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Anni et Josef Albers, l’art et la vie

Josef Albers, Aufwärts (Upward), vers 1926. Verre plaqué, sablé, peinture noire.

Exposition présentée au Musée d’Art Moderne de Paris, en étroite collaboration avec The Josef and Anni Albers Foundation à Bethany, Connecticut – Commissariat Julia Garimorth, assistée de Sylvie Moreau-Soteras – Jusqu’au 9 janvier 2022.

Fils aîné d’une famille catholique de la classe ouvrière, Josef Albers (1888-1976) naît dans une petite ville minière de la région industrielle de la Ruhr, en Allemagne. Il intègre l’école du Bauhaus en 1920, six mois après son ouverture, à Weimar. Il a alors 32 ans, c’est le plus âgé des élèves. L’inflation ambiante dans le pays le met en difficulté et il commence à travailler en récupérant dans la décharge de la ville des morceaux de verre, les assemblant en des compositions hétéroclites. Après beaucoup de doutes de la part de ses professeurs on lui propose d’ouvrir un atelier de verre dont il devient rapidement directeur technique, rejoint par Paul Klee comme directeur artistique.

Anni Albers, Red and Blue Layers, 1954 – Coton.

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Annelise Else Frieda Fleischmann (1899-1994) vient de Berlin, issue d’une famille bourgeoise d’origine juive convertie au protestantisme. Annelise Fleischmann intègre l’école en 1922 où elle suit le cours préliminaire classique avant de rejoindre l’atelier textile un an plus tard. Elle rencontre Josef dès son arrivée au Bauhaus, découvre une grande liberté pour expérimenter et investit pleinement le tissage. En avril 1925, suite à des pressions politiques croissantes, le Bauhaus de Weimar est dissous et transféré à Dessau, avec, à la clé, la conception d’un nouvel édifice. La même année, Anni et Josef se marient. Le bâtiment inauguré en décembre 1926 devient un tremplin pour l’expérimentation de leur travail. Leurs œuvres se font écho, chacun dans sa technique.

En 1933 Anni et Josef Albers émigrent aux États-Unis, répondant à une invitation du Black Mountain College, pour enseigner. Dans cette école expérimentale située dans les montagnes de Caroline du Nord et qui s’est inspirée du Bauhaus, passent de nombreux artistes et intellectuels. Josef approfondit ses recherches sur la couleur, Anni sur les différentes techniques du tissage. Ils font figure de précurseurs parmi les plus grands abstraits du XXème siècle. Leurs recherches sur les formes, les matériaux et les couleurs, placent leur œuvre à la base du modernisme. Ils partagent, tout au long de la vie, leur vision créatrice, convaincus que l’art peut transformer le monde. Marqués par leur apprentissage sous l’égide du fondateur du Bauhaus, l’architecte Walter Gropius, ils adhèrent à sa vision de l’enseignement qui privilégie l’apprentissage par la pratique et le dialogue pluridisciplinaire recherché par tous. « Le but de toute activité plastique est la construction ! Architectes, sculpteurs, peintres, nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n’y a pas d’art professionnel. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan » disait le Manifeste du Bauhaus en 1919, ligne dont ils s’inspirent. Ils deviennent à leur tour les chefs de file d’une nouvelle génération d’artistes qui s’imprègnent de leur philosophie et de leurs méthodes de transmission.

À partir de 1926, Josef Albers se lance dans le design, conçoit et fabrique des objets de la vie quotidienne et des meubles, par exemple, un ensemble de quatre tables gigognes qu’il conçoit et réalise, vers 1927. A partir de 1928 il fait des collages et photomontages à partir de la nouvelle technique photographique dans laquelle il se lance et qui lui offre une autre façon d’appréhender l’espace. A partir de 1930 le couple se passionne pour les arts précolombiens, voyage à de nombreuses reprises en Amérique Latine et visite les sites archéologiques du Mexique et du Pérou. Anni se rapproche des techniques traditionnelles péruviennes pour le tissage, et se lance dans la création de bijoux par l’observation du trésor de Monte Albán, exhumé d’une tombe d’Oaxaca au Mexique. En 1947, Josef Albers entreprend la série des Variants, ou Adobes, avec sa palette de couleurs vives et les compositions géométriques abstraites évoquant les murs peints des habitations mexicaines.

