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Art. 13

Théâtre, danse – Mise en scène, écriture et scénographie Phia Ménard, interprétation et chorégraphie Marion Blondeau, compagnie Non Nova, à la MC93 Bobigny.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle fait référence à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui pose d’une part que « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État », d’autre part que « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » Dans le droit fil de cet article, le nom du petit garçon de trois ans, Aylan Kurdi, échoué sur une plage de Turquie – image qui avait fait le tour du monde – est énoncé en préambule. Avec sa famille il venait de Syrie et avait traversé la Méditerranée pour gagner l’Europe. Phia Ménard place donc la barre de ses intentions entre philosophie, histoire, politique et esthétique.

Après ouverture du rideau de fer, on pénètre dans un jardin à la Le Nôtre comme par effraction en suivant une créature des plus étranges mi-ange mi-bête, sorte de reptile qui, au long du spectacle, va détruire ce qui lui fait obstacle ; pour première cible, un nu des plus classiques, posé sur un socle au centre des parterres et gazons parfaitement maitrisés et lissés et la lecture que l’on peut faire de l’anéantissement du masculin quand on se souvient que Phia Ménard a opéré ce glissement du masculin au féminin. Tous les chemins de vie qui contredisent et entravent la trajectoire de l’extravagante créature seront détruits. Nous suivons son parcours de destruction, à la recherche d’une hypothétique liberté sous le bruit épouvantable des bombardiers, tronçonneuses et autres marteaux-piqueurs – des bouchons d’oreilles sont distribués aux spectateurs, à l’entrée.

Tandis que ce personnage piétine le bon ordre mondial, des nuages passent sur un grand écran en fond de scène. La statue est au sol, l’homme descendu de son piédestal, en miettes. La créature s’acharne, à coups de hache, sur le socle. Les pierres répandues au sol balisent une nouvelle allée qui ne mène nulle part. Deux hommes en combinaison de survie retirent les décombres et les traces de ce premier socle. La créature ramasse et traîne comme une peluche d’enfant, son doudou, seul vestige d’avoir été tandis que deux pieds de pierre, monumentaux, semblables à ceux des colosses de Memnon sur la route de Thèbes, se découvrent et semblent tout dévorer sur leur passage.

Dans ce jeu des échelles règne une évidente tension entre la créature, petit personnage interprété par Marion Blondeau, mobile et inquiétante – qui signe aussi la chorégraphie du spectacle – et le monumental, statique et hiératique, de l’environnement scénographique. Le contexte distille de l’inquiétude et une perte des repères. La créature-reptile glisse silencieusement d’un obstacle à l’autre comme une gladiatrice déterminée au combat et conduit le spectacle dans la défaite de la pensée et l’aveuglement des sociétés.

Artiste pluridisciplinaire, Phia Ménard est connue pour sa radicalité et pour l’effacement des frontières entre théâtre, danse et performance. Elle nous mène ici dans une forme d’art conceptuel vers des mondes engloutis où le nihilisme l’emporte.

 Brigitte Rémer, le 24 février 2024

© Christophe Raynaud de Lage

Assistanat à la mise en scène Clarisse Delile – interprétation et chorégraphie Marion Blondeau – dramaturgie Camille Louis – scénographie Phia Ménard, Clarisse Delile et Éric Soyer – création sonore Ivan Roussel – création costumes Fabrice Ilia Leroy assisté de Yolène Guais – création lumière Éric Soyer assisté de Gwendal Malard – réalisation scénographie Rodolphe Thibaud, Ludovic Losquin, David Leblanc, Nicolas Marchand – régie plateau David Leblanc, Nicolas Marchand – stagiaires Ayoub Kallouchi (mise en scène), Vanessa Schonwald (scénographie) – régie générale Olivier Gicquiaud – régie lumière Aliénor Lebert – administration, production Claire Massonnet, Constance Winckler, Justine Lasserrade – production Compagnie Non Nova, Phia Ménard.

Vu le 27 janvier 2024, à la MC 93 Bobigny – En tournée : du 7 au 9 mars 2024 au Lieu Unique,  centre de culture contemporaine, Nantes –  du 13 au 16 mars au Théâtre National de Bretagne, centre curopéen théâtral et chorégraphique, Rennes – les 20 et 21 mars aux 2 Scènes, scène nationale de Besançon – les 28 et 29 mars à La Comédie de Clermont-Ferrand – le 9 avril à l’Agora, pôle national cirque de Boulazac (24), le 12 avril 2024 à l’Espace Jéliote, centre national de la marionnette d’Oloron-Sainte-Marie (64) – les 26 et 27 avril 2024 au De Singel, centre artistique international, Anvers (Belgique).

Extra Life

© Estelle Hanania

Conception, chorégraphie, mise en scène et scénographie, Gisèle Vienne créé en collaboration et interprété par Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick – MC93 / maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, avec Chaillot / Théâtre national de la Danse hors-les-murs – dans le cadre du Festival d’Automne.

On est d’emblée plongés dans une atmosphère amniotique, quasi irréelle. Un flou recouvre le sous-bois dans lequel s’est échouée une voiture, immobilisée phares allumés. Tout oscille entre le vert émeraude et le bleu outremer. Une fin de nuit, un petit matin. On se croirait sous l’eau, en plongée. À l’intérieur du véhicule, un homme et une femme, Félix et Clara, frère et sœur, écoutent la radio, se parlent, par bribes et par codes, elle, craque des chips, « T’es sûr qu’on est en vie ? » Ils reviennent a priori de loin. L’atmosphère s’alourdit de minute en minute, le temps passe, on comprend que quelque chose plane, comme un aigle noir. On partagera plus tard ce secret de famille, cet inavoué entre eux car inavouable. Petit à petit apparaît une ombre, dévorante, d’abord au lointain et qui se rapproche dans une montée dramatique plaçant le spectateur sous emprise. Car Félix et Clara ont vécu le même traumatisme, un viol, par l’oncle de la famille.

© Estelle Hanania

Déconstruction de l’histoire familiale et solitude respective, le geste se ralentit à l’extrême et l’écoute de l’un envers l’autre est totale. Au milieu de la nature on s’enfonce dans la terre et l’eau. Des mondes basculent et tout est extrême, exacerbé : les quelques mots, le silence, la nature, les couleurs, la beauté et l’horreur. Dans les brumes du petit matin vont se rejouer les scènes d’enfance par des superpositions et le dédoublement des personnages, dans un brouillage de tout l’environnement menant à la perte des repères. Des fils rouges laser s’entrecroisent, formant des figures comme autant d’énigmes et dessinent ce qui pourrait être la cage de l’abuseur et la prison mentale de l’abusé. Tout vire au rouge, jusqu’à l’intérieur de la voiture et la violence du souvenir.

Une petite fille-mannequin – comme Gisèle Vienne excelle à les représenter – va faire revivre la scène primitive et fondamentale. Le plateau est d’étrangeté et la peur monte, ponctuée par les bruitages de la bande son qui soulignent la tension. « Mais qu’est-ce que tu fais ? » dit Clara dans la décomposition de l’acte et la synchronisation des mouvements. Une seconde Clara est à la manœuvre, réplique de la première et sa psyché dans un espace quadrillé d’autres lasers. Le mannequin porte un masque de mort et poursuit Félix qui s’échappe et grimpe sur le toit de la voiture. « Ils nous détruisent » dit-il. L’oncle monnayait son geste contre un dessin animé. Des interférences extérieures tels que sifflements, signaux et rires nerveux traduisent les ondes de choc. L’oncle repart et revient. « Arrête ! » entend-on. Le cri des mouettes déchire l’air tandis que les deux Clara se ferment comme des feuilles mortes et s’enfoncent dans la terre jusqu’à se minéraliser. Le son s’organise en strates par le synthétiseur de Caterina Barbieri, qui signe la musique originale et les rythmes qui l’accompagnent. Puis une danse s’ébauche à trois d’abord, Félix et Clara se répondent ensuite par des gestes en miroir. Tout s’étire et se ralentit. Sous l’anorak réfléchissant, ironie et rage cohabitent dans ce constat de déni d’une génération abusant de la jeunesse et érigeant le viol comme système. Le travail de la lumière construit une architecture de l’image mentale.

© Estelle Hanania

Artiste associée à plusieurs structures dont Chaillot / Théâtre national de la Danse, MC2 Grenoble / Maison de la Culture, Le Volcan / Scène nationale du Havre, Théâtre National de Bretagne / Rennes, Gisèle Vienne poursuit sa réflexion théorique en même temps que visuelle. Elle dit avoir rencontré l’univers de la jeune philosophe Elsa Dorlin, auteure notamment de Se défendre. Une philosophie de la violence. Comme toujours la clé de ses spectacles réside sur la rencontre entre chorégraphe-metteure en scène et interprètes, ici Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick, pour construire avec eux, au plateau, les errances et le désarroi des personnages ainsi que les éléments de scénographie qu’elle conçoit elle-même, de lumière (création lumière Yves Godin) et de son (création sonore Adrien Michel). Sa palette est très large et toujours elle expérimente dans un contexte traumatique où se mêlent les temps – passé, présent, futur – et où le souvenir reconstruit porte un effet réparateur. Chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, Gisèle Vienne est habitée d’images puissantes et singulières, et travaille sur la perception, nous en parlions dans nos précédents articles.* Avec son équipe, elle traduit visuellement la violence d’une manière sensible et personnelle. Ses spectacles ont une grande densité, mais quand la violence se convertit en beauté n’y a-t-il pas danger ?

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2024

Avec : Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick – musique originale, Caterina Barbieri – création sonore, Adrien Michel – création lumière, Yves Godin – textes, Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick et Gisèle Vienne – costumes, Gisèle Vienne, Camille Queval et FrenchKissLA – fabrication de la poupée, Etienne Bideau-Rey – régie plateau, Antoine Hordé et Philippe Deliens – régie son, Adrien Michel – régie lumière, Samuel Dosière, Iannis Japiot et Héloïse Evano – remerciements à Elsa Dorlin, Etienne Hunsinger, Sandra Lucbert, Romane Rivol, Anja Röttgerkamp, Sabrina Lonis et Maya Masse – assistante, Sophie Demeyer – direction technique, Erik Houllier – production et diffusion, Alma Office Anne-Lise Gobin, Camille Queval et Andrea Kerr – administration, Cloé Haas et Giovanna Rua – Le spectacle a été créé du 16 au 20 août à la Ruhrtriennale d’Essen (Allemagne) – * cf. vwww.ubiquité-cultures.fr sur L’étang, d’après l’œuvre originale Der Teich, de Robert Walser, article du 31 décembre 2022 et sur This is how you will disappear, d’après un texte de Denis Cooper, article du 13 janvier 2023.

© Estelle Hanania

Vu en décembre 2023 à la MC93/maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, avec Chaillot/Théâtre national de la Danse, dans le cadre du Festival d’Automne – En tournée : 18 et 19 janvier 2024, au Tandem-scène nationale de Douai – 31 janvier et 1er février à la MC2 Grenoble – 21 au 24 février, à la Comédie de Genève (Suisse) dans le cadre du festival Antigel – 1er et 2 mars, Tanzquartier Wien, Vienne (Autriche) – 7 au 9 mars, Printemps des Comédiens, Domaine d’O à Montpellier – 16, 17 mars, Triennale Milano Teatro, Milan (talie) – 27 et 28 mars, Le Volcan/scène nationale, Le Havre – 12 au 16 juin, Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse).

