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Les cinq fois où j’ai vu mon père

© Nathania Périclès

Texte et mise en scène Guy Régis JR, avec Christian Gonon de la Comédie Française – à Théâtre Ouvert, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Assis côté jardin l’acteur-conteur regarde le public s’installer avant d’entrer dans le vif du sujet, un récit où l’auteur part à la recherche de sa propre histoire. Il énonce : « La cinquième fois où j’ai vu mon père, ce fut la dernière… » Bruitage des étals de marché et chant du coq. Cette cinquième fois, l’enfant avait douze ans et taraude sa mère : « Cet homme à la valise, sur le marché, c’était lui ? C’était lui, je le sais. Pourquoi ne réponds-tu pas ? » L’enfant raconte l’absence, les apparitions et disparitions, le chagrin de sa mère et le sien, de nature différente, l’incompréhension. Le récit fait le compte à rebours des quatre rencontres précédentes avec ce père aimé, l’absent, qui un jour, a quitté son île natale, Haïti. Parti pour les États-Unis, il ne s’est pas retourné, sauf, de loin en loin, sur son fils. Il a quitté un pays « sans-dessus dessous » comme finit par le lui dire sa mère. Elle, fière et décidée, ne le quittera pas. « Comment effacer un pays ? Un pays ne s’efface pas… » dit-elle.

La quatrième fois, « il était venu pour me dire qu’il m’aimait ». Le père-ombre semblable à un oiseau noir est représenté sur l’écran situé côté cour et en même temps habité par le conteur. « La troisième fois, j’avais 9 ans, il est venu pour ma communion, et on a posé dans le studio photo de Magic Photos ». Un flash traverse la salle et éblouit le public, souvenir d’un moment qui se grave au plus profond. La seconde fois, « j’avais 6 ans. Ma mère m’a demandé de me faire beau, je ne savais pas pourquoi, j’ai cru qu’on allait à l’église. Je pleurais toute la pluie » ajoute-t-il, quand il comprit. La première fois, « j’avais un an et je pleurais » ; « Arrête… Arrête… » lui disait-on. Et il apprit à dire « papa… » Le Père était parti dans l’espoir d’une vie meilleure. « Depuis, l’enfant l’avait cherché partout, dans tous les visages, dans toutes les moustaches, dans tous les visages d’hommes. »

Depuis ce départ, il/le narrateur/ Guy Régis JR – car l’œuvre est autobiographique – avait cherché ce Père. « J’ai si soif de te voir… » il aurait aussi voulu connaître « la recette de l’oubli » ne plus voir, ne plus souffrir en même temps qu’il se chargeait d’énergie. « J’aurais voulu manger le soleil, être le soleil… »  À Haïti la nature est présente, soleil et pluie,  comme l’art, par les peintres et les écrivains, mais l’envie de partir souvent est plus forte, pour vivre mieux. Les pères partent et laissent un grand vide. C’est le récit que fait Guy Régis JR de sa vie, à la recherche de sa propre histoire. « Aujourd’hui, à l’âge où je suis vieux, je me surprends à le chercher encore… je le cherche sans répit » ajoute-t-il.

Écrivain, réalisateur et metteur en scène Guy Régis JR fonde sa compagnie, Nous Théâtre, en 2001 et pose un acte fondateur avec son premier spectacle Service Violence Série, créé en 2005. Il est également actif dans le développement des arts vivants en Haïti, et a créé le Festival 4 Chemins à Port-au-Prince, moment important de la vie culturelle de la capitale haïtienne. Réalisateur de courts métrages expérimentaux, il est actuellement en résidence à la Villa Médicis où il mène un projet d’écriture. Ses textes – théâtre, romans et poésie, sont traduits en plusieurs langues.

Avant d’être un récit-scène, Les cinq fois où j’ai vu mon père est un récit-roman. L’écriture, sensible, évidente et poétique, est ici comme une petite musique teintée de la mémoire. Avec intensité et sans artifice Christian Gonon, acteur de la Comédie Française, porte magnifiquement ce monologue intérieur. Il habite l’enfance et parle des chagrins, entre le silence de la mère et l’absence du père comme un arrachement. A côté de lui l’écran se peuple des dessins naïfs de Raphaël Carloone ponctuant le récit. Ils mettent le projecteur sur l’identité haïtienne de l’auteur et traduisent l’environnement et le climat, la violence de la pluie à certaines périodes, en lien avec le désarroi de l’enfant.

Derrière le chagrin il y a la vie et les cris d’enfants. Il y a un grand lyrisme de l’auteur qui avec pudeur parle de départ et d’exil dans un pays, Haïti – premier pays au monde né d’une révolte d’esclaves comme le fut la révolution haïtienne, en 1804  – où 70 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Pays qui avait inspiré à Césaire La Tragédie du Roi Christophe, montée pour la première fois par Jean-Marie Serreau, en 1964. C’est un travail de mémoire qui traverse tous les pays, toutes les enfances.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2022

Avec Christian Gonon, de la Comédie-Française – assistanat à la mise en scène Kim Barrouk, Hélène Lacroix – création sonore Hélène Lacroix – images Raphaël Carloone – régie générale Sam Dineen – Le roman, Les cinq fois où j’ai vu mon père est publié aux éditions Gallimard, collection Haute Enfance.