Josef Albers, 4 Central Warm Colors Surrounded by 2 Blues, 1948. Huile sur Masonite.

A partir de 1949, Josef réalise les Structural Constellations qui rendent compte de ses expériences visuelles. Dans les années 1950, Anni Albers s’intéresse aux œuvres de petit format, tissées à la main, sans fonction utilitaire mais uniquement destinées à être regardées comme possibilité d’explorer des formes de tissage à caractère unique, contrairement au tissage à motifs répétés: « Laisser les fils s’articuler à nouveau et trouver une forme pour eux-mêmes, à aucune autre fin que celle de leur propre orchestration, non pas dans le but de s’asseoir ou de marcher dessus, mais seulement pour être regardés » dit Anni Albers. Elle reçoit aussi des commandes religieuses et réalise notamment six panneaux, tissés à la main, Six Prayers, son tissage pictural le plus ambitieux présenté ici pour la première fois au public

A partir de 1950 et jusqu’à sa mort en 1976, Josef Albers travaille sur sa série Homage to the Square à partir de quatre formats élémentaires de carrés emboîtés. A travers plus de deux mille tableaux il explore exclusivement la couleur et l’interaction des couleurs entre elles. Il pose sa théorie dans un livre publié en 1963, Interaction of Color dans lequel il démontre qu’une couleur n’est jamais vue telle qu’elle est physiquement, mais toujours en rapport avec son environnement. Anni Albers de son côté, a publié plusieurs ouvrages dont On Weaving en 1965, livre fondateur qui explore l’histoire des quatre mille dernières années de tissage à travers le monde. A partir de 1963, Anni rejoint Josef, qui avait été invité un an avant à diriger des ateliers de lithographie à Los Angeles chez Tamarind Lithography Workshop et se passionne pour la gravure, lâchant progressivement le tissage. Elle en expérimente toutes les techniques : lithographie, sérigraphie, impression offset, estampe, gravure à l’eau-forte, mais dans son travail passent toutes les influences de son parcours artistique. « Les fils ne sont plus comme avant en trois dimensions ; seule leur ressemblance paraît dessinée ou imprimée sur papier. Ce que j’ai appris dans la gestion des fils, je l’ai maintenant utilisé dans le processus d’impression. »

Anni Albers, Double Impression III, 1978
Impression offset.

Anni et Josef Albers, L’art et la vie est une exposition magistrale sur le parcours artistique de ces deux artistes, parcours individuels et oeuvres en vis-à-vis, depuis le Bauhaus jusqu’aux États-Unis. L’exposition s’ouvre sur deux œuvres emblématiques de chacun, puis déplie les différentes étapes de leur vie de manière chronologique. Une première section présente leurs productions réalisées au Bauhaus, de 1920 à 1933. La deuxième section d’une part montre les œuvres qu’ils ont réalisées aux États-Unis à partir de 1933 au Black Mountain College et d’autre part place la focale sur leurs œuvres majeures respectives, Pictorial Weavings de Anni et Homages to the Square de Josef. La dernière partie de l’exposition s’arrête sur le travail graphique d’Anni, initié avec Josef dans les années soixante et qu’elle développe dans la dernière partie de sa vie. Une salle est réservée au travail de pédagogue qu’ils ont réalisé tout au long de leur itinéraire artistique, à partir de films d’archives. « Apprenez à voir et à ressentir la vie, cultivez votre imagination, parce qu’il y a encore des merveilles dans le monde, parce que la vie est un mystère et qu’elle le restera. Mais soyons-en conscients » disait Josef aux étudiants. De nombreux documents complètent l’exposition tels que photographies, lettres, carnets de notes, cartes postales montrant leur travail au jour le jour et le contextualisant.

La fonction de l’art et sa démocratisation, la valorisation de l’artisanat, la relation aux autres et la relation entre les champs artistiques, la réalisation de soi et la place de l’art dans l’éducation sont autant de thèmes qui ont marqué le cheminement des deux artistes. « Les œuvres d’art nous apprennent ce qu’est le courage. Nous devons aller là où personne ne s’est aventuré avant nous » disait Anni Albers dont les travaux, notamment textiles, sont ici magnifiquement mis en valeur, au même titre que la création picturale de Josef.

