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Hammams à Sanaa

Culture, architecture, histoire et société. Coordination Michel Tuchscherer – Photographies Nabil Boutros – Éditions Geuthner.

Autour de Michel Tuchscherer, initiateur du projet et qui a rédigé de nombreux chapitres de l’ouvrage, cinq auteurs ont contribué à la réflexion sur les Hammams à Sanaa ainsi qu’un artiste visuel, Nabil Boutros qui en a réalisé les photos, transformant ce livre scientifique en un véritable livre d’art. Michel Tuchscherer est spécialiste d’histoire moderne du Moyen-Orient et ancien directeur du Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales (le CEFAS) à Sanaa – Yémen. Artiste visuel, Nabil Boutros a centré son travail photographique sur l’Égypte son pays d’origine, le Moyen-Orient et l’Afrique, et participé à de nombreuses expositions individuelles et collectives dans ces régions du monde, présentant des travaux et installations visuelles de différentes factures. Ici, ses photos, complétées de commentaires, nous servent aussi de guide.

© Nabil Boutros

Cette précieuse étude sur les Hammams à Sanaa est construite en neuf étapes et commence par les préparatifs indispensables, avant d’aller au hammam. « À Sanaa on ne va pas au hammam à l’improviste » écrit Michel Tuchscherer, on rassemble quelques affaires dans un panier ou un sac plastique : pagne de coton qui s’enroulera autour de la taille, gant, change, savon et shampoing pour Le parcours balnéaire côté hommes décrit par Michel Tuchscherer, plus bref que Le  parcours balnéaire côté femmes, que rapporte Fâtima al-Baydânî – spécialiste pour la collecte de la littérature orale populaire à travers le Yémen, chercheuse à L’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), à Marseille) – ces deux parcours forment les premiers chapitres du livre. Les femmes ne vont pas seules au hammam, mais avec des parentes, voisines ou amies, c’est pour elles un lieu de sociabilité. « La ségrégation entre hommes et femmes est absolue » confirme la chercheuse même si, depuis 1980, certains hammams ont mis fin au fonctionnement en alternance et permettent un accès simultané, à l’intérieur tout reste parfaitement cloisonné.

© Nabil Boutros

À Sanaa « le hammam est une modeste construction sans étage, dont la façade est blanchie à la chaux et percée d’une très discrète porte arquée. Parfois quelques petites coupoles sur les toits le signalent, parfois des inscriptions peintes affichent les heures d’ouverture, ou adressent quelques mots d’accueil :« Hammam Bustan al-Sultan souhaite la bienvenue à ses chers clients » dit la photo. Les brumes que dégagent les vapeurs humides des bains qui nous sont donnés à voir, ajoutent au mystère du rituel et de l’intime.

Le seuil de la porte franchi, le livre décrit les étapes préparant au bain : quitter ses chaussures, se déshabiller au vestiaire – la partie fraîche du parcours -, échauffer le corps pour passer de la partie tiède à la partie chaude située au fond, pour  s’enfoncer dans une intense sudation, recevoir un filet d’eau fraîche sur le nombril pour détendre le ventre, faire ruisseler l’eau sur le corps, frictionner lentement au gant en mouvements réguliers, shampouiner à grandes eaux et rincer abondamment. Les femmes passent un long temps devant une vasque pour les soins de leur peau et de leurs cheveux. Puis il faut refroidir le corps avant le retour à l’extérieur – Sanaa se situe à 2200 mètres d’altitude, sa température ne dépasse pas 30° – les hommes sortent la tête enveloppée dans un grand châle. Chapitre par chapitre le sujet s’approfondit et Michel Tuchscherer montre au chapitre trois que le hammam est aussi un lieu ambigu hanté par les Djinns.

© Nabil Boutros

Fâtima al-Baydânî rapporte en ce sens un conte collecté dans le patrimoine populaire oral, le Conte des deux bossus et les Djinns. La quête de la pureté rituelle qui est au cœur des pratiques de l’Islam se retrouve au hammam où le croyant chasse les souillures de la vie organique et où l’homme devient vulnérable, n’étant plus sous la protection de l’ange Munkar ni de son acolyte, Nakir. Il multiplie les gestes de précaution. Autour, émanant d’un brûle-parfum, la myrrhe aux vertus médicinales en même temps que parfum, répand ses senteurs. Au-delà de la purification du corps le bain est aussi purification de l’esprit et permet un rapprochement d’avec Dieu. Il n’est pas rare d’achever son parcours balnéaire par une prière, à l’intérieur même du hammam.

© Nabil Boutros

Le livre propose aussi, par ses encadrés, de mettre le projecteur sur certains sujets. Ainsi sur le massage, rituel essentiel qui n’a pourtant aucun caractère obligatoire. La qualité du geste du masseur et le rythme qu’il y donne, les étirements qu’il pratique prennent en compte la globalité du corps. Claire Davrainville, – fasciathérapeute, diplômée en art et thérapie du mouvement, Université Moderne de Lisbonne – parle du Massage dans le parcours balnéaire des hommes, réalisé à la demande par un frictionneur expérimenté ou par le maître de bain. Le hammam accompagne les grands moments de la vie et rites de passages comme le mariage, l’accouchement après la période des quarante jours de l’accouchée, la veille des grandes fêtes religieuses avec leurs multiples rites et interdits. Il est aussi un marqueur dans la sexualité des enfants qui à partir de six ans ne suivent plus leur mère mais accompagnent selon leur sexe, père ou mère. Le bain est à la fois public et intime, savoir-vivre et pudeur, il procure de grands bienfaits.