17 au 29 janvier 2022, Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta 75020 Paris – tél. :01 42 55 55 50 – site : theatre-ouvert.com – En tournée : 25 et 26 mars 2022 : Tropiques Atrium, Fort de France, Martinique – 1er et 2 avril 2022 : L’Artchipel, Basse-Terre, Guadeloupe – à venir : Théâtre de Liège, Belgique

Entre théâtre et cinéma, Michel Piccoli

Michel Piccoli dans Minetti © Richard Schroeder

Une voix. Un homme des paradoxes et de la discrétion. Un homme de compagnonnage et d’amitié auprès des plus grands metteurs en scène de théâtre entre autres Vilar, Chéreau, Brook, Engel, Bondy, Régy, Grüber, Wilson et réalisateurs tels que Buñuel, Sautet, de Oliveira, Ferreri et d’autres. Dans ses rôles un calme apparent derrière lequel une possible tempête guette. Homme de gauche, communiste, existentialiste de l’après-guerre il s’engage et combat les extrêmes. Un long parcours d’excellence, latitude extravagance et séduction, indépendance et liberté. Une biographie singulière. Il vient de nous quitter, le 12 mai.

Né à Paris en 1925 d’une mère pianiste et d’un père violoniste, il remplace le frère disparu avant que lui ne vienne au monde. Cette figure le poursuit, l’habille de nostalgie et le conduit à s’inventer des identités. Ironique quand il parle de son diplôme de soigneur pour chevaux et mulets à Laure Adler dans L’Heure Bleue, c’est pourtant un cheval qui plus tard, d’un coup de tête, modifie sa mémoire et sa trajectoire confirme Peter Brook. Compagnes grandes pointures sur l’échelle artistique : Éléonore Hirt magnifique actrice de théâtre, Romy Schneider, Juliette Gréco, Ludivine Clerc, scénariste et son épouse depuis quarante ans.

Un conte d’Andersen qu’il interprète à neuf ans quand il est pensionnaire, le théâtre au collège, une formation au cours Simon, sa rencontre avec Gaston Baty scellent son destin avec le théâtre. Il admire la passion de Baty pour les marionnettes et rapporte qu’elles sont les meilleurs acteurs au monde et l’essence du théâtre, travaille avec la compagnie Grenier-Hussenot issue des comédiens routiers. Il fait partie de l’aventure du Théâtre de Babylone fondé par Jean-Marie Serreau en 1952 et géré par une coopérative ouvrière où tout le monde met la main à la pâte. Éléonore Hirt, son épouse, en est un des piliers. Entre Pirandello et Strindberg, le Théâtre de Babylone fait émerger de jeunes auteurs comme Beckett, Ionesco, Adamov, Dubillard. La création d’En attendant Godot dans la mise en scène de Roger Blin le 3 janvier 1953, fait date. Piccoli est dans la Phèdre monté par Jean Vilar en 1957, il y tient le rôle d’Hippolyte auprès de Maria Casarès/Phèdre et d’Alain Cuny/Thésée ; il joue à l’Odéon en 1962 dans La nuit a sa clarté, de l’auteur britannique Christopher Fry, montée par Jean-Louis Barrault.

Michel Piccoli ne lâche jamais la scène et interprète une cinquantaine de pièces. Sa route théâtrale se construit parallèlement à sa longue et belle carrière cinématographique. Il est Leonid Andréïevitch Gaïev, frère de Lioubov, dans La Cerisaie mise en scène aux Bouffes du Nord en 1981 par Peter Brook, rencontré vingt ans plus tôt en jouant dans Le Vicaire de Rolf Hocchuth. Il interprète, en 1983, Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès aux côtés de Philippe Léotard, Myriam Boyer et Siddiki Bakaba dans la mise en scène de Patrice Chéreau, directeur du Théâtre des Amandiers de Nanterre : « Trois êtres humains se retrouvent isolés dans un certain lieu du monde qui leur est étranger, entourés de gardiens énigmatiques… » Piccoli interprète à nouveau Koltès en 1988 toujours sous la direction de Chéreau, dans Retour au désert. Il joue dans Terre étrangère/Das weite Land en 1984 à Nanterre, une pièce d’Arthur Schnitzler écrite en 1911, mise en scène par Luc Bondy avec qui il tisse une belle complicité. De cette pièce, Bondy tire un film, en 1987, qui lui donne le Prix du Meilleur acteur aux German Film Awards l’année suivante. L’acteur et le metteur en scène se retrouvent dans Le Conte d’hiver de Shakespeare en 1988 présenté aux Amandiers et à Avignon, puis dans John Gabriel Borkman, d’Ibsen, au Théâtre Vidy-Lausanne et à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, en 1993. En 1985 il tient le rôle de Trivelin un « valet-philosophe-clochard » dans La Fausse Suivante que met en scène Chéreau aux Amandiers avec Jane Birkin en Comtesse, Didier Sandre en Lélio et Laurence Bourdil en Chevalier. En 1996 il est en duo avec Lucinda Childs dans La Maladie de la mort de Marguerite Duras mise en scène et en images par Robert Wilson à la MC93 de Bobigny. Son interprétation d’un crépusculaire Roi Lear à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en 2006 sous la direction d’André Engel, lui donne le Molière du Comédien à deux reprises, en 2006 et 2007. Tous deux se retrouvent en 2009 pour la pièce de Thomas Bernhard, Minetti, dans laquelle il incarne le personnage d’un acteur vieillissant qui s’invente une dernière rencontre avec un directeur de théâtre, dans un hôtel, pour lui proposer d’interpréter, une fois encore, le rôle du Roi Lear. La trajectoire de l’homme se superpose ici à celle de l’acteur, comme Piccoli le dit à Gilles Jacob, son ami, ancien délégué général puis président du Festival de Cannes : « Je suis un vieil homme à la mémoire trouée, comme un stylo qui n’a plus d’encre. » Ce fut sa dernière apparition en scène.

