Conception de Thomas Lebrun – chorégraphies de Bernard Glandier, Christine Bastin et Thomas Lebrun, dans le cadre du Festival Faits d’Hiver, à Micadanses-Paris.
C’est une soirée qui repose sur la transmission et le passage de témoin entre chorégraphes et danseurs, d’un danseur, d’une danseuse, à l’Autre. C’est une soirée intemporelle dans les entrailles de la danse que Thomas Lebrun – danseur, chorégraphe, pédagogue et directeur du Centre chorégraphique national de Tours – accompagne de sa nouvelle création, Le titre n’a pas d’importance.
1998 est l’année où Bernard Glandier, chorégraphe trop tôt disparu, transmet à Thomas Lebrun son solo, Pouce ! quatre ans après sa création. La maladie de Charcot est déjà à l’œuvre, Bernard Glandier disparaît deux ans plus tard. Thomas Lebrun l’interprète et reçoit la chorégraphie en legs en 2001. Il y a quelques mois il la transmet à son tour à José Meireles et Hugues Rondepierre qui, dans le cadre du programme Faits d’Hiver, la dansent en alternance.
Ce soir, Hugues Rondepierre est sur le tapis, dans le carré de lumière qui délimite son espace de danse, comme une prison d’où il tente de repousser les murs. C’est une danse très physique, une lutte pour la vie et contre l’enfermement, comme le combat de l’ange noir contre lui-même, une transfiguration. La pièce démarre en douceur au son du luth de la musique baroque de Robert de Visée. Puis la musique se suspend et le danseur habite le silence du souffle qu’il reprend, avant de marquer le rythme avec les pieds, et d’émettre ses propres percussions. Pantalon gris clair chemise blanche, son regard est au loin, rêve-t-il de liberté ? Imperceptiblement monte une autre musique, celle de Giacinto Scelsi, poète et compositeur italien qui détruisit une partie de ses œuvres qu’il jugeait trop classiques avant de s’imprégner de culture orientale et de travailler le son monodique. Une grande puissance se dégage de la chorégraphie dans une mobilité des bras et une gestuelle des mains, sophistiquées. Le danseur y met une grande densité, porté, à la fin de la pièce par la berceuse de Sarah Gorby, chanteuse née dans la Russie tsariste au début du XXème.
Tú, sólo tú, second solo de la soirée. Même signature de Bernard Glandier, créé en 1997 pour Montaine Chevalier, extrait de la pièce Faits et Gestes. Même processus de transmission de la danseuse à Anne-Emmanuelle Deroo en 2024. Toutes deux l’interprètent en alternance avant de danser ensemble la nouvelle pièce de Thomas Lebrun, Le titre n’a pas d’importance dans ce même programme.
Ce soir, vêtue d’un haut bleu-roi, Montaine Chevalier répond à la musique de Claude-Henri Joubert, altiste, compositeur, chef d’orchestre et grand pédagogue et aux compositions de Jiacinto Scelsi, comme dans l’œuvre précédente. Une corne de brume ouvre le spectacle, la danseuse est à l’écoute, glisse sur le plateau et lance ses sémaphores avec grâce et détermination. Les mouvements sont lents, portés, habités, intériorisés. Les bras lancés retombent, les rotations s’enchainent comme une spirale qui ne s’interrompt pas. Elle transmet une véritable écriture chorégraphique dans tous ses pleins et ses déliés. Après une courte pause-position la danseuse aux aguets dialogue avec le fifre, dans des jeux de mouvements d’épaules et jetés des bras. Elle repousse la musique, évoque la statuaire antique ou la madone du Magnificat de Botticelli et sur une composition devenue plus abstraite et bucolique, sorte de torrent ardent, règne comme une évidence dans une grande simplicité.