Dans le droit fil d’un art de vivre ancestral, la culture citadine de Sanaa oblige à des moments de convivialité. Ainsi, dans le prolongement du hammam et comme lui thérapie de l’âme, le magyal est au cœur des rites de sociabilité. Confortablement installés à même le sol autour d’une nappe blanche et selon une hiérarchie de préséances, se partage le plaisir d’être ensemble. Moment de contemplation et de discussion, moment de convivialité où l’on mâche le qat à l’effet légèrement euphorisant, où s’échange la nourriture pour arriver, en décrescendo, jusqu’à l’heure de l’appel à la prière du couchant.

© Nabil Boutros

Christian Darles – architecte et archéologue, chercheur associé au Laboratoire de Recherches en Architecture de Toulouse et au Centre Français d’Archéologie et des Sciences Humaines de Sanaa – parle ensuite de l’Architecture et Matériaux, entre l’ancien et le nouveau et présente l’intérieur, puis l’extérieur des hammams. De la partie fraîche avec vestiaire, fontaine et bassin aux parties tièdes et chaudes ; des anciens hammams aux adaptations des plus récentes avec renouvellement des matériaux et des techniques et glissements de la signification même de l’usage du bain ; des toits-terrasses aux coupoles percées de lucarnes ; des réservoirs d’eau et systèmes de chaufferie ; de la maison du gardien. Il y a peu, l’eau venait de puits situés à proximité que l’on montait dans des citernes à ciel ouvert à l’aide d’une corde et d’une poulie. Il n’y avait pas de hammam sans puits.

Quand Michel Tuchscherer recherche l’origine des hammams à Sanaa, il fait face à plusieurs versions. Certains les datent du milieu du XVIème siècle, époque de l’occupation ottomane. Compte tenu d’une histoire lacunaire, le chercheur déclare : « Une chose est indéniable, les hammams antérieurs au XXème siècle entretiennent des liens étroits avec les mosquées, avec les jardins, à travers les fondations pieuses (waqf) et ont longtemps fonctionné en symbiose avec la ville. » Avec Yahyâ al-‘Ubalî – chercheur à l’Université de Sanaa, qui a réalisé la plupart des enquêtes de terrain – il se penche ensuite sur les savoir-faire des métiers du bain – le frictionneur qui « fait le hammam », le maître de bain, gestionnaire et médiateur dans les conflits – et sur le statut social des hammamis, au bas de la hiérarchie sociale traditionnelle, appelés les gens du cinquième. Traiter quelqu’un de hammami est en fait une insulte. Pourtant les métiers et savoir-faire se transmettent dans ce que le Yémen appelle la famille élargie, des groupes patronymiques qui comprennent plusieurs lignées. La gestion du hammam est familiale et patriarcale.

La fréquentation du bain était et reste un art de vivre. « Contrairement à de nombreux pays du Moyen-Orient, de la Tunisie à la Turquie, en passant par l’Égypte et la Syrie où nombre de hammams sont en ruine ou ont disparu, où les pratiques sont tombées en déshérence, au Yémen au contraire se maintient une solide culture du hammam » note Michel Tuchscherer, même si, dans la conclusion de l’ouvrage il reconnaît que les hammams s’éloignent de leur statut d’institution au service de la communauté pour se transformer en entreprise privée répondant à des clientèles plus diversifiées.

© Nabil Boutros

Lieu d’ambiguïté et de contradictions, le hammam correspond à une caractéristique essentielle de la civilisation islamique. À différents moments de l’ouvrage, Mohamed Bakhouch – professeur émérite de littérature arabe ancienne, Université d’Aix-Marseille – met en exergue les vers d’un poète du XVIIIème siècle, Muhammad al-Kawkabani montrant que le hammam est bien le personnage principal de l’urbain, du religieux et du social. C’est aussi le lieu qui répond à l’imaginaire des corps et qui, avec la lumière tamisée émanant des coupoles, contribue à son atmosphère singulière. Cette lumière, ces atmosphères, ont été admirablement captées à travers l’objectif de Nabil Boutros. Les précieuses images – dont un bon nombre en pleine page – sont accompagnées d’un commentaire détaillé et traduisent les gestes et les étapes du parcours dans le hammam : déshabillage et gros plan sur pied mouillé, ronde d’hommes dans la salle chaude pour accélérer et renforcer la sudation, lumières tamisées, ajustement de la fûta ce pagne dont s’entoure le baigneur, ballots des usagers suspendus au vestiaire, sudation dans la pièce chaude les hommes allongés à même le sol, brumes et vapeurs de la chaleur humide diffusée. Ces photographies nous font parcourir les étapes suivies par celui qui se rend au hammam – friction, massage, shampouinage, rinçage à grandes eaux, ruissellement de l’eau de la tête aux pieds -. Au-delà de leur aspect documentaire elles offrent à celui qui les regardent des pans de réflexion sur un art de vivre. Elles sont elles-mêmes de purs scénarios. Les lieux nous sont montrés principalement du côté des hommes, là où le photographe pouvait pénétrer. Il s’est rendu dans de nombreux hammams, en détaille l’extérieur et l’intérieur, y compris le vendredi matin, jour d’affluence et de détente, jour de prière. Il montre les murs à la chaux et les gestes, derrière les murs les moindres petits recoins et invite à un voyage artistique, philosophique et spirituel.