Entre théâtre et cinéma, la télévision dans ses débuts laisse une image forte de lui avec Dom Juan ou le Festin de pierre, dramatique télévisée tournée par Marcel Bluwal en 1965, et qui a fait date. Piccoli y tient le rôle-titre aux côtés de Claude Brasseur et Anouk Ferjac. Au cinéma, la liste des films tournés avec les plus grands réalisateurs est longue, plus de deux cents. Il obtient son premier rôle en 1949, dans Le Point du jour de Louis Daquin dont le tournage se déroule à Liévin et qui traite de la mine et des mineurs et tourne ensuite avec Jean Delannoy, Jean Renoir, René Clair, René Clément, Alexandre Astruc, Roger Vadim, Alain Resnais, Alain Cavalier, Jacques Demy, Alfred Hitchcock, Louis Malle, Jacques Rivette, et d’autres encore. Il est, dans Le Doulos de Jean-Pierre Melville, face à Jean-Paul Belmondo et Serge Reggiani, en 1962. Le succès vient vers lui une année plus tard, en 1963, avec Le Mépris, roman d’Alberto Moravia tourné par Jean-Luc Godard dans la fabuleuse villa Malaparte de Capri, où il est aux côtés de Brigitte Bardot.

Son amitié avec certains réalisateurs dessine le tracé de sa carrière. Il tourne six films avec Luis Buñuel : La mort en ce jardin en 1956, Le Journal d’une femme de chambre en 1964, Belle de jour en 1967, La Voie lactée en 1969, Le Charme discret de la bourgeoisie en 1972, Le Fantôme de la liberté en 1974. Dans Cet obscur objet du désir en 1977 on entend sa voix, doublant  celle de Fernando Rey. Il est dans les quatre films-phares de Claude Sautet : Les choses de la vie en 1970, Max et les Ferrailleurs en 1971, Vincent, François, Paul et les autres en 1972, Mado en 1976 ; joue dans sept films de Marco Ferreri dont La Grande Bouffe en 1973, film qui choque à sa sortie mais devient emblématique. Il est proche de Manoel De Oliveira avec qui il tourne entre autres Je rentre à la maison en 2001 et Belle toujours en 2006, avec Bulle Ogier ; on le trouve dans Adieu Bonaparte en 1985, film du réalisateur égyptien Youssef Chahine où il interprète le rôle de Caffarelli, valeureux général de brigade de la Révolution Française tandis que Chéreau tient celui de Napoléon Bonaparte, ainsi que dans L’Émigré, en 1994 ; en 2006 il est dans Jardins en automne de Otar Iosseliani, réalisateur géorgien ; puis en 2008 travaille avec Theo Angelopoulos dans La Poussière du temps dernier film du réalisateur grec qui ne sort en France qu’en 2013, après sa mort. En 2011 il tourne pour la dernière fois, dans Habemus Papam de Nanni Moretti, présenté à Cannes.

Éclectique, au-delà de l’interprétation Michel Piccoli réalise ses propres films : Alors voilà en 1997 ; La plage noire en 2001 ; C’est pas tout-à-fait la vie dont j’avais rêvé en 2005, et met en scène Une vie de théâtre, d’après David Mamet en 2009 au Théâtre de l’Athénée. Son autobiographie, J’ai vécu de mes rêves, co-signée avec Gilles Jacob, est publiée en 2015. Il reçoit différents Prix même s’il dit ne pas aimer les hommages officiels : en 1980 le Prix d’interprétation masculine à Cannes, pour son rôle dans Le Saut dans le vide de Marco Bellocchio dans lequel il est doublé en italien ; quatre fois le César du Meilleur Acteur, au fil de son parcours – pour Une étrange affaire, de Pierre Granier-Deferre, en 1982 ; La Diagonale du fou de Richard Dembo, en 1985 ; Milou en mai de Louis Malle, en 1991 ; La Belle Noiseuse de Jacques Rivette en 1992. Par deux fois, en 2006 et 2007, le Molière du comédien lui est attribué, pour Le Roi Lear.

Michel Piccoli est un homme des contraires et le spectre des rôles qu’il interprète est large. Il séduit ou inquiète, ironise avec insolence, explose et se dédouble. « On fait des métiers de rêveur et en même temps des métiers délirants, impalpables » dit-il. « Là-haut un oiseau passe, comme une dédicace dans le ciel…  L’histoire n’est plus à suivre et j’ai fermé le livre, le soleil n’y entrera plus… » chantait avec nostalgie Hélène-Romy Schneider dans Les Choses de la vie. Le livre se ferme sur un grand acteur, Michel Piccoli, mais la musique demeure. Gilles Jacob dit de lui qu’il était un stradivarius.

 Brigitte Rémer le 18 mai 2020

Nous campons sur les rives

Frédéric Leidgens – © Hervé Bellamy

Textes de Mathieu Riboulet – mise en scène et scénographie Hubert Colas, Compagnie Diphtong – Théâtre Nanterre Amandiers.

C’est un diptyque composé de textes de facture différente : le premier, Nous campons sur les rives, fut écrit et lu par son auteur, Mathieu Riboulet, en 2017 à Lagrasse, dans le sud de la France, pendant le Banquet du livre. L’auteur-penseur y parle poétiquement de l’ici et de l’ailleurs, de manière abstraite et récurrente. « Eh bien, soit ! vous êtes ici, nous sommes ici, je suis ici. Et je peux même être d’ici sans que le monde s’enferre aux horizons étroits où on le tient parfois. Je suis ici, et dans la lumière, le vent, les pierres, le sable et les odeurs d’ici je tiens le monde, le monde m’appartient, et tout voyage est inutile, toute étrangeté annulée de n’être rien que ma propre étrangeté. Le monde, sans revers et sans gloire, mais le monde. » Rester ici et rêver d’ailleurs. Debout dans un halo de lumière, l’acteur, Frédéric Leidgens, évoque les indissociables ici – là où l’on est – et ailleurs, l’en-dehors, imaginé ou fantasmé, qui n’existe que dans sa relation à l’ici.

