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Familie

© Michiel Devijver

Conception, texte et mise en scène Milo Rau, à La Colline-Théâtre National.

Après Grief and Beauty présenté récemment à La Colline, second volet de la Trilogie de la vie privée élaborée par Milo Rau (notre article du 27 janvier 2023), Familie, son premier volet, est à son tour programmée, autour du même regard posé par l’artiste sur la mort.

Il part ici d’un fait d’hiver : quatre membres d’une même famille vivant près de Calais dans le nord de la France, la famille Demeester, composée des parents, de deux adolescentes et de deux chiens, ont été retrouvés pendus dans la cuisine, en 2007. Aucune effraction, pas de violence, ces mots laconiques uniquement laissés : on a trop déconné, pas de drames internes repérés. Un cas resté mystérieux.

Milo Rau tente de décoder le sens de la vie et le sens de la mort de cette famille ordinaire en reconstituant ce qu’il imagine être leur dernière soirée, dans l’attente du geste qu’ils posent collectivement. On les voit dans leur vie sommes toutes banale, cuisiner, téléphoner, regarder la télévision, apprendre l’anglais, prendre une douche, rien que du quotidien, on a envie d’oublier la tragédie annoncée.

© Michiel Devijver

Radical en même temps que construisant le trouble entre réalité et fiction, Milo Rau nous fait pénétrer chez eux par les fenêtres de la façade de leur maison. Le père est aux fourneaux dans la cuisine-pièce de vie, la mère colle des photos sur les murs de la salle de bains puis prend sa douche, les deux filles sont dans leur chambre. On sentira chez elles l’espace d’un instant une hésitation finale, jusqu’à ce que l’aînée, sorte de narratrice première dans le spectacle, donne le signal, par ces mots : Faisons-le. Placée à l’avant-scène, elle avait auparavant témoigné d’idées suicidaires, plan repris par caméra et s’affichant sur grand écran. Avec la famille Demeester, on quitte la normalité pour entrer dans l’irrationnel. On ne connait pas ses motivations, « la pièce peut être vue un peu comme une messe noire de la vie », dit Milo Rau.

Le début du spectacle dessine aussi le contexte du fait d’hiver – nous sommes loin de toute fiction – en montrant quelques images des acteurs visitant Calais : la sculpture de Rodin et ses célèbres Bourgeois de Calais, les bords de mer, la façade de la maison où s’est déroulé le drame, évoquée par la scénographie signée de Barbara Vandendriessche. Nous sommes entre le dedans et le dehors. Milo Rau joue aussi avec les frontières de la réalité par le choix d’une véritable famille d’acteurs pour sa distribution : An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters et Louisa Peeters, tous quatre excellents dans les petits gestes de tous les jours et la vérité de leur comportement, dans l’expression de ce que chacun préfère. Des caméras traduisent par gros plans retransmis sur écran ces petits riens qui font le quotidien.

La fin du spectacle ne nous épargne pas, quatre cordes pendent du plafond devant la véranda et nous assistons à la pendaison dans son sens le plus réaliste du terme. Le salut heureusement nous rassure quelques minutes plus tard au retour des acteurs, mais l’illusion est totale et l’idée qu’une famille se soit réellement tuée ne nous quitte pas.

Avec Milo Rau, directeur artistique du Théâtre de Gand (NTGent) qui, au fil de plus d’une vingtaine de spectacles interroge les tragédies du monde, nous ne sommes plus vraiment face à un geste artistique, mais plutôt face à nos raisons de vivre et à l’absurde de la vie.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2023

Avec : An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Louisa Peeters. Décors Anton Lukas – costumes Anton Lukas, Louisa Peeters – vidéo Moritz von Dungern – lumières Dennis Diels – arrangements musicaux Saskia Venegas Aernouts

Du 10 au 12 février et du 17 au 19 février 2023 à 20h30, le samedi 18 février à 15h30 – à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr

Grief and Beauty

© C. Michiel Devijver

Texte et mise en scène Milo Rau, au Théâtre National de la Colline – spectacle en néerlandais surtitré en français et en anglais.

