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La Trilogie de la vengeance

© Elisabeth Carecchio

Le spectacle parle de la femme comme objet de désir et de la sauvagerie qui va avec quand l’objet convoité échappe, se dissimule ou transgresse. Simon Stone s’intéresse à la dimension érotique du désir, au pouvoir masculin, à la perversion, aux fantasmes. Il traite des grandes figures et des grands mythes, femmes criminelles et/ou victimes, creusant jusqu’à l’épicentre du sujet avec une détermination inouïe. En tant qu’artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe il a décortiqué la figure de Médée pour donner sa relecture du mythe en une version très personnelle, avec le spectacle Medea, dans sa brutalité et sa luminosité (cf. notre article du 28 juin 2017) ; il a présenté la même année à Avignon Ibsen huis, autour des héroïnes de l’auteur norvégien et dans la même démarche de construction dramaturgique, puis en décembre 2017 Les Trois Sœurs, autre univers féminin. Le Toneelgroep d’Amsterdam dirigé par Ivo van Hove l’accompagne dans son parcours de création, de même aujourd’hui que Stéphane Braunschweig, à l’Odéon.

La Trilogie de la vengeance s’appuie sur trois auteurs élisabéthains intégrés dans le canevas tissé par le metteur en scène et qui sous-tend le discours analytique et psychanalytique qu’il construit. Chacun à sa manière parle de la violence : William Shakespeare avec Titus Andronicus, sa pièce la plus sanguinaire, écrite avant 1594 ; Thomas Middleton, dans The Changeling/La Tragédie du vengeur datée de 1622, tout aussi sanguinaire ; John Ford avec Dommage qu’elle soit une putain, pièce écrite en 1626 sur les relations incestueuses. Le texte de l’espagnol Lope de Vega, Fuente Ovejuna est une quatrième entrée dans la violence sur fond de troubles de l’ordre social, de viols et d’assassinats. On entre dans la liturgie des transgressions et on n’en sort pas indemne.

Simon Stone a organisé trois espaces scéniques distincts (dans une scénographie de Ralph Myers et Alice Babidge). Il répartit le public selon trois groupes qui voient le spectacle en des temps différents, allant de mansion en mansion. A chaque station et après entracte, c’est une nouvelle équipe qu’il rencontre. Les sept actrices et l’acteur (père et fils, grands prédateurs) jouent donc trois fois leur partition sans compter le don d’ubiquité qui leur est nécessaire pour apparaître dans différents tableaux à la fois.

La représentation s’est construite pour moi selon l’ordre B/C/A. Première station, le public se trouve face à la vitrine très ordinaire d’un traiteur chinois Les trois royaumes, où est installée une jeune femme en blanc, une fleur dans les cheveux, un bouquet à la main. C’est le jour de ses noces. Elle est en attente. Le temps passe, elle effeuille ses marguerites, l’atmosphère s’alourdit. Dans la salle qui jouxte le restaurant un téléphone mural en bakélite, un rideau fait de lanières plastiques en couleurs, l’encens du culte des ancêtres, les plantes vertes, le chat automate, les lampions. La journée s’annonce mal. Dans ce restau modeste tout le monde s’affaire ou s’efface, belles-sœurs et père du marié en tête. Lui, Jean-Baptiste, n’est pas là. Une joute mère/fille débute la journée. On croyait le futur mari riche, il ne l’est pas. « Tous tes rêves vont mourir aujourd’hui » lance la mère, intrusive et envahissante, à sa fille. Le mariage tourne au fiasco. Une amie noire lance ses critiques. La jeune belle-sœur de la mariée, Elise, âgée de seize ans, annonce qu’elle est enceinte et qu’elle garde l’enfant. Son attachement à son frère (le marié) ne laisse guère de doute. « Tout le monde ment… » hurle-t-elle. Les familles se délitent, les mères voudraient rejouer la partie de leurs vies affectives et sexuelles ratées. Le père, policier, fait le justicier et étrangle sa fille, Elise. Un témoin voit la scène, la servante.

Deuxième station, une chambre d’hôtel en désordre. A travers les vitres, comme dans un aquarium, le public observe les dangers, dans une position de voyeur. Pris à témoin il a de quoi vaciller, car l’histoire advient entre virginité bradée, instincts animaliers, prostitution, désunions, obligations. Chantal, l’entremetteuse, se révèle comme la figure phare de la barbarie. La scène initiale se rejoue entre un Jean-Baptiste sans âge et l’ombre de Séverine, par les aveux de celle qui a assisté au meurtre, la fille de la servante. Les lieux et personnages traversent le temps et les générations se croisent et se superposent, créant du flou. Nuit de noces, Éros et Thanatos se côtoient, obligeant au glissement et à la torsion pour une tentative de compréhension.

Troisième station, le public se fait face. On est dans un no man’s land de type bureau avec un photocopieur et quelques livres. L’homme est assis, ligoté, un sac plastique sur la tête. Une séance de torture se prépare. Autour, les femmes, telles les sorcières de Macbeth, s’agitent, prêtes à matérialiser leur vengeance. Elles racontent leurs crimes, celui du père, saoul, achevé, l’encombrement du corps, les plans pour le faire disparaître. Elles remontent l’histoire et ce qui s’est joué, leur rôle propre à chaque étape, et l’on compose le puzzle.

L’écriture au plateau pour méthode de travail allonge le temps d’élaboration du spectacle, la première s’est donc vue reportée et les équipes techniques de Berthier ont joué d’inventivité pour gérer la complexité des plateaux. Actrices et acteur sont à féliciter pour la belle énergie déployée. Ni Érinyes ni Suppliantes, les actrices – protagonistes –  marquent de leur empreinte ce parcours de vengeance, un plat qui se mange froid, dit le dicton. « J’en ai assez d’attendre les restes, je veux avoir le premier choix. Je veux être celle qui décide en premier » lâche Séverine.

Le spectacle fait penser à une série parfois, par ses excès et par l’écran formé de ces parois de verre derrière lesquelles l’intimité est regardée et qui, en même temps, nous protègent. Son concepteur-réalisateur, Simon Stone, est incontestablement un virtuose au sens d’alchimiste changeant le plomb en or, ou d’un Méphistophélès rimbaldien revu et corrigé par les tentations et la luxure de Jérôme Bosch, ou son jugement dernier. Il définit sa cosmogonie et donne en même temps de l’eau au moulin de nos débats actuels sur la place de chacun(e), longtemps passée sous silence. Force est de constater que le dérèglement des relations familiales et la violence symbolique, hantent souvent nos plateaux.

Brigitte Rémer le 30 mars 2019

Avec : Valeria Bruni Tedeschi, Eric Caravaca, Servane Ducorps, Adèle Exarchopoulos, Eye Haïdara, Pauline Lorillard, Nathalie Richard, Alison Valence et la participation de Benjamin Zeitoun. Traduction et collaboration artistique Robin Ormond – scénographie Ralph Myers et Alice Babidge – costumes Alice Babidge – lumières James Farncombes – musiques et son Stefan Gregory.

Du 8 mars au 21 avril 2019, mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h. Relâche le lundi – Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès 75017. Paris (angle du Bd Berthier), métro : Porte de Clichy – 01 44 85 40 40 / www.theatre-odeon.eu

 

Le Pays lointain

© Jean-Louis Fernandez.

De Jean-Luc Lagarce –  mise en scène Clément Hervieu-Léger – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

C’est la dernière pièce de Jean-Luc Lagarce, écrite juste avant sa disparition. Il savait son temps compté et meurt du sida en septembre 1995 un mois après sa publication, à l’âge de trente-huit ans. La pièce avait fait l’objet d’une commande à l’écriture en 1994 par François Le Pillouër, directeur du Théâtre National de Bretagne. Elle reprend le thème de sa pièce précédente, Juste la fin du monde, – portée à l’écran par Xavier Dolan – qu’elle développe. Ici le motif s’étend : même retour de Louis, le fils, dans sa famille, porteur d’un message qu’il ne réussira pas à délivrer, celui de sa mort prochaine ; vieux réflexes et faux-semblants dans les retrouvailles mais heure de vérité, en même temps ; l’amour, la solitude, les relations intra-familiales, la présence-absence sont au cœur du sujet.

Dans Le Pays lointain Louis (Loïc Corbery) revient sur ses pas dans un cercle élargi qui met en jeu non seulement sa famille naturelle mais aussi sa famille élective, ses amants et amis. Les deux pôles se rencontrent et les morts tels des revenants se mêlent aux vivants, aussi présents et indispensables pour décoder son parcours de vie, lui donner consistance et sens. Il s’explique : « Je décidai de retourner les voir, rendre visite à la famille qui me reste, et revoir encore tous ceux-là que je connus, tous ceux-là que j’ai croisés toutes ces années que fut ma vie – le voyage d’un homme jeune à l’heure de sa mort, regardant tout ce que fut sa vie –. » Face à lui les rôles se répartissent et chacun, tour à tour, règle ses comptes et parle des liens qu’il/qu’elle a tissés ou tenté de tisser avec lui.

La rencontre a lieu sur une aire d’autoroute, entre une palissade, une cabine téléphonique, un reste de végétation et un peu de terre cendrée (belle et judicieuse scénographie d’Aurélie Maestre). Une voiture délabrée est garée au bord d’un petit terre-plein. Les acteurs restent en scène du début à la fin du spectacle à la manière d’un chœur antique et chacun est une pièce du puzzle. Dialogues et longs monologues se succèdent sous le signe de l’abandon et des non-dits. De pique-nique familial en passions furtives la pièce dit et digresse entre coups de gueule et déclarations d’amour, explications, tergiversations, jalousies, ressassements. Louis en est le discret chef d’orchestre et chaque personne passe aux aveux : Suzanne, sa sœur, (Audrey Bonnet) : « Lorsque tu es parti – je ne me souviens pas très bien de toi, c’était il y a beaucoup d’années – et  lorsque tu es parti je ne savais pas que tu partais pour tant de temps… » Antoine, son frère (Guillaume Ravoire) : « Tout n’est pas exceptionnel dans ta vie, dans ta petite vie, c’est une petite vie aussi, je ne dois pas avoir peur de ça, tout n’est pas exceptionnel, tu peux essayer de rendre tout exceptionnel, mais tout ne l’est pas… » Catherine, son épouse (Aymeline Alix) : « Mais lui, il peut en déduire, il pourrait en déduire, il en déduit certainement, il peut en déduire que sa vie ne vous intéresse pas… » La Mère (belle Nada Strancar) : « Cela ne me regarde pas. Je me mêle souvent de ce qui ne me regarde pas, je ne change pas, j’ai toujours été ainsi… Ils veulent te parler, tout ça…  Ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront mal, car ils ne te connaissent pas ou peu… Tu répondras à peine deux ou trois mots et tu resteras calme comme tu as appris à l’être par toi-même… »

Du côté des revenants, Le Père, mort déjà (Stanley Weber): « Moi je n’ai jamais rien vu, de ma vie, je n’ai jamais rien vu que ce coin-ci, cet endroit, ville, sorte de ville. J’y suis né, et j’y ai travaillé, et lorsque j’en ai eu fini, je suis mort, comme une fin logique, on n’avait plus besoin de moi, je n’ai rien connu d’autre, pas un seul pays étranger, même Paris, lorsque j’y pense, je n’y suis jamais allé… L’Amant, mort déjà (Louis Berthélemy) : « La Mort prochaine et moi, nous faisons nos adieux, nous nous promenons, nous marchons la nuit dans les rues désertes légèrement embrumées et nous nous plaisons beaucoup… Je ne faisais rien. Je faisais semblant. J’éprouvais par avance de la nostalgie pour moi-même. »  Le Guerrier, tous les Guerriers (Daniel San Pedro) : « Tous ceux-là que je fais, ceux-là qui sont toujours solitaires et le croisèrent, croisèrent Louis, le croisèrent et ne voulurent laisser aucune trace, eurent bien trop peur de s’attacher à lui, et de perdre pied et s’éprendre et souffrir… » Longue Date, amant (Vincent Dissez) : « On se dit, on se jure qu’on s’aimera toujours. L’un ment et l’autre triche et tous les deux, au bout du compte, nous nous arrangeons. Nous nous sommes arrangés. » Un Garçon tous les garçons (François Nambot) l’Ami qui devient fou : « On s’aimait je ne le savais pas, je n’en avais aucune idée, comment est-ce que j’aurais pu imaginer cela ? » Hélène (Clémence Boué) ni vivante ni morte, l’amoureuse non reconnue, de Louis : « J’étais avec moi-même, seule, dans ma solitude, on ne m’entendait pas, je n’aurai même pas eu besoin de mourir pour disparaitre. J’étais sans importance… »

Au final cette tragédie moderne devient une pièce chorale, où chacun apporte un éclairage sur Louis/ double de Jean-Luc Lagarce, et fouille dans le passé, où jeu de la vérité et métaphore sont au bout de la route. Les fils de ces vies ébranlées s’entrecroisent, tissant en une toile fine un certain portrait de Louis et de sa mélancolie. En même temps, la vie suit son cours, énergique et colorée, humoristique parfois, ingrate souvent.