Thierry Raynaud – © Hervé Bellamy

Le second texte, Un dimanche à Cologne, est extrait de l’ouvrage Lisières du corps, écrit en 2015. C’est un hymne au désir homosexuel. Sexe et volupté sans retenue ni frontière s’y inscrivent dans le clair-obscur du désir, entre réalité et rêve. L’acteur Thierry Raynaud, assis à la table comme à un bureau d’écolier, est en tension.

Entre fiction et autobiographie, Mathieu Riboulet (1969-2018) avance sans masque. Il franchit les frontières au gré de ses pulsions. Ses mondes, intérieur et extérieur, semblent se rejoindre dans l’érotisme et la sexualité, sa source d’inspiration. Avant de se tourner vers la littérature dans les années 90, Riboulet a fait des études de cinéma. Il a ensuite écrit une quinzaine de livres, fut découvert par Maurice Nadeau qui publie ses premiers textes dont Un sentiment océanique en 1996. Il publie ensuite chez Gallimard Les âmes inachevées en 2004, Le Corps des anges en 2005, Deux Larmes dans un peu d’eau en 2006. « J’ai, de longue date, de sérieux démêlés avec le réel » dit-il en introduction à l’ouvrage.

La rencontre avec les éditions Verdier, qui publieront tous les écrits suivants, est ensuite fondamentale. L’amant des morts (2008) sur le sida, Avec Bastien (2010) Les Œuvres de miséricorde (2012). Entre les deux il n’y a rien, publié en 2015, met en scène ses révoltes et questionnements sur les retombées des années 70 en termes de libertés et il met en regard sexualité et politique. La même année il co-signe avec l’historien Patrick Boucheron, Prendre dates, réflexions croisées suite à l’attentat contre Charlie Hebdo, en janvier, un livre à deux voix. « Le travail de la langue est pour moi le seul moyen, non seulement d’essayer de comprendre ce qu’il se passe, mais surtout de faire surgir le réel » disait-il. La langue est précise et acerbe.

Entre l’essai, le conte philosophique, l’autobiographie et la critique, Riboulet voyage d’Eros à Thanatos. « Il pose sa voix sur le monde » dit Boucheron. Présenté dans le Planétarium de Nanterre-Amandiers, le spectacle – récitatif ou cérémoniel plutôt que spectacle – est un outre-noir, une danse des ténèbres. Le voyage à Cologne est de sensualité, de brutalité et de radicalité, de rage peut-être. L’homme n’est plus que corps érotisé, comme un Jardin des délices à la Jérôme Bosch ou comme Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini, donc chez Sade et proche des cercles infernaux de la Divine Comédie. Les acteurs dégagent tous deux une intensité et une incandescence qui ne laissent pas indifférent malgré la rudesse du texte, pour le second. L’environnement, intimiste et minimaliste de la scénographie et de la mise en scène les porte. Ne restent que les mots.

Hubert Colas s’intéresse au langage. Il écrit et met en scène ses textes et ceux d’autres auteurs comme Martin Crimp, Witold Gombrowicz, Sarah Kane et bien d’autres. Il s’intéresse aux écritures contemporaines et fonde en 2000 à Marseille un lieu de résidence et de création, Montévidéo. Le festival actOral qu’il crée en 2002 et se déroule dans une quinzaine de lieux pendant trois semaines, est une des expressions de ses recherches. Rêches et peu théâtral, les textes de Riboulet passent la rampe dans leur poétique comme l’auteur aura passé sa vie à chercher sa place. « L’art est à peu près la seule façon que nous ayons d’échapper au poids des choses, qui sans cela pourraient nous tuer », confiait-il dans un interview, en 2006,

Brigitte Rémer, le 10 février 2020

Avec : Frédéric Leidgens, Thierry Raynaud – son Oscar Ferran – vidéo Emese Pap – régie vidéo Hugo Saugier – stagiaire assistante mise en scène Jeanne Bred – Textes : « Nous campons sur les rives » éditions Verdier, 2018 – « Dimanche à Cologne » extrait de Lisières du corps, éditions Verdier, 2015.

Du 23 janvier au 9 février 2020 au Théâtre Nanterre-Amandiers/Centre dramatique national – 7 avenue Pablo-Picasso, 92022 Nanterre Cedex – site : nanterre-amandiers.com – tél. : 01 46 14 70 00 Une reprise est annoncée, du 27 au 29 novembre 2020, à La Criée / Marseille.

Contes et Légendes


© Elizabeth Carecchio

Une création théâtrale de Joël Pommerat – Compagnie Louis Brouillard – Nanterre Amandiers/Centre dramatique national.

Le trouble est presque parfait et la construction dramaturgique élabore nos inquiétudes. Sous un titre faisant référence au passé, Contes et légendes, Joël Pommerat mène le spectateur sur des territoires inconnus, tournés vers le futur. Derrière le pays de l’enfance et de l’adolescence, derrière celui du genre, il aborde le terrain de l’intelligence artificielle. Il substitue aux acteurs/actrices des mannequins croit-on, ou plutôt, fait glisser l’acteur/actrice dans la peau de personnes artificielles, leur donnant l’apparence de mannequins en capacité de s’exprimer. Le moment est magnétique. Le texte s’écrit à la manière d’un film, en séquences, les unes effaçant les autres comme sur une ardoise magique, mais se sédimentant dans la mémoire du spectateur. Quelques tables et chaises, un canapé quelques fauteuils, judicieusement agencés, laissent place, selon les moments, à un espace vide.