Le chant du père

Conception, texte et mise en scène Hatice Özer, compagnie La neige la nuit – avec Hatice Özer et Yavuz Özer, joueur de saz – à la MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis,

© Arnaud Bertereau

Hatice Özer s’est formée au Conservatoire de Toulouse, puis au sein de Premier Acte, piloté par Stanislas Nordey, après avoir fait des études en arts plastiques. Elle a ensuite travaillé avec Julie Berès, Jeanne Candel et Samuel Achache, Mohamed Bouadla et le Collectif 49 70, Wajdi Mouawad. En 2020, elle crée sa compagnie La neige la nuit, basée en Dordogne. Deux ans plus tard, en février 2022, elle crée au CDN de Rouen son premier spectacle, Le Chant du père, qui tourne depuis.

C’est une Lettre au père adressée en direct. Un père qu’elle apostrophe devant nous, sur scène, avec tendresse en même temps qu’avec fébrilité, et à travers lui la lecture qu’elle fait de son pays, la Turquie. Lui est ferronnier en même temps que conteur et joueur de saz – ce luth à long manche auparavant fabriqué par les paysans eux-mêmes, la caisse creusée dans un tronc de mûrier – père reconnu comme un ashîk dans la communauté turque qu’il côtoie, ce qui signifie en traduction littérale, un amoureux, en réalité un barde, un chanteur ambulant, à la fois poète populaire, compositeur et joueur de saz. Yavuz Özer est arrivé en France en 1986 venant d’Anatolie, exilé avec sa famille en vue de lui offrir une vie meilleure. On peut l’entendre chanter dans les foyers et les cafés de la communauté turque du Périgord. Comme tous les exilés il a le mal du pays.

© Arnaud Bertereau

Forte d’une première expérience musicale sur scène avec son père à l’invitation de Wajdi Mouawad, Hatice Özer, ressent la nécessité de l’amener à briser le silence dans lequel chacun se protège, et à faire acte de transmission. Elle élabore le spectacle et l’invite au partage, sur scène. Il se prête au jeu avec bienveillance et simplicité, avec humour parfois et donne sa première recommandation : « Pour bien raconter les histoires, il faut un mélange de 60% de vérité, 30% de mensonge et 10% de mystère. »

La comédienne ouvre le spectacle, seule, à l’avant-scène et raconte un cauchemar : « Je suis dans l’eau… » la vision des noyés l’amène au visage de son père, qui l’obsède. Dans chaque noyé, là où les yeux s’effacent, c’est lui qui apparaît. Puis elle installe rituellement sa mise en scène, lavée de ce rêve étrange et effrayant. Elle verse du sable rouge pour délimiter l’aire de jeu, retire ses chaussures comme pour entrer dans un lieu sacré ou simplement à la maison et apporte sur un grand plateau une dizaine de verres tulipes. Le temps turc est ritualisé autour du thé qu’elle fait infuser – du thé noir précise-t-elle – y plonge le sucre en commentant le cérémoniel, boit et échange avec son père qui vient de la rejoindre. « En principe celle qui sert ne boit pas » commente-t-elle. Plus tard, elle offre quelques verres au public qu’elle prend à témoin.

Hatice Özer raconte son père, sa tristesse et ses chagrins loin du pays, la poignée d’hommes qu’il rencontre dans certains cafés ou dans l’arrière-boutique d’un kebab et qui joue aux cartes à l’abri des regards. « Ils sont là, installés depuis toujours, le café construit autour d’eux… » Le raki se boit comme si on buvait le pays. On pleure l’exil. Elle évoque le cabaret, khâmmarât ce lieu où l’on boit et où l’on chante, où l’on trouve un peu de paix en étant soi-même. Et la jeune femme envoie ses salves de questions, jusqu’à en perdre souffle : « Pourquoi tes histoires tu ne les écris jamais ? Pourquoi tes chansons tu ne les écris jamais ? Pourquoi quand tu rentres à la maison, tu me demandes toujours si je suis bien arrivée alors que tu me vois en face ? Pourquoi dès que je ne réponds pas au téléphone, tu appelles toute la famille pour savoir où je suis ? Pourquoi d’après toi j’ai toujours pas trouvé mon chemin ? Pourquoi à chaque fois que je quitte la maison, tu me dis : ne nous déçois pas ? »

© Arnaud Bertereau

Elle parle des rituels de son enfance incluant le saz, instrument qui se présente debout, vertical, et qui ne doit jamais toucher le sol, de la religion qui fausse la donne en tout, puis elle s’efface pour laisser son père répondre et raconter à sa manière, en jouant de son instrument et en chantant. Il évoque la mort, les amours contrariés, elle entre dans la mélodie et parfois le traduit. Puis elle poursuit son récit pendant qu’il joue, en recouvrant le plateau de pétales de fleurs et de fleurs jaunes qu’elle plante, apportant de la lumière, de la beauté : « Il garde sur son visage le sourire des étrangers, dit-elle, le sourire qui n’en pense pas moins. » Et chaque jour, il est dans ses rêves, il voyage…

Le spectateur suit l’esquisse d’un destin qui délicatement prend forme, celle d’une vie étirée entre deux cultures avec une extraordinaire force de vie nourrie de mélancolie pour lui, d’actions artistiques pour elle ; entre deux générations issues l’une d’Anatolie l’autre d’ici ; entre deux langues. Le père s’inspire des histoires de Nasrettin Hoca, conteur du XIIIe siècle et personnage mythique de la culture musulmane, philosophe d’origine turque dont la tradition du récit est inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Sur un mode léger et croisant l’absurde, ces narrations ont parfois valeur de contes moraux ou sont détentrices d’un contenu spirituel. Le chant est aussi d’exil et de dénonciation des injustices, il accompagne les différents moments de la vie de la naissance à la mort, et remplit un rôle social. Le ashîk, ici Yavuz Özer, délivre ses plaintes pour libérer les âmes, accompagné de son saz. Il a un certain pouvoir magique.

Ce Chant du père est une puissante preuve d’amour réciproque où chacun est à sa place, Yavuz Özer dans la distance du père, Hatice Özer dans l’appel au père et sa quête de compréhension de cet entre-deux monde dans lequel il vit. Ensemble, avec subtilité et humour, ils témoignent de ce lien profond qui les unit et qui les lie au pays. « Pendant longtemps je pensais qu’il n’y avait pas de théâtre dans ma culture, dans ma famille, et dans mon milieu social, mais je réalise aujourd’hui que tout y est théâtral » dit-elle, mettant sa vie en théâtre.

Brigitte Rémer, le 14 janvier 2024

Collaboration artistique Lucie Digout – régie générale et lumière Jérôme Hardouin – régie son Matthieu Leprince – regard extérieur Anis Mustapha. Production déléguée CDN Normandie/Rouen – coproduction association La neige la nuit – Théâtre auditorium de Poitiers/scène nationale – L’Imagiscène/Centre culturel de Terrasson – OARA/Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine – Le Préau/Centre Dramatique National de Normandie-Vire – la Soufflerie/Rezé.

Du vendredi 12 au dimanche 21 janvier 2024, du mardi au vendredi à 19h30 sauf vendredi 19 janvier à 14h30, samedi 13 janvier à 18h30, samedi 20 janvier à 16h30, dimanche à 15h30, à la MC93 / Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro : Bobigny Pablo-Picasso – site : www.mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72

Augures

Texte et mise en scène de Chrystèle Khodr, avec Hanane Hajj Ali et Randa Asmar – En français et en arabe surtitré –  à la MC93-maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny.

© MC93 Bobigny

Deux grandes figures du théâtre libanais depuis les années 80, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar, issues de deux horizons différents, se rencontrent sur une scène de théâtre alors que tout les divise. Elles ne se ressemblent pas et sont de confessions différentes. La première est musulmane, de Beyrouth Ouest où se trouvaient les camps de réfugiés palestiniens et les partis de gauche ; la seconde, chrétienne, vient de Beyrouth Est, quartiers plus conservateurs et de droite. Elles ont vécu et travaillé de part et d’autre de la ligne de démarcation pendant les quinze ans de guerre civile au Liban, de 1975 à 1990, ont connu les bombardements, les abris en sous-sol et la peur au quotidien. Toutes deux se sont formées à l’art dramatique, l’une à la section 1 de l’Institut des Beaux-Arts, l’autre à la section 2, mêmes parcours, apprentissages différents. Toutes deux ont déjoué l’opposition de leurs pères et les stéréotypes qui vont avec, pour pratiquer leur art. Elles ont découvert la puissance du théâtre. Se rencontrer sur une scène, pour la première fois, est déjà en soi un événement.

Hanane Hajj Ali, qui se présente comme une artiviste, a participé à l’aventure de la troupe El Hakawati fondée par Roger Assaf, porteur d’un théâtre engagé développant le travail du conteur, les histoires partagées, les expériences collectives. Avec la troupe, de toutes confessions et dans la plus grande pluralité, il ouvre une agora autour d’un lieu qu’il appelle Chams/le Soleil, où il invite les étudiants en art dramatique à venir travailler et répéter. Hanane Hajj Ali – devenue sa femme, est actrice, dramaturge, écrivaine et enseignante en études théâtrales à l’Université Saint-Joseph. Elle tient une place importante dans le monde artistique et culturel libanais. « La troupe était ma vie » dit-elle. Elle a présenté au dernier Festival d’Avignon, en 2022, une pièce intitulée Jogging qu’elle a écrite, conçue et qu’elle interprète.

Actrice, traductrice de textes dramatiques internationaux en arabe et professeure d’art dramatique à l’Université libanaise, Randa Asmar dirige le Festival du printemps de Beyrouth, depuis sa création en 2008 par la fondation Samir Kassir – du nom d’un historien et journaliste franco-libanais tué dans un attentat à la voiture piégée, en 2005. Encouragée dès le départ par Chakib el-Khoury son professeur de la Faculté, Randa Asmar a débuté avec Raymond Gebara, qui fut une personnalité importante du théâtre libanais, disparu en 2015, et sous la direction de grands metteurs en scène libanais et arabes dont Jawad al-Assadi, Ghazi Kahwagi, Mounir Abou Debs et de la metteuse en scène Nidal el-Achkar. En 1985, à 23 ans, elle obtient le prix du Meilleur espoir féminin au Festival international du film de Baghdad, et recevra par la suite de nombreuses distinctions.

Depuis toujours, les deux actrices ont pour passion et pour refuge, le théâtre. Au Liban, l’Histoire n’existe que dans les mémoires, rien n’est inventorié. Il existe peu de traces, peu d’archives, de ce fait, tout passe par la transmission orale. Pour reconstruire des pans de la mémoire collective effacée et du récit national, Chrystèle Khodr, l’auteure, qui est aussi actrice et metteuse en scène, née dans les années 80 donc de la génération suivante, et qui a vu ses aînées sur scène quand elle avait quatorze ans, les questionne sur leur passé, pour mieux comprendre son présent. A partir de ces interviews et autres pistes de recherche auprès des artistes, elle élabore le spectacle.

© MC93 Bobigny

Les deux grandes dames s’installent côte à côte à l’avant-scène sur une chaise, face au public. Élégantes, elles se mettent à papoter, en grande complicité. Mais derrière leurs souvenirs éparpillés et les morceaux de leur biographie, on pénètre au cœur de leur métier d’actrice et d’un théâtre qui s’est construit au fil des ans et des libertés, dans un pays divisé. Elles confrontent leurs expériences, personnelle, politique et artistique et échangent leurs points de vue. De confidences en divergences, elles jonglent l’une et l’autre avec l’autodérision, la malice, le fou rire, le trou de mémoire, la tendresse et parfois la provocation, passant du rire aux larmes et du chant à la danse. Dans leurs corps elles se remémorent, et leur jeunesse insolente se souvient que malgré les bombardements et les obligations de mises à l’abri, chacune passait de l’autre côté pour voir des spectacles et se sentir vivante. Au risque de leur vie, elles ont fui le réel.