Publié par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner Hammams à Sanaa – culture, architecture, histoire et société transmet au début de l’ouvrage le système de translittérations des caractères arabes et montre à la fin de l’ouvrage une carte de Sanaa sur laquelle figure les anciens hammams et leurs relevés, ainsi que la carte et les relevés des nouveaux hammams ; des notes et références souvent en bilingue, arabe et français y figurent ainsi que plusieurs index – celui des noms communs, des noms de lieux, des noms de personnes et de groupes ainsi qu’un glossaire indexé des termes arabes. C’est admirablement réalisé dans le cheminement de l’usager-baigneur, formidablement documenté par Michel Tuchscherer et les auteurs, magnifiquement accompagné et commenté par les photos de Nabil Boutros qui en a aussi assuré la mise en page avec Chloé Heinis. C’est une somme de travail et un superbe ouvrage !  

Brigitte Rémer, le 23 juillet 2022

© Nabil Boutros

Hammams à Sanaa – culture, architecture, histoire et société. Coordination Michel Tuchscherer – Photographies Nabil Boutros. Contributeurs – Fâtima al-Baydânî, spécialiste pour la collecte de la littérature orale populaire à travers le Yémen, chercheuse à L’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), à Marseille – Mohamed Bakhouch, professeur émérite de littérature arabe ancienne, Université d’Aix-Marseille – Christian Darles, architecte et archéologue, chercheur associé au Laboratoire de Recherches en Architecture de Toulouse et au Centre Français d’Archéologie et des Sciences Humaines de Sanaa – Claire Davrainville, fasciathérapeute, diplômée en art et thérapie du mouvement, Université Moderne de Lisbonne – Yahyâ al-‘Ubalî, chercheur à l’Université de Sanaa, qui a réalisé la plupart des enquêtes de terrain.

Édité par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A – 16 rue de la Grande Chaumière. 75006. Paris – Site : www.geuthner.com – Paris, dernier trimestre 2021.

Condition ovine – Célébrités

© Nabil Boutros

Exposition de Nabil Boutros pour le Pont Saint-Ange, Paris. Programmation de l’Institut des Cultures d’Islam.

À la frontière des Xème et XVIIIème arrondissements de Paris, au-dessus des voies de la Gare du Nord, de part et d’autre du métro aérien, un espace d’exposition pour une cinquantaine de photographies grand format a été aménagé par la Ville de Paris, participant du projet d’aménagement de promenade urbaine Barbès/Stalingrad.

Le Pont Saint-Ange véritable viaduc des arts, affiche aujourd’hui de splendides portraits réalisés par l’artiste visuel Nabil Boutros. Cette exposition s’inscrit dans le prolongement de celle que présente l’Institut des Cultures d’Islam, Croyances : faire et défaire l’invisible qui avait débuté juste avant le confinement et qui a ré-ouvert le 1er septembre (voir notre article du 4 avril 2020).

Artiste visuel franco-égyptien, Nabil Boutros a beaucoup de cordes à son arc. Il travaille ici le portrait, cisèle la personnalité de ses sujets photographiés en mode pause. Rien de figé, ni maquillage ni retouche, les sujets sont des brebis. Pour ce court instant de vie fixé en chambre noire il a recherché des éleveurs complices qui acceptent d’aménager leur bergerie en studio photo et de persuader quelques coquettes de l’importance du moment. Il n’a couru ni la Patagonie, ni la Nouvelle Zélande, ni l’Australie, il a patiemment cherché dans les régions de France.

Cinquante clichés sont accrochés et autant de moutons leur communauté d’appartenance, autant dire un important troupeau le long des voies ferrées, de races, familles et variations de couleur de laine savamment agencées. Starifiés, les moutons aiment les lieux bien éclairés, voient derrière eux sans tourner la tête et surveillent ainsi l’éleveur autant que le photographe. On dit qu’ils ont la mémoire des visages et repèrent les états émotionnels. Ils sont ici majoritairement de trois-quarts sur fond noir ou fond blanc dans un subtil système de déclinaisons des couleurs, celles de la robe, des yeux, de la tête, selon le ressenti du photographe. Ils sont en majesté, pris de trois-quarts, comme des célébrités. Certains sont blancs au poil ras, d’autres ont des robes aux teintes brunes, des colliers de laine autour du cou ou des poils épais et bouclés, d’autres encore ont la tête noir profond et de la laine claire, quelques-uns ont les yeux cernés cacao, quelques autres sont tachetés, ou pie. L’agneau duveteux est à peine rassuré. Le meneur à la tête noire et à l’épais manteau semble perdu dans ses pensées. Une cloche autour du cou pour sonner le ralliement lui confère une autorité naturelle. Chacun est unique et arbore avec fierté et individualité ses signes distinctifs. Nous sommes loin de Rabelais et de son Panurge, pas un ne se ressemble, tous ont l’oreille attentive, leur conventionnelle boucle jaune piquée dedans. La prise de vue est talentueuse et les tirages d’une grande précision. Les moutons font bonne figure, ici comme dans la nature, jamais ils ne perdent la face.

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

A travers ces portraits ovins pris sur le vif en 2015, l’artiste-philosophe apostrophe le visiteur et le questionne dans sa relation au vivant. Il interroge l’instinct grégaire qui commande aux moutons de se regrouper quand ils se sentent menacés, un trait comportemental fondamental de leur espèce. C’est pourquoi le mouton aurait été une des premières espèces animales domestiquées il y a environ dix-mille ans, en Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate. Pour preuve de cette domestication, leur hiérarchie dominante naturelle et leur inclinaison à suivre docilement un chef de file vers de nouveaux pâturages. Leur comportement grégaire leur permet de fuir le danger en un clin d’œil mais s’ils n’ont pas de prédateurs, leur comportement s’ajuste.