La première séquence nous place dans une cour d’école face aux archétypes du masculin et du féminin, au formatage, par la provocation entre deux ados garçons face à une (jeune) fille qui se défend bec et ongles. Âpreté de l’échange, lâcheté et courage, fiction et réalité… « T’es un robot ou t’es une femme ? » lance l’un d’entre eux. La seconde séquence introduit au thème de l’intelligence artificielle et de la robotique d’une manière pédagogique et didactique, elle est suivie d’un face à face entre un adolescent-bien-réel et un adolescent-robot, souriant et charmant, représentation d’un monde idéal. Un adulte-animateur met ensuite les jeunes à l’épreuve et les bouscule, insiste sur la manipulation entre les humains et l’apprentissage du respect de l’autre. Il les contraint à l’analyse de leurs réactions et à la prise de conscience des interactions du collectif dans le jeu social. « Qu’est-ce que la masculinité, qu’est-ce que la féminité ? » pose-t-il.

S’ensuit un canevas tissé de fragments dramaturgiques où se mêlent adolescents du réel et personnes artificielles qui s’intègrent au quotidien. On y suit l’affect et l’attachement qui se nouent entre eux, une sorte de complicité, quand tout est programmé. L’humanoïde devient un quasi sosie de l’humain, son rôle est de compagnie, de soutien, de consolation et pour certains de tentative d’exploitation. Ainsi la scène, émouvante, où le robot sosie du chanteur préféré d’un adolescent malade n’a pas l’effet escompté par sa mère, qui pensait lui faire plaisir, mais au contraire provoque chagrin et désarroi. Ainsi la tentative d’achat de l’homme artificiel par une famille dont la mère, atteinte d’une maladie incurable, va mourir et qui cherche un robot domestique, erreur de compréhension et de casting. On est dans un jeu de double et de trouble, jusqu’à la dernière scène où l’homme artificiel n’a plus d’existence, quand on le débranche.

Pour ajouter au trouble, les adolescents sont interprétés par des actrices, admirables, qu’il faut saluer, et la langue qui fluctue entre le quotidien, la rue, le métaphorique et le poétique. La relation programmée acteurs-robots humanoïdes est tissée de tendresse et la personne artificielle tient le rôle qu’on lui attribue. Texte, direction d’acteurs, langage scénique et esthétique du spectacle sont d’une grande finesse, faisant balancer le spectateur entre le réel, la technologie et la fiction.

Le travail mené depuis des années par Joël Pommerat est exemplaire et son parcours, d’intelligence et d’excellence. L’auteur et metteur en scène parle du monde d’aujourd’hui et ne cesse d’expérimenter les formes théâtrales. Le Ça ira (1) Fin de Louis où il montrait la France révolutionnaire précédant 1791 n’était pas loin de notre débat démocratique d’aujourd’hui. Dans un style plus intime, la société futuriste qu’il esquisse ici, porteuse d’étrangeté, s’appuie sur la question de la transmission et des représentations, nous fait perdre nos repères et donne un certain vertige.

Brigitte Rémer, le 24 janvier 2020

Avec : Prescillia AmanyKouamé, Jean-Edouard Bodziak, Elsa Bouchain, Léna Dia, Angélique Flaugère, Lucie Grunstein, Lucie Guien, Marion Levesque, Angeline Pélandakis, Mélanie Prézelin. Scénographie et lumière Eric Soyer – costumes et recherches visuelles Isabelle Deffin –  habillage/création Tifenn Morvan, Karelle Durand, Lise Crétiaux – création perruques et maquillage Julie Poulain – son François Leymarie, Philippe Perrin – création musicale Antonin Leymarie – dramaturgie Marion Boudier – renfort dramaturgie Elodie Muselle – assistante mise en scène Roxane Isnard – assistante observatrice Daniely Francisque – renfort assistant Axel Cuisin, Lucie Trotta – direction technique Emmanuel Abate – régie son Philippe Perrin, Yann Priest – régie lumière Gwendal Malard, Jean-Pierre Michel – régie plateau Pierre-Yves Le Borgne, Jean-Pierre Constanziello, Damien Ricau – habillage Elise Leliard – construction décors Ateliers de Nanterre-Amandiers – construction mobilier Thomas Ramon/Artom.

Du 9 janvier au 14 février 2020, mardi, mercredi, vendredi à 20h30, jeudi à 19h30, samedi à 18h, dimanche à 16h – Nanterre Amandiers / Centre dramatique national, 7 avenue Pablo Picasso – Nanterre. RER A, station Nanterre Préfecture et navette – tél. : 01 46 14 70 00 – www.nanterre-amandiers.com – Le spectacle a été créé le 5 novembre 2019 à La Coursive, scène nationale de La Rochelle – En tournée : 3 au 7 mars 2020, Théâtre Olympia/CDN de Tours – 13 au 20 mars 2020,  Théâtre de la Cité/CDN Toulouse-Occitanie – 26 et 27 mars 2020, Espace Jean Legendre, Compiègne – 2 et 3 avril 2020, CDN Orléans – 8 au 10 avril 2020, La Comédie/scène nationale de Clermont Ferrand – 28 et 29 avril 2020, Le Phénix/scène nationale de Valenciennes – 5 et 6 mai 2020, L’Estive/scène nationale de Foix et de l’Ariège – 13 au 17 mai 2020, La Criée/Théâtre national de Marseille – 27 au 29 mai 2020, Scène nationale de Chateauvallon – 9 au 13 juin 2020 MC2/scène nationale de Grenoble. Le texte est publié aux Editions Actes Sud-papier.

Claude Régy, dernier acte

© Pascal Victor – ArtComPress

Comme Pierre Soulages pour la peinture, Claude Régy a la passion du noir. Il est, pour le théâtre, l’homme de l’outre-noir et du silence, son parcours est exigeant.