Elles sont drôles et tendres tout en taillant dans le vif, et par leur force de vie apportent un brin d’espoir. Hanane raconte qu’elle amusait la galerie par les accents qu’elle composait et les saynètes qu’elle improvisait dans la cour de l’école, Randa excellait dans l’imitation des profs et la lecture de pièces au cours de littérature. Le spectacle est pétri de leurs histoires et de leurs émotions, de leur énergie. Leur musique est consolation, elles se sont battues pour la liberté d’expression, pour leur liberté de femme et quand Hanane fredonne la chanson de Ziyad, le fils de Feyrouz, on voyage dans le temps et la géographie.

© Le Safran – Amiens

La démarche de Chrystèle Khodr qui se met à l’écoute de ses aînées pour questionner l’Histoire du théâtre au Liban pendant la longue guerre civile, à travers des parcours intimes et expériences personnelles, est remarquable. Elle laisse la mémoire doucement se révéler et s’efface, au fil de ses interrogations. Les questions d’identité et le lien entre les générations meurtries, la transmission nécessaire, sont au cœur du sujet. Le travail d’écriture et de recherche en vue d’élaborer Augures s’est fait en plusieurs étapes, comme le dit la metteuse en scène : un travail autour des archives personnelles des actrices ; des entretiens avec les artistes du théâtre et de la danse qui ont vécu et travaillé pendant la guerre ; des entretiens avec les deux actrices. Dans la galerie des fantômes du théâtre qu’elles convoquent, il y a aussi Jalal Khoury, metteur en scène brechtien qui a laissé traces avec La Résistible ascension d’Arturo Ui, Paul Mattar, fondateur du Théâtre Monnot, l’acteur Antoine Kerbage et bien d’autres encore.

Envers et contre tout il y eut un âge d’or du théâtre libanais, les témoignages collectés par Chrystèle Khodr en attestent, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar en rendent compte. Ils sont précieux car les traces matérielles se sont, elles, massivement effacées de la ville qui a détruit l’ensemble de son patrimoine architectural. Beaucoup de salles de spectacles n’existent plus, brûlées, détruites ou converties en boutiques et restaurants. La lutte donc continue pour que le théâtre vive et que Beyrouth se reprenne en mains, économiquement, architecturalement, philosophiquement, et que les identités cohabitent dans le respect des appartenances de chacun. Hanane Hajj Ali et Randa Asmar seraient ces oiseaux de bons augures.

Brigitte Rémer, le 18 mai 2023

Lumière et direction technique Nadim Deaibes – Paysage sonore Nasri Sayegh et Ziad Moukarzel – Assistanat à la mise en scène Walid Saliba – Costumes Good.Kill

Vu en avril 2023, à la MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – métro : Bobigny Pablo-Picasso – site : www.mc93.com – Le spectacle a été créé en mai 2021, à Beyrouth et a tourné dans plusieurs festivals européns.

Nos ailes brûlent aussi

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et dramaturgie Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki – Mise en scène Myriam Marzouki, spectacle en français et arabe surtitré – à la MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Où en est-on des désillusions, après utopies et espoirs qu’avait suscité la révolte de 2011, en Tunisie et qui avait fait contagion dans une bonne partie du Maghreb et du Moyen-Orient ? Dans Nos ailes brûlent aussi, entre l’intime et la mémoire collective, Myriam Marzouki et Sébastien Lepotvin posent la question et refont le parcours à l’envers. Rewind.

Nous sommes dans l‘avion du Président Ben Ali, tous les clignotants sont au rouge, au propre comme au figuré. Survolant le pays il demande des nouvelles au ministre de la Défense puis au  ministre de l’Intérieur. On lui ment tout d’abord, jusqu’à ce que la tension soit telle qu’il devient impossible de lui cacher la réalité. Bande son et images, lumières rouges sur les ailes de l’avion, obscurité du tarmac. Le soulèvement est en cours. Harangues et revendications de liberté montent en un seul cri. La rue est en colère. Horreya ! Liberté ! Puis c’est l’euphorie absolue quand le politique s’efface au profit de la voix du peuple, si désespérée. Le spectacle nous mène en sa première partie dans un étroit passage entre pleins pouvoirs et dictature, liberté de paroles et recherche de démocratie à travers un véritable soulèvement populaire ; il nous mène en sa seconde partie dix ans plus tard, en 2021, vers de nouveaux désespoirs.

© Christophe Raynaud de Lage

Sur scène, deux acteurs et une actrice traversent ces moments avec intensité et espérance, et nous les font percevoir. A Sidi Bouzid un homme s’était immolé par le feu quelques semaines avant le 14 janvier 2011, point de départ et d’embrasement des révolutions. Il avait pour nom Mohamed Bouazizi et était marchand ambulant. Le titre du spectacle, Nos ailes brûlent aussi, vient de cette immolation. Que de désarroi devant des années d’injustices et de corruption accumulées. La révolte entraîne davantage encore d’arrestations arbitraires et actes de torture, pour rien, pour un graffiti sur un mur, pour un beau-frère syndicaliste. « Tu ne sais pas pourquoi on te frappe. » « J’ai reçu l’ordre » s’entend-on répondre. Chagrin. Rébellion. Persuasion. Colère. Les acteurs arpentent la scène, de cour à jardin dans le vent, les bruits et les silences.

La liste des morts et des blessés ne sera connue que bien longtemps plus tard, pas sûr qu’elle soit complète. Les avis divergent sur le sujet des martyrs, nuit noire et hérésie pour les uns, lumière pour les autres, « gloire aux martyrs ! » pourtant, pour leurs mères, ils sont morts. « Ici, l’espoir est un mirage, on devient fou… mais on l’a fait ! » diront-ils plus tard. Ils sont encore étonnés de cette puissance et de cette unité vers la recherche d’un but commun, la liberté et la justice sociale. Mais l’unité dure peu et les égoïsmes personnels guettent d’un côté, les politiques oublient leurs promesses et leurs engagements, d’un autre côté.

© Christophe Raynaud de Lage

La seconde partie nous place devant le présent, en 2021 et cherche où se trouve l’espoir. Constat sévère :  le Président, aujourd’hui Kaïs Saïed, suspend le Parlement, dissout le Gouvernement, prend les pleins pouvoirs. Une pluie de terre tombe du ciel et les terrasse, la terre du pays. 2021, La pauvreté est toujours là et les chômeurs nombreux, la liberté d’expression continue à être bafouée. Reste le désenchantement. « On est des morts-vivants. Nos chômeurs brûlent. Nos rêves brûlent… » Le président se construit les pleins pouvoirs, parfois il s’absente même de la scène publique et, si on ne change pas le passé, « on y a cru, mais aucune victoire n’est venue jusqu’à nous » disent-ils. « L’ange du peuple s’est replié sur lui-même. Il attend que l’Histoire reprenne. »

Sur scène, les mêmes sièges qu’au début du spectacle ressortent, tout s’est figé.  La fin se passe dans le silence, la vie tente de reprendre son cours, des images nous le montrent. L’écran se remplit d’écritures en langue arabe, liberté d’expression. Ce grand écran à l’arrière du plateau, dont les images discontinues éclairent la situation, nous mène du dedans au dehors et décline son poème visuel (création vidéo et sonore Chris Felix Gouin, création des images Fakhri El Ghezal) – le mur égratigné, d’un bleu griffé, la Méditerranée qui caresse la côte etc. Le plateau, bel espace de la salle Christian Bourgois à la MC93-Bobigny dont s’empare Myriam Marzouki et sa scénographe, Marie Szersnovicz, – dans les belles lumières d’Emmanuel Valette et costumes aux couleurs raffinées, signés Laure Maheo – met en exergue  des inventions scéniques et esthétiques portées par les trois acteurs, Mounira Barbouch, Helmi Dridi et Majd Mastoura, avec une dose d’absurde dans leurs chamailleries et bricolages, dans leur envie de partager le ciel. Derrière les petites choses de la vie, la responsabilisation et la passion pour son pays : « Petite Tunisie, ton peuple est grand… A nous de construire le pays… Un pays qui nous ressemble… »

Nos ailes brûlent aussi fait des va et vient avec la chronologie. Pour autant qu’il soit engagé le spectacle est aussi une traversée poétique remplie de sentiments contradictoires, colère, violence, désarroi, espoir, indignation. L’image, la bande son, les silences et suspensions des acteurs dans leur gestuelle (collaboration chorégraphique Seifeddine Manaï), le texte donné dans les deux langues, le tunisien dialectal et le français, marquent le rythme dans une atmosphère étouffante et tragique, désabusée en même temps que bon enfant, dans la complicité des trois acteurs. L’image finale se dessine dans le silence, chaque acteur creuse son sillon dans la couche de terre tombée, inventant un nouveau paysage, celui de l’espoir en un changement, aussi lent fut-il.

Témoigner, c’est aussi ce que fait Myriam Marzouki, metteure en scène, sous forme d’un récit visuel. Agrégée de philosophie avant d’aborder le théâtre elle fonde en 2004 la Compagnie du dernier soir, parle de l’état du monde et co-écrit des textes qui abordent les imaginaires collectifs, en liant questionnement politique et recherche poétique. Depuis 2015 elle les co-écrit avec Sébastien Lepotvin avec qui elle conçoit ses spectacles. Elle a passé son enfance et son adolescence en Tunisie, son père était militant des droits de l’Homme et opposant politique sous Bourguiba, puis sous Ben Ali. Elle a abordé la question de la dictature et de la révolution en Tunisie cet « endroit de l’impossibilité » comme elle le dit, dans un précédent spectacle, Invest in democracy, présenté au Festival d’Avignon juste après la révolution, en 2011. La phrase-clé sur laquelle elle ferme le spectacle reste pleine d’espoir : « Les révolutions n’échouent pas, elles prennent leur temps. »

Brigitte Rémer, le 4 avril 2023

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Mounira Barbouch, Helmi Dridi, Majd Mastoura – traduction et surtitrage Hajer Bouden – scénographie Marie Szersnovicz –  collaboration chorégraphique Seifeddine Manaï – création des images Fakhri El Ghezal – création vidéo et sonore Chris Felix Gouin – création lumière Emmanuel Valette – costumes Laure Maheo.

Du 15 au 30 mars 2023, MC93/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine, 93000 Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com

Le Suicidé

© Juliette Parisot

Texte Nicolaï Erdman, traduction André Markowicz – mise en scène Jean Bellorini – à la MC 93 Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, à Bobigny.

Après le grand succès remporté par sa première pièce, Le Mandat, mise en scène à Moscou par Vsevolod Meyerhold en 1925 et jouée dans toute l’Union soviétique – elle ne sera toutefois éditée qu’en 1987 au moment de la perestroïka – Nicolaï Erdman (1900-1970) est arrêté et exilé, contraint à la relégation à partir de 1933, pour avoir écrit un poème caustique envers Staline. Autorisé à revenir à Moscou en 1949, il côtoie l’écrivain Boulgakov, le compositeur Chostakovitch, l’acteur et metteur en scène Iouri Lioubimov, fondateur du Théâtre de la Taganka, et bien d’autres. II écrit de nombreux scénarios y compris pour des films primés à l’étranger mais sa seconde pièce, Le Suicidé, ne sera jamais jouée en URSS de son vivant. Après plusieurs tentatives, Lioubimov ne réussira à la monter qu’en 1990, après différentes tentatives, dont une en 1965 puis en 1982.

© Juliette Parisot

En se plongeant dans la première pièce de Nicolaï Erdman qu’il met en scène, Meyerhold avait repéré le talent particulier de l’auteur et écrivait : « Je considère que la ligne fondamentale de la dramaturgie russe Gogol-Soukovo-Kobyline trouve son prolongement brillant dans la pièce de Nicolaï Erdman, Le Mandat, qui ouvre une voie solide et sûre pour la création de la comédie soviétique. [1]» Si Le Mandat traite de l’imposture au pouvoir, Le Suicidé traite, de façon excentrique, de faux-semblants et de l’imposture au suicide, le texte sera jugé dangereux.