La Condition ovine fait référence aux psychosociologues qui ont travaillé sur les foules et observent des comportements souvent irrationnels, d’autant par rapport au discours dominant. Les interactions d’Erving Goffman envisagent la vie sociale comme une scène et développe la métaphore théâtrale considérant « les personnes en interaction comme des acteurs menant une représentation ». Ou comme la présentation de soi à laquelle le mouton s’applique à travers le regard du photographe. Ainsi la théorie de l’identité sociale pose la question de l’appartenance ou de la non-appartenance à divers groupes sociaux.

Le choix du thème est ici un symbole fort. Les moutons font partie de l’agriculture de subsistance entre sédentarité et transhumance saisonnière, entre hauts plateaux et basses terres. Ils ont leurs codes et règles de conduite. On dit que par le passé, dans certains endroits, ils recevaient un nom propre. Le mouton demeure le symbole sacrificiel par excellence dans les trois religions monothéiste – judaïsme, christianisme, islam – depuis la description du sacrifice d’Abraham par la Bible. Dieu demande à Abraham de sacrifier ce qu’il a de plus cher, son fils Isaac (Ismaël selon le Coran). Devant son obéissance, un ange lui retient le bras et place un bélier à la place du fils. De même, les hébreux, à la veille de leur sortie d’Égypte reçoivent l’ordre de tuer un agneau de moins d’un an et d’asperger les portants et le linteau de la porte avec son sang afin que l’ange exterminateur épargne leurs nouveau-nés. L’Aïd el-Kebir est l’une des principales fêtes rituelles annuelles de l’islam au cours de laquelle des moutons sont sacrifiés en souvenir de cet acte. Dans la religion égyptienne antique le bélier est aussi le symbole de plusieurs dieux : Khnoum, dieu des cataractes et du Nil, Harsaphes, divinité à la tête de bélier, coiffée de la couronne solaire, Amon, multiforme, qu’on retrouve parfois sous la forme d’un bélier portant les insignes pharaoniques. Le mouton fait aussi partie de la légende grecque avec Ulysse et la Toison d’or qu’il est parti quérir, sa manière d’échapper au Cyclope en se cachant dessous.

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

Nabil Boutros travaille entre Le Caire et Paris à la croisée de différentes disciplines : peinture, scénographie, installation et photographie. Il y a de la dérision dans ses sujets, il y a aussi la métaphore, les légendes et l’Histoire, le rapport à l’image et aux textes sacrés. Montré dans des manifestations internationales, des institutions culturelles et des galeries privées, son travail est principalement tourné vers l’Égypte et le Moyen-Orient. Depuis les années 90 il utilise le medium photographique et réalise notamment, entre 1990 et 1994, une série de portraits d’égyptiens qui a fait date. Il poursuit ses recherches sur plusieurs thèmes en Égypte, dont le concept de modernité à partir d’Alexandrie, en 2006. Son travail sur les rituels et le quotidien des Coptes, Chrétiens d’Égypte, présenté entre autres à la Biennale de Bamako en 2003 et publié en 2007, fait référence. A partir de là, il pose un regard critique et son expérience de scénographe le mène souvent vers des installations visuelles sous-tendues par un discours écrit à l’encre sympathique qui oblige le visiteur à décoder l’énigme.

Les photographies accrochées aux grilles du Pont Saint-Ange s’inscrivent dans ce parcours. Portraits pleins de fierté, d’inquiétude, de désinvolture et d’élégance, Condition ovine – Célébrités rythme la marche des passants et apaise les trépidations et les bruits des chemins de fer ambiants. Son auteur bon pasteur, Nabil Boutros, nous en conte l’histoire, entre Barbès et Stalingrad.

Exposition Condition ovine – Célébrités. Pont Saint-Ange, Boulevard de la Chapelle, 75010 Paris (métro La Chapelle).

Exposition Croyances : faire et défaire l’invisible/commissariat Jeanne Mercier, co-fondatrice de la plateforme Afrique in Visu Institut des Cultures d’Islam/direction générale, Stéphanie Chazalon, direction artistique Bérénice Saliou – 56 rue Stephenson et 19 rue Léon, 75018 – métro : Marcadet Poissonniers – site : www.ici.paris – Jusqu’au 27 décembre 2020.

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2020

Adam Henein, sculpteur : de la matière brute à l’épure, la gravité lyrique de son œuvre

« Silence »  Al-Harraniya – 1968 © BR 2007

Sculpteur égyptien majeur, dessinateur et artiste peintre d’un immense talent, Adam Henein a rejoint l’autre rive, le 22 mai 2020. L’univers magique qu’il a créé autour de lui à partir de l’héritage du passé, construit une œuvre d’une extraordinaire modernité.

Au fil d’une vie artistique accomplie, Adam Henein a inventé des formes et des volumes, décliné la subtilité des couleurs à partir de pigments naturels, cherché matières et matériaux dans les ressources du pays. Il a exposé en Égypte, dans le monde arabe, en Europe, et aux États-Unis, s’est posé à Paris entre 1971 et 1996 et exposé au cours de cette période dans diverses galeries et biennales d’art. Il a toujours été profondément égyptien, puisant dans son pays la matière vive de son inspiration. Il est imprégné des cultures musulmane, juive et chrétienne, dans l’Égypte multiculturelle des années 1930/1940 dans laquelle il a vécu.