Né le 1er mai 1923, Claude Régy s’est éteint le 29 décembre 2019, à l’âge de 96 ans. Il a habité les hauts plateaux du théâtre au XXème et début du XXIème siècles et laisse son empreinte, par l’amour de la langue et l’éloge de la lenteur. C’était un découvreur d’auteurs, un amoureux des textes, un archéologue de l’inconscient, un passionné des clairs-obscurs, un révélateur et admirateur des acteurs. Dans son parcours audacieux et souvent expérimental il a cultivé une certaine solitude, se tenant à l’écart de la profession. Nombre de ses spectacles ont pourtant remis en question l’art du théâtre et marqué leur temps, sa reconnaissance fut plutôt tardive. Sa singularité et ses esthétiques ont bouleversé le langage scénique.

Jeune, Claude Régy quitte Nîmes où il est né et monte se former à l’art dramatique à Paris où il suit les cours de Charles Dullin, Tania Balachova, Michel Vitold. Longtemps il fut l’assistant d’André Barsacq au Théâtre de l’Atelier. En 1946 on le trouve sur scène en tant qu’acteur dans deux pièces de Jean-Paul Sartre, La Putain Respectueuse mise en scène par Julien Bertheau et Morts sans sépulture, par Michel Vitold. A partir de 1950 il crée ses propres mises en scène, dont en 1952 Doña Rosita, de Federico Garcia Lorca., son premier travail.

Du côté des textes, mis à part un spectacle qu’il élabore lui-même, écrit et met magnifiquement en scène, Vermeil comme le sang, qu’il présente à Chaillot en 1974, Claude Régy se passionne pour les écritures. Il monte les auteurs français, fait connaître les auteurs anglais, autrichiens, allemands, belges et nordiques, avec une grande fidélité à celles et ceux qu’il met en scène, au fil de son parcours. Deux écrivaines françaises furent particulièrement à l’affiche de ses travaux : Marguerite Duras avec une pièce comme Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1963) ou avec ses romans dont il fait l’adaptation, comme L’Amante anglaise qu’il présente cinq fois à partir de 1968, Un barrage contre le Pacifique qu’il met en scène sous le titre Eden Cinéma (1977) et Navire Night (1979). De Nathalie Sarraute, il présente Isma (1973), C’est beau (1975), et Elle est là, (1980).

Il s’intéresse vivement aussi, aux auteurs non francophones et se passionne notamment pour les auteur(e)s anglais(es) ou de langue anglaise qu’il fait connaître dès les années soixante : Harold Pinter (La Collection et L’Amant, 1965 – Le Retour, 1966 – L’Anniversaire, 1967) ; James Saunder (La prochaine fois je vous le chanterai, 1966) ; John Osborne (Témoignage irrecevable, 1966) ; Tom Stoppard (Rosencrantz et Guildenstern sont morts, 1967) ; Edward Bond (Sauvés, 1972) ; Le Criminel de Leslie Kaplan, écrivaine franco-américaine (1988) ; Gregory Motton (Chutes, 1991 – La Terrible Voix de Satan, 1994) ; John Fosse (Quelqu’un va venir, 1999 – Melancholia, 2001 – Variations sur la mort, 2003) et Sarah Kane dont il présente en 2002 4,48 Psychose au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, avec Isabelle Huppert.

Il présente les auteurs autrichiens comme Peter Handke, avec La Chevauchée sur le lac de Constance dans une éblouissante distribution comprenant entre autres Michael Londsdale, Gérard Depardieu, Delphine Seyrig, Sami Frey et Jeanne Moreau (1974), Les gens déraisonnables sont en voie de disparition (1978), Par les villages (1983),  monte les auteurs allemands comme Kleist (Penthésilée, 1954) ; Frank Wedekind (Lulu, 1976) ; Botho Strauss (Trilogie du revoir, 1980 Grand et Petit, 1982 – Le Parc, 1986) ; Jakob Lenz (Les Soldats, 1985). Il s’intéresse aux auteurs nordiques comme le Suédois August Strindberg (La Danse de mort, 1969), les Norvégiens Tarjei Vesaas (Brume de Dieu, 2010 – La Barque Le Soir, 2012) et Arne Lygre (Homme sans but, 2007). Il approche aussi l’opéra avec Le Vaisseau fantôme de Richard Wagner (1973 à Angers et 1981 à Nancy) et Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg (1990, Théâtre du Châtelet, Paris) ; Jeanne d’Arc au bûcher d’Arthur Honegger (1992, Opéra Bastille, Paris) ; Carnet d’un disparu de Leos Janacek (Festival d’Aix-en-Provence, 2001).

La liste des auteurs abordés et mis en scène est immense, ils sont parmi les plus grands. On peut compléter par Luigi Pirandello avec La vie que je t’ai donnée (1953) et Se trouver (1966) ; Stanislas Ignacy Witkiewicz avec La Mère (1970) ; Anton Tchekhov avec Ivanov, à la Comédie Française alors administrée par Jean-Pierre Vincent (1984) ; Viktor Slavkine avec Le Cerceau (1990) ; Fernando Pessoa avec Ode maritime (2009). L’auteur belge Maurice Maeterlink collait parfaitement à son univers, il a remis sur le métier plusieurs fois l’ouvrage, avec Intérieur (1985), et La mort de Tintagiles (1996). Intérieur, monté avec des acteurs japonais, fut présenté à Avignon en 2016. Régy en effet s’intéressait à l’Extrême-Orient par les formes théâtrales du Nô et du Bunraku. Il fut aussi l’invité du Festival d’Automne à Paris à plusieurs reprises, dont une ultime fois en septembre 2016, au CDN Nanterre-Amandiers, avec une œuvre intense, Rêve et Folie de Georg Trakl, auteur mort en 1914 sur le front à l’âge de vingt-sept ans, obsédé d’autodestruction et qu’il rapproche du génie de Rimbaud. A cette occasion et en collaboration avec l’Université de Nanterre, un colloque avait été organisé sur le parcours théâtral du créateur, Regards croisés sur l’œuvre de Claude Régy, en présence de nombreux collaborateurs et exégètes.