Noce, la troisième pièce du programme est extraite de la chorégraphie Be, écrite par Christine Bastin pour huit interprètes, présentée au Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville en 1999. À l’origine, Michel Abdoul et Pascal Allio l’interprétaient. La chorégraphe, ainsi que Pascal Allio l’ont transmise à Maxime Aubert et José Meireles, qui illuminent d’une grande sensualité le plateau. La musique (Hallelujah), est de Jeff Buckley chanteur et guitariste américain mort à 30 ans qui avait enregistré Grace, son unique disque. Vêtus de couleur sable, deux solitudes s’approchent, magnétiques, et ne se quittent plus, s’enfouissant dans le sol, peau contre peau, têtes qui se posent et se reposent sur l’autre, glissements progressifs du plaisir. Avec énergie et dans un flot ininterrompu de tendresse ils se touchent, se caressent, s’empoignent, dans une élaboration de prises élégantes et sportives. Ils sont en fusion et communion comme frères siamois et déploient l’éventail d’une relation fiévreuse et érotique en un habile jeu du toucher.
Le titre n’a pas d’importance, nouvelle création de Thomas Lebrun, met en scène un duo dansé par Montaine Chevalier et Emmanuelle Deroo, les interprètes de Tú, sólo tú, dans un pas de côté entre Bernard Glandier et Thomas Lebrun. La pièce semble comme une réplique à Noce de Christine Bastin, donnant une grande cohérence à l’objet chorégraphique de la soirée, bien au-delà du temps. Hier ou aujourd’hui, la danse, avec 1998, a la même puissance, toutes générations de danseurs et danseuses confondues. Habillées de blanc, Montaine Chevalier et Emmanuelle Deroo apportent beaucoup d’émotion et de pudeur, dans une gestuelle précise, et légère où elles s’entrainent, main dans la main, sur les sentiers musicaux de Maxime Fabre, qui mêlent chant, jazz, rythmes et musique répétitive. Thomas Lebrun avait travaillé avec le musicien, également réalisateur son, pour Mille et une danses, en 2021.
Une psalmodie à peine perceptible, comme si les dieux parlaient, monte et guide les danseuses qui dessinent des figures douces et énigmatiques sur le plateau. L’une porte l’autre comme l’autre porte l’une. Travail des bras, torsions, extensions, voyage vers un ailleurs inspiré d’une phrase de René Char : « Hâte-toi de transmettre ta part de merveilleux, de rébellion, de bienveillance » début de son poème Commune présence. En introduction à l’ouvrage, Georges Blin écrit dans la préface : « Le poète est maître de rapprocher ses routes sur le damier du temps. Ou de se suivre sur de plus longs silences ». L’un est écrivain, l’autre chorégraphe, cette phrase sied bien à l’univers de la pièce où la transmission demeure le fil conducteur, quand Montaine Chevalier se retire du jeu et regarde le solo d’Emmanuelle Deroo. L’image finale les retrouve, l’une s’étire comme pour toucher le ciel.
Avec 1998, Thomas Lebrun compose une figure chorégraphique signée de Bernard Glandier et Christine Bastin défiant le temps, en écho à sa nouvelle création. Entre sophistication des musiques et de la composition chorégraphique, simplicité du geste, on navigue de transmission en re-création et création. L’affirmation du mouvement et du signe dans leur théâtralité, la densité des danseurs/danseuses, se mêlent à leur fragilité en une poétique des corps et des espaces, physique et mental. Il y a comme un fort voisinage et une belle unité dans ces quatre pièces cousues main.
Brigitte Rémer, le 13 février 2025
1998 : Conception de Thomas Lebrun – Vu le 12 février, avec Hugues Rondepierre, dans Pouce ! de Bernard Glandier (visuel 2) – Montaine Chevalier, dans Tú, sólo tú de Bernard Glandier (visuel 3) – Maxime Aubert et José Meireles, dans Noce de Christine Bastin (visuel 4) – Montaine Chevalier et Emmanuelle Deroo, dans Le titre n’a pas d’importance de Thomas Lebrun (visuels 1 et 5) . Lumière Jean-Philippe Filleul – Son Maxime Fabre – Production Centre chorégraphique national de Tours – Copyright © Frédéric Iovino.
Les 11, 12 et 13 février 2025, dans le cadre de Faits d’hiver, à micadanses, 20 rue Geoffroy l’Asnier, 75004. Paris – métro : Pont-Marie – site : www.micadanses.com – tél. : 01 71 60 67 93.
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