Né au Caire le 31 mars 1929, Adam Henein est attiré très tôt par le dessin et les arts appliqués en observant le travail méticuleux de son père dans l’atelier familial d’argenterie et travaux sur métaux, et en se rendant au Musée Égyptien, avec l’école. Là est née sa passion pour la sculpture, l’apprentissage du regard, l’art du détail. Il complète plus tard cette auto-formation à la Faculté des Beaux-Arts du Caire. En 1953, diplôme en poche, il obtient une bourse d’étude pour l’Allemagne et passe un an et demi à Munich. En 1960 c’est à l’Institut Goethe du Caire qu’il présente sa première exposition, composée de dessins à l’encre de Chine et de peintures. On lui reconnaît des influences, dont celle de Paul Klee, mais il se plait à rester en retrait de l’art européen. Son séjour en Nubie, lieu d’architecture et de motifs de décoration spécifiques, de fêtes familiales, inspire son œuvre. En 1963, avec la construction du barrage d’Assouan, la vallée est inondée et il s’installe avec sa femme, Afaf, dans l’Île Éléphantine. Il y réalise de nombreuses sculptures comme Hibou, en 1963, ÂneHomme au poisson – Homme qui boit à la jarre, en 1965, travaille sur la figure du Chat, mythique et sauvage, un bloc blanc en plâtre posé au sol où se croisent les courbes et les aigus. Adam Henein transporte ses sculptures en felouque quand il rentre au Caire, puis repart pour Louxor où il passe deux ans au cœur de la mémoire historique antique et du fastueux patrimoine de la région. L’observation des fresques et peintures tombales de Thèbes, ainsi que les couleurs des champs et des villages le marque à tout jamais. Il y réalise de nombreuses sculptures dont Gentle Breeze (bronze/doré) personnage longiligne et digne, très épuré, portant une longue robe ajustée. En 1966, il participe à une exposition d’art africain, à Dakar, organisée par André Malraux, ministre français des Affaires Culturelles.

Dans le jardin – Al-Harraniya – © BR 2007

La guerre des six jours, en 1967, lui coupe les ailes et il décide de se poser. Il acquiert un terrain à l’extérieur du Caire où son voisin, Ramsès Wissa-Wassef, architecte et artiste, lui construira une maison de terre et son atelier, dans un environnement de nature, à Al-Harraniya. En 1971 il participe à une exposition au Musée Galliera, à Paris, sur le thème Cinquante années d’art égyptien contemporain, et décide de séjourner en France quelque temps. Il y reste vingt-cinq ans, tout en puisant son inspiration dans ce qui forge son identité, le monde arabe. Il y travaille particulièrement la peinture, partant à la découverte de nouveaux supports comme le papier japonais, translucide, et le papyrus dont la technique vient d’être redécouverte. Il expérimente différents formats. La profondeur de ses couleurs faites de pigments naturels et gomme arabique dans l’œuvre peinte sur papyrus, notamment dans les années 1986/87, invite à la méditation. La Pierre Noire, Hommage à Giotto, Hommage à Fra Angelico, The Cloverfield, The Dawning, The Burning bush, Noon day quiet sont de cette veine-là. Le disque, issu de l’idée du disque solaire, devient aussi une de ses sources d’inspiration. Il réalisera plus tard sa série Pain de I à V, travaillant sur ce même concept, Harraniya 2002. Squares, peinture réalisée à Paris en 1981, se compose d’un panneau aux formes géométriques et aux patines savamment élaborées et posées sur un fond gris ardoise. Il réalise aussi des sculptures de petit format, comme en 1983 Celebrity I et II en bronze polychrome, en 1984 Père et ses deux fils ou encore Le jeune élégant, en bronze. Il participe chaque année à la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC), de 1980 à 1985 et expose dans différents lieux et galeries, en France, en Europe et hors d’Europe.

En 1987, Adam Henein multiplie les allers-retours entre la France et l’Égypte, expose peintures et sculptures à la Galerie Mashrabiya du Caire. Le ministre égyptien de la Culture, Farouk Hosni, lui confie une mission de veille pour la restauration du Sphinx de Gizeh. En avril 1991, il expose ses œuvres à Paris, à l’Institut du Monde Arabe – inauguré quatre ans plus tôt sous la présidence d’Edgar Pisani -. Elles accompagnent celles de Nada Raad et Chaouki Choukini dans l’exposition intitulée Trois sculpteurs. Dans le catalogue qui l’accompagne, Pierre Gaudibert écrit, parlant de ses sculptures : « Le spectateur doit à son tour tourner, contempler, prendre du temps pour pénétrer cet art exigeant et rare, cette œuvre qui s’impose dans le silence et le recueillement. Il faut la mériter ! » En 1992 il participe à la IVème Biennale Internationale du Caire et reçoit la Médaille du Nil pour la sculpture. « Il existe une sorte de relation organique entre moi-même et la sculpture » dit-il. Il rentre définitivement en Égypte et fonde, en 1996, le Symposium international de sculptures d’Assouan, soutenu par le ministère de la Culture et le Gouvernorat d’Assouan, se lance à fond dans le travail du granite et les œuvres monumentales et participe de la transmission aux artistes, égyptiens et internationaux venus échanger leurs visions. Chaque artiste invité crée son oeuvre de granite qui rejoint ensuite un Musée à Ciel Ouvert créé dans le désert où les œuvres dialoguent entre elles. Il obtient la Récompense d’État pour les Arts, en 1998 et le Prix Moubarak, en 2004.

