – suite, rapsodie, marche militaire, berceuse, passacaille et rondo ; Péripétie, symphonie dramatique où se développent sonate, fantaisie et fugue, mouvement lent, scherzo et rondo ; la Catastrophe qui lance six inventions : sur un thème, sur une note, sur un rythme, sur un accord, sur une tonalité, sur un mouvement de quartes. Tous les contraires se trouvent dans la partition suivant le développement de la pièce. Le parler et le chanter alternent. On y trouve des motifs, des archétypes comme la marche militaire, la chanson populaire d’Andrès ou la berceuse de Marie. Le contexte de l’œuvre est atonal, l’atonalité étant une spécificité de l’École de Vienne qui utilise toutes les ressources de la gamme chromatique, suspendant les fonctions et les lois tonales sur lesquelles reposait la musique occidentale, depuis les précurseurs de Bach. La paternité en revient à Schönberg et précède son système dodécaphonique.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

La lecture que fait William Kentridge de l’Opéra d’Alban Berg est d’une extraordinaire intelligence et densité. Il prend la guerre pour angle de vue en référence à la Grande Guerre traversée par le compositeur au moment où il écrit son Opéra. Cette version de Wozzeck a été créée au Festival de Salzbourg en 2017, la guerre en Ukraine donne aujourd’hui une autre intensité au propos qui résonne avec encore plus de force. Les dessins réalisés par le metteur en scène-artiste visuel sont projetés et recouvrent entièrement la structure scénographique et le cyclorama. D’une grande puissance dramatique ils accompagnent l’action, les voix et les tempos de l’opéra, et placent le spectateur au milieu des militaires et des blessés, sur le champ de bataille – champs de ruines, fumées et masques à gaz, chute d’avions, destruction et désarroi, gueules cassées et enfants soldats -, ils recouvrent même les gens du village assemblés à l’auberge, pour un temps qui aurait dû être festif. Parfois des dessins tombent du ciel comme tombent les bombes et se superposent aux autres images. Parfois, les lumières soulignent le texte et trouent l’écran comme autant de tirs de snipers. L’expression est dramatique, la construction formelle, le style expressionniste. William Kentridge excelle dans les différentes techniques des arts plastiques, graphiques et du théâtre dont le théâtre d’ombres – une fanfare et un défilé d’ombres, la marionnette/représentation de l’enfant de Marie et Wozzeck au visage recouvert d’un masque à gaz, cruelle métaphore de la guerre, les fusains, les dessins et peintures, une technique cinématographique singulière que le metteur en scène appelle l’animation du pauvre.

Dès la première scène, Wozzeck, simple soldat (Johan Reuter baryton-basse) tourne manuellement le projecteur de films en celluloïd qu’il visionne sur sa vie, sa compagne Marie et leur fils et quand Hauptmann son capitaine, arrive, vareuse bordeaux et haut bonnet à poils (Gerhard Siegel, ténor) ce dernier le provoque. Andrès (Tansel Akseybek, ténor) essaie de le distraire mais Wozzeck est en errance et habité de fantasmes. Quand il rend visite à Marie (Eva-Maria Westbroekue magnifique soprano), vêtue d’une robe au beau rouge fané, pris dans ses hallucinations il ne s’intéresse pas à leur fils et se le fait reprocher.

Margret, une voisine, chante une berceuse ((Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, mezzo-soprano) et Marie regarde passer la parade militaire. Le Tambour-major (John Daszak, ténor) lui fait des avances par son chant qui séduit. Après avoir décliné la proposition, Marie se laisse glisser dans ses bras. Trahie par les scintillantes boucles d’oreille qu’elle porte et le bouche-à-oreille qui va bon train au village, son destin est scellé, tandis que Hauptmann et le Docteur complotent et préparent la mise à mort psychologique de Wozzeck. Dans les reliefs de la scénographie se jouent les rapports de force tandis qu’un mouvement de foule conduit ouvriers et soldats portant masques à gaz sur le visage, chaises ou béquilles dans les mains, à se rassembler pour faire la fête à la taverne du village.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Les personnages se fondent dans les images de l’écran. L’orchestre joue, surplombant la foule où Marie est vue par Wozzeck, dansant avec le Tambour-major : deux violons, une guitare, un accordéon, un cor sont sur scène, la force du chœur et le chant des soldats accompagnent la montée dramatique. Suit une courte rencontre entre Marie aux cheveux dénoués et portant un beau collier rouge et Wozzeck aux gestes flous. Il accuse, elle fait face et se défend, il repart. La fête se mêle au drame. Le cyclo se remplit de cartes et de points cardinaux, quelques étoiles clignotent. Il revient quelques instants plus tard pour une ultime rencontre, tous deux sont côte à côte dans un grand silence glacé, et le temps se suspend. Calmement et sous la montée des cuivres, Wozzeck sort son couteau de la poche, se retourne et le plante dans le ventre de Marie. Tout est finement dessiné par la mise en scène sous le crescendo des percussions. Les images d’une forêt morte, aux arbres à la cime dévastée envahissent l’écran tandis que Wozzeck, la tête envahie du bruit des soldats en mouvement, agonise du côté de l’étang, cherchant encore son couteau. Le corps de Marie dans sa robe rouge, au loin, reste perceptible sous un chaos musical. Reste l’enfant-marionnette sur le devant de la scène, assis sur une béquille qu’il chevauche comme pour s’envoler ou pour rêver et déjà les autres enfants le questionnent sur sa mère et se moquent.