Créée par Clément Hervieu-Léger fin 2017 au Théâtre National de Strasbourg, la pièce est aujourd’hui reprise dans la même distribution. Bavarde, elle tire en longueur (quatre heures) même si les acteurs apportent charme et jeunesse, si Loïc Corbery porte le rôle avec un certain magnétisme, et si la justesse du concept de mise en scène, se fait l’écho d’une certaine génération, chorégraphiée avec sobriété et talent.

Brigitte Rémer, le 26 mars 2019

Avec : Aymeline Alix, Catherine, femme d’Antoine – Louis Berthélemy, L’amant, mort déjà – Audrey Bonnet, Suzanne, sœur de Louis – Clémence Boué, Hélène – de la Comédie Française, Loïc Corbery, Louis – Vincent Dissez, Longue Date – François Nambot, Un Garçon, Tous les garçons – Guillaume Ravoire, Antoine frère de Louis – Daniel San Pedro, Le Guerrier Tous les guerriers – Nada Strancar, La Mère – Stanley Weber, Le Père, mort déjà.  Collaboration artistique Frédérique Plain – musique Pascal Sangla – scénographie Aurélie Maestre – costumes Caroline de Vivaise – lumière Bertrand Couderc – son Jean-Luc Ristord – coiffures/maquillages David Carvalho Nunes. Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Du 15 mars au 7 avril 2019 – Odéon Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006 – métro Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site :  www.theatre-odeon.eu

Arctique

Arctique

© Christophe Engels

Spectacle d’Anne-Cécile Vandalem, Das Fräulein (Kompanie), à l’Odéon-Théâtre de l’Europe / Ateliers Berthier.

Les images de son univers cinématographique s’encastrent dans le langage scénique et composent un processus particulier de création. On ne sait dans quelle profondeur sous-marine on se trouve, ni dans quel songe. 2025 dit le texte, dans les limbes du cercle polaire. Anne-Cécile Vandalem nous emmène, au fil du thriller qu’elle compose, dans le clair-obscur d’une histoire raccordée au combat climatique d’aujourd’hui.

Cinq personnages en quête de vérité embarquent clandestinement à bord du vaisseau fantôme, Crystal-Serenity qui, au soir de son inauguration, est entré en collision avec une plateforme pétrolière au milieu des glaces et se fait remorquer pour être transformé en hôtel de luxe. Ils ont été invités par lettre anonyme et y sont accueillis un à un, après paiement d’une somme attendue, par deux personnages des plus mystérieux : Ole Gamst Pedersen sorte de capitaine et donneur d’ordres qui bientôt s’éclipse, assisté de la trouble et troublante Sila Thuring. De l’écran à la salle de réception du navire, désuète, les personnages descendent, chacun à leur tour, guidés par Sila, et délimitent leur territoire personnel : le journaliste, Niels, venu faire un reportage ; Eleanor la jeune veuve dont l’époux était impliqué dans le consortium gestionnaire du navire ; une ancienne première ministre du Groenland, Ula et son conseiller, Bent, qui tentent de se faire discrets ; une activiste repentie, Lucia, bien singulière. Dans cet huis-clos hétéroclite, ils vont apprendre à se connaître en affrontant les peurs et retournements de situations, d’autant que le remorqueur qui devait assurer leur retour sur les côtes, les laisse en plan.

S’ensuit une série d’événements et de rebondissements dans ce navire hanté où chaque personnage se fait des frayeurs et disparaît en coulisses sous l’œil d’une caméra qui le filme, et rapporte sur écran les images. Toutes les énigmes n’ayant pas été élucidées, le spectateur va de sursaut en étonnement à travers un polar bien mené et sympathique dont les personnages cherchent à résoudre le suspens. Sur fond de région mythique aux aurores boréales et de roman photo-histoire d’amour avec le capitaine follement épris de la terroriste de l’Arctic Protection Front, Mariane Thuring morte, piégée dans sa cabine. Cette fable futuriste et anticipatrice se révèle pleine d’humour. La visite d’un ours blanc, celui qui peut-être, a dévoré le mari d’Eleanor, confirme.

Même si aujourd’hui le Groenland est le signe tangible du réchauffement climatique qui nous concerne tous, inquiète et scandalise, le côté terrifiant ou politique du spectacle tel qu’annoncé par Anne-Cécile Vandalem est assez dilué, mais ce n’est pas si grave, le spectacle tient la route. On prend plaisir à cette fable-livre d’images ; aux flonflons de l’orchestre recréant le climat d’un navire de croisière haut de gamme ; à Sila, dont on apprend à la fin qu’elle est la fille de Mariane Thuring et qui travestit sa présence trouble en chanteuse joliment moulée dans une robe rouge flashy ; à l’équipe d’acteurs qui s’empare de personnages loufoques et en relief.

Anne-Cécile Vandalem a créé sa compagnie en 2008, Das Fräulein (Kompanie), après une formation au Conservatoire Royal de Liège. Elle signe la conception, l’écriture et la réalisation de ses spectacles et travaille entre la vidéo, le son et le théâtre. Elle a présenté au Festival d’Avignon 2016 ainsi que dans différents théâtres européens, dont l’Odéon, son spectacle Tristesses, sur la montée du populisme en Europe. Sa réflexion s’inscrit dans les problématiques politiques de nos sociétés, avec une recherche poétique et plasticienne des plus personnelles.

Brigitte Rémer, le 4 février 2019

Avec : Frédéric Dailly, Artic Serenity Band (guitare) – Guy Dermul, Ole Gamst Pedersen – Eric Drabs, Artic Serenity Band (piano) – Véronique Dumont, Ula Tupilak – Philippe Grand’Henry, Bent Rosbach – Epona Guillaume, Sila Thuring – Zoé Kovacs, Lucia Ludvigsen – Gianni Manente, Artic Serenity Band (batterie) – Jean-Benoit Ugeux, Niels Andersen – Mélanie Zucconi, Eleanor Omerod. Scénographie Ruimtevaarders – collaboration à la dramaturgie Nils Haarmann, Sarah Seignobosc – composition musicale Pierre Kissling – lumière Enrico Bagnoli – son Antoine Bourgain – vidéo Federico d’Ambrosio – costumes Laurence Hermant – maquillages, coiffures, effets spéciaux Sophie Carlier – montage vidéo Yannick Leroy – cadre Leonor Malamatenios, Tom Gineyts – accessoirisation, emsembliage Fabienne Müller – directeur technique, régie générale Damien Arrii, Marc Defrise – régie vidéo Frédéric Nicaise – régie lumière Léonard Clarys – régie son Antoine Bourgain, Théo Jonval – régie plateau Clara Pinguet, Baptiste Wattier – production de tournée Marie Charrieau – direction de production Audrey Brooking.

Du 18 janvier au 10 février, Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier 1 rue André Suarès, 75017 – 20h du mardi au samedi, 15h le dimanche. En tournée : 14 et 15 février, Comédie de Saint-Etienne – 4 et 5 avril FIND Festival Schaubühne (Allemagne).

Ithaque, Notre Odyssée 1

© Elizabeth Carecchio

Spectacle de Christiane Jatahy, inspiré d’Homère, en français et portugais, surtitré en français – A l’Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier.

L’inspiration est lointaine, très lointaine. Oublions Ithaque l’île natale d’Ulysse, patrie où le héros aspire à revenir, après la guerre de Troie. Le spectacle est/serait une métaphore de la guerre et de l’exil, du Brésil d’aujourd’hui, de notre monde. Le message est minimaliste, subliminal ou intello et nous parvient vidé de substance.

Que fait-on, que voit-on ? Les spectateurs séparés en deux assemblées, se placent de part et d’autre du plateau. Un sas coupe la scène en deux, on ne voit pas l’autre côté, on entend seulement quelques interférences. Il parait que nous serions à Ithaque avec Pénélope et ses prétendants et que de l’autre côté seraient Ulysse et Calypso – celle qui le retint pendant sept ans avant son retour dans l’île. On est dans l’attente. Attente que quelque chose se passe, comme Ulysse et son désir ardent de rentrer, selon l’Odyssée. On regarde les acteurs/actrices finir un paquet de chips, boire un verre d’eau, en offrir au spectateur, parler comme à la maison, filmer sur portable. Ils sont dans un salon sans style après la fête, entre miettes sur le sol et gueule de bois, avec un vague érotisme ambiant. Tous sont Ulysse, toutes sont tour à tour Pénélope ou Calypso, ils/elles s’éclipsent épisodiquement, circulant d’un côté à l’autre.

Une vingtaine de minutes après le début du spectacle il est demandé aux spectateurs de changer de camp et de passer de l’autre côté, méthodiquement, rangée par rangée, et chacun s’y colle. Après ce changement géographique et stratégique pas vraiment probant et qui prend du temps, les spectateurs sont à nouveau posés. On s’ennuie ferme. Est-on dans un rêve ? Est-on au théâtre ? Des bribes de textes à la volée se mêlent aux réflexions anecdotiques : « douze femmes pendues, du sel dans les yeux, tu n’étais personne… »

Et les acteurs ? Une équipe mixte franco brésilienne : trois actrices brésiliennes qui collaborent depuis plusieurs années avec la metteuse en scène et trois acteurs européens. Ils n’ont pas grand propos à défendre donc peu l’occasion de montrer leur talent. On garde d’eux comme un goût de gros plans cinéma sur un scénario sans intérêt. L’exil a bon dos et le fracas du monde aussi. Entre réalité et fiction, flotte le spectateur. Il flotte d’autant, qu’une pluie spectaculaire tombe à la fin du spectacle, le long des rideaux de fils séparant les deux versants de la scène – mi coulisse, mi espace de filmage mi lieu d’intimité – Et l’eau envahit le plancher de bois où tous pataugent. Plaisir des yeux même si ce n’est pas la première pluie torrentielle au théâtre. Jeux d’eaux et de caméras. Naufrages.

Quelques phrases et une annonce tentent de rattraper le mythe du retour d’Ulysse, accompagné du pathétique Dis quand reviendras-tu chanté par Barbara. De retour sur sa terre natale, Ulysse raconte sa guerre et son expédition, mais on n’y croit plus, l’ennui, comme l’eau sur le plateau, nous a recouverts. L’illusion haute résolution n’opère à aucun moment. Même la magie d’une scénographie dans ce cas devenue racoleuse, tourne à vide.

Comment qualifier le spectacle ? De baroque, d’hyperréaliste, d’illusion, d’éclectique, de politique? L’illusion par l’eau ferait appel aux réfugiés ? On se sent manipulé dans cette « simulation de quelque chose qui n’a jamais vraiment existé » comme le dit Baudrillard. Ce qu’on voit, semble bien loin de la déclaration d’intention de Christiane Jatahy, metteuse en scène associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe qui, au demeurant prépare un Ithaque Odyssée 2.

Brigitte Rémer, le 25 mars 2018

Avec : Karim Bel Kacem – Julia Bernat – Cédric Eeckhout – Stella Rabello – Matthieu Sampeur – Isabel Teixeira. Dramaturgie, scénographie, réalisation Christiane Jatahy – collaboration artistique, lumière, scénographie Thomas Walgrave – collaboration à la création de la scénographie Marcelo Lipiani
- collaboration artistique Henrique Mariano -
création son Alex Fostier – direction de la photographie, cadrage – Paulo Camacho
- costumes Siegrid Petit-Imbert, Géraldine Ingremeau – système vidéo Julio Parente
- assistant à la mise en scène, traduction Marcus Borja.

Du 16 mars au 21 avril 2018 – Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, 75017 – Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 –  Site : www.theatre-odeon.eu

En tournée : 7 au 11 juin Teatro São Luiz, Lisbonne/Portugal – 13 au 16 septembre Ruhrtriennale/Allemagne -1er au 6 octobre Centquatre/Paris –   7 au 17 novembre Théâtre National Wallonie, Bruxelles/Belgique – 29 novembre au 2 décembre Centre culturel Onassis, Athènes/Grèce.

Saïgon

© Jean-Louis Fernandez

Un spectacle de Caroline Guiela Nguyen, artiste associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, présenté aux Ateliers Berthier, en français et en vietnamien, surtitré en français – Créé à la Comédie de Valence pour le Festival Ambivalence(s) et au Festival d’Avignon 2017 – Compagnie Les Hommes Approximatifs.

Paris 1996. Dans la grande salle d’un restaurant vietnamien, un homme, Antoine, a rendez-vous avec sa mère, Linh, vietnamienne, après une longue séparation. Très vite le ton monte. Une discussion-dispute s’engage mettant en lumière le fossé culturel qui les sépare. Dans cette salle, côté cour, un coin karaoké, côté jardin la cuisine, où s’affairent la chaleureuse Marie-Antoinette et la discrète Lam, sa nièce. On est chez les Viêt-Kiêu, les Vietnamiens de l’étranger, ici exilés en France.

Changement de lieu et de contexte : Saïgon 1956. Traces de la vie dans la capitale vietnamienne sous colonisation française, des couples se forment, des histoires se construisent. Avec la défaite des Français à Diên Biên Phu le temps s’accélère, les colons se voient contraints de quitter les lieux très vite, l’indépendance est proclamée. Sous nos yeux, plusieurs vietnamiennes espèrent partir. La dernière soirée vire au tragique, les couples se défont. Nous suivons le destin de Mai et Hao, et celui de Linh et Edouard. Tout le monde se ment pour justifier sa position. Hao, féru de chansons, part tenter sa chance en Europe, abandonnant la jeune Mai, très amoureuse, qui en perd sa raison de vivre. Edouard, un militaire grossier, repousse Linh, puis revient sur sa décision et l’épouse sans conviction, quand elle lui apprend qu’elle est enceinte. Louise, la femme du diplomate, s’égare, hystérique de devoir quitter ses privilèges. Marie-Antoinette cherche des nouvelles de son fils disparu. L’animosité monte entre Français et Vietnamiens, le comportement des Français n’est pas des plus glorieux. Racisme et violences circulent.