Anni et Josef Albers, L’art et la vie est une exposition importante qui nous mène de l’atelier de verre de Josef, du design et de ses obsessions sur le carré, aux tissages picturaux d’Anni, à ses dessins et différentes techniques de la gravure où l’on retrouve l’influence des textiles et des motifs précolombiens. Très bien réalisée et documentée par le Musée d’Art Moderne de Paris, l’exposition nous mène à travers les étapes de leurs recherches des formes, matériaux, couleurs et nouveaux langages, aux origines de l’abstraction.

Brigitte Rémer, le 28 décembre 2021

Comité scientifique : Nicholas Fox Weber, directeur de la Josef and Anni Albers Foundation, Bethany, Connecticut – Heinz Liesbrock, directeur du Josef Albers Museum Quadrat, Bottrop, Allemagne – Commissariat Julia Garimorth, assistée de Sylvie Moreau-Soteras.

Du 10 septembre 2021 au 9 janvier 2022, Musée d’Art Moderne de Paris, 11 Avenue du Président Wilson, 75116 Paris – tél. 01 53 67 40 00 – site : www.mam.paris.fr – Ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h – Le catalogue est publié aux éditions Paris Musées (45 €) – L’exposition sera également présentée à l’IVAM (Instituto Valenciano de Arte Moderno) à Valence, Espagne, du 15 février au 20 juin 2022.

Visuels : 1/ – Josef Albers, Aufwärts (Upward), vers 1926 – Verre plaqué, sablé, peinture noire, 44,6 x 31,4 cm – The Josef and Anni Albers Foundation © 2021 The Josef and Anni AlbersFoundation/Artists Rights Society (ARS), NewYork/ADAGP, Paris 2021. 2/ – Anni Albers, Red and Blue Layers, 1954 – Coton,  61,6 x 37,8 cm – The Josef and Anni Albers Foundation © 2021 The Josef and Anni AlbersFoundation/Artists Rights Society (ARS),New York/ADAGP, Paris 2021. 3/ – Josef Albers, 4 Central Warm Colors Surrounded by 2 Blues,1948 – Huile sur Masonite, 66 x 90,8 cm – Josef Albers Museum Quadrat Bottrop © 2021 The Josef and Anni Albers Foundation/ArtistsRights Society (ARS), New York/ADAGP, Paris 2021. 4/ – Anni Albers, Double Impression III, 1978 – Impression offset, 27.9 × 22.9 cm – The Josef and Anni Albers Foundation © 2021 The Josef and Anni AlbersFoundation/Artists Rights Society (ARS), NewYork/ADAGP, Paris 2021.

Passé Présent

Sarah Moon. “En Roue Libre”, 2001
© Sarah Moon

Installation de Sarah Moon, au musée d’Art moderne de Paris. Directeur Fabrice Hergott – commissaire Fanny Schulmann – assistante de l’exposition Pauline Roches – scénographe Cécile Degos – direction artistique Sarah Moon, assistée de Guillaume Fabiani.

Sarah Moon conduit le visiteur dans son Passé Présent c’est-à-dire hors du temps, comme elle le pose dans une équation au début de l’exposition. « Vous avez dit chronologie ? Je n’ai pas de repères ; mes jalons ne sont ni des jours, ni des mois, ni des années. Ce sont des avant – pendant – après. » Elle est une magnifique conteuse qui met l’enfance au centre de l’image et qui mêle tragédie et poésie, avec virtuosité. L’installation qu’elle propose au musée d’Art moderne de Paris fait dialoguer de nombreuses photographies allant des années 80 à aujourd’hui, les films qu’elle a tournés en mettant ses pas dans ceux des frères Grimm, d’Andersen ou de Perrault, les livres qu’elle a publiés. Elle habite un univers sensible et raffiné.

Après avoir été mannequin dans les années soixante, Sarah Moon choisit d’être photographe de mode et son talent est reconnu internationalement à partir des années quatre-vingts. Elle signe alors les premières campagnes de photographies de mode, pour la marque Cacharel entre autres. « C’est à la fois pour m’approcher et m’échapper de la réalité qu’instinctivement j’ai regardé à travers l’objectif d’un appareil photographique » dit-elle. Elle a profondément modifié le concept de présentation du vêtement et de représentation de la femme, la notion de beauté et de féminité. « Je fais presque toujours la même photo. Une photo de mode, une robe, une femme, ou plutôt une femme, une robe » dit-elle. Sa griffe d’artiste-conceptrice, immédiatement identifiable, puisait dans des références cinématographiques et littéraires, de Murnau à Charles Laughton, marquant un chemin artistique singulier basé sur le noir et blanc, « couleur de l’inconscient et de la mémoire » précise-t-elle. Les imprimés des robes, la position des bras, les mains qui cachent le visage, sont autant de signes particuliers qui la nomment.