Nous sommes à la fin des années 1920, dans un immeuble communautaire où Sémione Sémionovitch Podsékalnikov, homme ordinaire et chômeur, est pris en pleine nuit d’une grande fringale qu’il essaie d’étancher en se souvenant des restes d’un saucisson de foie entamé à midi. Il réveille Maria Loukianovna, sa femme, qui, épuisée, a du mal à émerger et qui finit par lui apporter les restes du saucisson avec du pain, mais Sémione Sémionovitch décline sa proposition de tartinage et la situation dégénère : « Alors, quoi, je dois crever, d’après toi ? Crever ?  C’est ça ? Oui, Maria dis-le moi franchement : qu’est-ce que tu veux avoir ? C’est mon dernier soupir que tu veux avoir ? Eh bien, tu vas l’avoir, sûr. » Entendant du bruit, apparaît la mère de Maria pour demander des comptes, jusqu’au constat que font les deux femmes de la disparition soudaine de Sémione Sémionovitch. Maria Loukianovna est aux abois, imaginant, en référence à leur conversation, qu’il pourrait se suicider. Elle se tourne vers l’icône et remet son destin dans les mains des mères de Dieu. Puis l’information fait boule de neige et les gens se regroupent, Alexandre Pétrovitch et Margarita Ivanovna d’abord, chacun y allant de son couplet, avant que ne soit ramené sur le devant de la scène le disparu, comme un animal traqué. S’ensuit une série de quiproquos dans une galerie de portraits où s’entremêlent divers personnages, chacun cherchant à tirer profit du geste supposé du futur suicidé. Certaines scènes sont savoureuses comme celle où Sémione Sémionovitch téléphone au Kremlin en direct : « Tout se tait quand un colosse parle à un autre colosse. Donnez-moi le Kremlin. N’ayez pas peur, mademoiselle, donnez-moi le Kremlin. Qui est à l’appareil ? Le Kremlin ? Ici Podsékalnikov, Pod-sé-kal-ni-kov. Un individu, un in-di-vi-du. Appelez-moi quelqu’un, je sais pas, le plus haut placé. Vous avez pas ça chez vous ? Bon, alors transmettez-lui de ma part que j’ai lu Marx, et que, Marx, il m’a pas plus. Chut ! Ne coupez pas… » Sémione Sémionovitch se délecte dans le quiproquo et cultive sa peur jusqu’à entrevoir sa gloire posthume.

© Juliette Parisot

La farce est féroce et grinçante, comique et grotesque – on est proche de l’esprit de Nicolas Gogol – et le vaudeville ouvre sur une véritable satire sociale. Jean Bellorini avait monté la pièce avec le Berliner Ensemble en 2016 et la remet en scène avec la troupe du Théâtre National Populaire, dans un esprit cabaret. Une quinzaine de comédiens défilent, interprétant des personnages archétypes entre autres un diacre, un écrivain raté, une vieille femme, un boucher, deux serveurs, un chœur tsigane, une couturière. Les musiciens (cuivre, accordéon et percussions) donnent du rythme. Humour et insolence s’affichent au générique des personnages qu’on retient dans les  scènes les plus spectaculaires comme celle, musicale, du banquet ou celle du cercueil précédant la réapparition de Sémione Sémionovitch, toujours aussi affamé. La caricature pourtant n’est jamais loin et on peut dire que les idéaux brisés de la Révolution de 1917 – évoqués notamment dans les films d’Eisenstein – ne sont pas loin de la Russie et du totalitarisme de Poutine. Et Sémione Sémionovitch s’exprimant devant sa tombe, garde la tête froide : « Camarades, je veux manger. Mais, plus encore, je veux vivre… N’importe comment, mais vivre. Quand on coupe la tête à un poulet, il continue de courir dans la cour la tête coupée, même comme un poulet, même la tête coupée, mais vivre. Camarades, je ne veux pas mourir : ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe, ni pour l’humanité, ni pour Maria Loukianovna. » « À l’issue du Suicidé, le spectateur doit parler aux étoiles, qui ne le regardent même pas » écrit André Markowicz, qui signe la traduction.

Jean-Pierre Vincent avait monté la pièce en 1984 avec les acteurs de la Comédie Française. Jean Bellorini aujourd’hui, en tant que directeur du Théâtre National Populaire de Villeurbanne est un autre défenseur de l’esprit de troupe. Le théâtre russe l’intéresse, avant Villeurbanne il avait dirigé le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis et présenté entre autres, en 2017, un très beau Karamazov et en 2019 une tout aussi puissant Onéguine d’après Pouchkine (cf. nos articles des 15 janvier 2017 et 23 avril 2019). Ardent partisan d’un théâtre populaire et poétique, il s’intéresse à toutes les littératures qu’il transpose sur scène dans la générosité d’un esprit de troupe qu’il pose comme une revendication : « Continuer à faire des spectacles, contre vents et marées, avec beaucoup de monde et la sensation d’une grande famille réunie sur scène. » Et il ajoute : « Je crois au langage comme arme. »

Brigitte Rémer, le 11 mars 2023

© Juliette Parisot

Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly – Musiciens Anthony Caillet (cuivres), Marion Chiron (accordéon), Benoît Prisset (percussions). Collaboration artistique Mélodie-Amy Wallet, scénographie Véronique Chazal et Jean Bellorini – lumière Jean Bellorini assisté de MathildenFoltier-Gueydan – son Sébastien Trouvé – costumes Macha Makeïeff assistée de Laura Garnier – coiffure et maquillage Cécile Kretschmar, vidéo Marie Anglade, décor et costumes Ateliers du TNP. La pièce est publiée aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Du 9 au 18 février 2023, à 20h (samedis à 18h, dimanche à 16h), MC93 Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, à Bobigny, 9 boulevard Lénine – métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com

[1] Rapporté dans la préface de Béatrice Picon-Vallin pour la publication de Le Suicidé, éditions Les Solitaires intempestifs, Paris, 2006.

Les Enfants terribles

© Christophe Raynaud de Lage

Opéra pour quatre voix et trois pianos de Philip Glass – livret Philip Glass et Susan Marshall d’après Jean Cocteau – direction musicale Emmanuel Olivier – mise en scène et scénographie Phia Ménard – à la MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny.

C’est en 1996 que Philip Glass compose Les Enfants terribles, à partir du roman de Jean Cocteau qu’il affectionne particulièrement, pour avoir composé deux autres opéras issus de l’oeuvre du même auteur : Orphée en 1993 et La Belle et la Bête en 1994. Il s’inspire aussi de l’adaptation cinématographique réalisée par Jean-Pierre Melville, en 1950.

L’artiste chorégraphe, performeuse et metteuse en scène, Phia Ménard s’en empare et pour la première fois s’aventure à monter un opéra. Multiforme en soi, transgressive et subversive dans ses propositions scéniques, elle sait en principe nous mener de la tragédie à la loufoquerie, de l’inventivité à l’extravagance. Elle se glisse donc dans l’univers de Cocteau, a priori éloigné de ce qu’elle est et des libertés qu’elle cultive dans ses créations.

L’argument de base écrit par Cocteau en 1929 parle d’un enfant délaissé par une mère mélancolique et qui disparaît, Paul, très tôt livré à lui-même et gouverné par sa fantaisie et celle de sa sœur, Élisabeth. D’une violente charge poétique, la première scène mène le lecteur dans la cour du collège où il reçoit en plein cœur une boule de neige lancée par Dargelos : « Un coup le frappe en pleine poitrine. Un coup sombre. Un coup de poing de marbre. Un coup de poing de statue. Sa tête se vide. Il devine Dargelos sur une espèce d’estrade, le bras retombé, stupide, dans un éclairage surnaturel. » Il gardera la chambre pour reprendre des forces mais finalement ne la quittera plus et, avec sa sœur la transformera en scène permanente où tous deux joueront une sorte de comédie de l’enfance où l’innocence s’enfuit. Le roman se transforme en conte fantastique et chant nocturne de l’adolescence où se côtoient l’amour et la mort.

Avec Phia Ménard, nous voilà loin de l’enfance, à l’exact opposé. Elle décide de remonter l’histoire à l’envers dans la chronologie de la vie et nous conduit dans une maison de retraite. Trois pianos à queue, blancs, superbes, sont mis en rotation avec leurs musiciens dans une scénographie qui tient lieu de personnage principal – bien servi par les lumières d’Éric Soyer – et qui pourrait être le ventre de la mère. Mais de mère il n’y a point, il n’y a que des grand-mères-grands-pères rôles de composition, ce qui confère au propos un décalé assez énigmatique et enferme le huis-clos sans possibilité d’échappée. Les pianos tournent en rond comme la musique circulaire de Philip Glass, comme sur le pont d’un bateau pris dans la tempête, sans mal de mer apparent pour les musiciens-assistants de vie amarrés à leurs mélodies en spirales.

Quelques petites marionnettes-figurines au début du spectacle appellent le passé, dans lequel les acteurs-chanteurs s’immergent ensuite à travers des casques à réalité augmentée. Bien encombrés, ces quatre chanteurs aux voix amplifiées – magnifiques chanteurs – se laissent glisser vers la fin de la partie : Paul, le rôle principal, est en fauteuil roulant (Olivier Naveau, baryton) ; sa sœur Elisabeth, dominatrice et manipulatrice papillonne avec une certaine aisance (Mélanie Boisvert, soprano) ; Gérard, camarade de classe et ami de Paul est amoureux d’Elisabeth (François Piolino ténor) ; Agathe, amoureuse de Paul, fait la mouche du coche et tient aussi le rôle de Dargelos, l’ange damné (Ingrid Perruche, soprano) ; Jonathan Drillet, assure la narration, il est aussi l’ombre de Jean Cocteau. Les sentimentalités circulent, les intrigues pourtant ne se nouent pas et le drame l’emporte. Emmanuel Olivier au piano pilote la partition pour trois pianos, avec Flore Merlin et Nicolas Royez, trois musiciens superbement concentrés malgré le roulis et le tangage.

© Christophe Raynaud de Lage

Les rouages choisis par Phia Ménard pour ces grands-enfants-terribles étant parfaitement mis en place, il ne reste plus guère de vie, que du dernier souffle. Tout est linéaire et rien ne se passe, on s’ennuie. Il nous faut, comme au manège des enfants, compter les tours de pianos et armés d’un bâton essayant d’attraper les anneaux tendus par le propriétaire du manège, tenter d’attraper les lignes brisées de l’histoire et les lignes courbes de la mélodie.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2023

Avec : Olivier Naveau, Mélanie Boisvert, Ingrid Perruche, François Piolino, Jonathan Drillet – Pianos : Emmanuel Olivier, Flore Merlin et Nicolas Royez et direction musicale Emmanuel Olivier. Assistanat mise en scène et scénographie Clarisse Delile – création lumières Eric Soyer assisté de Gwendal Malard – création costumes Marie La Rocca – création maquillages et coiffures Cécile Kretschmar – dramaturgie Jonathan Drillet – régie générale Marie Bonnier – régie son Jonathan Lefèvre-Reich – régie plateau Nicolas Marchand – régie lumière Aliénor Lebert – maquillage Agnès Dupoirier )- décor et costumes ateliers de l’Opéra de Rennes – production la Co[opéra]tive.

Du 23 au 26 février 2023, à la MC93/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com

Les Forteresses

© Agnès Mellon

Texte et mise en scène Gurshad Shaheman – Compagnie La Ligne d’Ombre – à la MC93 Bobigny Maison de la culture de Seine-Saint-Denis.

Il ne s’agit pas des Trois Sœurs de Tchekhov et nous ne sommes pas dans la campagne profonde de Russie où une famille s’ennuie. Pourtant, dans le récit de ces trois sœurs-là, on nous parle d’un pays, l’Iran, où les destins individuels se superposent à la mémoire collective, dans un pays qui ne permet pas de vivre librement et où la femme n’a guère droit de cité.