Dans le spectacle de Caroline Guiela Nguyen, les temps, les lieux et les langues se télescopent et s’interpénètrent comme des fondus-enchaînés. Le spectacle se construit par des aller-retour entre Paris en 1996 et les flash-back sur Saïgon en 1956, qui, en 1975, deviendra Hô-Chi-Minh-ville. Les revenants, ces visages perdus, apparaissent comme un flux et un reflux, à plusieurs reprises. Les chapitres se succèdent : Les Exilés, L’Absent, Le Retour. D’autres personnages émergent comme Cécile, hébergeuse pour le moins curieuse de Hao, les jeunes d’Hô-Chi-Minh-ville, insouciants et loin de toute nostalgie, quand Hao, quarante ans plus tard retourne visiter son pays et que ressurgit la mémoire, dans des visages d’une autre génération. La boucle se ferme quand à la fin Antoine demande des comptes à sa mère, Linh, au sujet de son père, et que nous découvrons qu’il était ce militaire français, si grossier ; quand Marie-Antoinette – après son grand chagrin dû à la confirmation de la mort de son fils en 1939, quand les Allemands avaient fait sauter l’usine d’armements de Bergerac où il travaillait – trouve l’énergie d’organiser une fête, le jour de l’anniversaire de ce fils absent. Les plaies sont vives, les émotions aussi.

Caroline Guiela Nguyen a préparé ce spectacle pendant plusieurs années, forte du constat de l’absence et du silence. A partir des récits entendus elle a écrit un livre, Saïgon, qui a servi de support à l’élaboration du spectacle, parle de destins brisés, d’exil, de rapports de force liés à la colonisation. Après des études en sociologie et en arts du spectacle, et après une formation en mise en scène à l’école du Théâtre national de Strasbourg, elle a créé sa Compagnie, Les Hommes Approximatifs, en 2009 et monté quelques grands classiques. En 2011 elle présente Elle brûle, variations à partir de Madame Bovary, spectacle qui a fait date. A partir de là, la Compagnie travaille sur ses propres récits, parle du monde d’aujourd’hui, des invisibles, des absents. Le chagrin en 2015, montrait les retrouvailles d’un frère, resté dans le village natal et d’une sœur qui a fait sa vie à Paris, après le décès de leur père, chacun revisitant le passé, les histoires et les liens qui les ont constitués. Mon grand amour, en 2016, entrecroisait trois histoires décentrées, dans trois villes.

Avec Saïgon, Caroline Guiela Nguyen montre la réalité de ce que fut la colonisation française en Indochine – dont l’appellation même d’Indochine traduit la vision occidentale de l’Asie du Sud-Est – qui n’a guère été traitée sur les scènes de théâtre et reste largement méconnue, même si Marguerite Duras est passée par là. Lancé en 1858, le processus d’invasion militaire française se prolongea jusqu’au début du XXe siècle, via les opérations militaires officieuses de pacification qui visaient à éliminer les derniers et nombreux îlots de résistances rurales et populaires. Caroline Guiela Nguyen propose avec finesse et intelligence un regard vietnamien sur l’Histoire, par le biais de destins individuels qui croisent la mémoire collective. Comme toujours elle privilégie l’écriture de plateau et crée une réelle dynamique collective, mêlant acteurs amateurs et professionnels, en l’occurence des acteurs français, viêt-kiêu et vietnamiens rencontrés à Hô-Chi-Minh-ville. La chronique qu’elle propose est remarquable. Elle fait théâtre de la souffrance, des larmes et de l’exil, avec une grande maîtrise. Une longue tournée s’annonce.

Brigitte Rémer, le 5 février 2018

Avec Caroline Arrouas, Dan Artus, Adeline Guillot, Thi Truc Ly Huynh, Hoàng Son Lê, Phú Hau Nguyen, My Chau Nguyen Thi, Pierric Plathier, Thi Thanh Thu Tô, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia – Ecriture Caroline Guiela Nguyen, avec l’ensemble de l’équipe artistique – mise en scène Caroline Guiela Nguyen – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumières Jérémie Papin – création sonore et musicale Antoine Richard – composition Teddy Gauliat Pitois – traduction Duc Duy Nguyen, Thi Thanh Thu Tô.

Jusqu’au 10 février 2018 – Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – métro Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.fr

En tournée : du 21 au 23 février 2018 au CDN de Normandie-Rouen – du 6 au 9 mars 2018 au Théâtre Dijon Bourgogne-CDN – les 13 et 14 mars 2018 à La Comédie de Valence – du 4 au 7 avril 2018 au Théâtre de la Croix Rousse-Lyon – mars 2018 Festival Iberoamericano de Teatro de Bogotá, Colombie – du 13 au 15 avril 2018 à la Schaubühne, Berlin, Allemagne – les 25, 26 avril 2018 au CDN de Besançon – du 15 au 18 mai 2018 au Théâtre National Bretagne, Rennes – du 29 mai au 2 juin 2018 au Centre dramatique national de Tours – les 7 et 8 juin 2018 au Festival Theater Formen, Braunschweig, Allemagne – les 13 et 14 juin 2018 Poly Holland Festival, Amsterdam – juin 2018 Théatre de Pékin, Chine – juin 2018 Oriental Arts Centre de Shangai août 2018 Ingmar Bergman International Theater Festival, Stockholm, Suède – 21 22 septembre 2018 Hô-Chi-Minh-ville, Vietnam.

Les Trois Sœurs

© Thierry Depagne

Un spectacle de Simon Stone, d’après Anton Tchekhov – Odéon Théâtre de l’Europe – Création française d’après la production originale du Theater Basel en version allemande.

La vie quotidienne vaut-elle d’être mise en exergue et en représentation, comme une star ? Miroir, mon beau miroir… ! Elle n’est pas vraiment poétique et se met en scène d’elle-même chaque jour dans les transports, les boutiques, les familles, dans le langage et l’imaginaire parfois proche du zéro pointé. Alors que faire de la chronique d’une famille bobo d’aujourd’hui qui se retrouve dans la villa familiale des vacances cinq ans après la mort du père, belle maison transparente qui tourne sur elle même comme un manège et livre les actes de la vie quotidienne où petits bobos et grands états d’âme des uns(es) et des autres s’entremêlent : potins sur les dernières emplettes, banalités en tous genres – bouchons sur la route, clé égarée, retour de piscine ou de plage, boulot chez SFR –

Les Simon Stone’s Trois sœurs présentent l’histoire de ce club des trois, quatre ou cinq, où on s’ennuie ferme, se demandant, si, comme dans un multiplexe, on ne s’est pas trompé de salle. Le système Simon Stone qui collait si bien à Medea, présenté il y a peu par l’artiste en résidence à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, ici ne fonctionne pas, la passion l’alimentait. La vie comme elle va est beaucoup moins captivante. Autant faire un collage personnel sur le sujet plutôt que d’offrir ce bouillon léger sous label tchekhovien – et même si c’est d’après Tchekhov puisqu’il n’en reste rien que cet exercice de style d’une soi-disant transposition.

La photo de famille est prise devant l’urne contenant les cendres du père, qui encombre un tant soit peu, là se battent les cartes des mélancolies urbaines des personnages qui vont et viennent : les trois sœurs, Olga, Macha et Irina dont c’est l’anniversaire, leur frère André sous substance illicite, amants, amis, une petite communauté privilégiée. On les suit, de pièce en pièce, du rez de chaussée – entre cuisine salon et terrasse – au premier étage dans les chambres et jusqu’aux actes intimes de la salle de bains et des toilettes. On se trouve tout au long du spectacle comme sous caméra de surveillance et dans un vide sidéral, à tel point qu’on a du mal à croire, plus tard, à l’acte final.

La trame serait d’Anton Tchekov, – né en 1860, mort en 1904 – les Trois Sœurs seraient d’aujourd’hui, elles joueraient la partie entre indépendance, féminisme, amourettes, grands problèmes existentiels et tout le kitsch qui va avec, passant de la victoire de Trump aux jugements de valeur version café du commerce, mais qu’est-ce qu’on s’en fout ! Elles se regardent avec complaisance, tentent la séduction, l’alcool et jouent de légèreté. Aucune épaisseur ni nostalgie, aucune vie, on pourrait se croire sur un plateau télé où l’on attend que le temps passe, malgré le jeu d’acteurs/trices qui tricotent comme ils/elles peuvent avec un argument devenu diaphane. Et même si la déclaration d’intention du metteur en scène tend à le justifier dans sa très libre interprétation des choses : « Tchekhov fait commencer toutes ses pièces en indiquant qu’elles se déroulent dans le temps présent, et à cet égard je le prends au mot » notre temps présent, vu sous cet angle ne vaut guère le détour.

Brigitte Rémer, le 29 novembre 2017

Avec : Jean-Baptiste Anoumon – Assaad Bouab – Éric Caravaca – Amira Casar – Servane Ducorps – Eloïse Mignon – Laurent Papot – Frédéric Pierrot – Céline Sallette – Assane Timbo – Thibault Vinçon – Teodor (Kouliguine) – Alex (Verchynine) – Andrei Olga – Natacha Irina – (Touzenbach) Roman Macha Herbert (Fedotik / Rodé) Viktor (Saliony). Traduction française Robin Ormond – décors Lizzie Clachan – costumes Mel Page – musique Stefan Gregory – lumière Cornelius Hunziker.

Tournée 2018 : du 8 au 17 janvier TNP, Villeurbanne – du 23 au 26 janvier Teatro Stabile, Turin – du 1er au 3 février DeSingel, Anvers – 16 et 17 février Le Quai, Angers.

 

 

Medea

© Sanne Peper

D’après Euripide – Texte et mise en scène Simon Stone, artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe où le spectacle est présenté – en néerlandais surtitré.

C’est la présence de deux enfants d’une dizaine d’années, qui au point de départ et avant que la lumière ne baisse, attire l’attention du spectateur en train de s’installer. L’un est à demi allongé le long d’une corbeille à l’avant-scène, l’autre en bord de plateau, ils vont et viennent. Prologue.

Quand le rideau se lève il dévoile un immense plateau blanc où le sol se fond dans le mur de scène, glacier ou désert à perte de vue, mirage ou psyché, le blanc éblouit. L’horizon se confond avec le sol, la terre avec le ciel. A mi-hauteur un écran où les visages sont repris en gros plan monte et descend, et sert parfois de limite ou de séparation.

Acte 1 scène 1, le retour d’Anna. Dans la famille, Anna, la mère, sort d’un hôpital psychiatrique pour avoir tenté d’empoisonner son époux, Lucas, infidèle, postulat de départ chez Simon Stone. Femme apparemment ordinaire dans une vie ordinaire, Anna rentre et Lucas son (ex) époux l’accueille avec bienveillance, admire une toile qu’elle a peinte et la complimente. On la croit guérie, une seconde chance lui est offerte. Comme une mouette aux ailes blessées elle tente la séduction, espère retrouver l’amour et reconstruire une vie familiale, avec les deux enfants. « Ce soir tu es à moi » dit-elle à Lucas, « je vais te reconquérir. » L’homme est chercheur dans un labo et selon elle « plus amoureux de ses éprouvettes que d’elle.» Elle y travaillait aussi. Et la conversation dévisse quand elle se risque à la question qui la brûle : « Tu l’as revue ? » Elle, c’est Clara, vingt-quatre ans, fille de Christopher, directeur du labo, devenue la nouvelle compagne de Lucas et belle-mère appréciée des enfants. L’arrivée d’Anna perturbe le fragile édifice. A la garde de leur père, les enfants essaient d’approcher leur mère et sont vite pris dans un conflit de loyauté. Passionnés d’images, ils tournent un court métrage et se serrent les coudes. Autour de Médée tout le monde s’inquiète, à commencer par Marie-Louise, assistante sociale chargée de l’accompagner dans sa réinsertion. Le patron du labo, futur beau-père de Lucas, la désavoue et lui demande de rendre son badge d’accès aux espaces de travail. Elle supplie mais il n’y a plus de place pour elle, ni familialement ni professionnellement.

Et l’histoire avance, jour après jour, les relations se dégradent. Une partie de ballon entre Anna et ses fils apporte un semblant d’insouciance, mais Anna boit et la bouteille, avec laquelle elle fait semblant de jouer lui est confisquée. Des déchirements ponctuent ses rencontres avec Lucas. Elle pense à un nouvel emploi dans la vente de livres, et fait lecture d’une scène cruelle : l’histoire d’une femme qui pendant le sommeil de son homme lui coupe le pénis et le jette par la fenêtre. Des connotations sexuelles ponctuent le spectacle. La dégradation de ses relations avec Lucas, pleine de non-dits sur le sexe – qu’elle qualifie de sexto, mi-texto mi-sexejustifie sa tentative d’assassinat. Une des premières questions qu’elle lui lance, à son arrivée : « Tu ne penses plus au sexe ? » Lucas lit Les Métamorphoses d’Ovide, les enfants jouent, traversant le plateau de cour à jardin en roulant sur un fauteuil de bureau. Marie-Louise interroge les garçons sur leurs relations avec Anna et avec Clara. La vie comme elle va, hier comme aujourd’hui. Rien de solennel, rien de mythique.