« Le Vaisseau d’Adam »  2003/2004 – Al-Harraniya – 18 janvier 2014/Inauguration du Musée © Nabil Boutros

Entre 2000 et 2004, le sculpteur construit dans son jardin avec l’aide de Mahmoud, son assistant, une sculpture monumentale, Le Vaisseau d’Adam, sorte d’arche de Noé remplie d’animaux – âne, brebis, chats, hibou, oiseaux – figures et ombres du passé comme ce Guerrier. On est entre ciel et terre, sous la lumière. Ses sculptures, à bord de ce vaisseau de la mémoire, sont la synthèse de son travail. Pesanteur et légèreté se confrontent, « l’union des contraires » comme il le dit lui-même.  « La pesanteur du bloc sculpté et l’art de lui conférer un aspect de légèreté… » Dans La trajectoire d’une vie, texte écrit pour le magnifique ouvrage édité sous la direction de Mona Khazindar, chez Skira, en 2006, il dialogue avec la critique d’art Fatma Ismaïl et lui confie : « Le travail créateur, selon moi, est une découverte toujours renouvelée, et s’il me semble que je m’immobilise, alors je m’empresse de larguer les amarres, et je pars. » Ce livre d’art édité en trois versions différentes – en arabe, français et anglais – parle de son parcours et de ses œuvres au moment où il présente, en 2006, une extraordinaire rétrospective de son travail dans un palais mamelouk du Caire récemment restauré, le Palais Taz, dans une scénographie de Salah Maréi, son ami.

« Rencontre »  1990/2007 – Al-Harraniya © BR 2011

En 2007 c’est une exposition d’œuvres blanches, lumineuses, réalisées en plâtre autre matière de prédilection, qui est présentée à la Galerie Ofoq un du Caire. Elles couvrent une cinquantaine d’années à compter de 1953. On y voit, entre autres : Fatma, un magnifique portrait aux traits d’une grande finesse, Le Caire, 1953 ; Un homme qui boit, et Le combattant numéro (1), digne et grave, nu et tenant un bouclier, le buste en trapèze, deux sculptures de l’Ile de Philae, 1964/1965 ; Silence et La liseuse, figures monumentales assises, massives et récurrentes dans l’œuvre du sculpteur, les mains posées sur les genoux pour la première, tenant un livre pour la seconde, Al-Harraniya, 1968/69 ; Chien au museau effilé et au corps d’animal mythique, Al-Harraniya, 1970 ; La mère, bloc d’une grande simplicité, la taille à peine esquissée, un léger déhanchement, la tête bien sur les épaules, Paris, 1972 ; Suspens, un chat aux aguets, prêt au bond, Paris, 1973 ; Oum Kolsoum en majesté dans ses ondulations et dans l’art du détail, un fin quartier de lune en guise de broche, le foulard que la chanteuse tenait toujours à la main, ici noué sur le côté de la robe, comme une décoration, Al-Harraniya, 2003 ; Désir, un oiseau, posé au sol, oiseau-symbole bec grand-ouvert, crieur, Al-Harraniya, 2006.  Quand il compare le plâtre à d’autres matières, plus précieuses comme le bois, le bronze ou le marbre, Adam Henein dit à Soheir Fahmi, lors d’un entretien pour Al-Ahram Hebdo (12/18 décembre 2007) : « Je voudrais que la force de la sculpture vienne de ses profondeurs et non de l’extérieur avec toutes ses fioritures… Le plâtre a la simplicité de la pureté et du recueillement…. Une neutralité qui fait face et laisse passer la lumière… C’est une matière plus chaleureuse qui ne met aucune barrière avec son interlocuteur. »

Cette même année, en avril 2007, Adam Henein avait accepté, par gentillesse, d’exposer au Centre Culturel Français d’Alexandrie – aujourd’hui Institut Français – où j’oeuvrais ; une première, une grande fierté. Son bronze majestueux de La Liseuse, emblématique de l’œuvre, était posée au centre de cette belle villa qu’occupait le CCFA, rue Nabi Daniel. Autour de l’imposante sculpture, sur les murs, des Peintures et Fusains réalisés entre 2005 et 2007. La complémentarité entre sculpture et peinture était évidente. Son œuvre picturale, aussi féconde que l’œuvre sculptée, s’est développée au fil des années. Pour ne citer que quelques-unes des toiles, retenons cette série de têtes, réalisée en 2009 à Harraniya dont on ne devine que les formes d’un visage caché sous des pigments gris. L’une, Star, est comme cagoulée, entourée d’une corde qui interdit la parole, une étoile à la place du cerveau, sur un fond brun-fauve ; une autre, Masque blanc sur fond ocre, souligne d’une touche de violet profond le contour d’un visage bâillonné ; deux autres toiles, Untitled, deux têtes dont la première travaille sur une déclinaison des pigments et un granité de tons clairs, la seconde s’apparente à une radiographie et semble dessiner l’intérieur du crâne, avec des blancs contrastés sur fond noir et une pointe d’humour par les trois formes géométrique, l’œil en triangle, l’oreille en cercle, la carotide en étoile.