A partir des années 80, Sarah Moon se met à travailler le récit par la photographie et par le film. A partir de son premier film, Mississipi One réalisé en 1992, elle entrecroise les recherches entre images fixes et images animées et note : “D’aussi loin que je me souvienne, faire un film a toujours été un désir que je croyais impossible, comme si c’était trop demander, comme si c’était rêver… De tous les projets qui déjà me hantaient, Mississipi a été le premier que j’ai pu réaliser. D’autres ont suivi, ceux que j’appelle home movies – contes, portraits et autres vidéos. Alors tout a changé, y compris dans le travail de commande, la mode, où je me suis débarrassée de l’anecdote pour aller vers l’essentiel… » Sarah Moon se plait à croiser les époques, les architectures, les musiques et taille sa liberté artistique avec certitude et douceur. D’une grande capacité d’invention, elle aime brouiller les pistes : « Il faut pouvoir tout changer, faire l’hiver en été, le soleil en novembre, la nuit en plein jour » explique l’ensorceleuse. Elle obtient le Grand prix national de la photographie en 1995.

En introduction à l’exposition et dans son lien avec la mode, le regard du visiteur suit le mouvement d’une robe, sa transparence, ses plis, le tressage du lamé, dans des images qui souvent cachent le visage, mettant en avant le corps et le vêtement. On y trouve des photographies aux patines floutées, passées, créant l’étrangeté comme Theresa Stewart et Fashion I, pour Issey Miyake (1995), où le mannequin devient mouvement, où les couleurs éteintes de la robe et de ses liserés se retrouvent dans L’Oiseau (1995), plein d’humanité, où La Robe à pois (1996) évoque l’habit du clown blanc. Dans Pour Renate (2007) on aperçoit un visage sur lequel se superpose une pleine lune. K.P. pour Yohji Yamamoto (1998) introduit dans le raffinement d’une pose naturelle sur fond bicolore, et Foudroyé en plein vol (2013), met en scène un oiseau au somptueux plumage, immobilisé à la verticale. Sarah Moon a aussi composé des scènes de travestissements inspirées de bestiaires, moments de théâtre et d’extravagance, comme cet homme au masque animal fièrement assis à côté de l’écriteau Renseignements, du titre de la photo (1981), dans ce qui pourrait être la réception d’un hôtel fin XIXème, une jeune fille en vêtement marin portant un grand chapeau, se tient debout à ses côtés ; ou encore comme ce Chat masqué (1976) portant canne et cache-oeil, déclinant la tasse de café que lui tendent deux élégantes. « Je guette l’imprévisible, j’attends de reconnaitre ce que j’ai oublié… J’invente une histoire qui n’existe pas, je crée un lieu ou j’en efface un autre, je déplace la lumière, je déréalise et j’essaie » dit Sarah Moon parlant de sa démarche de travail. Elle note sur les murs ses pensées et commentaires, sentiments et sensations, ou celles d’autres artistes dans lesquels elle se reconnaît, comme le poète T.S.Eliot ou le peintre Georges Braque. « Définir une chose c’est substituer la définition à la chose » dit ce dernier.

Le parcours de l’exposition s’articule ensuite autour de cinq films montrés dans des boîtes de projection, sorte de petites cabanes rapidement bâties au fond des jardins. Ils s’adossent à des contes populaires liés à l’enfance, Sarah Moon en est la narratrice : « On relie toujours les contes à l’univers enfantin… Quand j’ai commencé à les re-conter, j’ai éliminé tout un folklore de fées, de lutins, les happy-ends, pour m’attacher à la symbolique, à une inquiétude et à une réalité, immédiatement perceptibles… » dit-elle. Elle annonce aussi la couleur par les propos de Franz Kafka, qu’elle rapporte : « Il n’existe que des contes de fées sanglants. Tout conte de fées est issu des profondeurs, du sang et de la peur. »