Trois semaines plus tard… affiché sur écran. Anna ne se réveille pas pour emmener les enfants à l’école, ils la pressent et tentent de la sortir de ses brumes. Pris en étau entre la supporter, la rejeter et la fuir, Lucas essaie de composer. Il annule le voyage aux Iles Fidji prévu avec Clara. Anna essaie de faire pencher la balance en sa faveur. Elle passe un deal avec Lucas : je signe la demande de divorce si « tu me baises ». Il décline, lutte, mais elle ne lâche rien, évaporée et mythomane. Après le passage à l’acte en coulisses et l’arrivée des garçons qui filment la scène, après l’agressivité d’Edgar à l’égard de son père (« Je te hais… ») et le visionnage des ébats devant Clara qui ne laisse rien paraître de son amertume devant Anna, l’étau se resserre et le drame avance. La montée dramatique est vertigineuse.

Deux jours plus tard… Une cendre fine et noire tombe des cintres et petit à petit fait tâche au centre du plateau blanc. Une discussion s’engage entre Anna et Clara pour la garde des enfants : «  Je les ai gardés, je les ai élevés dit la jeune femme. » Clara tente de déjouer la stratégie d’Anna, blessée au poignet après une probable tentative de suicide. Son état se dégrade, elle suit son destin, derniers sursauts avant l’horreur. Anna et Lucas se retrouvent sous la cendre qui continue de tomber. Elle, ne le lâche toujours pas. Alors il abat d’autres cartes et annonce que Clara est enceinte. Hystérique, Anna jette un cri et pleure comme une petite fille. Lui l’immobilise, la parole échangée a valeur de règlement de comptes, rythmée par la logorrhée d’Anna qui donne coup pour coup : « Nous faisions semblant d’être heureux… Nous n’aurions pas dû avoir les enfants, après tu ne me baisais plus… La première fois que j’ai couché avec toi… tu me faisais des cadeaux, tu t’arrangeais pour me rencontrer à la cantine… Tu m’as volé ma carrière… Je t’ai appris à penser… Tu baisais avec la chef de labo je le savais mais j’ai eu le tort de tomber amoureuse de toi…. Tout ce que tu me dois… Prendre les enfants, une mauvaise idée. » Tous deux sont dos au public et se tournent le dos. Elle, se roule dans la cendre.

Nouvelle tentative de se désengager pour Lucas qui annonce sa nomination comme chef de projet en Chine, son départ le lendemain avec Clara et les enfants. Les garçons passent comme des ombres. « Je ne vais pas te laisser faire » dit Anna « Je le peux j’ai la garde des enfants » répond Lucas. Le soir, les enfants partent dîner avec leur mère pour la soirée d’adieux, des enfants à remettre à leur père le lendemain midi. Puis tout bascule, Clara est tuée par Anna d’un coup de couteau dans la gorge, dans la mise en scène ce sont les enfants, mains innocentes, qui versent le sang. S’ensuit une image forte de Clara et de son père, main dans la main, face au public. Puis les appels téléphoniques incessants d’Anna à Lucas préparant son départ. Excédé, pendant un temps il ne décroche plus. Quand il le fait tout est achevé, le geste est accompli. Les enfants sont couchés sur les cendres. Anna les recouvre et continue à parler dans le vide. « Je pensais te sauver, Lucas… J’ai tout sacrifié à ton bonheur.» Puis elle raconte le meurtre : « Devant la télévision je leur ai donné un médicament, je les ai embrassés, ils se sont endormis… Ils seront heureux là où ils vont. » La lumière vire au rose orangé très pâle, couleur indéfinissable des aurores ou de l’au-delà. Marie-Louise poursuit le récit alors que l’immeuble est en feu. Lucas arrive et reste en état de sidération devant les flammes. Zoom sur les corps calcinés. L’écran descend, Lucas reste désespérément seul, de l’autre côté du mur de l’incompréhension.

On est à la fois loin et proche de Médée et de la mythologie, par l’écriture qui ici traverse le quotidien. Le geste de mise en scène est d’une grande force et justesse. Simon Stone s’est inspiré du cas de Deborah Green qui l’avait saisi et fasciné dans les années 90, pour construire son récit. La montée de la tension est très progressive jusqu’au paroxysme tragique et à la déchirure finale. Une musique sourde souligne et soutient les moments les plus sauvages. Résolument contemporaine, cette Médée offre une relecture du mythe, d’une intelligence et d’une sensibilité rares. Les acteurs du Toneelgroep d’Amsterdam – théâtre que dirige Ivo van Hove, où fut créée la pièce en décembre 2014 – sont justes dans les différents registres qui vont du quotidien à la tragédie grecque, et justement dirigés.

Né à Bâle de parents australiens, Simon Stone s’installe en Europe à partir de 2015, adapte et monte les grands textes comme Tchekhov, Ibsen, García Lorca et Wedekind. Il développe un travail fondamentalement collectif, interrogeant le théâtre et cherchant de nouvelles formes, ce qu’il fait et qu’il réussit si bien avec l’infanticide Medea, la mythique, l’intemporelle. Il ré-écrit le mythe et le transpose dans l’ordinaire avec un talent fou qui laisse à la tragédie tout son sens.

Brigitte Rémer, le 22 juin 2017

Avec : Fred Goessens (Herbert) – Aus Greidanus jr. (Lucas) – Marieke Heebink (Anna) – Eva Heijnen (Clara) – Bart Slegers (Christopher) – Jip Smit Fas Jonkers (Marie-Louise). En alternance, les enfants : Faas Jonker ou Rover Wouters, Edgar – Poema Kitseroo ou Stijn van der Plas, Gijs – Traduction Vera Hoogstad, Peter Van Kraaij – dramaturgie Peter Van Kraaij – scénographie Bob Cousins – lumière Bernie van Velzen – son Stefan Gregory – costumes An D’Huys.

Du 7 au 11 juin 2017 – Odéon/Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 – Métro Odéon et RER B Luxembourg – www.theatre-odeon.eu – Tél. : 01 44 85 40 40

 

 

Le Testament de Marie

© Ruth Walz

Création en coproduction Comédie-Française, Odéon-Théâtre de l’Europe. Texte de Colm Tóibín – mise en scène Deborah Warner – avec Dominique Blanc, de la Comédie-Française

C’est une image de paradis terrestre où se consument de nombreuses bougies, qui saisit le spectateur entrant dans le théâtre. Invité à monter sur le plateau avant le début du spectacle, il peut constater le miracle de l’apparition. Car l’apparition est, en la personne de l’actrice Dominique Blanc incarnant une image de la Vierge Marie digne des plus pures représentations saint-sulpiciennes et jouant avec les codes. Dans une magnifique robe rouge sang, elle divague dans cette scénographie, belle et baroque. Puis elle se place dans une structure de verre, met un voile bleu et prend la pause. Les spectateurs vont et viennent autour d’elle, comme s’ils se promenaient dans une exposition. Un olivier déraciné et suspendu dans les cintres le long d’un arbre mort, élancé et privé de ses branches qui ressemble à un mât, est signe d’inquiétude. Dans ce prologue magnétique se trouvent aussi un oiseleur et son rapace, quelques objets du quotidien, un robinet d’eau.

Le cliché de Marie s’arrête là, ce qui suit est le contraire d’une théâtralisation sophistiquée : le récit de la Passion nous est fait, porté par une femme humble et ordinaire en jean et tee-shirt, qui accomplit dans la maison les travaux de tous les jours et souffre dans sa chair, comme toute mère parlant de ses enfants. Dominique Blanc, éblouissante et modeste, livre ses confidences avec justesse et précision, comme des évidences. Elle s’appelle Marie. Elle est fragile et forte. Elle a vu son fils mourir, supplicié sur la croix, puis ressusciter. Les mots de l’auteur Irlandais Colm Tóibín sont simples, ils parlent d’humanité et de vérité. Auteur de neuf romans et de deux recueils de nouvelles, son œuvre est traduite dans une trentaine de langues, dont en français. Ce texte, Le Testament de Marie, fut nommé en 2013 aux Tony Awards dans la catégorie Meilleure pièce.

La metteuse en scène Deborah Warner adapte son style aux textes qu’elle monte et passe du spectacle shakespearien à l’opéra ou au solo, avec la même intelligence et la même précision. Elle a créé à l’Odéon King Lear de Shakespeare en 1990 et Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen en 1997 où Dominique Blanc interprétait magnifiquement le rôle de Nora. Elle présenta en 2013 à Broadway, puis au Barbican de Londres Le Testament de Marie, avec l’actrice Fiona Shaw. Dans sa simplicité, le spectacle reste théâtral, à la lisière de la technicité du conteur et de l’apostrophe au public. Le spectateur reconstitue le puzzle du récit et s’enfonce dans l’histoire ré-écoutée, petit à petit. Marie refait le parcours à l’envers et veut comprendre ce qui a mené son fils à cette mise en croix, avant de ressusciter. Il s’entourait d’une drôle de bande, dit elle. Elle parle des miracles, de la résurrection de Lazare, du malade à qui l’on dit « lève-toi et marche », des noces de Cana. C’est une femme, une mère qui parle, avec l’extrême douleur des clous qu’on enfonce et qui déchirent son cœur, avec la souffrance d’un fils, humain trop humain, qui n’a rien de désincarné. Un moment théâtral dépouillé, de grande intensité.

Brigitte Rémer, le 12 mai 2017

Traduction française Anna Gibson – scénographie originale Tom Pyecollaboration à la scénographie Justin Nardella – lumière Jean Kalman costumes Chloé Obolensky  – musique, son Mel Mercier – assistante mise en scène Alison Hornus

Du 5 mai au 3 juin 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006, métro : Odéon. Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

Songes et Métamorphoses

@ Elizabeth Carecchio

D’après Les Métamorphoses librement inspiré d’Ovide par Guillaume Vincent, et Le Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare dans une traduction de Jean-Michel Déprats – Mise en scène Guillaume Vincent. Aux Ateliers Berthier/Odéon-Théâtre de l’Europe.

Si l’on essaie de dévider l’écheveau des deux textes ici rassemblés, on peut se demander ce qui a présidé à ce choix. Musée imaginaire de la mythologie, Les Métamorphoses, sont un poème épique du poète Ovide, né en 43 avant J.C. dont on connaît aussi L’Art d’aimer, and Shakespeare is Shakespeare. Il est question ici du Songe d’une nuit d’été.

Quinze livres et douze mille vers composent Les Métamorphoses, qui racontent des histoires de transformations d’hommes, de héros et de dieux, en animaux et en plantes. On y trouve les légendes de Narcisse, Pygmalion, Procné et Philomèle, Jason et Médée, Dédale et Icare, et beaucoup d’autres. On y trouve la légende de Pyrame et Thisbé, qui est aussi l’histoire centrale du Songe d’une nuit d’été. Serait-ce ce qui justifie la juxtaposition de ces deux univers et quatre heures de spectacle ? Si c’était le cas on pourrait alors penser que les choses s’emboitent et que la théâtralité de l’un réponde à la théâtralité de l’autre mais nous avons deux longues parties, deux spectacles, passant d’un théâtre amateur pur et illustré, à un théâtre qui, s’il parle de Songe, dans cette lecture ne fait guère rêver.

En première partie, quelques saynètes des légendes ovidiennes réadaptées se succèdent. La première, interprétée par des enfants âgés d’une dizaine d’années présente Narcisse, admiratif de lui-même qui se mire dans l’eau et éconduit la belle nymphe Echo, follement amoureuse. C’est le début du spectacle sur une toile de fond style art brut. Puis on passe de cette interprétation enfantine de type distribution des prix, aux adolescents d’un cours de théâtre au lycée, où le professeur fait charme et lois. Les acteurs prennent le relais et se glissent dans les mythes d’Iphis et Ianté, mi-filles mi-garçons, qui s’amusent follement et se renvoient la balle par le jeu du double ; de Myrrha et de ses fantasmes envers un père qu’elle tente de séduire ; de Procné à la recherche de sa sœur Philomèle, prête à se venger du crime perpétué par Térée, son époux. Les histoires contées se suivent, tout en vrac et en fondu enchaîné. En fin de première partie, on se demande bien où est Shakespeare. Dans les interstices, quelques propos sur le théâtre dans le théâtre, sur le jeu de l’acteur, mais après cette démonstration théâtrale quelque peu décalée, on a peine à entendre.

Dans la deuxième partie apparaît Shakespeare et le Songe d’une nuit d’été : Titania ne se soumet pas au jaloux Obéron, Thésée veut épouser Hippolyta sa conquête forcée, Héléna amoureuse de Démétrius est rejetée. Des artisans au travers de Pyrame et Thisbé jouent le rôle des deux amants séparés par un mur – physiquement représenté – et la méprise, par le philtre déposé inverse les sentiments et transforme le monde d’amours en infidélités et trahisons. Tout est bien qui finit bien, au final les couples se re-forment et s’épousent, chacun avec sa chacune, tandis que le destin tragique de Pyrame et Thisbé, par la représentation métaphorique donnée, fait référence au jeu amateur du début du spectacle, et en sonne la fin. L’esprit de Titania et d’Obéron s’exprime par deux chanteuses à la belle présence qui, à divers moments de la représentation, accompagnées d’un pianiste, interprètent avec brio Britten, Purcell et Mendelssohn.