Inauguration du Musée Adam Henein – Al Harraniya – 18 janvier 2014 © Nabil Boutros

Adam Henein a consacré les dix dernières années de sa vie au classement méthodique et à l’élaboration de la transmission de son œuvre, une sorte d’inventaire. Il a créé une Fondation puis érigé un musée dans son jardin. Ce musée a remplacé son ancienne maison de terre, il en a pensé les plans avec Salah Maréi en fonction des volumes de ses sculptures. Puis il l’a fait construire, véritable écrin pour son œuvre. Soixante années de son travail artistique sont présentées sur trois niveaux, avec puits de lumière et multitude d’angles et reliefs pour que chaque œuvre prenne toute sa dimension, et vive. Tous les espaces sont habités jusqu’aux moindres petites failles, murets, pans de murs, reliefs. De nombreux dessins et peintures se fondent dans les sculptures comme en miroir. Inauguré en 2014, le lieu est magique, habité de ses pensées artistiques et réalisations poétiques, excentriques, nostalgiques. « Avec le temps on n’a plus besoin d’un sujet, on va vers la sculpture immédiatement » disait-il.

Dans l’atelier – Al-Harraniya © BR 2007

Admirateur entre autres du sculpteur Mahmoud Mokhtar, son compatriote, l’abstraction géométrique et l’équilibre des formes, ses territoires de pensée, espaces et volumes, le rythme de ses sculptures – en ardoise, plâtre, bronze, granite, basalte, métal, calcaire, argile – leur élégance, définit sa cosmogonie. Adam Henein a l’art des contrastes, entre puissance et harmonie, matière brute, épure et raffinement, verticalité et horizontalité. Ses peintures et dessins sur papyrus, chargés de symboles et couleurs pastel relèvent d’une expérience presque mystique. Ses patines – brun, ocre et terre de Sienne – appellent le sol et les villages d’Égypte, la couleur des sables et de sa maison en pisé.

Dans l’atelier – Al-Harraniya © BR 2007

Dans son oeuvre, les temps se superposent en une quête d’absolu où se mêlent passion, pureté des lignes, beauté. Sa sculpture croise parfois l’art des Cyclades, dans la simplicité et la sérénité, dans l’éternité et le mystère. Il y a quelque chose d’immuable dans son art qui explore le signe et le symbole. Ses thèmes sont récurrents. Sa maison-atelier-jardin à Harraniya avec vue au loin sur les Pyramides, trésor où s’entremêlent esquisses, œuvres achevées, projets, outils pour soulever les blocs et strates de vie superposées est devenue musée, mémoire vive d’une œuvre savante, sacrée, en même temps que d’une grande simplicité et densité. « La Beauté » de Baudelaire me vient à l’esprit en regardant son œuvre, dans l’amplitude du mouvement, avec les mots pour l’un, la matière minérale pour l’autre : « Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ; J’unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes ; Je hais le mouvement qui déplace les lignes, Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. » Comme l’oiseau posé sur le toit de sa maison, mouette ou hirondelle, Adam Henein a pris son envol, dans sa quête d’éternité.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2020

Cet article a été écrit à partir des textes et iconographie issus des documents suivants : Catalogue Henein de ASB Gallery, Montreux (1988), article de Michaël Gibson – Catalogue de l’Institut du Monde Arabe/Musée/Unité Art Contemporain, Paris, Trois sculpteurs contemporains, (1991), article de Pierre Gaudibert – Adam Henein, sous la direction de Mona Khazindar, édition Al-Mansouria/Skira, (2005) – Adam Henein, catalogue de la Galerie Ofoq un et du ministère égyptien de la Culture/secteur des arts plastiques (2007), directeur de la galerie Ihab Al-Labbane – Catalogues du Symposium international de sculptures d’Assouan, (2009 à 2015) – Adam Henein Museum, a life of creativity, sous la direction de Karim Francis (2014), et Journal Al-Ahram Hebdo, deux articles de Soheir Fahmi, (8/14 mars 2006 et 12/18 décembre 2007).

Offerts par Adam Henein au fil de nos rencontres entre 2004 et 2008, époque où j’étais directrice adjointe du Centre Culturel Français d’Alexandrie/Institut Français, puis lors de mes passages à Al-Harraniya, en 2011 et 2018, ces documents portent sa signature et les couleurs de la terre d’Égypte, son histoire de vie et sa philosophie dans la traversée du XXème siècle et le début du XXIème, ses recherches et passions pour les formes, volumes et matériaux peints et sculptés. Un homme simple. Un immense artiste. Merci Adam !

Adam Henein et Brigitte Rémer au Palais Taz – Le Caire, ©  Nabil Boutros 2006

Musée à ciel ouvert – Assouan ©  BR 2007

« Oiseau »  –  Al-Harraniya @ BR 2007

Adel Hakim et le Théâtre National Palestinien : hommage

© Nabil Boutros – “Des Roses et du Jasmin”  Répétitions au Théâtre National Palestinien, Jérusalem-Est, 2015

Adel Hakim, co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry avec Elisabeth Chailloux, s’en est allé en août dernier. Un hommage vient de lui être rendu en même temps qu’est reprise la pièce, Des Roses et du Jasmin, la dernière qu’il ait écrite et montée avec le Théâtre National Palestinien.