Et le chemin des peurs et des tragédies enfantines commence ici : Dans Circuss (2002), à l’origine du drame l’Éléphante du cirque Drurova, un numéro raté, le départ de l’écuyère à travers l’étoile lumineuse-point d’entrée du cirque, l’abandon des enfants, la tentative de survie et la quête de nourriture de la petite fille vendant des allumettes et tentant de se réchauffer, la force de ses visions au cours desquelles apparaissent ceux qu’elle aime, sa mort dans la froidure d’une nuit de Noël. Sarah Moon part du conte de Hans Christian Andersen, La Petite fille aux allumettes qu’elle réinterprète dans de sublimes paysages-émotions. Mises en écho, les photographies s’intitulent Black Bird (2005), Le Guépard (2000), 05h05 (1990) rue déserte aux échoppes fermées, Le Marabout (2002), Le Ventriloque (2000) une sorte d’elephant-man, La Funambule (2003) vue de dos concentrée sur son fil, un balancier dans les mains, Cinq (2002) où l’enfant jongleur assis au sol en grand écart facial rattrape avec habileté les balles lancées.

Avec Le Fil rouge (2005) plane ensuite la menace. Le film projeté s’inspire du conte de Charles Perrault, Barbe-bleue. Un homme robuste, en apparence bienveillant, séduit sur les manèges de la fête foraine une jeune fille à qui il promet le mariage. On entre petit à petit dans l’épaisseur des mensonges et dans le drame. De joyeux, le lieu devient sinistre. Dans le conte, l’homme est tué par les frères de la mariée, qui arrivent à temps, Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Chez Sarah Moon, après la transgression et la visite de la chambre de mort, l’homme va au bout de son acte, la réalisatrice le suggère avec habileté. Les photographies commentent le scénario, ou le prolongent : dans 18 juillet (1989) la mélancolie des nénuphars paraît sortie d’un tableau de Claude Monet ; un corps féminin inanimé, est allongé, dont on ne voit que les chaussures et les jambes sous un manteau. Dans Wonderwheel et Drôle de journée pour un mariage (2001) la grande roue est à l’arrêt et l’endroit semble déserté, dans Ailleurs (2018) la demeure hantée est enfouie dans les sous-bois. La Main mise (2004), montre la main de l’ogre posée sur le front de la jeune fille aux mille taches de rousseur et Julie Stouvenel (1989) regarde le visiteur de ses yeux limpides. À travers ce Fil rouge Sarah Moon joue sur le paradoxe entre la fête foraine, signe de gaieté et la brutalité des faits, glaçante. Elle filme magnifiquement les lieux de fête et les charge de drôles de drames.

Le Petit Chaperon Noir (2010), d’après Le Petit Chaperon Rouge de Charles Perrault, troisième escale, se déroule dans un troublant clair-obscur. Une vieille Peugeot 202, noire, datant des années quarante en guise de méchant loup et son discret conducteur. On voit monter l’inquiétude d’une petite fille, et se projeter sur le mur l’ombre d’un véritable loup, comme un clin d’œil. Côté photos, dans Exit (1988), trois oiseaux aux angles aigus prennent leur envol au-dessus de l’enseigne lumineuse d’un bâtiment indiquant la sortie. Avec Il y eut ce dimanche de novembre (1995), et Dans une voiture abandonnée (2001) se joue un drame, Entre les lignes (2018) montre les fils électriques et poteaux métalliques au-dessus desquels se perd un ciel noir. Et cette magnifique photo reprenant un plan du film et le résumant, Il était une fois (1983), petite fille perdue entre décor naturel et photographie sur toile, installation où se fondent fiction et réalité.

 L’Effraie (2004), quatrième halte proposée par Sarah Moon, d’après Le Petit soldat de plomb de Hans Christian Andersen engage une histoire d’amour entre la danseuse sortie du cadre et le petit soldat. Dans une maison quasi-désertée, quelques objets ont été oubliés. Parmi eux un petit soldat de plomb et une toile. Le premier, tombe amoureux du personnage de la seconde qui sort du cadre et s’enfuit, pour le rejoindre. Quand les enfants arrivent, ils ne prennent soin ni du cadre ni du soldat qu’ils décident de détruire dans la gratuité de leur jeu. Les années passent et la danseuse toujours l’attend, ses cheveux devenus gris. L’Effraie, du nom de la maison, qui est aussi le nom d’une chouette au plumage clair, reprend la trame du conte. Autour, les photographies s’intitulent C’est trop beau pour durer (2003) portrait du garçon au chapeau et à la croix d’honneur, Le Rond-point des trois palmiers (1994) sur fond de peinture. L’Appel (2011), comme un visage juvénile taillé dans la pierre, Le Poirier (1992) solitude entre un ciel qui s’étend à l’infini et un morceau de terre.