Né en Iran et de culture azéri(e) Gurshad Shaheman a collecté la parole familiale de sa mère, Jey­ran, et de ses deux tantes, Shady et Homi­naz, nées toutes trois dans les années 60, dans une petite ville de l’Azerbaïdjan iranien, Mianeh. Issues d’une famille progressiste qui leur avait permis d’étudier, elles ont connu la fin de la dernière monarchie, celle du Shah Reza et de la dynastie Pahlavi qui, renversé par la révolution iranienne, prit fin en 1979. La suite ne permit pas au pays de reprendre souffle ni d’installer une démocratie. Chapour Bakhtiar, dirigeant de la dissidence choisi par le Shah par défaut pour aider à la création d’un gouvernement civil quand la monarchie battait de l’aile, ne resta qu’un court laps de temps. C’était compter sans l’arrivée de l’ayatollah Khomeini en 1979, de retour après quatorze ans d’exil en Iraq puis en France, bientôt suivi de la guerre Iran-Iraq pendant dix ans, de 1980 à 1988. Les luttes étudiantes racontées par l’une des sœurs avaient apporté de l’espoir, elles furent vite réprimées et le Guide suprême n’eut de cesse, jusqu’à sa mort en 1989, d’isoler l’Iran du reste du monde et d’effacer toutes traces d’occidentalisation. Le retour en arrière sur la question des libertés individuelles fut spectaculaire et notamment sur les droits des femmes, grande désillusion avec l’islamisation du pays.

Alors, comment vivre dans un tel contexte ? Les trois sœurs se racontent et leurs trois monologues s’entrelacent : la mère de Gurshad, l’aînée des trois, s’est exilée en France en 1990. La plus jeune a fui le pays avec ses deux enfants et s’est réfugiée là où elle pouvait espérer obtenir un statut : après les camps de transit et leur cortège d’humiliations, ce fut Leipzig en ex-République Démocratique d’Allemagne, un long parcours de réfugiée avant une plongée dans le système de l’ex-URSS, autre traumatisme et la survie à travers divers boulots qu’elle a aimés, malgré les conditions. La troisième est restée en Iran.

Les trois sœurs s’adressent à Gurshad et sont présentes sur le plateau, aussi éclaté que le pays, avec des praticables recouverts de tapis où certains spectateurs sont invités à s’installer (scénographie Mathieu Lorry-Dupuy). Elles commentent et accompagnent de leur présence, leur gestuelle ou leur silence, la parole restituée par trois actrices, Mina Kavani, Guilda Chahverdi et Shady Nafar, assises sur une chaise, chacune sur un podium, de part et d’autre du dispositif. Ces actrices, admirables, sont leurs voix et habitent leur histoire, sans bouger, sauf à tourner et changer de podium entre chacun des trois chapitres, montrant, sans complaisance, du prologue à l’épilogue, que chez l’une comme chez l’autre, l’histoire est la même et d’une violence inouïe. Dans le labyrinthe des praticables et sur les deux podiums servant de table, de chaque côté de l’espace scénique, les trois soeurs sont les témoins de l’Histoire. Tout est chorégraphié et convivial, et plus l’on s’enfonce dans le récit plus la nuit tombe sur le plateau et les vibrations se font écho dans le public. La création sonore de Lucien Gaudion accompagne ces différents moments traversés.

© Agnès Mellon

Le Prologue nous place au cœur du sujet et de l’un des paramètres de la société iranienne, la religion : « Ne jamais rien reprocher à Dieu » est une maxime intégrée qui s’illustre autour du ramadan, de la prière ou parfois de son simulacre quand on est enfant, les tapis et tchadors à fleurs, beaux ensembles coordonnés, les larmes qui se transforment en perles et les croyances en l’au-delà, le regard de l’homme sur la femme qui a valeur de péché mortel, une liturgie des mensonges. Dans le premier chapitre, Le monde à portée de mains, chacune raconte son projet de vie et les barrages qui se sont immédiatement mis en place, obligeant au renoncement. « Cet avenir radieux tant attendu s’est échappé petit à petit » dit Jeuran. La liste des interdits est longue sur les libertés de ces femmes : ne pas envisager le métier choisi et à juste titre espéré – ingénieur, juge ou médecin – accepter le mariage arrangé, y compris par la grand-mère aimée, Khâm-maman, qui se transforme en garde du corps et ne peut raisonner en termes de bonheur. Se marier jeune. S’effacer du monde « Tu ne seras jamais rien » dit-on à longueur de ritournelle à l’une des trois sœurs. Le second chapitre s’intitule Au gré de la rou­tine instable et le troisième À Choi­sir sa pri­son. On y traverse sans complaisance ni pathos les horreurs de la dictature, les dif­fi­cul­tés ren­con­trées tout au long des parcours, les dés­illu­sions en arri­vant sur le sol euro­péen, la sépa­ra­tion, l’éloignement. « Je voudrais tout te raconter Gurshad. Mais mon cœur est une forteresse de larmes et je ne peux pas l’ouvrir » lui dit sa mère. 

Et les trois sœurs convoquent, toujours par la voix des actrices, les événements auxquels elles ont fait face : l’emprisonnement de l’une avec quarante autres jeunes filles, un rapt en pleine nuit depuis leur internat, et les brutalités qui ont suivi, la prison, les brimades, la sophistication de la torture. L’une évoque ces trois jeunes femmes kurdes incarcérées dans la cellule d’en face, les hauts parleurs diffusant en permanence les pleurs et chagrins d’un de leurs enfants appelant sa mère désespérément, femmes un jour disparues, jamais revues. La bombe dans la cour d’un collège et les centaines de tombes alignées, seules traces des élèves sacrifiés. Le rapport à l’argent, la violence domestique envers les femmes, la violence tout court à l’égard des enfants, l’accouchement du second enfant d’une des sœurs, réalisé avec négligence, la santé délaissée. Les violentes répressions lors des manifestions. La traque, la surveillance permanente. Le tampon rouge des étudiantes sous contrôle, le mari qui piste l’épouse jusqu’à l’université et ne la lâche jamais. La place de la lapidation. La prostitution. La mort du père. L’immensité de la distance et de la solitude, la destruction. Avec ces conditions de vie « les enfants ont poussé comme ils ont pu » justifie l’une d’elle.

© Agnès Mellon

Comme en rewind, Gurshad éparpille les bandes magnétiques de la mémoire, au sens propre du terme et revient à chaque fin de chapitre, fringant et brillant, donner une chanson traditionnelle en azéri, sa langue maternelle et langue de résistance. Cette ode au pays, pleine de douceur rythmée et dansée avec sa mère et ses tantes dont l’une s’intitule Je reviendrai à la vie et une autre la For­te­resse, tandis qu’une boule à facettes éclabousse l’espace de sa lumière, fait penser aux comédies musicales égyptiennes du début du XXème. Il y a de temps en temps de l’humour derrière la tragédie, comme dans la scène du chevreau et du bidon de lait avec les nomades et leurs enfants aux yeux cernés de khôl qui protège du sable et du soleil, avec les esprits du désert. Il y a quelques petits bonheurs pour l’une des sœurs comme ces quelques mois où, cachée dans les montagnes, elle eut le plaisir d’apprendre à faire le pain et le fromage avec les villageoises, comme elle le fait sur scène.

L’Épilogue apporte une grande force poétique et d’humanité au spectacle : les trois sœurs prennent place, chacune auprès de l’actrice qui a porté sa voix et donnent quelques mots dans leur langue originale. Chaque actrice traduit. Après cette dissociation entre la voix du récit et la femme qui a traversé la tragédie, chacune se reconstruit. Et le sens de l’Histoire se referme sur ces destins individuels par la transmission faite auprès de Gurshad. Présent sur le plateau tout au long du spectacle, Gurshad Shaheman, acteur, metteur en scène et interprète, écoute l’histoire familiale. Les récits qu’il a collectés et qui sont si bien restitués par les trois actrices/voix rendent hommage à sa mère et à ses tantes, à son pays.

Brigitte Rémer, le 12 juin 2022

Avec : les Voix – Mina Kavani, Shady Nafar, Guilda Chahverdi. Jeu – Gurshad Shaheman et les femmes de sa famille – assistant à la mise en scène Saeed Mirzaei Fard – création sonore : Lucien Gaudion – scénographie Mathieu Lorry-Dupuy – lumières : Jérémie Papin – dramaturgie Youness Anzane – régie générale Pierre-Éric Vives – costumes Nina Langhammer – régie plateau et accessoires Jérémy Meysen – maquilleuse Sophie Allégatière – coach vocal Jean Fürst. Le texte de Gurshad Shaheman est édité aux Solitaires intempestifs. Le spectacle a été créé en août 2021 au Mucem de Marseille.

 Du vendredi 3 au samedi 11 juin 2022, MC93 Bobigny, Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine, 93000. Bobigny. Site : www.mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72 – Tournée 2022/2023 : 2 au 4 janvier 2023, Le Maillon Strasbourg – 7 au 9 mars 2023, Théâtre de l’Union, Limoges – 16 mars 2023, La Faïencerie de Creil – 18 mars 2023, Théâtre de Chelles – 24 et 25 mars 2023, Le Bateau Feu, Dunkerque – 31 mars 2023, Théâtre de Châtillon – 4 avril 2023, Théâtre d’Angoulême – 24 et 25 mai 2023, La Comédie de Valence – 30 mai au 1er juin 2023, Théâtre du Nord, en partenariat avec la Rose des Vents, Lille.

L’Empire des lumières

© NAH INU National Theater Company of Korea

D’après le roman de Kim Young-ha, adaptation Valérie Mréjen et Arthur Nauzyciel,  mise en scène Arthur Nauzyciel, à la MC 93 Bobigny – National Theater Company of Koreaen, en coréen surtitré en français.

C’est une plongée au cœur des ténèbres dans un Empire dit des lumières qui n’est que pure fiction. On savait le monde divisé, ce voyage en Corée nous place à la fracture du Sud, société démocratique et du Nord, société totalitaire, avec une grande violence. C’est glaçant !

Le roman de Kim Young-ha, l’un des chefs de file de la nouvelle littérature sud-coréenne né en 1968, nous conduit dans les réseaux d’espionnage entre le Nord et le Sud. Le récit nous mène sur les traces de Kim Kiyeong à Séoul, à travers son travail et sa vie familiale, parcours qui, tout-à-coup se brise. Importateur de films étrangers et père de famille banal, cet homme reçoit un message codé sous forme d’un haïku du célèbre poète japonais du XVIIème siècle, Bashô : « Au fond de la jarre/sous la lune d’été/une pieuvre rêve. » Ce message, Ordre numéro 4, le plonge dans un profond désarroi et un lointain passé. Il comprend qu’il est rappelé en Corée du Nord d’où il vient, après vingt ans d’une vie au Sud, un peu flottante, avec un travail qu’il a développé, une femme qu’il a épousée et dont il a eu une fille. Le compte à rebours se met en marche, il a vingt-quatre heures pour faire ses bagages et partir.