Citoyen du monde : c’est l’installation d’une série de photographies représentant Adel Hakim en pieds ou en portraits, en majesté ou en simplicité, réalisée à sa demande avant de tirer sa révérence. Nabil Boutros, collaborateur artistique dans plusieurs spectacles du TQI l’a cadré, comme le vol d’un gerfaut qui se suspend. Adel Hakim s’est inspiré de l’œuvre du photographe-plasticien, Egyptiens ou l’habit fait le moine, exposée en 2012 au Studio Casanova, ainsi le voit-on portant la coiffe des cheikhs ou le costume cravate, le short et les baskets du boxeur avant la victoire ou le poncho mapuche des indiens chiliens, arborant le kufi des présidents porté par les musulmans, les chrétiens ou les juifs, ou drapé dans une djellaba comme un Saïdi de Haute-Egypte. Il porte haut le keffief palestinien.

Cette série s’inscrit dans le cadre de l’hommage qui lui est rendu par ses amis au cours d’une soirée lecture de ses derniers textes, Les Pyramides et leur Sphinx notamment, qui rappelle ses origines égyptiennes, qui parle des pays où il a aimé travailler et tisser des liens, qui transmet ses observations et réflexions. Elisabeth Chailloux et son équipe en sont les grands ordonnateurs. La soirée est simple et chaleureuse.

Dans la grande Nef de la Manufacture des Œillets se poursuit à travers le viseur de Nabil Boutros le témoignage de la fructueuse collaboration artistique entre le Théâtre National Palestinien et le Théâtre des Quartiers d’Ivry.  Les photographies d’Antigone et de Des Roses et du Jasmin, placées en hauteur, cernent l’espace. On y voit le Théâtre National Palestinien au travail : les répétitions des spectacles, sur le plateau, en coulisses, et les premières représentations à Jérusalem et Ramallah – Antigone le 28 mars 2011, Des Roses et du Jasmin le 2 juin 2015 – accompagnées des dessins préparatoires d’Adel Hakim. Au fond de la Nef, l’immense mur recouvert d’une photo prise le 5 juin 2011 à Jérusalem montre le mur de séparation au check-point de Qalandia, plein de graffitis. Une quinzaine de photos prises à Jérusalem, à Ramallah et à Béthléhem la même année y sont accrochées et parlent de la ville, de la guerre : “manifestations contre l’occupation israélienne”, “l’entrée du camp de réfugiés d’Aida,” “le dôme du Rocher vu des hauteurs du quartier juif”, “l’intérieur de la Mosquée al-Aqsa sur l’esplanade du temple.” De quel côté du mur… se trouve la prison ? pose Nabil Boutros. Référence est également faite à Zone 6, Chroniques palestiniennes, présentées au Studio Casanova d’Ivry en 2012, magnifiques échos de la politique culturelle menée par le Théâtre des Quartiers d’Ivry et la ville.

Le partenariat exemplaire développé avec le Théâtre National Palestinien s’est bâti sur l’engagement artistique d’Adel Hakim et d’Elisabeth Chailloux co-directeurs du TQI, devenu en décembre dernier Centre dramatique national du Val-de-Marne et installés dans ce lieu emblématique de la Manufacture des Œillets. Des Roses et du Jasmin dernière mise en scène d’Adel Hakim, présenté en cette seconde saison, relate le parcours d’une famille dans laquelle convergent les destins de Palestiniens et de Juifs à travers trois générations, de 1944 à 1988,. La tragédie grecque n’est pas loin, « elle m’a toujours servi de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » disait Adel Hakim. L’auteur-metteur en scène montrait ici, par la succession des tragédies à travers les générations, le processus implacable de l’Histoire et de la violence, là où se rejoignent destin individuel et destin collectif. (cf. notre article du 30 janvier 2017). A voir ou à revoir, de toute urgence.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2018

Mercredi 7 mars : lecture par Elisabeth Chailloux, Eddie Chignara, Etienne Coquereau, Pablo Dubott, Raymond Hosni, Lara Suyeux et d’autres amis comédiens du dernier texte écrit par Adel Hakim, Les Pyramides et leur Sphinx – Vernissage des expositions de photographies réalisées par Nabil Boutros : Citoyen du monde – série de portraits d’Adel Hakim et reportage autour des créations à Jérusalem d’Antigone et de Des Roses et du Jasmin.

Du 5 au 16 mars 2018 – Des Roses et du Jasmin spectacle en langue arabe surtitré en français, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/ Manufacture des Œillets – métro : Mairie d’Ivry. Site :  www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – Le texte est édité à L’Avant-Scène Théâtre. Le spectacle a été créé les 2, 3 et 4 juin 2015 au Théâtre National Palestinien, à Jérusalem-Est et le 7 juin 2015 au Théâtre Al Quassaba de Ramallah.

Avec les acteurs du Théâtre National Palestinien – Hussam Abu Eisheh, Alaa Abu Gharbieh, Kamel El Basha, Yasmin Hamaar, Faten Khoury, Sami Metwasi, Lama Namneh, Shaden Salim, Daoud Toutah – scénographie et lumière Yves Collet – dramaturge Mohamed Kacimi – collaboration artistique Nabil Boutros – assistant lumière Léo Garnier – vidéo Matthieu Mullot – costumes Dominique Rocher – chorégraphie Sahar Damouni – En collaboration avec les équipes techniques du Théâtre des Quartier d’Ivry : Franck Lagaroje, Federica Mugnai, Léo Garnier, Dominique Lerminier, Raphaël Dupeyrot et du Théâtre National Palestinien : Ramzi Qasim, Imad Samar.

Voir nos articles dans www.ubiquité-cultures.fr – Antigone/15 janvier 2017 – Des Roses et du Jasmin /30 janvier 2017 – La culture en Palestine/1er février 2017 – Adel Hakim, d’Ivry et de partout/ 4 septembre 2017.