Tout au long de la représentation de l’opéra d’Alban Berg les instruments dialoguent avec les solistes ou les accompagnent. Une véritable écoute se construit entre eux sous la baguette de Susanna Mälkki. Wozzeck est une extraordinaire proposition tant musicale que visuelle, de mise en scène et d’interprétation. Tous ceux qui y participent peuvent être chaleureusement félicités, solistes, chœurs, acteurs, chanteurs, créateurs techniques et techniciens. On trouve dans l’œuvre tout ce qui a fait le XXème siècle et surtout la guerre ; la figure de l’enfant, récurrente, avec cet enfant-soldat dans la neige, marchant au pas de l’oie sur des barbelés ; le subconscient et la psychanalyse freudienne, nouvelle découverte, dans la folie de Wozzeck. Büchner en quelques mots résume sa pièce dans l’acte II scène 3 : « L’homme est un abîme, la tête vous tourne quand vous regardez dedans. »

Brigitte Rémer, le 25 mars 2022

Avec : Wozzeck, Johan Reuter – Tambourmajor, John Daszak – Andrès, Tansel Akzeybek – Hauptmann le capitaine, Gerhard Siegel – Doktor, Falk Struckmann – Erster Handwerksbursch,  Mikhail Timoshenko – Zweiter Handwerksbursch, Tobias Westman – Der Narr, Heinz Göhrig – Marie, Eva-Maria Westbroek – Margret, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur – Ein Soldat, Vincent Morell et les comédiens : Nathalie Baunaure, Fitzgerald Berthon, Andrea Fabi, Manon Lheureux.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Direction musicale Susanna Mälkki – mise en scène William Kentridge – co-mise en scène Luc De Wit – création vidéo Catherine Meyburgh – décors Sabine Theunissen – costumes Greta Goiris – lumières Urs Schönebaum – opératrice vidéo Kim Gunning – cheffe des Chœurs/Opéra national de Paris Ching-Lien Wu – directeur de la Maîtrise, Gaël Darchen/Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris – Production Salzburger Festspiele, Metropolitan Opéra de New-York, Canadian Opéra Company de Toronto, Opéra Australia.

Opéra national de Paris/Opéra Bastille, les 10, 16, 19, 24, 30  mars à 20h – les 13 et 27 mars à 14h30 – Place de la Bastille 75012 Paris – métro : Bastille (lignes 1, 5 et 8), Gare de Lyon (RER) Bus : 20, 29, 65, 69, 76, 86, 87, 91 – parking : Q-Park Opéra Bastille – 34 rue de Lyon 75012 Paris – site : operadeparis.fr/en – tél. : +33 1 71 25 24 23. – Les sept représentations de Wozzeck données à l’Opéra-Bastille sont dédiés aux victimes de la guerre en Ukraine.

Body and Soul

© Julien Benhamou / OnP

Chorégraphie et mise en scène Crystal Pite – avec les Étoiles, les Premiers Danseurs et le Corps de Ballet de l’Opéra National de Paris – musique originale Owen Belton – musique additionnelle de Frédéric Chopin/24 Préludes et de Teddy Geiger/Body and Soul.

C’est une chorégraphie présentée l’automne dernier au Palais Garnier, vue sur le site de l’Opéra national de Paris. Une offre en ligne dans l’attente de la ré-ouverture des salles de spectacle, un cadeau.

 Body and Soul est une pièce construite en trois parties. Dans la première, très théâtrale, dialoguent et combattent deux personnages, Figure 1 et Figure 2 vêtus de longs manteaux noirs, dans un clair-obscur beckettien. Un texte off dit par la comédienne Marina Hands égrène les parties du corps – front, menton, tête, poitrine – et décrit les actions. « Figure 1 se retourne, s’appuie sur le coude… Pause… » ponctuée par la musique électro d’Owen Belton. Les voix sont en écho, les gestes aussi, précis et tendus, portés par les duos qui se succèdent en fondus enchaînés, deux hommes, un homme une femme… « Figure 2 fait les cent pas… » jusqu’au ras de marée, une cinquantaine de danseurs portant les mêmes manteaux noirs qui surgissent, marchent et ressemblent à d’inquiétants corbeaux. Un homme puis deux portant en contrepoint une chemise blanche dansent un remarquable duo dans une expressivité nourrie et un expressionnisme théâtral, suivis de deux femmes pantalons noirs chemises blanches et cravates, qui se glissent dans les mots répétés avec intensité, à leur tour suivies de deux hommes qui défient la gravité. C’est une ronde de duos avant le retour du collectif, semblable au chœur antique. Une trentaine de danseurs et danseuses, débardeurs blancs et glissant sur le sol qui, formant une vague, monte en ressac et lance son écume, dans une harmonie de courbes et sinuosités et la grâce en noir et blanc. La voix inquiète, la musique monte en puissance et devient oppressante, entraînant sur le plateau une certaine anomie et un mélange des styles. La dramaturgie est d’une grande précision dans sa construction. Il y a quelque chose de solennel et de sacré. Inlassablement, le récitatif se poursuit « Figure 1 est étendu au sol. Figure 2 fait les cent pas… Son cou, sa bouche, sa hanche… »