Songes et Métamorphoses est un spectacle de forme hybride, extravertie et sans complexe. L’illusion et le simulacre, la déconstruction en démonstration, une esthétique artisanale loin du bricolage conceptuel qui pourrait donner des ailes au plateau comme à la salle, posent la question du sens à donner à la notion de représentation.

Brigitte Rémer, le 29 avril 2017

Du 21 avril au 20 mai 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe/ Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, 75017. Paris Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – www. théâtre-odeon.eu

Avec Elsa Agnès, Paul-Marie Barbier, Candice Bouchet, Lucie Ben Bâta, Emilie Incerti Formentini, Elsa Guedj, Florence Janas, Hector Manuel, Estelle Meyer, Alexandre Michel, Philippe Orivel, Makita Samba, Kyoko Takenaka, Charles Van de Vyver, Gerard Watkins, Charles-Henri Wolff. Dramaturgie Marion Stoufflet – scénographie François Gauthier-Lafaye – lumières Niko Joubert – composition musicale Olivier Pasquet et Philippe Orivel – son Géraldine Foucault – costumes Lucie Durand – perruques et maquillages Justine Denis.

Dom Juan, de Molière

Mise en scène Jean-François Sivadier, à l’Odéon Théâtre de l’Europe.

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Il se glisse dans le public et dans la peau du personnage, papillonnant aux pieds des belles du premier rang. Dom Juan charme ce jour-là Nelly, Valentine et Sarah. Il offre à la première un bouquet, qu’il reprend aussi vite, lui abandonnant généreusement une rose ; à la seconde le même bouquet, avec le même empressement, et ainsi de suite. Fleurs et soupirs passent de mains en mains, au gré de ses conquêtes. Introduction au sujet, mélange des genres et des époques. Chez Molière, conquêtes, mensonges et abandons s’appellent Elvire, Charlotte et Mathurine, la pièce est provocante, pour l’époque.

La fabrication du mythe permet d’imaginer un jeune premier vif argent dans le rôle-titre. Jean-François Sivadier fait le choix d’un personnage à contre emploi, hâbleur et buriné, décalé et cynique – interprété par Nicolas Bouchaud qui tenait le rôle d’Alceste dans Le Misanthrope, monté par le metteur en scène, en 2013 -. Ce Dom Juan fait la politique de la terre brûlée et par son machiavélisme, gagne les batailles : « Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? » lance-t-il à Sganarelle avec qui il forme un étrange duo. Vincent Guédon dans son interprétation déborde d’énergie et trépigne de devoir assister un tel maître. Sa fougue et ses étonnements, vrais ou d’artifice, font parfois tanguer la chaloupe : « Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre. » C’est Molière qui interprétait Sganarelle lors des représentations données en 1665, – avant la publication de l’œuvre qui ne se fera que dix-sept ans plus tard, -. Comme Tartuffe et comme Le Misanthrope, la pièce traverse divers registres, du burlesque au grotesque, du comique au tragique.

La scène ressemble à un cosmos et nous plonge dans un monde interstellaire. Des globes semblables à des mappemondes ou à des instruments scientifiques de mesure tombent des cintres. On se croirait chez Galilée – le metteur en scène a d’ailleurs monté La Vie de Galilée de Brecht, en 2001 – et, par les lumières, proche de la voie lactée ou du septième ciel. Avec Sivadier, la gravité n’existe pas et tout est décentré dans une scénographie de guingois – signée Daniel Jeanneteau, Christian Tirole et Jean-François Sivadier – où les lignes droites ressemblent à des obliques. Elvire – Marie Vialle – fait une entrée remarquée, remontant de la salle, elle porte la coiffe à plumes des indiens navajos et, guerrière, semble déterrer la hache de guerre, attendant Dom Juan de pied ferme. « Me ferez-vous la grâce Dom Juan, de vouloir bien me reconnaître… » Charlotte est dans tous ses états à la vision de Dom Juan et Pierrot court derrière, le créancier Monsieur Dimanche a le look d’un rond de cuir tatillon et le Commandeur un air de robot dans un musée imaginaire habité de femmes de pierre, de statues.

Les rebondissements de la pièce entraînent de l’étrangeté dans la partition des acteurs et dans la mise en scène parfois proche de la bande dessinée. Un compteur tourne à rebours, des chiffres lumineux s’affichent à chaque fois que le mot ciel est prononcé, il s’allumera soixante-trois fois. Sur terre Dom Juan poursuit ses ravages, simulant son rachat et sa conversion auprès de son père et jouant de tous les subterfuges avant d’être précipité dans les flammes de l’enfer. A la question : « Vous n’avez pas peur de la vengeance divine ? » Il répond avec habileté : « C’est une affaire entre le Ciel et moi. »

Au-delà du texte de Molière Jean-François Sivadier ajoute quelques citations personnelles, notamment une séquence où Dom Juan se met à chanter Herbie Hancock, une autre extraite de La Philosophie dans le boudoir, du Marquis de Sade, ouvrage publié en 1795 avec cette même logique libertine et ce sens de la transgression, avec des thèmes similaires traitant de sexualité et de religion. Il avait approché le mythe de Dom Juan en 1996, reprenant la mise en scène de Dom Juan/Chimères laissée inachevée à la mort de Didier-Georges Gabily, auteur, metteur en scène et directeur du Groupe T’chang avec lequel il avait fait un bout de route. Il en a gardé l’esprit de troupe. Il est depuis une quinzaine d’années artiste associé au Théâtre National de Bretagne. Ses mises en scène sont attendues et remarquées.

Brigitte Rémer, 4 octobre 2016

Avec Marc Arnaud Gusman, Dom Carlos, Dom Louis – Nicolas Bouchaud Dom Juan Tenorio – Stephen Butel Pierrot, Dom Alonse, Monsieur Dimanche – Vincent Guédon Sganarelle – Lucie Valon Charlotte, Le Pauvre, La Violette – Marie Vialle Elvire, Mathurine. Collaboration artistique Nicolas Bouchaud Véronique Timsit – scénographie Daniel Jeanneteau, Christian Tirole Jean-François Sivadier – lumière Philippe Berthomé – costumes Virginie Gervaise – maquillages, perruques Cécile Kretschmar – son Eve-Anne Joalland – suspensions Alain Burkarth – assistant à la lumière Jean-Jacques Beaudouin – assistante aux costumes Morganne Legg – assistants à la mise en scène Véronique Timsit Maxime Contrepois (dans le cadre du dispositif de compagnonnage de la Drac Île-de France) – assistant de tournée Rachid Zanouda.

Du 14 septembre au 4 novembre 2016 à 20h, le dimanche à 15h, relâches les 18 septembre et 30 octobre – Théâtre de l’Odéon, Place de l’Odéon, 75006. Tél. : 01 44 85 40 40 – Site www.theatre-odeon.eu En tournée : Lausanne (Suisse), Théâtre Vidy du 23 novembre au 3 décembre – Nantes, le Grand T du 7 au 17 décembre – Strasbourg, TNS du 3 au 14 janvier 2017 – Grenoble, MC2 du 19 au 28 janvier 2017.

 

La Mouette

 © Arno Declair Jean-Pierre Gos François Loriquet Sébastien Pouderoux de la Comédie-Française Mélodie Richard Matthieu Sampeur Et Marine Dillard (peinture) Copyright by Arno Declair Birkenstr. 13 b, 10559 Berlin Telefon +49 (0) 30 695 287 62 mobil +49 (0)172 400 85 84 arno@iworld.de Konto 600065 208 Blz 20010020 Postbank Hamburg IBAN/BIC : DE70 2001 0020 0600 0652 08 / PBNKDEFF Veröffentlichung honorarpflichtig! Mehrwertsteuerpflichtig 7% USt-ID Nr. DE 273950403 St.Nr. 34/257/00024 FA Berlin Mitte/Tiergarten

© Arno Declair

Texte Anton Tchekhov – traduction Olivier Cadiot – adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier – scénographie Jan Pappelbaum.

Trois hauts murs, gris clair, austères, comme une immense boîte ou comme un signe d’enfermement, quelque chose d’intemporel. Tout autour, saillant de ces murs, un banc sur lequel ont pris place les acteurs, par grappes, en position d’attente avant l’arrivée des spectateurs. Un plateau quasiment vide, dans un coin quelques tables et chaises empilées, comme si la maison allait fermer. A l’avant, une grande plateforme définit l’espace de représentation. Sur le mur du fond, quelques mots de Tchekhov commentent une photo arrêtée : « Mon œuvre entière est imprégnée du voyage à Sakhaline. Qui est allé en enfer voit le monde et les hommes d’un autre regard. » Sakhaline, un lieu de détention au large de la Sibérie où l’auteur s’était rendu, et dont il avait rapporté un récit.

Un grand silence au début du spectacle. Une ou deux minutes d’un temps arrêté, avant un duo pour guitare et vocal en guise d’introduction. Nous sommes dans la propriété de Sorine, ancien haut fonctionnaire, de santé fragile, frère de la célèbre actrice Irina Arkadina venue quelques jours lui rendre visite en compagnie de son amant, l’écrivain à succès Trigorine. « Pourquoi es-tu toujours en noir ? » demande l’instituteur Sémion Medvedenko, à Macha, qui ne lui est pas indifférente. « Je suis en deuil de moi-même, si malheureuse… » répond-elle, amoureuse en effet de Konstantin Treplev comme elle le confie au docteur Evgueny Dorn, alors que Konstantin est épris de Nina Zaretchnaïa et qu’il a écrit pour elle une pièce qu’ils s’apprêtent à présenter dans les jardins de la propriété.

Le docteur Dorn fait ensuite un pas de côté et décale le temps du récit. Il évoque sa rencontre avec un chauffeur de taxi syrien installé en Russie depuis vingt ans, marié et heureux, retourné au pays chercher ses parents, pour les sauver, il rembourse ses dettes en faisant ce travail. On est au cœur de l’actualité et de la vie politique aujourd’hui. Un peu plus tard, une allusion au 49/3 s’immisce dans le spectacle de façon frontale, le metteur en scène regarde les spectateurs droit dans les yeux, salle allumée. Au-delà de la bourgeoisie qu’il décrit, Tchékhov était un homme attentif, il s’intéressait au champ social.

Thomas Ostermeier interrompt cette partition de la vie d’aujourd’hui pour déclarer la pièce ouverte. Un espace qui ouvre sur le lac, lentement dessiné tout au long de la pièce par une artiste aux longues brosses, sur le mur du fond de scène. Konstantin prépare sa représentation et attend Nina : « Te voilà, mon rêve » lui dit-il tendrement quand elle arrive. Il lui parle de sa mère, cette grande actrice narcissique et exclusive qui « s’imagine jouer l’art suprême » et de son amant, qu’il n’apprécie guère. Nina se prépare pour la représentation, sûre de vouloir devenir actrice. Les spectateurs – Arkadina, Trigorine, Sorine et Dorn, sont assis dans la salle de l’Odéon, au premier rang. Le texte de Konstantin, provocateur et sacrificiel, entraine des interventions impromptues d’Arkadina qui ne comprend ni le texte ni la démarche de son fils. Furieux, Konstantin quitte le plateau. Nina rentre chez elle où son père l’attend.

Au gré des caprices d’Arkadina qui dit vouloir repartir puis décide de rester chez son frère, et alors que Nina s’approche de Trigorine, on retrouve Konstantin la tête bandée, après s’être tiré une balle. Il apporte une mouette qu’il vient d’abattre et qui devient métaphore et allégorie de la fragile Nina. La jeune fille part à Moscou pour être actrice, tombe amoureuse de Trigorine, vit avec lui un temps, met au monde un enfant qui meurt en bas âge et ne rencontre pas la réussite. Reniée par Trigorine, délaissée et blessée, elle s’abîme entre vodka et folie. Sa dernière rencontre avec Konstantin est pour lui le coup de grâce : il voulait croire que tout était encore possible, mais Nina lui confesse éprouver toujours la même passion pour Trigorine. Konstantin la quitte brutalement. Autour d’une table éclairée d’une lampe à pétrole, la famille fait une partie de loto. Un premier coup de feu claque, puis un second. Dorn qui comprend, sort, et demande à Trigorine d’éloigner Arkadina. Konstantin s’est tué. Une fin lourde et éprouvante, dans l’insouciance générale.

La recherche d’amour est un des grands thèmes de la pièce que Thomas Ostermeier met en relief. Il invite par ailleurs à une réflexion sur l’art et le métier d’artiste, sur l’écrivain, comme une obsession. Il devise sur le théâtre, son formatage, ses effets de mode, ses clichés, les mêmes textes toujours montés et le refus des jeunes auteurs. « On a besoin d’un nouveau théâtre ou alors plutôt rien… » Il montre le théâtre dans le théâtre et le théâtre dans la vie. On est, au plan artistique, au cœur du conflit des générations, Arkadina ne reconnaît pas son fils.