La mort, cet impensable, comme le disait Milo Rau dans Everywoman, présenté il y a quelques mois au Théâtre de la Ville-Les Abbesses avec la Schaubühne de Berlin, nourrit aussi son inspiration dans ce spectacle qui appartient à la Trilogy of Private Life/Trilogie de la vie privée, avec Familie, également présenté à La Colline. Everywoman se terminait sur un long travelling arrière, qui, petit à petit effaçait Helga Bedau de l’écran jusqu’à devenir ce petit point dans l’infini (cf. notre article du 6 novembre 2022). Avec Grief and Beauty/Le deuil et la Beauté, Milo Rau livre aujourd’hui un nouveau témoignage sur la mort, cet indicible et accompagne Johanna, à qui le film est dédié, jusqu’à son dernier souffle.

Un visage sur écran, l’image semble fixe elle ne l’est pas, celle qui semble nous regarder ou regarder dans le vide, une femme élégante, cligne légèrement des yeux. C’est Johanna. Dans un coin de la pièce, le balancier d’une pendule marque les heures. Ce rapport au temps est une donnée essentielle car Johanna, née en 1936 à Rotterdam, souriante encore mais souffrant d’une maladie incurable, a décidé de disparaître au lendemain de ses quatre-vingt-cinq ans. Depuis sa maladie, par la fenêtre, elle fait face à un platane rempli d’oiseaux, son lieu de vie. La rencontre entre Johanna, le réalisateur et ses assistants, a eu lieu chez elle, ils ont parlé ensemble pendant plus de quatre heures.

Sous l’écran, la scénographie de Barbara Vandendriessche présente la coupe longitudinale de la maison où un vieil homme suivra le même itinéraire que Johanna : de cour à jardin on est dans la cuisine-salle à manger, la chambre et le lit médicalisé, la salle de bains et les toilettes. À l’avant, côté cour, quatre acteurs viennent s’asseoir, petit à petit sur quatre chaises : une femme d’âge mûr (Anne Deyglat), un vieil homme qui se déshabille très naturellement devant nous pour enfiler son pyjama (Staf Smans), une jeune femme qui sera l’infirmière (Princess Isatu Hassan Bangura), un homme jeune (Arne de Tremerie qu’on avait vu dans The Interrogation d’Edouard Louis mis en scène par Milo Rau, cf. notre article du 4 juin 2022). Il pourrait être un petit fils et remplit le rôle d’assistant médical accompagnant le vieil homme dans les gestes de la vie quotidienne, gestes bien réels et très simplement réalisés : la douche, le change, l’habillage etc. Côté jardin une violoncelliste, Clémence Clarysse, qui gère aussi le son au plateau. Un cameraman (Moritz Von Dungern) viendra s’installer derrière la caméra sur pieds posée côté cour, et permettra l’alternance des images de la scène avec celles du film vidéo accompagnant Johanna.

© C. Michiel Devijver

Et tour à tour, chacun se raconte. L’homme jeune, (Arne de Tremerie) parle de son enfance et de son premier rôle, l’interprétation du Petit Prince quand il avait huit ou neuf ans, il ouvre le spectacle en racontant la morsure du serpent, il le fermera avec sa rose, les étoiles et les trous noirs, sa disparition dans un éclair. Il parle de sa mère atteinte d’une sclérose en plaques et raconte l’épisode savoureux où il l’oblige à oser utiliser son scooter pour handicapé, et raconte aussi la difficulté, quand elle s’est mise à boire. Puis il évoque la séparation de ses parents et son rôle d’aidant décuplé, auprès de sa mère. Il a même acquis une technique hors pair pour la relever quand elle tombait et nous la montre, l’appliquant soigneusement avec le vieil homme auprès de qui il apporte la vie ; il joue aussi du piano dans la cuisine.