Dans la seconde partie le fond de scène est en bois et ressemble à une palissade. Des projecteurs sur pieds éclairent la scène et par moments l’éclaboussent de rayons. Parfois la lumière s’efface, jusqu’au silence. Sur les Préludes de Chopin courtes pièces qui se succèdent, la chorégraphie propose une suite de corps à corps et de duos, surprenants, inventifs, dans une danse néo-classique élégante, coulée, portée, dynamique, tendre et ludique. La danse est pure et créative, généreuse, joue de symétrie et d’asymétrie, de gestes répétés. Le collectif parfois se rassemble jusqu’à devenir foule magnétique et dramatique. Un champ de fleurs les recouvre. Hauts blancs pantalons noirs fermés à la cheville. L’énumération des parties du corps revient comme un ressassement. « Figure 1 est étendu au sol. Figure 2 fait les cent pas… »

Dans la troisième partie les éléments se déchaînent, avec le tonnerre sur un ciel étoilé. Danseurs et danseuses vêtus de combinaisons, noir luisant, sont transformés en insectes géants aux casques pointus, portant à la place des mains une lame au bout des bras. Une inquiétante armée de l’ombre sur pointes et le silence d’une cathédrale transcendent cette partie. On est entre la lune et le centre de la terre, le début et la fin du monde, un rituel et de l’exceptionnel. On est dans l’étrangeté et les bruits d’outre-tombe, les apparitions et disparitions d’une armée de guerriers, de samouraïs, d’extra-terrestres, avec reflets et ombres chinoises. La scène s’éclaire ensuite et décline sa palette or, dans le plus pur style baroque. Apparaît un homme quasi-nu dont les cheveux et la barbe cachent le visage, sorte de Cromagnon, pour un brin de fantaisie décalée. Le collectif se re-forme et se déplace latéralement, sorte de mécanique futuriste. On y entend la chanson de Teddy Geiger qui donne son titre à l’œuvre, puis des chuchotements, chant, bruitages, musiques, combats. Figure 1… Figure 2…  Tendon, buste…. La réitération des mots nous poursuit.

Crystal Pite est une chorégraphe canadienne surdouée qui provoque l’émotion et les sensations fortes. Elle fait ses classes en Colombie-britannique où elle est née, crée une première pièce chorégraphique majeure en 1988 avec la compagnie du Ballet British Columbia, se forme ensuite au Ballet de Francfort avec William Forsythe qui l’a fortement influencée, puis rentre en 2001 au Canada où elle fonde sa compagnie Kidd Pivot un an plus tard, à Vancouver. Elle travaille aussi au Nederlands Dans Theater où elle est chorégraphe associée, et avec d’autres compagnies dont le Royal Ballet de Londres. Inclassable, elle présentait l’automne dernier sa seconde création, réalisée avec le Ballet de l’Opéra de Paris, Body and Soul. La première, The Seasons’ Canon, sur une version musicale recomposée des Quatre Saisons de Vivaldi, y fut créée en 2016 et avait remporté un vif succès.

Avec une construction chorégraphique de grande maîtrise en noir, blanc, or, des duos virtuoses très épurés, de remarquables ensembles aussi élaborés et méthodiques que les mouvements de foule d’Eisenstein ou que l’univers singulier de Kafka, Body and Soul nous plonge dans un monde à la fois sobre et électrique, apocalyptique, absurde et inquiétant. Chaque chapitre y a son propre style et mouvement musical et décline son vocabulaire de la danse, du néo-classique au hip hop, ses pénombres troublantes et sculptures de lumière. C’est d’une grande beauté plastique, et offert dans une remarquable réalisation de Tommy Pascal et Belle Télé.

 Brigitte Rémer, le 28 mai 2020

Avec les Danseurs Étoiles : Léonore Baulac, Ludmila Pagliero, Hugo Marchand – les Premiers Danseurs – le Corps de Ballet de l’Opéra National de Paris – voix Marina Hands – décors et scénographie Jay Gower Taylor – lumières Tom Visser – costumes Nancy Bryant – assistants/chorégraphe : Eric Beauchesne, Jermaine Spivey.

Spectacle présenté au Palais Garnier/Opéra national de Paris du 25 octobre au 23 novembre 2019 – captation au Palais Garnier en novembre 2019 – Réalisation Tommy Pascal – Diffusion audiovisuelle uniquement en France sur : operadeparis.fr et france.tv