Ecrite en 1895, présentée un an plus tard au Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, la pièce ne fut pas bien reçue. Elle obtiendra plus tard le succès que l’on sait, montée par de nombreux metteurs en scène, partout dans le monde. C’est la première fois qu’Ostermeier s’affronte à Tchékhov, il avait monté La Mouette à Amsterdam il y a trois ans, il  l’a créée en langue française au Théâtre Vidy de Lausanne, en février dernier. Le directeur de la Schaubühne de Berlin sait créer des fidélités artistiques et s’entourer des mêmes équipes. Il a demandé à Olivier Cadiot une nouvelle traduction où se mêlent le quotidien et la poésie, et à Jan Pappelbaum la scénographie. Une partie des acteurs avaient aussi travaillé avec lui en 2013 dans Les Revenants, d’Ibsen, tous sont pertinents dans leur rôle, Nina – Mélodie Richard et Konstantin Treplev – Matthieu Sampeur, sont particulièrement justes, et habités dans leur fragilité.

Le travail de Thomas Osterméier, sensible et risqué, agrège au texte-source l’actualité politique du moment avec naturel et intelligence, comme un défi. Fin directeur d’acteurs, il a récemment publié Le Théâtre et la Peur, une réflexion sur la société d’aujourd’hui qui fait le pont entre l’art et la vie, comme il le fait dans La Mouette dont il donne une brillante lecture.

Brigitte Rémer, 13 juin 2016

Avec Bénédicte Cerutti (Macha), Valérie Dréville (Arkadina), Cédric Eeckhout (Medvedenko) Jean-Pierre Gos (Sorine), François Loriquet (Trigorine), Sébastien Pouderoux/de la Comédie Française (Dorn), Mélodie Richard (Nina), Matthieu Sampeur (Konstantin Treplev), Marine Dillard (peinture) – Musique Nils Ostendorf – dramaturgie Peter Kleinert – costumes Nina Wetzel – lumière Marie-Christine Soma – création peinture Katharina Ziemke.

Du 20 mai au 25 juin 2016, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. 75006. Tél. : 01 44 85 40 40. Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

Odéon-Théâtre de l’Europe – Saison 2016/2017

affiche-rvb-1Le nouveau directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Stéphane Braunschweig, a donné les grandes lignes de sa programmation 2016-17. Il a rappelé le contexte de son arrivée au théâtre et rendu hommage à son prédécesseur, Luc Bondy, qui en reste, pour partie l’artisan, et met un point d’honneur à respecter les engagements pris. La saison prochaine est donc une saison de transition.

Premier axe la dimension internationale, bien au-delà des frontières de l’Europe, à partir de la mise en exergue de l’identité européenne du théâtre. Dans un contexte complexe et particulièrement sensible aujourd’hui avec le grand mouvement des migrations, l’Odéon-Théâtre de l’Europe affirme son rôle politique et culturel et sa place pour lutter contre le repli identitaire et la xénophobie. Depuis 1983, date de sa création par Jack Lang comme ministre de la Culture et Giorgio Strehler, premier directeur et metteur en œuvre du concept Théâtre de l’Europe, la mission s’est poursuivie sous les différentes directions : Lluis Pasqual, Georges Lavaudant, Olivier Py et Luc Bondy. L’Odéon avait auparavant – de 1959 à 1968, sous l’égide de Jean-Louis Barrault – reçu de nombreux spectacles du Théâtre des Nations, venus du monde entier. Stéphane Braunschweig réaffirme cette vocation internationale, mêlant les grandes signatures aux jeunes générations, dans le but de confrontation des pratiques. Le projet repose sur le croisement des générations et le croisement des origines géographiques.

Sept spectacles en version originale sont annoncés dans ce cadre, dont Wycinka Holzfällen – Des arbres à abattre, de Thomas Bernhard en polonais surtitré, mis en scène par Kristian Lupa que Braunschweig avait découvert et côtoie depuis 1990 et qu’il avait invité au Théâtre national de Strasbourg puis au Théâtre de la Colline, qu’il a dirigés ; Ivo Van Hove met en scène Vu du pont d’Arthur Miller avec des acteurs néerlandais, ainsi que Fountainhead La source vive d’Ayn Rand ; Thomas Ostermeier présente Richard III ; Daria Deflorian, actrice et Antonio Tagliarini, performer, présentent deux spectacles en partenariat avec le Festival d’Automne : Il cielo non è un fondale, Le ciel n’est pas une toile de fond et Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni, Nous partons pour ne plus vous donner de soucis.

Second axe annoncé par Stéphane Braunschweig comme l’une de ses priorités : l’accompagnement tout au long de son mandat, d’artistes associés. Ils sont actuellement quatre, deux d’entre présenteront un spectacle au cours de la saison prochaine, les deux autres, la saison suivante : Simon Stone, né en Suisse de parents australiens, travaille sur Euripide et présentera Medea ; Christiane Jatardy, brésilienne qui s’intéresse à l’image et joue des rapports entre cinéma et théâtre, une installation performance présentée au Cent-Quatre, intitulée A floresta que anda – La forêt qui marche.

Troisième axe, les metteurs en scène de France : trois spectacles phares et une douzaine de metteurs en scène dont Georges Lavaudant avec Hôtel Feydeau, qui présente un montage des pièces en un acte de Georges Feydeau ; Stéphane Braunschweig qui aborde Tennessee Williams pour la première fois avec Soudain l’été dernier, texte mettant en lumière les rapports nord sud et l’antagonisme entre milieu social aisé et milieu défavorisé ; Deborah Warner qui prépare une création en coproduction avec la Comédie Française, Le Testament de Marie de Colm Tóíbín, à partir de l’élaboration du mythe de la vie de Marie. On verra aussi 2666, dans une mise en scène de Julien Gosselin – que l’on a connu avec Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq – adaptation d’un texte de l’auteur chilien Roberto Bolaño ; Dom Juan de Molière, par Jean-François Sivadier ; Un amour impossible de Christine Angot, sur le thème des rapports mère-fille, par Célie Pauthe ; Le Radeau de la Méduse, de Georg Kaiser monté par Thomas Joly qui aime à travailler sur l’hybridation ; Songes et Métamorphoses d’après Ovide et Shakespeare, par Guillaume Vincent

Quatrième axe, la poursuite des programmes liés à l’éducation artistique et culturelle : avec Adolescence et Territoire(s), en sa cinquième édition, à destination d’adolescents issus de la proximité des Ateliers Berthier dans le XVIIème arrondissement, proposition faite, chaque saison, à une vingtaine d’adolescents âgés de 15 à 20 ans de participer à la création d’une pièce de théâtre, tout au long de l’année, sous la direction d’un metteur en scène professionnel ; Génération(s) Odéon qui accompagne pendant deux ans des élèves de collège – principalement du réseau d’éducation prioritaire – dans un parcours de découverte et de pratique théâtrale, en vue d’une représentation commune sur la scène de l’Odéon.

Le programme des Bibliothèques de l’Odéon se poursuit – cinquième axe – il permet de se questionner. De nouvelles ouvertures sont annoncées sur les dramaturgies européennes d’une part, sur les sciences d’autre part. Ainsi le physicien Etienne Klein s’interrogera sur le thème : comment a-t-on su ce que nous savons ? Les conversations avec les auteurs de la vie intellectuelle se poursuivront dans le cadre de La marche des idées ; des ateliers philosophiques à partir de huit ans Les petits Platons à l’Odéon, seront à l’affiche ; deux grandes voix, l’une française l’autre internationale, échangeront avec Les dialogues du contemporain.

La réflexion sur la diversité des origines nécessaire sur le plateau, réflexion engagée au Théâtre de la Colline, se poursuivra à l’Odéon, jusqu’au moment où les métissages se feront spontanément dans les équipes artistiques et qu’il ne sera plus utile d’en parler. Et, grande première, la réflexion sur la conquête des publics conduira à l’ouverture du théâtre au plus grand nombre de spectateurs : deux avant-premières seront proposées à prix réduit de moitié, pour cinq créations, soit 7000 places. Par ailleurs une discussion sur le prix des places s’engage avec le ministère de la Culture, l’idée étant de baisser les tarifs chômeurs et les tarifs jeunes.

En cette saison 2016-2017 et prenant un nouveau virage, l’Odéon-Théâtre de l’Europe propose 294 représentations et 33 spectacles au Cent-Quatre ; 59 représentations en tournée – Phèdre, Vu du Pont et Soudain l’été dernier -. Stéphane Braunschweig nouvellement nommé met ses pas dans ceux de son prédécesseur qui avait amorcé la programmation et poursuit la route avec de grandes ambitions, y compris celle de faire de l’Odéon-Théâtre de l’Europe une grande Cité du Théâtre.

Brigitte Rémer, 21 mai 2016

Odéon-Théâtre de l’Europe : Odéon Paris 6ème – Ateliers Berthier. Paris 17ème – Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

 

 

Phèdre(s)

 © Pascal Victor

© Pascal Victor

Création à l’Odéon Théâtre de l’Europe – Textes de Wajdi Mouawad, Sarah Kane et John Maxwell Coetzee – Adaptation et mise en scène Krzysztof Warlikowski, avec Isabelle Huppert-Phèdre, Andrzej Chyra-Hippolyte 2.

Le mythe de Phèdre vient de très loin. Il remonte le temps depuis Euripide cinq siècles avant JC. L’auteur grec produisit deux pièces, Hippolyte voilé, document aujourd’hui perdu et Hippolyte porte-couronne. Sénèque, au premier siècle après JC, écrivit Phèdre. Plus près de nous et bien connus, les cinq actes de Racine joués pour la première fois sous le titre Phèdre et Hippolyte en 1677, dont il nous est donné d’entendre quelques vers, à la fin du spectacle.

Dans la mythologie grecque, Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé troisième gardien de l’enfer, demi-sœur du Minotaure et épouse de Thésée, roi d’Athènes. Pour se venger d’Hippolyte – fils de Thésée et d’une reine des Amazones – qui lui avait préféré Artémis, Aphrodite, déesse de l’amour et de la sexualité, précipite Phèdre dans ses bras.

Partant de cette mythologie, Krzysztof Warlikowski a choisi de traiter Phèdre(s) au pluriel en rassemblant des textes de différente nature et donnant à l’héroïne plusieurs visages à partir d’une seule et même actrice. Isabelle Huppert, mythique elle aussi, se donne à corps perdu à ses personnages kaléidoscopiques, femmes fatales et de la transgression, et accepte avec courage tous les risques, y compris celui de la démythification.

La première séquence met en espace et en images le texte de Wajdi Mouawad, Une Chienne, écrit à la demande de Krzysztof Warlikowski. Tous deux ont créé des liens et collaborent depuis 2009. Mouawad place l’action « dans un night-club de la péninsule arabique. » Le spectacle s’ouvre sur une chanson écrite pour la grande Oum Khalsoum, Al-Atlal/Les Ruines, merveilleusement interprétée par Norah Krief – qui tient aussi le rôle d’Oenone – accompagnée d’un guitariste : « Jamais je ne t’oublierai, tu m’as enivrée… Y a-t-il éclair semblable à celui de tes yeux ?» Une danseuse mi-orientale mi-crazy horse glisse à la manière d’un serpent, ou d’une sirène. Est-ce Ishtar, déesse astrale de l’amour et de la guerre, ou la « Vierge-immaculée-miraculée » dont parle Mouawad ? Hippolyte se refuse : « Tu mérites tout mon amour. Mais mon cœur est fermé. Une clef est perdue. Autant traîner dans la forêt à la recherche de clairières inconnues. » Pourtant l’assaut donné par Phèdre aura raison de lui, et plus tard, d’elle : « Midi. Soleil écrasant. Le sang est partout. Phèdre arrache le drap souillé de son lit… Du drap, elle fait un nœud coulant. Elle va dehors, attache le drap en haut de l’embrasure de la porte. Monte sur une chaise, passe le nœud autour du cou. Le soleil semble la regarder en face. » Premier suicide. Wajdi Mouawad a construit son texte en cinq chapitres, portant pour titres : Beauté, Cruauté, Innocence, Pureté et Réalité. Aphrodite et Phèdre s’y superposent, comme les images sur grand écran qui brouillent les pistes, vacillent et se démultiplient, augmentant ainsi l’effet d’illusion.

La seconde séquence repose sur L’Amour de Phèdre, de Sarah Kane, pièce écrite en 1996, qui se développe en huit scènes. La jeune dramaturge britannique à la courte vie a traité avec violence et âpreté, de passion et de sexualité. L’action tourne autour d’un Hippolyte à la fierté pudique et sauvage, qui « assis dans une chambre plongée dans la pénombre, regarde la télévision. » Phèdre et un médecin l’observent. Puis Phèdre dialogue avec sa fille, Strophe, et se raconte : « Impossible d’éteindre ça. Impossible de l’étouffer. Impossible. Me réveille avec, ça me brûle. Me dis que je vais me fendre de bas en haut tellement je le désire. » Le tête à tête entre Hippolyte et Phèdre est des plus crus et sur les raisons de cet amour, Phèdre lui répond, provocante : « Tu es difficile, caractériel, cynique, amer, gras, décadent, gâté. Tu restes au lit toute la journée et planté devant la télé toute la nuit, te traines dans cette maison avec fracas les yeux bouffis de sommeil et sans une pensée pour personne. Tu souffres. Je t’adore. » Elle apprend, par Hippolyte, sa liaison avec Strophe. Seconde pendaison d’une Phèdre victime de ses pulsions, comme Sarah Kane le fit elle-même à l’âge de vingt-huit ans. Mort de Strophe. Tête à tête père-fils, entre Hippolyte en prison et Thésée face à la mort de Phèdre.