On remonte avec lui le fil du temps et son passé nous est livré par bribes. Au Sud, tout le monde ignore qu’il est un espion dormant, comme oublié du Nord, un transfuge, y compris sa propre femme à qui il est contraint de se raconter, avant de partir. « Dans mon activité il faut savoir passer inaperçu » confie-t-il. L’heure de vérité est bouleversante. Il passe aux aveux et décline sa véritable identité, sa jeunesse dans un appartement sommaire de Corée du Nord, l’enrôlement dans les services secrets pour s’infiltrer dans la vie ordinaire de Corée du Sud dans un processus de dépersonnalisation et de dualité, après une formation des plus surréalistes et un certain conditionnement. Pour elle, qui en quelques secondes, refait le parcours, elle qui ne comprenait pas son absence d’émotion et un certain manque d’affect, qui trouvait en lui quelque chose d’un peu lisse, la distance et le détachement sont déjà à l’œuvre. Elle prend maintenant acte de quinze ans de mensonges. « Tu ne te connais même pas toi-même. Commence donc par te comporter en espion digne de ce nom. Ta république t’appelle, non ? » Pour lui c’est le destin d’un homme qui s’écroule alors qu’il prétendait changer le monde et oscillait entre fidélité et trahison. Il ne lui reste que cet arbitrage : partir ou rester, mais ici ou là-bas, c’est la mort certaine. En fait, personne ne rentre au Nord, comprend-il. Et il saisit qu’autour de lui et parmi ses plus proches collaborateurs, il n’avait cessé d’être observé et au final, trahi. On entre dans les réseaux de délation où tout le monde est une potentielle balance, dans les exécutions et les meurtres, y compris de ceux que l’on croyait des amis.

© NAH INU

L’adaptation et le chemin théâtral proposés par Arthur Nauzyciel – qui a monté le spectacle à Séoul et l’a présenté au National Theater Company of Korea (NTCK) en 2016 dans le cadre de l’année France-Corée – sont remarquables, ainsi que l’équipe d’acteurs coréens qu’il a guidée. Au roman de Kim Young-ha ont été ajoutées certaines séquences à partir de leurs histoires et souvenirs personnels. Au-delà de la partition entre le Nord et le Sud et de sa dimension historique et politique, l’étrangeté qui s’immisce entre les êtres et la déchirure, au plan personnel, intime et familial, se renforce et il y a une grande détresse.

Le metteur en scène s’appuie sur l’image, comme dialogue essentiel avec l’action du plateau, à partir de deux écrans à angle droit où les scènes se répondent et se prolongent, où elles relaient le propos. Cela le sert, et c’est si bien réalisé qu’on a l’impression d’un ensemble qui se complète (conception et réalisation Ingi Bekk et Pierre-Alain Giraud). Ainsi la gravité du visage de Mari quand elle se raconte sur scène et que s’affiche un long plan fixe, les images à l’envers où l’on marche au plafond, significatives, l’hôtel et les caméras dans chaque chambre, le Livre de la Jungle en quelques séquences pour offrir un peu de distance.

La scénographie (Riccardo Hernández) met autour d’une table-bureau deux actrices et six acteurs côté jardin. À certains moments, chacun devient narrateur mais surtout chacun est en permanence sous le regard des autres et on ne sait plus qui surveille qui. Côté jardin un canapé, équilibre l’espace. L’image presque finale, après les aveux de Kim Kiyeong est forte : Mari (Moon So-ri) y est allongée, Kim Kiyeong aussi (Hyunjun Ji), mais un étage plus bas, sur le sol, comme pour un pardon. Leur interprétation, à l’un comme à l’autre, est remarquable. La suite et fin du spectacle le montre en train de partir et sur des images où il semble se noyer. Une lampe de poche telle un fusil lui est remise, dont il braque le faisceau sur les spectateurs. Solitude extrême. Dans la salle, le public est concentré, l’émotion est là et on sort sonnés de ces moments crépusculaires.

Dans le roman de Kim Young-ha comme sur scène, le socialisme rêvé fait œuvre de destruction non seulement de la société mais des individus. La déconstruction qui l’accompagne dans le parti-pris d’Arthur Nauczyciel – metteur en scène formé aux arts plastiques, au cinéma et au théâtre, actuellement directeur du Théâtre National de Bretagne – en est la lecture subtile et rigoureuse amenant à une vision critique et mélancolique de la Corée du Sud.

Brigitte Rémer, le 4 juin 2022

Avec :  Ji Hyun-jun, Lim Yun-bi, Jung Seung-kil, Yang Dong-tak, Yang Savine, Kim Han, Kim Jung-hoon, Lee Hong-jae. Décor Riccardo Hernández – lumière et design vidéo Ingi Bekk – réalisation, image et montage vidéo Pierre-Alain Giraud – son Xavier Jacquot – costumes Gaspard Yurkievich – maquillage et coiffure Baek Ji-young – assistanat à la mise en scène Raphaël Haberberg – régie générale Sylvain Saysana – régie plateau Éric Becdelièvre  – régie lumière Christophe Delarue – régie son Xavier Jacquot – régie vidéo Pierre-Alain Giraud – collaboration artistique Lee Hyun-joo – assistanat à la scénographie Jung-ah Han

Du 2 au 5 juin 2022 à la MC 93 maison de la Culture de Seine-Saint-Denis. 9 Bd Lénine, Bobigny. site : www.mc93.com et www.t-n-b.fr Spectacle créé du 4 au 27 mars 2016 au National Theater Company of Korea (NTCK) – Production Théâtre National de Bretagne, National Theater Company of Korea (NTCK) – Coproduction CDN Orléans/Centre-Val de Loire dans le cadre de l’année France-Corée 2015-2016 – Avec le soutien du Centre Culturel Coréen à Paris et du Service culturel de l’Ambassade de France en Corée – Traduit du coréen par Lim Yeong-hee et Françoise Nagel, L’Empire des lumières est publié aux éditions Philippe Picquier.

C’est tout !

© MC93 Bobigny

Spectacle de danse/théâtre conçu par Thierry Thieû Niang, Marie Vialle, Jimmy Boury, à la MC93 Bobigny.

D’un vieux poste de radio éclairé posé à même le sol côté cour, émerge la voix de Marguerite Duras s’entretenant avec des enfants, dans les années 70. L’émission Marguerite Duras dialogue avec des enfants leur donnait la parole. Moment suspendu aux mots qu’ils posent, si frais et si vrais, sur de nombreux sujets comme la lune ou le temps qui passe, les baleines ou les papillons. Moment magique et émouvant.

Thierry Thieû Niang, chorégraphe et metteur en scène, Marie Vialle, comédienne, et Jimmy Boury, éclairagiste, ont souhaité poursuivre dans cette même veine le dialogue intergénérationnel, sorte de cousinage entre tous. Avec les jeunes d’aujourd’hui, âgés de huit à dix-neuf ans, ils dialoguent sur le changement du monde, le progrès, la nature et tant d’autres sujets. Autre génération, autres questions, autres lieux. Ceux d’ici habitent en Seine-Saint-Denis et parlent des camions, du monde, des ponts, des personnes âgées, des cailloux. C’est tout ! comme ils disent souvent à la fin de leur phrase pour clôturer la discussion et sceller comme un pacte avec l’adulte, expression qu’on retrouve dans le titre du spectacle ; c’est aussi le dernier livre de Marguerite Duras. Une vingtaine d’enfants et d’adolescents dans laquelle se glissent quelques adultes prennent alors possession du plateau.

Depuis plusieurs années Thierry Thieû Niang rencontre de jeunes amateurs, en Seine-Saint-Denis, et ailleurs, et les initie au mouvement. Après sept ans de travail il avait présenté à Avignon puis au Théâtre de la Ville en 2012 Le Sacre du Printemps, avec une trentaine de danseurs entre 60 et 87 ans, sous le titre … du printemps ; puis Ses majestés au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis en 2017, avec des amateurs, engagés notamment dans la vie associative artistique. Il vient de publier un livre relatant son travail au sein des services d’oncologie et d’hématologie à l’hôpital Avicenne de Bobigny, où il accompagne en dansant les patients hospitalisés.

Dans C’est tout ! la réponse du collectif s’exprime en mots, gestes et danse. « Je me suis retrouvée clouée : tout d’un coup j’ai eu devant moi la création de l’univers… » dit l’une. « J’ai regardé comment une mouche, ça mourait, ça a été long, ça a peut-être duré entre dix et quinze minutes et puis ça s’est arrêté. La vie s’est arrêtée » dit un autre. Tous tiennent un livre et se plongent dedans avant de le déplacer et de les rassembler en dessinant au sol de mystérieux signes. Le spectacle est né du travail des artistes réalisé avec les jeunes en six temps d’ateliers de pratique artistique à la MC93, pendant des week-ends et les vacances scolaires, de janvier à mai 2022. Il avait été créé au TNP de Villeurbanne, il est repris ici avec une nouvelle troupe. Le chorégraphe a invité Marie Vialle, comédienne et metteure en scène et Jimmy Boury, créateur lumière et son à le rejoindre pour enrichir la diversité des langages et techniques artistiques, ouvrant l’éventail du questionnement sur la nature, le climat, la tolérance, la paix. Ensemble, ils créent leur propre écriture, sensible et poétique, construisant, comme le font les architectes-artisans.

Des enfants, ils tirent leur inspiration et naît le spectacle. Une petite fille parle « de la création et de la terre qui tourne » une autre évoque « les mots, si petits » et la difficulté d’apprendre à les lire et à les décoder. On nous parle de fourmis rouges, d’un petit loir, d’une grande ourse, de chat et de mouche, de violon. Il pleut à Vitry et le marchand à la sauvette se pose au bord de l’autoroute. On entend des chansons, on voit des voiliers et des enfants aux cerfs-volants. L’histoire du pape d’Avignon perdu dans les cent vingt et une pièces de son palais, et celle des petits pieds obligatoires des femmes chinoises, se déclinent, comme la mort, la mer, le paradis et le théâtre de la pluie. Les jeunes vont et viennent, bougent et dansent avec ardeur, simplicité et plaisir.

Le spectacle se termine sur des questions, comme il a commencé, après une référence aux pierres du Barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras. On quitte à regret ce moment de vie, d’enfance et de danse partagé, ce moment ré-enchanté.

Brigitte Rémer, le 12 mai 2022

Avec Carmis Adélaïde, Elyna Boutray-Itela, Salomé Bureau, Gabrielle Bureau, Sara Chatir, Tinoé Chavanel, Cyane-l’or Olivier, Maëlice Joyce Denis, Lizzie Gnandji-Panzovski, Kenny Gnandji-Panzovski, Naomie Gnandji-Panzovski, Louise Gontier, Hippolyte Hebert, Marilou Moreau-Eloy, Kadidja Nimaga, Taïlliss Nivault, Manon Roux et Livan Essoumba – et avec Louise Desmaret, Elsa Fillaudeau, Ethan Lissillour, Ruben Rodrigues de la Troupe Ephémère du TNP – musique originale Ilia Osokin – dessins Florian Sông Nguyen – régie générale Lionel Lecœur et l’équipe technique de la MC93

Représentations les 6, 7 et 8 mai 2022 à la MC93, maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 bd Lénine, Bobigny – site : mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72

mauvaise

© Christophe Raynaud de Lage

Texte de debbie tucker green, traduit de l’anglais par Gisèle Joly, Sophie Magnaud, Sarah Vermande, mise en scène Sébastien Derrey. Vu à la MC93 Bobigny. À voir, du 5 au 15 avril 2022, au T2G Théâtre de Gennevilliers.

On entre au cœur du psychodrame familial par un psaume fredonné de type gospel, puis de plein fouet dans la brutalité du langage. Une jeune femme se déchaîne (Lorry Hardel) contre sa mère (Nicole Dogué) et l’insulte. La scène est d’une violence inouïe, immédiate et rythmée. A l’arrière, en retrait, le père, assis sur une chaise, figé et comme absent. « Dis-le ! » lui hurle-t-elle. On comprend vite ce déchaînement dont le protagoniste étrangement restera l’outsider (Jean-René Lemoine). D’ailleurs, pourquoi ne pas titrer la pièce « mauvais » puisque le masculin l‘emporte si facilement et que ce père, implicitement, est désigné coupable.