À son tour le vieil homme se raconte (Staf Smans) : aîné de sept frères et sœurs, il aime la musique classique. Né de parents fermiers, très jeune il aide sa mère à la traite des vaches. Il y a des morts autour de lui comme celle de sa petite sœur, puis de sa mère. Engagé dans l’armée il voulait être officier. Un jour au bal, et alors que la bière coule à flots, pensant qu’il ne trouverait pas chaussure à son pied, il invite une jeune femme qui ne l’attire pas particulièrement et qui, pourtant, deviendra sa femme ; ils ont aujourd’hui, cinquante ans de mariage. Il a laissé tomber l’armée, est devenu comptable puis chef comptable avant de devenir acteur, dit-il fièrement, passé la quarantaine. On le verra chercher des mots pour décrire une odeur d’enfance, parler du chagrin à la mort de sa fille âgée de trente-trois ans, décrire le rituel de son futur enterrement, qu’il souhaite très sobre, nu dans un cercueil de bois et sans crémation.

© Piero Tauro

Troisième récit : à la quarantaine, cette femme d’âge mûr (Anne Deyglat) qui entoure le vieil homme avait rencontré un jeune homme de vingt-quatre ans, amour réciproque, mariage, un bonheur qui a duré vingt ans et la vie dans une maison pleine de charme et de romantisme, en Italie. Jusqu’au jour où l’annonce lui est faite qu’une autre la remplace, jour où pour elle le ciel se déchire Elle avait travaillé jusqu’à soixante-dix ans, dans divers emplois et parle de ce moment suspendu de la retraite où elle s’est brutalement sentie sans identité ni utilité. Elle raconte une anecdote qui l’a bousculée, celle d’un message d’amis, reçu par chat/mail, de la mort de leur enfant de six mois, la méthode l’avait choquée. Lors de l’enterrement et alors que la mère parlait de son fils, une alarme s’était déclenchée dans l’église, que personne n’avait su éteindre. La cérémonie s’était poursuivie avec cette épouvantable stridence, traduisant le chaos dans la tête de la mère. La femme évoque aussi son père photographe et pose la question des traces laissées, des souvenirs, des albums photos où l’on ne connaît plus personne.

Le récit suivant vient de la jeune femme qui tient le rôle d’infirmière (Staf Smans), originaire du Sierra Leone, qui avait transité par le Sénégal avec son père, avant de regagner l’Europe avec lui pour redécouvrir l’autre partie de la famille, sa mère et sa sœur. L’harmonie ne s’étant jamais faite, le père avait proféré des menaces de mort à l’égard de sa famille, avait-on dit, la nationalité française durement acquise lui avait été retirée, et il avait vécu comme un SDF. Attachée à son père, la séparation avait été pour elle un chagrin et sa mère avait changé de comportement, passant d’une relative gentillesse à une grande agressivité. Elle rêve encore de son pays, respire ses odeurs, entend la rue, tout en reconnaissant être très européanisée. Elle continue à marcher la nuit dans la ville, et se rappelle des promenades nocturnes avec son père. La vision d’une fleur peut la faire chavirer, quand son esprit s’évade jusqu’au champs de fleurs de l’enfance.

© C. Michiel Devijver

Dans le chapitre 3 l’écran retient toute notre attention, Johanna reçoit sa famille pour les adieux, on approche de l’échéance qu’elle s’est fixée. Au programme, musique et champagne. Elle a promis de garder son sourire jusqu’au bout, après la piqûre on la voit s’éteindre auprès des siens, jusqu’à la respiration qui se suspend. En parallèle, sur le plateau, le vieil homme est dans son lit, on lui avait annoncé un cancer le jour de son quarantième anniversaire. Le champagne est servi, la jeune femme fait aussi la piqûre, il s’éteint. Mais sur scène, la mort est fictive et le vieil homme se relève et se met à danser comme un fou romantique, un très beau moment ; sur écran, juste avant, la mort de Johanna est bien réelle. Alors la pièce pose la question : qu’est-ce que le deuil ?