Claude Régy déconstruit le temps et jongle avec le réel, cherche les limites, travaille sur les seuils. Il tord les stéréotypes, table sur l’incertitude et le doute, la recherche de l’abandon de soi. Il a dirigé les plus grandes actrices dont Maria Casarès, Valérie Dréville, Isabelle Huppert, Bulle Ogier, Emmanuelle Riva, Delphine Seyrig, et les plus grands acteurs comme Michel Bouquet, Pierre Brasseur, Alain Cuny, Sami Frey, Michael Lonsdale, Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort. Il fut le parrain des débuts de Gérard Depardieu qui, de 1972 à 1977, joua dans six de ses spectacles dont La Chevauchée sur le lac de Constance. Pédagogue intransigeant et soucieux de croiser les générations d’acteurs, il a approfondi ses recherches avec les jeunes acteurs, notamment à l’école du Théâtre national de Bretagne, écrit et théorisé sur le théâtre et laisse traces dans plusieurs ouvrages, dont le premier, Espace perdu publié en 1991, et le dernier, Dans le désordre, en 2011.

Il n’était pas toujours simple d’entrer dans l’univers de Claude Régy, il fallait que le spectateur soit particulièrement disponible et entier pour s’immerger dans ses textes et contextes, dans son noir absolu, et s’interroger avec lui sur les chemins et passages qu’il empruntait et qui mènent de l’écrit à l’oral.

Un grand monsieur s’en est allé. Il nous laisse un matériau infini pour interroger la magie du théâtre et de l’incarnation. Pendant des décennies son écriture théâtrale a fait voyager nos réflexions et notre imaginaire, suspendue entre vie, mort, utopies et poésie.

Brigitte Rémer, le 5 janvier 2020

Oreste à Mossoul

© Nanterre Amandiers

Texte et mise en scène Milo Rau, d’après L’Orestie d’Eschyle – spectacle en néerlandais, arabe et anglais, surtitré en français – au CDN Nanterre Amandiers, en partenariat avec le Festival d’Automne.

L’image vidéo se superpose à l’action qui se déroule sur le plateau et les deux se répondent en écho pour réécrire lOrestie, à partir de la réalité d’aujourd’hui, en Irak. Avec Mossoul libérée, point névralgique et ex-capitale du califat de Daech, l’idée de cette ville torturée s’impose à Milo Rau quand il décide de mettre ses pas dans ceux des migrants. La ville de Sinjar, près de la frontière syrienne, libérée un peu avant Mossoul, avait été sa première idée avant de privilégier la seconde. Située de l’autre côté du Tigre, Mossoul fait face à l’antique cité de Ninive, dont on trouve trace dans la Bible. Le contexte a du sens en référence à lOrestie d’Eschyle, représentée en 458 avant JC. à Athènes, avec son cortège de violence et de vengeance contenu dans le triptyque Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides.

Les acteurs sont sur scène avant l’arrivée du public, parlent entre eux et circulent dans les ruines de la ville, entre un café de fortune et une console d’où s’échappent quelques notes. Tous les personnages de la tragédie sont présents et dotés d’un double, l’un se trouve sur le plateau l’autre à l’écran et les scènes se répètent en canon entre Nanterre Amandiers et Mossoul la vie la mort. La technique narrative et documentaire élaborée par Milo Rau avec les acteurs, est éprouvée. D’entrée de jeu Johan Leysen en narrateur se raconte et parle de sa fascination pour Troie et la mythologie grecque quand il était ado. Puis il endosse le rôle d’Agamemnon.

Dans la pièce éponyme d’Eschyle, Agamemnon accomplit le sacrifice rituel d’Iphigénie, sa fille. Elle meurt ici par strangulation explicite, sur plateau comme sur écran. Le roi de Mycènes et Cassandre qui l’accompagne sont à leur tour assassinés par Clytemnestre qui venge Iphigénie, avant de régner sur Argos, avec Egisthe. Dans Les Choéphores, suit la vengeance d’Oreste, fils de Clytemnestre et d’Agamemnon, de retour avec Pylade, son ami. L’exécution sommaire de sa mère, après celle de son beau-père – habilement réalisée dans la cabane-café placée en fond de scène – avec des images filmées qui se répètent dans Mossoul en ruines, le plonge dans le désarroi. Oreste part ensuite pour Delphes, se purifier selon la volonté des dieux. Son errance, poursuivi par les Erinyes qui le traquent avant qu’il n’atteigne Delphes et obtienne la protection d’Apollon, forme le troisième volet de l’Orestie, Les Euménides.

Milau Rau s’est rendu au nord de l’Irak à partir de 2016 pour préparer son spectacle, Empire, forme documentaire basée sur le vécu des interprètes. Avec Oreste à Mossoul il a concrétisé son projet de ré-écriture de la tragédie grecque dans le kaléidoscope de l’histoire irakienne, à partir de l’évolution de la situation sur place et des rencontres faites, notamment celle de Khitam Idris Gamil, interprète d’Athéna et de Suleik Salim Al-Khabbaz, joueur de oud, qui dirige une école d’art à Mossoul. Ce dernier a participé au choix des acteurs, ceux de Mossoul ont été filmés, d’autres, exilés, sont sur le plateau. Tous sont investis dans le tragique et se mettent en danger quand on parle de liberté de la femme ou d’homosexualité, deux sujets bien présents dans L’Orestie et donc sur scène. Le metteur en scène travaille sur la dialectique entre le passé et le présent, utilise le témoignage et pose la question du pouvoir du théâtre face au tragique. Metteur en scène mais aussi auteur et cinéaste suisse, sociologue et ancien grand reporter, Milo Rau présente une fresque où se joue la distance entre là-bas et ici, où le réel va jusqu’à l’impensable, où le sang et les meurtres sont le langage quotidien d’une ville fantomatique dans laquelle des gens essaient de vivre.