La troisième séquence est écrite par John Maxwel Coetzee, romancier né en Afrique du sud, Prix Nobel de littérature en 2003, qui s’interroge sur l’ambiguïté et sur la violence. Il met en jeu une intellectuelle extravagante et caricaturale, Elisabeth Costello, parlant de ses recherches sur Eros et des rapports entre mortels et immortels. L’interview prend des dimensions singulières, la fantasque chercheuse – Phèdre numéro trois – y donne ses prédictions et sa vision de l’Armaguedon, lieu symbolique du combat entre le Bien et le Mal.

Ces trois séquences se fondent les unes dans les autres, sans rupture et la scénographie leur sert de trait-d’union. Les personnages évoluent dans une grande pièce nue et claire, celle d’un palace, d’un bordel ou d’un lieu de torture tapissée de grands miroirs et d’écrans panoramiques. Au fond, le pommeau d’une douche dont l’eau, à certains moments, lave ou purifie, côté jardin un lavabo, espaces pour le geste, récurrent, de la pendaison. Deux ventilateurs tombent des cintres puis remontent, ajoutant à la notion de lourdeur et d’enfermement. Une chambre mobile, aux parois de verre, laisse voir par sa transparence les actes de transgression, puis la mort, ainsi Thésée, devant le corps inerte de Phèdre – qui, par un jeu de dédoublement raconte sa propre absence – viole le cadavre ; cynisme et violence sont au rendez-vous.

Krzysztof Warlikowski est un familier de l’Odéon, il y est venu en 2007 avec Krum, d’Hanokh Levin, puis en 2010 pour la création de Un Tramway, d’après Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams dans lequel Wajdi Mouawad était co-adaptateur et Isabelle Huppert interprète. En 2011, le metteur en scène présentait Koniec/La Fin, d’après Kafka, Koltès et Coetzee. Il tourne actuellement son spectacle Les Français, réalisé à partir d’un travail sur Proust. Après avoir étudié la philosophie et l’histoire à Cracovie, Warlikowski s’intéresse au théâtre grec et à la mise en scène. Assistant de Peter Brook et de Krystian Lupa, il met en scène l’opéra autant que le théâtre et s’est attaqué aux grands auteurs, de Shakespeare à Mishima et de Dostoievski à Koltès, ainsi qu’aux grands compositeurs, de Wagner à Penderecki et de Verdi à Richard Strauss. C’est une tête chercheuse qui expérimente de nouveaux langages, table sur les complicités artistiques et crée de nouvelles aventures théâtrales. Sa passion pour l’image est une des voies qu’il explore. Pas une séquence de Phèdre(s) qui n’ait, dans un angle, un écran, un moniteur ou une caméra qui renvoient quelques images, petites et grandes comme autant d’écritures au plateau, ou qui tiennent lieu de référence. Quand enfin apparaissent les images de Théorème, film de Pasolini tourné en 1969, on comprend qu’il fit scandale, les Phèdre(s), l’antique comme la moderne ont ce même relent de transgression et de blasphème. Le tragique est là, brutal, violent et excessif, porté par d’excellents acteurs, dont le couple Huppert/Chyra, et par la réverbération des images en miroir sortant d’une machinerie sophistiquée, et fascinante.

Brigitte Rémer, 23 mars 2016

Avec : Isabelle Huppert, Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero – dramaturgie Piotr Gruszczyński – décor et costumes Małgorzata Szcześniak – lumière Felice Ross – musique Paweł Mykietyn – vidéo Denis Guéguin – chorégraphie Claude Bardouil – maquillages et coiffures Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo

Du 17 mars au 15 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. Paris 6ème – En tournée, en 2016 : 27 au 29 mai, Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale – 9 au 18 juin, Barbican London & LIFT – 26 et 27 novembre, Grand Théâtre du Luxembourg – 9 au 11 décembre, Théâtre de Liège (Belgique).

 

 

 

Tartuffe, de Molière

©Thierry Depagne

©Thierry Depagne

Créé le 26 mars 2014 – Mise en scène Luc Bondy – Odéon-Théâtre de l’Europe Ateliers Berthier – Conseillers artistiques Marie-Louise Bischofberger, Vincent Huguet.

« Il y a tellement d’interprétations du Tartuffe que j’ai tout fait pour faire vivre la pièce. Pas pour l’expliquer » disait Luc Bondy, metteur en scène et directeur de l’Odéon Théâtre de l’Europe.

Disparu le 28 novembre 2015, il a longtemps fréquenté la maladie mais il est resté jusqu’au bout, comme un gardien de phare et capitaine de vaisseau. Il disait qu’il aimait les acteurs et l’a prouvé ici encore. On s’amuse de leur prestation : il y a le parti-pris, excessif mais si drôle, d’un Tartuffe en désordre, pas rasé, cheveu gras et quasi invertébré, interprété par Micha Lescot pour le rôle-titre ; à l’opposé, Orgon, à la prestance de chef d’entreprise, rangé comme un jardin à la Le Nôtre et rentrant de voyage d’affaires ; son épouse Elmire, grande bourgeoise évanescente, sorte de diva défendant les intérêts de son époux en lui dévoilant la dévotion très relative d’un Tartuffe qui lui fait des avances et qui s’est immiscé dans leur maison, jusqu’à l’obtenir en héritage ; Elmire critiquée par une belle-mère cinglante, Madame Pernelle, régentant son monde à la baguette ; il y a Dorine à la langue bien pendue et son staff, entre l’évier et les lourds rideaux de velours derrière lesquels elle prête l’oreille ; il y a Damis, le fils, qui s’oppose au père et Marianne la fille, amoureuse de Valère mais soumise au père qui lui désigne Tartuffe pour époux ; il y a Cléante, frère d’Elmire, qui n’a l’air ni heureux ni malheureux, et le jeu de famille est au complet.

La pièce, dans la version de Luc Bondy, commence autour de la grande table du petit déjeuner où la famille est réunie, sous haute tension, et où s’esquissent les rapports de force qui oscilleront au fil de la pièce : Mme Pernelle vante les mérites d’un certain Tartuffe sous l’ascendant duquel se trouve Orgon, son fils, et tout le monde fait silence, soumis aux caprices de la vieille dame. Et Orgon de reprendre en écho : « Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd’hui Femmes, enfants et valets déchainés contre lui ; On met impudemment toute chose en usage, Pour ôter de chez moi ce dévot personnage. Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir, Plus j’en veux déployer à l’y mieux retenir ; Et je vais me hâter de lui donner ma fille, Pour confondre l’orgueil de toute ma famille… » La pièce se termine pourtant sur un happy end autour de la même grande table où la famille est réunie comme pour un banquet, Tartuffe enfin chassé, l’édit du Roi annulant l’héritage qui lui était fait, à demi usurpé, Marianne retrouvant son Valère et tous deux commençant à danser. Luc Bondy déclarait aimer les histoires de famille, c’est l’angle de vue qu’il développe dans sa mise en scène : « Si la famille est un milieu qui me passionne, c’est d’abord parce qu’elle résume toute une société » disait-il, entrainant le public dans cette saga. Au XVIIème, Tartuffe, qui s’intitulait alors L’Hypocrite selon certaines sources, avait fait grand bruit. Présentée au Roi le 12 mai 1664, la pièce fut limitée quelques jours plus tard à des représentations exclusivement privées.

La scénographie – de Richard Peduzzi – repose sur un sol au damier noir et blanc gros carreaux qui transforme les personnages en sujets de jeu d’échec où Tartuffe serait le roi avant de perdre la partie. L’intérieur est bourgeois : une corneille empaillée au mur, des cornes de cerf au dessus des portes, une grande table transformable selon les scènes, entourée de chaises, un évier, des portes et ouvertures, des lignes de fuite et de hauts rideaux de velours prompts à la confidence quand on les tire, une mezzanine où l’on tend l’oreille en passant, un crucifix et une sainte vierge de plâtre, dans sa niche.

La distribution revue en cette reprise – effectuée sous la houlette de Marie-Louise Bischofberger, metteure en scène et épouse de Luc Bondy et de Vincent Huguet – est un peu disparate, mais qu’importe, le parti-pris du metteur en scène reste lisible et le plaisir du jeu circule. Luc Bondy devait mettre en scène Othello il n’en a pas eu le temps, à sa place, la reprise de Tartuffe apporte une belle trace de son travail.

Né à Zürich en 1948, Luc Bondy a effectué la plus grande partie de sa carrière entre l’Allemagne et la France. Il a mis en scène une cinquantaine de pièces de théâtre et d’opéra. Après avoir suivi l’enseignement de Jacques Lecocq à Paris, il présente sa première mise en scène Le Fou et la Nonne de S.I. Witkiewicz à Göttingen, au début des années soixante-dix. En 1984, il met en scène au Théâtre des Amandiers que dirige Patrice Chéreau, Terre Etrangère d’Arthur Schnitzler et Le Conte d’Hiver de William Shakespeare dans la nouvelle traduction de Bernard-Marie Koltès. Il se partage entre Berlin et Paris. En 1985, il prend la direction de la Schaubühne de Berlin où il avait monté plusieurs spectacles, succédant à Peter Stein. Il y reste deux ans et monte, entre autre, Le Temps et la chambre, de Botho Strauss et L’Heure où nous ne savons rien l’un de l’autre de Peter Handke. Beckett, Bond, Büchner, Crimp, Goethe, Horvath, Ibsen, Ionesco, Marivaux, Musset, Pinter, Reza, Schiller, Schnitzler, les plus grands auteurs, sont au générique de ses mises en scène. En tant qu’auteur lui-même, il publie en 1999 chez Grasset Dites-moi qui je suis pour vous qu’il qualifie d’autobiographie imaginaire et chez Bourgois en 2009, A ma fenêtre. De 2003 à 2013, il dirige le prestigieux Festival de Vienne avant d’être nommé en 2012 – de façon assez abrupte – à la direction de l’Odéon Théâtre de l’Europe. Il y a fait un beau travail et Tartuffe fut sa dernière mise en scène. « Je suis un metteur en scène qui puise beaucoup dans la personnalité des acteurs. Ils m’inspirent. Pendant les répétitions je suis leurs trajectoires. D’un mot à l’autre, d’une seconde à la seconde suivante, ils me donnent des idées qui leur ressemblent, c’est-à-dire des pistes que personne d’autre n’aurait ouvertes ainsi pour moi. C’est pour cela que je ne peux pas refaire, replaquer ailleurs du théâtre déjà créé… Quand je pense le corps, l’image, le texte, je les pense ensemble. J’aime que les acteurs affirment émotionnellement ce qu’ils jouent… » bel hommage que Luc Bondy rendait aux acteurs. Hommage que les acteurs lui rendent de même, par cette reprise, ainsi que le public.

                                            Brigitte Rémer, 5 février 2016

Avec : Christiane Cohendy Mme Pernelle – Victoire Du Bois Mariane – Audrey Fleurot Elmire – Laurent Grévill Cléante – Nathalie Kousnetzoff Une servante – Samuel Labarthe Orgon – Yannik Landrein Valère – Micha Lescot Tartuffe – Sylvain Levitte Un exempt – Yasmine Nadifi Filipote un valet – Chantal Neuwirth Dorine – Fred Ulysse Mr Loyal – Pierre Yvon Damis – décor Richard Peduzzi – costumes Eva Dessecker – lumière Dominique Bruguière – maquillages coiffure Cécile Kretschmar.

Odéon-Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier, du 28 janvier au 25 mars 2016. 1, rue André Suarès. 75017 – www.odeon-odeon.eu – Tél. 01 44 85 40 40.

 

Liliom ou la Vie et la Mort d’un vaurien

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Pièce de Ferenc Molnár – Traduction Kristina Rády, Alexis Moati, Stratis Vouyoucas – Mise en scène Jean Bellorini – Création juin 2013 au Printemps des comédiens, en une première version, de plein air.

Le spectateur est au cœur de la fête foraine d’un quartier populaire, devant la piste des autos tamponneuses. Des néons de couleurs l’éclairent et quatre voitures, tous phares allumés, tournent. Deux copines, Marie et Julie un tantinet midinette, sont dans la boucle et Julie en pince immédiatement pour Liliom, bonimenteur chez Mme Muscat, patronne du manège. Marie annonce fièrement qu’elle aussi, a un amoureux, Balthazar, et qu’il porte l’uniforme – militaire ou portier peu importe -. Madame Muscat remarque le petit jeu entre Julie qu’elle interpelle haut et fort la traitant de « boniche » et Liliom. Le ton monte, il démissionne, quitte sa protectrice, et le manège. « Même un bon à rien peut devenir quelqu’un ! » lance-t-il comme un défi.