La traversée vers l’autre côté du miroir que propose Milo Rau est d’une grande finesse et intensité, elle entrelace tous ces récits magnifiquement portés par les acteurs, et brouille fiction et réalité. Le théâtre apparaît là où quelqu’un disparaît. Johanna s’éteint sous nos yeux, comme elle en a décidé, nous, spectateurs, sommes témoins de son geste. La question de la limite de ce qu’il est possible de montrer se pose forcément, mais même si on a envie de l’oublier la mort ne fait-elle pas partie de la vie ? Dans Grief and Beauty, le théâtre s’efface, l’appartement, les murs de la scénographie s’envolent, laissant juste quelques traces qui à leur tour disparaitront. Par le parcours de Johanna, Milo Rau interroge la vie/la mort et nous interroge.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2023

avec : Arne de Tremerie, Anne Deyglat, Staf Smans , Staf Smans et Johanna B. à l’écran – dramaturgie Carmen Hornbostel – collaboration à la dramaturgie et coach Peter Synaeve – caméra Moritz Von Dungern – musique live Clémence Clarysse – composition Elia Rédiger – décor Barbara Vandendriessche – lumières Dennis Diels – assistanat à la mise en scène Katelijne Laevens.

Du 19 au 21 janvier et du 2 au 5 février 2023 du mercredi au samedi à 20h30 et dimanche à 15h30, au Théâtre National de la Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020 – métro Gambetta – site : www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52. Spectacle présenté en alternance avec Familie.

Everywoman

© Armin Smailovic

Texte Milo Rau et Ursina Lardi – mise en scène Milo Rau – avec Ursina Lardi et Helga Bedau (vidéo) – Schaubühne de Berlin, en allemand surtitré en français – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne.

La pièce est née de différents points de rencontre, à un moment donné : le Festival de Salzbourg demande à Milo Rau de mettre en scène Jedermann de Hugo von Hofmannsthal, comme la tradition le veut, en revisitant l’œuvre. Ce titre, dit le metteur en scène, peut se traduire par Everyman. Il propose alors une adaptation de l’argument, à sa façon, à partir d’Ursina Lardi, pour lui la meilleure actrice germanophone, avec qui il souhaitait travailler. Il laisse de côté l’allégorie sur la mort d’un homme riche et transfère le spectacle au féminin, qui devient Everywoman.

Mais à peine le travail commencé le projet se modifie suite au message d’une institutrice envoyé à l’actrice de la troupe de la Schaubühne, disant son désarroi de ne plus aller au théâtre pendant la pandémie, alors qu’un cancer la rongeait et qu’elle allait bientôt mourir. Une rencontre, improbable, entre cette femme en fin de vie, Helga Bedau, l’actrice et le metteur en scène, est alors programmée à Berlin, et le spectacle décale sa trajectoire. Milo Rau et Ursina Lardi tournent une longue vidéo chez Helga Bedau, que l’on retrouve en partie dans le spectacle. Sur scène, Ursina Lardi entre en dialogue avec elle ainsi qu’avec le public. « Être soi-même » devient le leitmotiv de l’échange et les rochers placés sur le plateau accentuent la notion de vie et le fait de remettre mille fois sur le métier l’ouvrage, comme Sisyphe le fait.  La mort est « un problème existentiellement personnel, chacun a sa propre mort » dit Milo Rau, qui, reprenant ces mots de Hofmannsthal, ajoute : « La mort devient acceptable parce qu’elle n’est plus solitaire. »

La pièce est devenue simple, essentielle et philosophique, elle s’ouvre sur un repas probablement d’adieu et le son lointain de cloches. Ursina Lardi mène cette danse de vie et de mort de sa belle présence et avec finesse, et les apparitions à l’écran de Helga Bedau dans son jeu de la vérité, sont puissantes. Dans cet aller-retour entre présence-absence, elle parle d’elle, dessine un peu de sa biographie, évoque son fils vivant en Grèce, qui lui manque terriblement. Qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que la mort ? Pour elle la mort a gagné, elle n’est plus, mais la tendresse échangée dans cette méditation délicate et bienveillante devient comme une essence vitale et précieuse. Cette sonate d’automne la garde en vie et dans son amour du théâtre.