© Christophe Raynaud de Lage

Le mot – inceste – n’est pourtant jamais prononcé, car la loi du silence a permis l’accomplissement de l’acte. On assiste à l’affrontement de Fille face à chacun et face à elle-même, ainsi qu’au délitement de la famille nucléaire dans laquelle les choses ne sont jamais énoncées, encore moins reconnues. La mère est donc désignée comme coupable par sa fille, car la jeune femme imagine qu’elle savait. Elle encaissera sans mot dire ou presque, s’enfonçant de plus en plus dans sa chaise. De mère, elle change de statut et devient complice du crime. « Regarde-moi, chienne ! » dit la fille à la mère. Le rythme de la langue est celui de la rue, le mot est autoritaire et tranchant. On dirait un morceau de jazz escarpé, entrecoupé de silences, lourds, formant comme autant de plaques tectoniques qui se disjoignent. Chaque séquence est séparée de la suivante par un noir de quelques secondes. Au fil des séquences, petit à petit, apparaît un personnage complémentaire. Il y en aura six en tout, une fois en scène ils ne quittent plus le plateau.

Dans la fratrie, deux sœurs qui se désolidarisent de la troisième, l’aînée (Fille). L’une est atteinte de religiosité aigüe, l’autre d’un ardent déni. Dans cet huis-clos d’une famille malade où le jeu des regards pèse plus que les mots qui ne viennent pas, apparaît le frère, dernier atout d’un jeu de massacre qui à son tour passe aux aveux : la révélation d’avoir, lui aussi, été abusé tout en étant le protégé de la mère. La stupeur est immense, la blessure aussi. La place de chacun dans le regard des parents, se cherche. Une scène reste floue et ambigüe, ce moment où Fille vient s’asseoir sur le sol, devant son père : affrontement ou provocation ? On reste dans les non-dits.

Dramaturge, scénariste et réalisatrice afro-carribéo-britannique, debbie tucker green – qui épelle son nom ainsi que le titre de la pièce, en minuscules – écrit le plus souvent pour des acteurs/actrices noirs(es) et fait partie de l’avant-garde anglaise. En plus de vingt ans, elle a écrit une douzaine de pièces dont born bad (mal née), pour laquelle elle a remporté l’Olivier Award for Most Promising Newcomer, en 2004. Avec mauvaise c’est la première fois qu’une de ses pièces est jouée en France et, compte-tenu de la forme très parlée de l’écriture et des accents voulus, la traduction semble complexe. Quelques mots sur la forme comme entrée en matière dans la pièce publiée, donne quelques clés : « Bref, il s’agit de parler. Et de ne pas parler. Et de la façon dont ces personnages le font… » écrit-elle. On trouve dans son style la violence d’une Sarah Kane.

Sébastien Derrey, qui fut assistant de Marc François et dramaturge de Claude Régy pendant plus d’une dizaine d’années, la met en scène. Il a choisi de tourner le dos à tout réalisme et joue l’abstraction. Par la scénographie dépouillée autant que par le jeu des acteurs et leurs relations intrafamiliales, cela permet au spectateur de garder la distance. Lorry Hardel mène l’enquête sur ces jeux interdits qui l’ont détruite et sur le silence familial. Droit dans les yeux elle voudrait exhorter la fratrie à parler, mais en vain, elle fait face à la lâcheté du père et à l’effacement de la mère. Et quand Frère arrive, c’est un nouvel uppercut qu’elle reçoit. On est dans la poésie du traumatisme et sur des chemins où chacun semble avoir fait « le mauvais choix. » La suite reste à écrire.

Brigitte Rémer, le 17 mars 2022

Avec : Cindy Almeida de Brito (en alternance avec Océane Caïraty au T2G) Nicole Dogué, Lorry Hardel, Jean-René Lemoine, Bénédicte Mbemba, Josué Ndofusu Mbemba – collaboration artistique Nathalie Pivain – création sonore Isabelle Surel – lumière Christian Dubet – scénographie Olivier Brichet – costumes Elise Garraud – coaching vocal Emilie Pie – régie générale Christophe Delarue – administration Silvia Mammano – le texte est publié aux éditions Théâtrales, avec le soutien du programme Scènes étrangères de la Maison Antoine Vitez.

Du 12 au 18 mars 2022 à la MC93 maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny – Du 23 au 31 mars 2022 au TNS de Strasbourg – Du 5 au 15 avril 2022, au T2G Théâtre de Gennevilliers, CDN (du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h, relâches les jeudi 7 et mardi 12 avril) 41 rue des Grésillons. 92230 Gennevilliers – métro ligne 13, station Gabriel Péri.

Condor

© Jean-Louis Fernandez

Auteur Frédéric Vossier – mise en scène Anne Théron – jeu  Mireille Herbstmeyer, Frédéric Leidgens, Compagnie Les Productions Merlin – à la MC93 Bobigny Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Mouvement des vagues sur la plage et chahut d’enfance, comme un flux et un reflux dans la mémoire d’Anna. Et quarante ans passés avant d’oser prendre le téléphone pour l’appeler, lui, Paul, son frère, du côté des bourreaux. Elle n’est pas la bienvenue. Le cadre de ces retrouvailles improbables, qu’elle a voulues, est sinistre : le grand escalier d’une rue dans la pénombre, l’habitation de l’homme semblable à une cellule et sans le moindre objet personnel, sorte de bunker ; un lit cage, dans une prétendue chambre, la même cellule. L’homme a fait table rase du passé, matériellement et moralement. Ce qui lui reste d’humain se trouve dans le jardin, symbolisé ici par un bel arbre, dernier indice de vie (scénographie Barbara Kraft, lumière Benoît Théron).

Anna provoque la rencontre mais elle est déjà morte. Dans son sac, un pistolet. Elle a fait partie des opposants, son frère dans le camp d’en face, complice de son viol, des violences et de l’indignité. Elle est envahie par ces images de brutalité qu’on revit avec elle par écran interposé, où le frère est aussi le bourreau (création vidéo Mickaël Varaniac-Quard) et reçoit comme des décharges qui attisent le traumatisme et sa révolte. Alors elle charcute, provoque, agresse, bat en retraite, revient, ses cauchemars sont récurrents.

La rencontre est un huis-clos, lui, dans le déni, ne réagit pas même au mot lance-flamme qu’elle brandit, n’entend pas les allusions, il contourne. Chacun de ses gestes est ambigu, compulsif avec un couteau, puis avec une carabine, simulant un étranglement. Le public, comme les protagonistes, sont sur le qui-vive. Et leur discussion parallèle, s’inscrit comme un dialogue de sourds : elle tente de l’amener sur le terrain de ses crimes mais en vain, il parle de la rue, ou de tout autre chose. Elle tente de le faire s’exprimer sur sa vie, sur les femmes, il s’en tire par trois pirouettes, toujours aussi misérables et sarcastiques. Que leur reste-t-il à se dire, le lien fraternel détruit ? L’histoire familiale reste lointaine, seul le bruit des vagues apporte un brin d’oxygène en même temps qu’un grand désespoir.

La pièce a pour background les événements d’Amérique Latine au coeur des années 1970/1980 dans de nombreux pays de la région : Argentine, Bolivie, Brésil, Chili – sous Pinochet après l’utopie des années Allende, président assassiné le 11 septembre 1973 – Paraguay et Uruguay. Elle se situe plus précisément en 1975, au Brésil dont la dictature n’a pas été plus douce et a duré vingt ans, de 1964 à 1985, même si on n’en a moins parlé en Europe car elle n’a pas prêté au même mouvement migratoire que celui des Chiliens ou des Argentins. La pièce fait référence à l’Opération Condor – d’où son titre – un vaste plan de répression mis en place par ces dictatures pour s’opposer aux mouvements populaires, avec des campagnes d’assassinats et de lutte contre les guérillas, les mouvements de gauche et d’extrême gauche, dictatures conduites avec le soutien des États-Unis de Kissinger et de la CIA, comme on le découvrira bien après.

Le texte s’inscrit en creux par rapport aux événements et parle par allusions. Les jeux ici s’inversent : Paul (Frédéric Leidgens) ne correspond pas au stéréotype de la brutalité virile qu’on pourrait attribuer au bourreau, boisson mise à part, il en est même physiquement tout le contraire, maigre et sec, il fait le doux, parfois même le romantique ; Anna (Mireille Herbstmeyer) se montre solide et violente, sa fragilité cachée est extrême. Elle craque, à certains moments. Chaque geste, chez l’un comme chez l’autre, est observé, pesé, maîtrisé, lourd de sens et de conséquence, suffisamment ambigu. Une sorte de chorégraphie de l’évitement se dessine entre eux (avec l’intervention du chorégraphe Thierry Thieû-Niang), le spectateur aussi est en plein cauchemar.

Docteur en philosophie politique et conseiller artistique au TNS, on connaît la qualité des textes de Frédéric Vossier, notamment par sa pièce Ludwig, un roi sur la lune, créée par Madeleine Louarn au Festival d’Avignon 2016. Anne Théron, artiste associée au TNS, s’est emparée de Condor et a construit scéniquement avec force et talent la montée dramatique du propos. C’est glaçant, comme le fut l’époque. Par le choix des deux acteurs qui s’emboitent l’un dans l’autre malgré leurs répulsions réciproques et en dépit du lien familial censé les unir ; par l’espace mental qu’elle trace autour des réminiscences d’Anna qui tisse avec intensité sa toile de vérité autour des bourreaux auxquels elle ne doit que des crachats ; elle charge le plateau d’une impressionnante densité. Paul donne le change, dans son ambigüité et le trouble apportés. Ce face à face entre bourreau et victime nous replonge dans un pan de l’Histoire contemporaine des plus funestes.

 Brigitte Rémer, le 29 novembre 2021

Avec : Mireille Herbstmeyer, Frédéric Leidgens – assistante mise en scène Claire Schmitt – scénographie et costumes Barbara Kraft – lumière Benoît Théron – son Sophie Berger – création vidéo Mickaël Varaniac-Quard – effets spéciaux Marion Koechlin – chorégraphie Thierry Thieu Niang – La pièce est publiée aux Solitaires Intempestifs.

Vu à la MC93 Bobigny, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, le 28 novembre – Après l’annulation des représentations pour raison de pandémie, au Festival d’Avignon 2020 puis en 2021, Condor a été présenté au TNS, coproducteur du spectacle, en octobre 2021. Les représentations à la MC93 Bobigny se sont déroulées du 18 au 28 novembre 2021. Le spectacle poursuivra sa route avec notamment des représentations du 26 au 29 avril 2022, au Théâtre Olympia/CDN de Tours (37).

Omma

© Séverine Charrier

Chorégraphie de Josef Nadj, Atelier 3+1, à la MC93 Bobigny, maison de la culture de Seine-Saint-Denis.

Huit danseurs du continent africain issus de pays et cultures différentes – Mali, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Cameroun, Congo Brazzaville, Congo Kinshaza – s’alignent en fond de scène, pantalons et vestes anthracite. Ils débutent le spectacle par une émission de sons, onomatopées, notes chantées et psalmodiées puis chant choral. A divers moments du spectacle ils reviendront à ces recherches vocales chorales, sous d’autres formes.

La mise en mouvement se fait en douceur et permet le glissement de la ligne au demi-cercle. Puis chacun construit son univers de rythmes et de gestes, dans sa singularité et dans une énergie portée par des compositions musicales savantes et complexes : une dominante de jazz noir américain, des chants africains, des instruments de musique occidentaux et des œuvres d’inspirations diverses dont celles de Lucas Niggli, percussionniste et compositeur suisse qui travaille avec des musiciens africains.

Pionnier de la danse contemporaine depuis les années 1980, Josef Nadj s’est intéressé entre autres aux univers de Beckett, Kafka et Michaux. L’environnement sonore et scénographique qu’il crée pour chaque spectacle a la même importance et la même force que le geste. Il a dirigé le Centre chorégraphique national d’Orléans de 1995 à 2016 avant d’établir sa nouvelle compagnie Atelier 3+1 à Paris en 2017. Chorégraphe et plasticien, Nadj a rencontré l’Afrique et s’est passionné pour le continent à partir du séjour qu’il a fait avec Miquel Barceló au Mali, dans le pays Dogon. Peintre, dessinateur, graveur, sculpteur et céramiste espagnol Barceló côtoie le Mali depuis longtemps et les deux artistes se connaissent. Ensemble, ils avaient conçu et présenté au Festival d’Avignon 2006 une performance intitulée Paso Doble.

