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Mon père, cet arabe

Texte et jeu Linda Chaïb – mise en scène Kheireddine Lardjam, compagnie El Ajouad/ Les Généreux – spectacle présenté à Artéphile, bulle de création contemporaine, dans le cadre du Festival Avignon off.

© Cie El Ajouad

Dans sa note d’intention Linda Chaïb livre la raison pour laquelle elle a écrit ce texte : « Je parle après la mort de mon père. Longtemps après sa mort. Avant ce n’était pas possible. Mon père est mort de l’amiante. Après sa disparition, ma mère m’a demandé d’intenter un procès. Elle m’a donné une valise, et je ne l’ai pas ouverte pendant des années… Alors j’écris ces mots qui disent mon père. Ces mots, c’est le procès que je n’ai pas fait. »

Formée à l’École d’Antoine Vitez et Jean-Marie Winling, Linda Chaïb a pour territoire les mots des autres. Aujourd’hui ce sont les siens qu’elle expose, dans la complexité familiale et l’injustice sociétale et sociale dans laquelle son père était enfermé. Nous sommes au coeur du sujet qu’elle développe dans le spectacle, avec une grande finesse et sensibilité, de l’humour parfois. Son texte est un trésor, son interprétation d’une grande justesse, il va droit au cœur.

© Cie El Ajouad

Comme tant d’autre, son père venait « de l’autre côté de la mer, de l’Algérie, le plus grand pays d’Afrique. » On leur faisait comprendre à tous, travailleurs immigrés, qu’ils ne valaient rien, même au petit comptoir du café où il aimait aller et où on détournait la tête. Au centre de la scène une robe pharaonique, peut-être la gandoura du père qui impose le respect et impressionne, une présence. Un instant elle prend place dans ce vêtement intimidant et solennel, rassemble ses forces et se jette dans le récit.

L’actrice débute toute petite, toute rétrécie – pourtant « plus forte qu’une bombe atomique » dans sa détermination – en racontant son expérience de secrétaire. « Quand le patron il parle, il dit qu’il n’a pas le temps… » Elle évoque en même temps son amour du théâtre et va fréquemment voir et revoir des pièces. « Le théâtre, des fois, ça dérange un peu beaucoup ! » dit-elle. Elle devient obsessionnelle du théâtre. Elle passe un imperméable et prend son petit sac pour un entretien d’embauche, son plus grand rôle. Dans la composition obligatoire pour décrocher un poste, à peine se reconnaît-elle dans le miroir. Elle ne se ressemble guère…

Défilent la vie par flashback et les anecdotes de l’enfance et du parcours dans lequel son père est le protagoniste et la star. « J’aimerais revenir à avant… » dit-elle. La mémoire affleure, puis déborde. Visite chez le médecin avec lui, un médecin à la voix forte et verticale qui crie, comme s’il était sourd. « Mon père parlait si bien le français… » dit-elle avec tendresse. « Le médecin voyait l’arabe, moi je voyais mon père » poursuit-elle d’une voix qui flanche. Au fond de la valise qu’elle entrouvre après beaucoup d’années, elle tombe sur une étroite bande de papier, un bulletin de paye. « La somme écrite au bas de ce bout de rien, comme si elle avait honte d’être là, m’a bouleversée, une misère. Mon père valait une misère… »

© Cie El Ajouad

Elle raconte la sortie à la Foire du Trône en famille, « le souvenir de ce jour unique me revient. » une grande roue impressionnante, neuf enfants, un tour de manège chacun ! au retour onze tickets d’autobus, la rectitude à outrance et la morale du père. Puis elle parle de son sourire, lui, robuste, sa mère, fragile, à qui les enfants parlaient en verlan pour la fâcher. Elle lâche le mot qui sème la terreur dans sa vie et dans leur vie familiale, « l’amiante qui lui a fait mal partout », elle évoque ce besoin de le rassurer. Autour, personne ne voulait voir. Dégage ! lui a-t-on dit parfois.