Où va le blanc… (2013) est l’ultime étape filmée que propose Sarah Moon à partir d’une courte vidéo réalisée en 2015.  « Où va le blanc quand la neige a fondu » demande Shakespeare. On y trouve les photographies : On l’appelait Val et Les bas de coton (1999) ; Palimpseste (2002) et Le marabout au soleil (2002), posé dans une flaque ; ou encore Avec le temps (2001) une mouette vole dans le ciel au-dessus d’un immeuble ressemblant aux grands hôtels des villes de villégiature surplombé d’une horloge, avec, à l’arrière-plan, comme l’ombre d’une cathédrale ; dans Horizon (2002) le ciel mange la photo, au loin une bande de terre, est-ce un phare en son extrémité ? Le geste (2000) a la profondeur d’un tableau plein de mystère et donne accès à l’intérieur d’un crâne. Sarah Moon complète sa démarche en présentant des photographies regroupées sous le titre Still, qui signifie Encore autant qu’il désigne l’Alambic servant à la fabrication des eaux florales et huiles essentielles, ou encore à la distillation des eaux de vie. Elle témoigne ici du plissé de pierre avec La Robe de l’Ange (1999) ou de La Baigneuse V (2000) en costume et bonnet de bain dans un geste de désarroi, montre L’Homme au manteau (2014) la tête enfouie sous un épais tissu, évoque La Noyée (2014) sous un somptueux plissé et l’air étonné, photographie La Femme de pierre (1995) jeune visage recouvert de mousse jusque dans les commissures des lèvres et des yeux.

L’exposition rend aussi hommage à Robert Delpire – écrivain, éditeur, galeriste, publicitaire et commissaire d’expositions qui partagea la vie de Sarah Moon pendant quarante-huit ans -. Il  disait d’elle : « Elle se met à rêver les arbres comme elle a rêvé les hommes, elle prend des chemins qui ne mènent qu’à elle, elle accroche des étoiles dans un ciel de pluie et les champs qu’elle parcourt accueillent un étrange bestiaire. » Les livres qui accompagnent les films et les photographies de Sarah Moon sont en eux-mêmes des oeuvres d’art. « On dit que la photographie c’est la mort, pour moi c’est l’instant retrouvé » ajoute-t-elle. Sarah Moon montre l’évanescent et suggère la mélancolie. Son univers est résolument onirique. « Cela, dire cela, sans savoir quoi » écrit Samuel Beckett.

Dans son œuvre comme à travers l’exposition, Sarah Moon parle d’illusion, qu’elle définit comme « la chimère, cette étrange alchimie entre le désir et le hasard… » Elle filme des lieux à la grâce déchue qu’elle repère méticuleusement, maisons désaffectées, chemins de halage, rails, granges décadentes, murs grattés et écorchés… Elle a ses secrets de fabrication : « J’ai utilisé pendant très longtemps des Polaroïds négatifs pour le repérage. Quand je ne les développais pas tout de suite, des accidents naissaient sur la surface. Ils donnaient l’impression de quelque chose d’encore plus fragile… » Chez elle, tout est signe et symbole, et même si les guirlandes du cirque s’éteignent, elle transporte le visiteur hors du réel et hors du temps, dans la marelle de l’enfance, du ciel à l’enfer. Sa pierre philosophale appelle la vie et la mort, la frontière, l’innocence, l’étrangeté, le décalage, le temps, insaisissable. Sur ses objectifs s’inscrivent la buée, les ombres, les brumes de l’heure du loup, Nostalghia de Tarkovski.

Du 18 septembre 2020 au 10 janvier 2021 – Musée d’Art Moderne de Paris, 11 Avenue du Président Wilson 75116 Paris – tél. 01 53 67 40 00 – www.mam.paris.fr – ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h.

Le catalogue, dans une magnifique édition Paris Musées, propose les textes de vingt-cinq artistes et écrivains. (239 pages – 39,90 euro)

Brigitte Rémer, le 28 septembre 2020