Julie et Liliom s’installent ensemble chez Mère Hollunder la tante de Liliom, photographe fantasque et caricaturale, dans une petite roulotte traditionnelle aux formes arrondies, posée côté cour. Et la vie se construit, scène après scène. Liliom ne fait rien de ses journées, « lundi passé, il m’a battue » confesse Julie à Marie. Il trainaille, à l’affût de quelques mauvais coups. Julie est enceinte, à peine le croise-t-elle pour le lui annoncer. Liliom se nourrit de rêve et construit dans sa tête une Amérique pour partir avec elle et l’enfant, mais l’argent se fait pressant. Entrainé par Dandy au profil de racaille, il accepte d’être son complice dans un braquage en préparation. Sentant monter le danger, Julie tente de le retenir : « Reste à la maison, j’irai te chercher de la bière, du vin, ce que tu veux… » Il la repousse avec violence dans ce refus permanent du bonheur : « Allez, dégage ! » Le braquage tourne court alors que Dandy avait auparavant pris le temps de gruger Liliom en jouant aux cartes, quitte ou double. Quand les flics arrivent Dandy s’enfuit, et Liliom se plonge le couteau de cuisine qu’il a caché dans sa veste, dans la poitrine.

La suite se déroule dans l’au-delà. Au commissariat de l’au-delà. Proposition est faite à Liliom comme à tous les suicidés, de redescendre sur terre un court instant. « Quand ta fille aura seize ans, tu redescendras sur terre pour une journée. » La curiosité le pousse, finalement, à accepter. Seize ans plus tard, Liliom, comme un mendiant, se retrouve devant une maisonnette délabrée, dans un terrain vague. Julie et Louise, sa fille, raccompagnent Marie et Balthazar devenu patron d’un grand café et parfait petit bourgeois. Il partage une assiette de soupe mais n’est pas reconnu. La conversation engagée cependant trouble les esprits jusqu’à la gifle du père à sa fille, avant qu’il ne disparaisse. « Mais… ça t’est déjà arrivé qu’on te frappe et que tu ne sentes rien ? » demande Louise à sa mère, elle-même troublée à la pensée de Liliom qui ne la lâche pas ce soir-là.

Et tourne le manège de la vie, du chômage et de la misère… La pièce, de Ferenc Molnár, écrivain hongrois célèbre pour ses poèmes, ses nouvelles et ses romans, fut jouée le 7 décembre 1909, au Théâtre Vig de Budapest et marque le début d’une écriture totalement consacrée au théâtre. D’origine juive, Molnár émigre aux Etats-Unis pour fuir le nazisme à l’aube de la seconde Guerre Mondiale, et y réside jusqu’à sa mort, en 1952. La première représentation de Liliom hors de Hongrie a lieu à Berlin en 1920, dans une mise en scène de Max Reinhardt. « Je voulais écrire ma pièce avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège de bois, à la périphérie de la ville, avec son imagination primitive » dit l’auteur.

Cette « légende de banlieue en sept tableaux » comme la nommait Molnár, est menée de mains de maître par Jean Bellorini, directeur du TGP de Saint-Denis, ici metteur en scène, scénographe, créateur lumière et musique : la grande roue lumineuse, la piste elle-même et ses voitures qui entrent et sortent de l’espace scénique, les bordures du manège formant des allées et des passerelles, un ascenseur qui fait descendre du ciel les personnages, le toit aux multiples fonctions – chemin de traverse ou carrefour – qui descend et s’inscrit comme un nouveau plateau, servent efficacement, et joliment, le propos.

Côté jardin, la tribune des musiciens : piano et harpe au rez-de-chaussée, batterie percussions à l’étage. L’esprit de troupe et de tréteaux se dégage du groupe choral qui, à certains moments, se recompose – à la Kurt Weil – et souligne le côté onirique de la pièce. Les douze acteurs tiennent leur partition avec précision. Clara Mayer en Julie est particulièrement touchante et le duo qu’elle forme avec Julien Bouanich, ténébreux Liliom, porte la pièce, chambre d’écho de la misère sociale au début du XXè.

Brigitte Rémer

Avec : Julien Bouanich Liliom – Clara Mayer Julie, puis Louise – Amandine Calsat Marie – Delphine Cottu Mme Muscat – Jacques Hadjaje Mère Hollunder, Liztman et le secrétaire du Ciel – Marc Plas Dandy – Julien Sigana et Teddy Melis Les gendarmes, l’inspecteur et les détectives du Ciel – Musiciens : Lidwine de Royer Dupré, harpe – Hugo Sablic, batterie et l’homme pauvrement vêtu – Sébastien Trouvé, piano et le tourneur – Damien Vigouroux, trompette et Balthazar  – Costumes Laurianne Scimemi, assistée de Marta Rossi – Maquillage Laurence Aué – Le texte est publié aux éditions Théâtrales-Maison Antoine Vitez, col. Scènes étrangères.

Odéon-Théâtre de l’Europe-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu – Jusqu’au 28 juin 2015.

 

Tadeusz Kantor, un artiste du XXIe siècle

©Caroline Rose

©Caroline Rose

Hommage rendu à Tadeusz Kantor le 13 avril 2015 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, pour le centenaire de sa naissance.

Peintre, homme de théâtre, théoricien et poète des plus singuliers venant de Pologne, Tadeusz Kantor a habité les galeries et les scènes de théâtre partout dans le monde, pendant une trentaine d’années. Son identité juive et polonaise fut la clé de son imaginaire et la matière vive d’une œuvre qu’il pétrissait longuement dans l’espace scénique en noir et blanc où il était omniprésent ; ou avec l’encre sur papier et la couleur sur toiles, déclinant sous toutes ses formes le sens des mots mémoire et mort : « La nuit lorsque je travaille, les inventions, les idées, arrivent brusquement, en même temps. Je ne sais qu’en faire… Je ne suis capable de renoncer à aucune d’entre elles au profit d’une autre »…

L’homme était un guerrier, toujours prêt à en découdre du côté de l’art, pour lui plus important que la vie. Kantor était né le 6 avril 1915 à Wielopole Skrzynskie, bourgade perdue des Basses-Carpathes et s’est éclipsé après une répétition de son dernier spectacle Aujourd’hui c’est mon anniversaire, le 8 décembre 1990. Il a traversé des pans de l’histoire des plus douloureux, son œuvre en est marquée.

En 1942, dans Cracovie occupée, il rassemble des artistes et crée un théâtre clandestin, première étape d’une démarche, personnelle et collective : « Le milieu se composait de peintre. Âgés de 17 à 25 ans. Les uns avaient commencé à étudier la peinture avant la guerre, d’autres se sont retrouvés dans une école de peinture improvisée, tolérée par les Allemands, dans l’Ancien bâtiment de l’Académie. Tout le monde considérait que ce n’était pas à l’Académie qu’on apprenait à peindre. On choisissait ostensiblement d’être autodidacte. On se retrouvait, comme cela arrive d’habitude, par intuition. On avait en commun une aversion envers tout ce qui, dans l’art, était d’avant-guerre, un fort instinct de révolte et de négation. » Après la guerre, il continue à défier la liberté d’expression, aux semelles de plomb : « Au dernier Congrès j’ai refusé avec quelques autres artistes de prendre part à un art dicté. J’ai cessé d’exposer. C’est alors qu’a commencé le travail à la maison. »

La Fondation du Teatr Cricot 2, en 1955 – son nom étant l’anagramme de To Cyrk/ce cirque – confirme le travail mené avec le groupe : « Auprès de l’Union des artistes plasticiens de Cracovie s’est créée une troupe de théâtre qui se compose d’acteurs professionnels et non professionnels, de plasticiens, d’architectes et de musiciens »… (cf. Lettre au ministère de la Culture et des Arts). C’est « l’acte de métamorphose de l’acteur » qui l’intéresse et, dans la première partie de ses recherches, l’univers de S.I. Witkiewicz, – dit Witkacy – peintre lui aussi, romancier, dramaturge et pamphlétaire, auteur de la théorie esthétique de la Forme Pure qui a appartenu au premier groupe polonais avant-gardiste, Le Formisme.

Kantor se glisse très naturellement dans toutes les nuances de l’Art informel « deuxième courant qui, après le constructivisme des années 20, a influé de manière décisive sur l’art du XXème siècle » et celui de la performance : les emballages et « leurs possibilités métaphysiques », les happenings et cricotages avec leur ligne de partage et un happening panoramique de la mer ; le manifeste du Théâtre Zéro et sa notion d’effacement ; le Théâtre des événements qu’il développe dans La Poule d’Eau de Witkacy où acteurs et spectateurs se mêlent, spectacle présenté pour la première fois en France en 1971 au Festival mondial du théâtre de Nancy ; le Théâtre Impossible avec Les Mignons et les Guenons de Witkacy toujours, en 1973. Suivent d’autres travaux, plus personnels, entre autres La classe morte en 1975, Où sont les neiges d’antan en 1979, Wielopole Wielopole en 1980, Qu’ils crèvent, les artistes en 1985, Je ne reviendrai jamais en 1988, Ô douce nuit – les classes d’Avignon – en 1990.

On pourrait égrener les chemins de traverse et techniques non académiques qu’il a cherchés, son sens contestataire et subversif aigu, le rire dadaïste et l’ironie, son regard acerbe sur le monde, mais aussi ses thèmes : l’enfance, la classe, la mort omniprésente, la famille, la guerre et le cataclysme, son village de Pologne Wielopole, utilisant toutes les inventions possibles pour traduire visuellement ces mondes naufragés : machines infernales, portes truquées donnant sur le vide, chambre noire crachant des cartouches de kalachnikov, armoires improbables, fenêtres donnant sur des figures  singulières.

Parfaitement francophone, Tadeusz Kantor aimait venir en France, il y était un peu chez lui. Il a bousculé l’espace théâtral et semé l’inquiétude, dans le fond comme dans la forme. Son repaire à Cracovie, la Galerie Krzystofory où il travaillait, était le cœur de sa mémoire obsessionnelle, ma création, mon voyage. Le Théâtre de la mort et la référence à Gordon Craig, avec une évidente parenté entre ses mannequins et la théorie de la sur-marionnette portée par le metteur en scène et scénographe anglais, étaient la référence théâtrale.

La soirée d’hommage, ouverte par Luc Bondy directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, conduite par Jean-Pierre Thibaudat et préparée avec Michèle Kokosowski – anciennement directrice de l’Académie Expérimentale des Théâtres, qui avait organisé en 1989 en la présence de l’artiste, un symposium intitulé Kantor, l’artiste à la fin du XXe siècle -, la parole sensible de sa traductrice, Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, ont précédé la lecture de textes joliment faite par Marcel Bozonnet, Ariel Garcia Valdès et Micha Lescot, en écho à la voix de Kantor sortie des archives sonores de l’Ina. Les extraits des classes d’Avignon, qu’il a données à la Chapelle des Pénitents Blancs en 1990 peu de temps avant sa disparition, et filmées par Laurent Champonnois – Ô douce nuit – ont été projetés, montrant les yeux vifs et malins du Maître et son ironie, ses mains en action comme des papillons, le rire qui s’affiche quand il va trop loin. Il capte, scrute, surveille, commente, explose : c’est Kantor.

La Classe morte, film réalisé par Nat Lilenstein en 1989 à partir du spectacle qu’il a monté, en 1975, mettant en scène les morts et leurs doubles en mannequins, frêles enfants revenant occuper les bancs de l’école, constituait la seconde partie de la soirée, avec la même force toujours et la même émotion. La publications de deux ouvrages – aux Solitaires intempestifs – accompagnait aussi la soirée : Ma Pauvre Chambre de l’Imagination-Kantor par lui-même, suivi du premier volume de ses Ecrits.

 « Une chose est certaine : l’acte de peindre, de dessiner est pour moi une nécessité tout comme l’est la vie. Mais dans cet acte dominent l’intuition, le subconscient, l’instinct, la force vitale, les forces infernales obscures, la passion, un certain désir de détruire, la sensation de la mort… Tout ce que contient un seul mot l’imagination est pour moi quasiment la réalité. Je rencontrais Ulysse – du temps de la guerre – dans la cage d’escalier… Parfois même j’avais l’impression que face à l’intensité de cette présence palpable la réalisation n’en serait qu’un faible reflet. Tout cela était du domaine du rêve. Lorsque j’ai commencé à l’écrire, tout était conscient ».

Ainsi vit Kantor et ses éternités, le tumulte de sa pensée hante nos mémoires.

 brigitte rémer

Tadeusz Kantor, un artiste du XXIème siècle – Odéon-Théâtre de l’Europe, en partenariat avec la Cricoteka/Centre de documentation de l’Art de Tadeusz Kantor, les Solitaires intempestifs, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine/IMEC, la Société Historique et Littéraire Polonaise/Bibliothèque polonaise de Paris, l’Institut polonais de Paris, France Culture.

Publication : Ma Pauvre Chambre de l’Imagination-Kantor par lui-même (février 2015) et Ecrits I – Du théâtre clandestin au Théâtre de la Mort (avril 2015) – Ecrits II. De Wielopole Wielopole à la dernière répétition est attendu en juillet 2015, édit. Les Solitaires intempestifs.

Les origines de Wielopole, Wielopole les origines, exposition à la Bibliothèque polonaise de Paris, jusqu’au 23 avril ; du 7 au 16 mai au Festival Passages de Metz ; du 27 mai au 6 juin, à la Filature de Mulhouse : du 4 au 25 juillet, à l’Hôtel La Mirande, dans le cadre du Festival d’Avignon.