« J’ai de la colère » dit-elle avec maîtrise et chagrin. Elle parle des cinq filles de la maison et de la volonté aigüe qu’il avait de leur réussite, il fallait à toutes forces qu’elles réussissent mieux que lui. Et l’actrice revoit son père en colère et qu’elle imite, essayant de rétablir l’ordre à la maison et disant : « Les filles… elles ne veulent pas dormir », alors les coups tombaient, la punition. Elle parle de leur métamorphose, passant de la gandoura à la tenue de soirée et de Cosette à Cendrillon. « Une fille ça sort pas ! » disait-il, signe du fossé culturel entre les générations. Le père était un homme discret, la dignité en bandoulière. À la question du pourquoi quand elle était désarçonnée de tant de discipline, il répondait : « C’est comme ça… ! Arrête de poser des questions… On n’est pas chez nous… » Et sa fille de demander : « Mais c’est où chez nous ? » Une phrase-clé.

© Cie El Ajouad

Et l’actrice relate la litanie des insultes entendues, qui dépassent les bords de sa page : « sauvage, melon, crouille, bicot… ! Retourne chez toi ! » toutes les horreurs du monde, ainsi que des bribes d’absurdités lâchées et qui tournent encore dans sa tête : « Chez vous, on n’aime pas ! » et son commentaire : « Bien sûr on n’aime pas, c’est pas dans nos gènes ! » réplique-t-elle avec provocation… « On nous l’a tellement dit qu’on a fini par le croire » ajoute-t-elle.

D’autres séquences lui reviennent comme les devoirs à la maison faits avec son frère, leur père les voyant papillonner leur demandant : « Pourquoi tu t’arrêtes ? Tu vas gâcher du papier… » ou encore comme ce jour où la religion s’est invitée dans la conversation, elle lui disant : « Pardon papa mais je ne crois pas en Dieu. » Lui, horrifié, elle le calmant et le remerciant : « Merci papa, tu as fait tout ce qu’il fallait, tu n’es plus responsable de nous. » La musique monte, comme monte la colère face à la somme des humiliations reçues. Et quand il s’éteint, rongé par la maladie de l’amiante, la question de l’absurdité qui se profile avec l’absence : « Elle va où la mort, maman ? »

Avec Mon père, cet arabe Linda Chaïb écrit et interprète cette magnifique lettre au père, hommage lumineux sur fond d’injustice et de chagrin, de portée universelle. « Il s’est endormi, il m’a échappé » dit-elle encore, admirative de lui. Précise et sobre, la mise en scène est signée Kheireddine Lardjam, fondateur à Oran en 1998 de la compagnie El Ajouad / Les Généreux – d’après le titre d’une pièce d’Abdelkader Alloula, dramaturge assassiné en Algérie, dont il a monté plusieurs pièces – et qui se consacre à la découverte et à la diffusion d’œuvres d’auteurs(e) contemporain(e)s arabes.

« Un jour je porterai mon père à bout de bras. Mon visage est effacé par les larmes… Je suis l’enfant de mon père. Je viens d’Algérie » affirme Linda Chaïb comme un manifeste et la reconnaissance d’une identité qu’elle défend avec fierté. Il y a beaucoup de modestie, de force et d’humanité dans cette traversée fine et bien réelle sur l’immigration et le racisme.  À voir, absolument.

Brigitte Rémer, le 3 août 2025

Texte et interprétation Linda Chaïb – mise en scène Kheireddine Lardjam – lumière Manu Cottin – son Thibaut Champagne – costumes : Florence Jeunet – chargée de production Marion Galon Administration de production Célia Kwasniewski.

Du 5 au 26 juillet 2025 à 17h05 – à Artéphile, bulle de création contemporaine – 7 rue du Bourg Neuf, Avignon – Relâche les dimanches 6, 13 et 20 juillet – dans le cadre du Festival Avignon off – site : www.lastradaetcompagnies.com