© Armin Smailovic

Née en Suisse dans le canton des Grisons, Ursula Lardi est montée sur les planches très jeune avant d’étu­dier le théâtre à l’Académie d’art dramatique Ernst Busch de Berlin. Elle fait une brillante carrière entre théâtre et cinéma, a joué dans de nombreux ensembles artistiques en Allemagne et dans de grands films, elle a reçu de nombreux prix. Sa présence subtile et chargée, comme ange gardien d’un parcours de vie et de mort, est inspirante et inspiratrice pour Milo Rau qui, à travers ses spectacles multiformes en prise directe avec le monde et le présent, touchent le cœur de cible de ce qui nous constitue.

Un long travelling arrière ferme le spectacle, petit à petit Helga Bedau s’efface jusqu’à devenir ce petit point dans l’infini, accompagnée des notes de piano jouées par Ursina Lardi. « Je te regarde. J’ai allumé la pluie. »

Brigitte Rémer, le 2 novembre 2022

Avec Ursina Lardi, Helga Bedau (vidéo) – décors et costumes, Anton Lukas – assistant costumes, Ottavia Castelotti – vidéo, Moritz von Dungern – son, Jens Baudisch – dramaturgie, Carmen Hornbostel, Christian Tschirner – recherche, Carmen Hornbostel – lumières, Erich Schneid – figurants (vidéo), Georg Arms, Irina Arms, Jochen Arms, Julia Bürki, Keziah Bürki, Samuel Bürki, Achim Heinecke, Lisa Heinecke.

Du 20 au 28 octobre 2022 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31, rue des Abbesses. 75018. Paris – Site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

The Interrogation

© Tuong-Vi Nguyen

Texte Édouard Louis et Milo Rau, mise en scène Milo Rau, avec Arne de Tremerie – à La Colline Théâtre National – spectacle en néerlandais surtitré en français.

C’est un étrange objet théâtral où se superposent les visages d’Edouard Louis, l’auteur et de Arne de Tremerie, acteur du NTGent. La ressemblance est troublante, même yeux clairs, baskets et sweats blancs, jean et sac à dos, les deux hommes sont purs sosies, impression renforcée par le dialogue qui s’installe entre le plateau et la vidéo, ce questionnement de l’acteur à l’auteur, de l’auteur au metteur en scène.

Préparant un spectacle avec Milo Rau, Édouard Louis aurait pu être sur scène mais pris de panique, se désiste et lui écrit, ce sont les premiers mots du spectacle : « Je ne serai pas là. » Il mène son combat d’artiste entre l’écriture et le jeu avec lequel il a eu une première expérience, dans Qui a tué mon père – publié en 2018 et mis en scène par Thomas Ostermeier deux ans plus tard – il choisit l’écriture. « J’ai échoué avec le bonheur, une fois de plus » dit-il.

À la frontière du théâtre et du réel, on entre dans le trouble du récit de vie qu’il donne sous le regard créatif de Milo Rau. De leur échange est née L’Interrogation, qui touche au doute, à l’échec et à la vulnérabilité. « Je pense que notre pièce navigue entre ces deux réalités : l’impuissance et le pouvoir de l’art, de la performance, de changer une réalité individuelle et collective. »

Entrelacé dans l’autobiographie et les blessures de l’enfance et au-delà des auto-citations, Édouard Louis parle de ses références, de Tintin au pays de l’or noir à Bourdieu, de Purcell à Sarah Kane, de Didier Éribon son mentor, auteur de Retour à Reims à Bernard-Marie Koltès et Jean-Luc Lagarce. Il parle de son enfance douloureuse d’Hallencourt et des provocations permanentes dans la cour du collège, des cours de théâtre qui lui ont sauvé la vie et de Gérard son professeur qu’il croise dans le métro par hasard, d’une interview sous un abribus, de la lecture à outrance qui a vengé son enfance, de sa liberté retrouvée : « Maintenant, j’existe » dit-il.