En France et en Europe où l’Orestie est cycliquement montée – Ivo Van Hove en a récemment proposé sa version à la Comédie Française – la démocratie est interrogée et la question du pardon reste posée. « Il ne s’agit plus seulement de dépeindre le monde. Il s’agit de le changer » avait écrit Milo Rau dans un manifeste, à son arrivée au théâtre NTGent, en 2018 posant un regard sans concession sur notre époque. Dans Oreste à Mossoul le tragique d’hier vaut le tragique d’aujourd’hui par sa radicalité, et le texte grec coïncide parfaitement au cycle infernal de la géopolitique irakienne. Pourtant, aujourd’hui devant une telle entreprise de destruction dont le plateau et l’image se font l’écho par le philtre d’Eschyle, on reste un peu sur sa faim, puisque nulle part ne s’écrit le mot « fin. »

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2019

Avec : Duraid Abbas Ghaieb, Susana AbdulMajid, Elsie de Brauw, Risto Kübar, Johan Leysen, Bert Luppes, Marijke Pinoy – acteurs vidéo : Baraa Ali, Khitam Idress, Khalid Rawi – musiciens vidéo : Zaidun Haitham, Suleik Salim Al-Khabbaz, Firas Atraqchi, Saif Al-Taee, Nabeel Atraqchi – chorus vidéo : Mustafa Dargham, Rayan Shihab Ahmed, Ahmed Abdul Razzaq Hussein, Abdallah Nawfal, Younis Anad Gabori, Hatal Al-Hianey, Hassan Taha, Mohamed Saalim – dramaturgie, Stefan Bläske – vidéo, Daniel Demoustier, Moritz von Dungern – lumières, Dennis Diels – costumes, An De Mol – décor, Ruimtevaarders – montage, Joris Vertenten – Assistant à la réalisation, Katelijne Laevens.

Du 10 au 14 septembre 2019, au CDN Nanterre-Amandiers – Sites : nanterre-amandiers.com (tél. : 01 46 14 70 00) et festival-automne.com (tél. : 01 53 45 17 17) puis en tournée jusqu’au 7 décembre 2019.

Rêve et Folie

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Texte Georg Trakl, traduction de l’allemand Marc Petit et Jean-Claude Schneider, mise en scène Claude Régy, avec Yann Boudaud, au Théâtre Nanterre-Amandiers – Avec le Festival d’Automne à Paris.

Claude Régy est le spécialiste de l’épure, de la densité obscure, de la pensée exigeante, des chemins singuliers. Il croise aujourd’hui la route de Georg Trakl, poète austro-hongrois, expressionniste, mort d’une overdose à vingt-sept ans, en 1914, soleil noir de la poésie allemande, poète maudit. L’auteur de Métamorphose du mal, des Corbeaux, de Crépuscule et Déclin a vécu dans un univers de drogues et de transgression qui l’a mené aux portes de l’autodestruction et de la folie, sa sœur, mythique et incestueuse comme port d’attache.

Sur scène, dans une nuit profonde, l’acteur – Yann Boudaud – évoque par touches d’outre-noir à la Soulages et par bribes d’un phrasé légèrement heurté le mal, le viol, le sacrifice, la violence intérieure, la folie. Sa présence fantomatique et torturée glisse dans l’ombre et se fond dans une instabilité dense, l’ébauche d’un geste au ralenti, un déséquilibre en mouvement comme si la terre à chaque pas s’ouvrait devant lui pour l’avaler et comme s’il s’effrayait lui-même de ses propres pensées. L’innocence est détournée, perdue, le monde aux contours d’apocalypse n’est que souffrance et cauchemar. On reçoit la violence d’un tableau à la Francis Bacon, on est dans la tragédie, l’esquisse, l’énigme.

Claude Régy et Yann Boudaud ont travaillé ensemble de 1997 à 2001, puis se sont retrouvés en 2012 autour du texte de Tarjei Vesaas, La Barque le soir, proposition crépusculaire déjà, pleine de silence et de profondeur. Le metteur en scène avait auparavant monté Brume de Dieu, à partir des Oiseaux, de Vesaas et fait découvrir de nombreux auteurs – Gregory Motton, David Harrower, Jon Fosse, Sarah Kane, Arne Lygre, Walace Stevens etc – auprès desquels il a fait un bout de route. Il est devenu le spécialiste et virtuose du Norvégien Jon Fosse duquel il a présenté à Nanterre-Amandiers au début des années 2000, Quelqu’un va venir et Melancholia et, plus tard, à la Colline Variations sur la mort. Il a mis en scène en 2002 le dernier texte de Sarah Kane, 4.48 Psychose, au Théâtre des Bouffes du Nord, avec Isabelle Huppert.

Dans le parcours théâtral de maître Régy, puissant pédagogue au regard aigu, l’intime et l’absolu se côtoient, l’indicible est en clair obscur et l’absolu au rendez-vous. Le monde rimbaldien de Trakl lui permet, une fois encore, de travailler avec acuité sur l’interdit, de prendre place sur le seuil de la porte et de nous remplir de silence et de brumes, comme au petit matin.

Brigitte Rémer, 20 octobre 2016

Assistant, Alexandre Barry – scénographie, Sallahdyn Khatir – lumière Alexandre Barry – assistant lumière Pierre Grasset – son Philippe Cachia – administration de production Bertrand Krill – création Les Ateliers Contemporains – Le texte est publié dans le recueil Crépuscule et Déclin, suivi de Sébastien en rêve (nrf poésie Gallimard, 1990).

15 septembre au 21 octobre 2016, Théâtre Nanterre-Amandiers – Tél. : 01 46 14 70 00 – Site : www. nanterre-amandiers.com et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 17.