Édouard Louis utilise sa propre vie et interroge sa biographie pour comprendre notre époque. Il l’a fait en 2014 dans En finir avec Eddy Bellegueule qui parle de l’enfance et de l’adolescence, de l’éveil à l’homosexualité et par là-même de l’agressivité des autres et du rejet ; en 2016 avec Histoire de la violence qui évoque le viol ; en 2021 avec Combats et métamorphoses d’une femme, hommage à sa mère. Il a traduit l’écrivaine canadienne, Anne Carson, et entre autres son livre Antigonick. Il mène ses combats intérieurs par la plume. Sa rencontre artistique avec Milo Rau, dramaturge suisse, directeur artistique de l’Ensemble NT Gent, à Gand, ouvre sur un spectacle relativement iconoclaste où ce qu’il a livré dans ses écrits précédents se retrouve. Porté par Arne de Tremerie dans un effet miroir troublant et pertinent, tout questionne le théâtre et son double avec intelligence, sensibilité et élégance. « Le cœur du théâtre est le même que celui de la littérature : montrer ce qui est difficile à montrer. Le théâtre ne devrait pas être un endroit sûr » dit Édouard Louis parlant de ce travail avec Milo Rau.

Il neige sur Hallencourt comme sur le plateau de la Colline où Édouard Louis, Milo Rau et Arne de Tremerie déposent leur vérité partagée, provoquant chez le spectateur questionnement et réflexion.

 Brigitte Rémer, le 27 mai 2022

Dramaturgie Carmen Hornbostel – lumières Ulrich Kellermann – assistant à la mise en scène Giacomo Bisordi – direction technique Jens Baudisch – direction de production Mascha Euchner – Martinez – traduction Erik Borgman et Kaatje De Geest.

De 18 à 24 mai 2022 à 20h – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – tél. : 01 44 62 52 52 – www.colline.fr

Oreste à Mossoul

© Nanterre Amandiers

Texte et mise en scène Milo Rau, d’après L’Orestie d’Eschyle – spectacle en néerlandais, arabe et anglais, surtitré en français – au CDN Nanterre Amandiers, en partenariat avec le Festival d’Automne.

L’image vidéo se superpose à l’action qui se déroule sur le plateau et les deux se répondent en écho pour réécrire lOrestie, à partir de la réalité d’aujourd’hui, en Irak. Avec Mossoul libérée, point névralgique et ex-capitale du califat de Daech, l’idée de cette ville torturée s’impose à Milo Rau quand il décide de mettre ses pas dans ceux des migrants. La ville de Sinjar, près de la frontière syrienne, libérée un peu avant Mossoul, avait été sa première idée avant de privilégier la seconde. Située de l’autre côté du Tigre, Mossoul fait face à l’antique cité de Ninive, dont on trouve trace dans la Bible. Le contexte a du sens en référence à lOrestie d’Eschyle, représentée en 458 avant JC. à Athènes, avec son cortège de violence et de vengeance contenu dans le triptyque Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides.

Les acteurs sont sur scène avant l’arrivée du public, parlent entre eux et circulent dans les ruines de la ville, entre un café de fortune et une console d’où s’échappent quelques notes. Tous les personnages de la tragédie sont présents et dotés d’un double, l’un se trouve sur le plateau l’autre à l’écran et les scènes se répètent en canon entre Nanterre Amandiers et Mossoul la vie la mort. La technique narrative et documentaire élaborée par Milo Rau avec les acteurs, est éprouvée. D’entrée de jeu Johan Leysen en narrateur se raconte et parle de sa fascination pour Troie et la mythologie grecque quand il était ado. Puis il endosse le rôle d’Agamemnon.

Dans la pièce éponyme d’Eschyle, Agamemnon accomplit le sacrifice rituel d’Iphigénie, sa fille. Elle meurt ici par strangulation explicite, sur plateau comme sur écran. Le roi de Mycènes et Cassandre qui l’accompagne sont à leur tour assassinés par Clytemnestre qui venge Iphigénie, avant de régner sur Argos, avec Egisthe. Dans Les Choéphores, suit la vengeance d’Oreste, fils de Clytemnestre et d’Agamemnon, de retour avec Pylade, son ami. L’exécution sommaire de sa mère, après celle de son beau-père – habilement réalisée dans la cabane-café placée en fond de scène – avec des images filmées qui se répètent dans Mossoul en ruines, le plonge dans le désarroi. Oreste part ensuite pour Delphes, se purifier selon la volonté des dieux. Son errance, poursuivi par les Erinyes qui le traquent avant qu’il n’atteigne Delphes et obtienne la protection d’Apollon, forme le troisième volet de l’Orestie, Les Euménides.

Milau Rau s’est rendu au nord de l’Irak à partir de 2016 pour préparer son spectacle, Empire, forme documentaire basée sur le vécu des interprètes. Avec Oreste à Mossoul il a concrétisé son projet de ré-écriture de la tragédie grecque dans le kaléidoscope de l’histoire irakienne, à partir de l’évolution de la situation sur place et des rencontres faites, notamment celle de Khitam Idris Gamil, interprète d’Athéna et de Suleik Salim Al-Khabbaz, joueur de oud, qui dirige une école d’art à Mossoul. Ce dernier a participé au choix des acteurs, ceux de Mossoul ont été filmés, d’autres, exilés, sont sur le plateau. Tous sont investis dans le tragique et se mettent en danger quand on parle de liberté de la femme ou d’homosexualité, deux sujets bien présents dans L’Orestie et donc sur scène. Le metteur en scène travaille sur la dialectique entre le passé et le présent, utilise le témoignage et pose la question du pouvoir du théâtre face au tragique. Metteur en scène mais aussi auteur et cinéaste suisse, sociologue et ancien grand reporter, Milo Rau présente une fresque où se joue la distance entre là-bas et ici, où le réel va jusqu’à l’impensable, où le sang et les meurtres sont le langage quotidien d’une ville fantomatique dans laquelle des gens essaient de vivre.

En France et en Europe où l’Orestie est cycliquement montée – Ivo Van Hove en a récemment proposé sa version à la Comédie Française – la démocratie est interrogée et la question du pardon reste posée. « Il ne s’agit plus seulement de dépeindre le monde. Il s’agit de le changer » avait écrit Milo Rau dans un manifeste, à son arrivée au théâtre NTGent, en 2018 posant un regard sans concession sur notre époque. Dans Oreste à Mossoul le tragique d’hier vaut le tragique d’aujourd’hui par sa radicalité, et le texte grec coïncide parfaitement au cycle infernal de la géopolitique irakienne. Pourtant, aujourd’hui devant une telle entreprise de destruction dont le plateau et l’image se font l’écho par le philtre d’Eschyle, on reste un peu sur sa faim, puisque nulle part ne s’écrit le mot « fin. »

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2019

Avec : Duraid Abbas Ghaieb, Susana AbdulMajid, Elsie de Brauw, Risto Kübar, Johan Leysen, Bert Luppes, Marijke Pinoy – acteurs vidéo : Baraa Ali, Khitam Idress, Khalid Rawi – musiciens vidéo : Zaidun Haitham, Suleik Salim Al-Khabbaz, Firas Atraqchi, Saif Al-Taee, Nabeel Atraqchi – chorus vidéo : Mustafa Dargham, Rayan Shihab Ahmed, Ahmed Abdul Razzaq Hussein, Abdallah Nawfal, Younis Anad Gabori, Hatal Al-Hianey, Hassan Taha, Mohamed Saalim – dramaturgie, Stefan Bläske – vidéo, Daniel Demoustier, Moritz von Dungern – lumières, Dennis Diels – costumes, An De Mol – décor, Ruimtevaarders – montage, Joris Vertenten – Assistant à la réalisation, Katelijne Laevens.

Du 10 au 14 septembre 2019, au CDN Nanterre-Amandiers – Sites : nanterre-amandiers.com (tél. : 01 46 14 70 00) et festival-automne.com (tél. : 01 53 45 17 17) puis en tournée jusqu’au 7 décembre 2019.