Dans sa rencontre avec l’Afrique, Nadj remet en jeu les fondements de la danse. Les danseurs qu’il a réunis sont de formation et d’expériences diverses : « Certains avaient déjà travaillé avec des chorégraphes occidentaux, d’autres pratiquaient la danse dans des groupes de danse urbaine, un autre avait un très gros bagage dans l’art de l’acrobatie, la plupart connaissaient les danses traditionnelles des différents pays africains dont ils sont originaires » explique-t-il pour les présenter. Ensemble, et avec une grande modestie de part et d’autre, ils ont cherché à rassembler les matériaux de la mémoire, mémoire du vécu et traces de mémoire. « J’ai voulu créer un espace où pourrait avoir lieu un échange entre mon bagage culturel européen et celui des danseurs africains avec qui je voulais travailler. »

Cet échange des regards conduit à un résultat éblouissant, la chorégraphie Omma, à la recherche des traces originelles. Omma, en grec, signifie Voir. Les danseurs y déploient avec générosité, avec leur formidable énergie et une certaine gravité, une nouvelle image d’humanité, chacun créant ses motifs et inscrivant sa proposition personnelle dans une démarche collective. Leur rencontre avec Josef Nadj a quelque chose de magique. L’ensemble est un grand poème chorégraphique qui inscrit sa puissance et sa fragilité dans une rencontre artistique commune, aujourd’hui bienvenue.

Brigitte Rémer, le 26 octobre 2021

Avec : Djino Alolo Sabin, Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur  Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré. Collaboration artistique Ivan Fatjo – lumières Rémi Nicolas – régie générale Sylvain Blocquaux – musique Tatsu Aoki & Malachi Favors Maghostut, Peter Brötzmann & Han Bennink, Eureka Brass Band, Jigsaw, Lucas Niggli, Peter Vogel – régie son, en alternance Steven Le Corre, Pierre Carré – production et diffusion Bureau Platô : Séverine Péan, Emilia Petrakis, Mathilde Blatgé.

Du 20 au 31 octobre 2021, mardi, mercredi, vendredi à 19h30 ; jeudi à 14h30 ; samedi à 18h30 ; dimanche à 16h30 ; relâche lundi 25 et du mercredi 27 au vendredi 29 octobre – à la MC93 maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, 9 Bd Lénine – métro ligne 5 : Bobigny Pablo Picasso – Tél. :  01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com

En tournée 2021/2022 : 9 novembre, Le Trident Scène Nationale de Cherbourg-en-Corentin – 2 décembre, Théâtre des Salins, Martigues – 14 décembre, Le Grand Angle, Voiron – 21 janvier, Théâtre Romain Rolland, Villejuif – 2 mars, Théâtre des Quatre Saisons, Gradignan – 4 mars, Espace Jéliote, Oloron 22 et 23 mars, La Comédie de Valence, Valence – 6 et 7 avril, Théâtre de Lorient, Lorient – 12 mai, La Maison du Peuple, Belfort.

Poésies d’Afriquia

© MC93

Conception et mise en espace Ahmed El Attar, avec Teymour El Attar, à la MC93 Bobigny Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, dans le cadre du Quartier général Ouagadougou/Le Caire/Bobigny et de la saison Africa2020.

Au cœur des interactions artistiques qui se tissent dans le cadre de la MC93 Bobigny,  Ahmed El Attar met en forme et en espace les écritures de onze poètes africains issus de sept pays différents. Singulière, sa démarche s’inscrit dans un dialogue avec son fils, Teymour El Attar, ce qui lui donne une profondeur et une émotion particulières. Entre performance théâtrale et paysage poétique aux contours souvent politiques, les textes sont ponctués d’une musique électronique, création originale de Ramsi Lehner, assis au pupitre côté cour.

Construit en trois parties le spectacle devient arabesque par le geste fluide de mise en scène. Teymour El Attar porte la poésie avec évidence et subtilité, s’empare magnifiquement des textes issus d’univers variés et habite le plateau de sa présence, fragile et forte comme la poésie. « Conserver cette cohésion dramaturgique et permettre la structure d’une expression précise, sans cimenter la sensibilité des textes ou de l’interprète, est pour éviter ainsi un fonctionnement descriptif ou démonstratif. Pour l’interprète, Teymour El-Attar, j’ai préféré trouver une forme d’expertise naïve dépendant davantage de la puissance des textes beaucoup plus que de la technique. Et donc de laisser les textes s’exprimer sans en forcer le sens » affirme Ahmed El-Attar interviewé par Névine Lameï dans Al-Ahram Hebdo, le 21 avril 2021.

Ainsi des différents points d’Afrique, on entend : J’ai de la mémoire, du poète guinéen Camara Sikhe qui fut aussi un homme politique dans son pays et écrivit une poésie engagée. Il évoque la mémoire longue par ces mots, simples et vibrants, « Je n’ai pas oublié… » La Traversée, écrite par le poète, essayiste et professeur d’université Robert Hayden (1913/1980) premier Afro-Américain à être honoré du titre de poète lauré, évoque les voyages d’exilés à certains moments  « fous de soif » et Couleurs, de Malcolm de Chazal, mauricien, (1902/1981) transmet une vision prophétique autant que poétique du monde.

Trois poèmes égyptiens, dont le célèbre Ne te réconcilie pas… de Amal Donkol (1940/1983) devenu comme un cri à travers le monde arabe : une première fois au moment des accords de Camp David, comme appel au Président Sadate pour ne pas traiter avec Israël, puis revu à la lumière des révoltes de 2011 pour ne rien lâcher face aux dirigeants totalitaires. Teymour El Attar prononce ce texte avec clarté et intensité, devant un micro,  comme on le ferait d’un discours politique. La Chaussure, du poète engagé, Naguib Serrour (1932/1978) dont certains écrits ont été interdits, évoque les drames de l’humanité : « Je suis le fils de la misère… » et l’acteur quitte tout naturellement ses souliers en énonçant ces tragédies. Orient de Biram El Tounsi (1893/1961), poète et compositeur égyptien originaire de Tunisie qui, avant d’écrire de nombreuses chansons pour Oum Kalthoum eut du mal à trouver sa place. Il utilise différentes formes poétiques dont la satire y compris contre le pouvoir. Le philosophe Abbas Mahmoud Al-Akkad disait de lui qu’il était « un génie, une source intarissable des arts populaires, en composition, en chant et en interprétation. »

La poésie camerounaise occupe une place de choix dans les lettres africaines, Teymour El Attar en fait entendre deux : La couleur n’a pas d’yeux de Jean-Paul Nyunai et un poème bamiléké transmis par Lagrave et Fouda, Un père bénit son fils qui part, qui prend ici une signification forte dans le dialogue Ahmed/Teymour. La fierté du père transmise par le fils, assis en tailleur tel un conteur : « Va bien ton chemin, mon fils… Tu seras l’eau qui traverse les rochers. Écoute plus souvent, entends la voix de l’eau » Et le fils de s’inquiéter : « Est-ce bien là mon père ? »

Le Sénégal est aussi représenté par deux poètes : Birago Diop, avec Souffles. « Écoute plus souvent Les Choses que les Êtres La Voix du Feu s’entend, Entends la Voix de l’Eau. Écoute dans le Vent Le Buisson en sanglots, C’est le Souffle des Ancêtres morts, Qui ne sont pas partis, Qui ne sont pas sous la Terre, Qui ne sont pas morts. Ceux qui sont morts ne sont jamais partis… » Et David Diop, (1927/1961) qui se reconnaît dans le mouvement culturel de la négritude, livre un superbe poème, Afrique, mon Afrique, clôturant le spectacle : « Afrique des fiers guerriers dans les savanes ancestrales, Afrique que chante ma grand-mère au bord de son fleuve lointain, je ne t’ai jamais connue mais mon regard est plein de ton sang. »

Figure majeure du théâtre égyptien, on connaît Ahmed El Attar en tant que fondateur en 2012 et directeur du Festival D-Caf (Downtown Contemporary Arts Festival) au Caire, puis, en 2014 de The Arab Art Focus, un lieu de formation et de résidence pour les arts du spectacle. En tant que metteur en scène on a vu ses spectacles en France dans les grands festivals et lieux de diffusion comme autant de chroniques de la vie sociale égyptienne, société devant laquelle il tend un miroir. On se souvient notamment de On The Importance of Being an Arab en 2014, à partir de ses conversations téléphoniques enregistrées, menant à une réflexion sur sa ville, Le Caire et sur le théâtre ; The Last Supper présenté en 2015 au Festival d’Automne, une famille bourgeoise cairote rassemblée autour d’un dîner familial et derrière leurs conversations évoque la vacuité de l’élite économique ; Avant la Révolution, créé en 2017, repris cette année à Bobigny dans ce même cadre du « QG Ouagadougou/Le Caire/Bobigny », duo d’acteurs dans un dialogue ininterrompu sur les vingt années précédant le soulèvement de 2011 ; Mama, en 2018, rapports de force entre les femmes de la maison dans une famille aisée égyptienne autour de l’éducation des fils, et qui parle de la condition de la femme en Égypte et dans le monde arabe.

Les Poésies d’Afriquia sont comme un nouvel alphabet dans le parcours du metteur en scène et l’acteur en solo, Teymour El Attar, dessine l’espace de ces identités fêlées avec beaucoup de justesse et de profondeur. Il porte ces mots de vertige et d’absurde parfois, de vie et de poésie, avec une grande densité et beaucoup d’élégance.

Brigitte Rémer, le 13 juillet 2021

Avec Teymour El Attar – musique Ramsi Lehner – lumière Saber El Sayed. Production Orient productions, MC93/Maison de la culture de Bobigny – avec le soutien de Studio Emad Eddin Foundation et Association Arab Arts Focus – Les poèmes égyptiens sont traduits de l’arabe par Stéphanie Dujols.

Du 1er au 3 juillet 2021 à la MC93 Bobigny Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine. 93000. Bobigny – tél. : 01 41 60 72 72 – site : mc93.com

L’Onde

© Patrick Berger

Chorégraphie, conception, son et lumière Nacera Belaza – MC 93 Bobigny Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, en partenariat avec le Festival d’automne à Paris, dans le cadre du Printemps de la danse arabe / Institut du Monde Arabe.

 Une vibration à l’intensité continue parcourt la pièce chorégraphique, tant dans le son que dans l’hésitation de la lumière. L’Onde arrive par un noir profond semblable à l’outrenoir d’un tableau de Soulages. A peine distingue-t-on les ondulations répétitives et figures arrondies des bras de la danseuse (Nacera Belaza elle-même) placée au centre du plateau, comme une flamme cendrée. Le son qui l’accompagne est plein de vie, on se croirait au village avec les chants entêtants d’un jour de fête et la régularité des percussions qui débutent aussi calmement que des gouttes d’eau tombant sur un toit de tôle, percussions qui prendront ensuite toute leur place. On entend l’Algérie où elle est née.

La pièce est construite en tableaux, l’atmosphère sera la même tout au long du récit poétique, calme et méditatif. Deux danseuses se joignent à la première pour former un cercle et entrent dans cette même gestuelle, une lueur en plus, plus tard deux autres les rejoignent. Elles seront cinq au bord d’un champ qui tout-à-coup s’éclairera en montrant ses sillons. Leur geste est paysan, répété, parallèle et décalé, rituel et obsessionnel, comme la faucille d’or dans le champ des étoiles dirait Hugo. Énergie et lenteur se côtoient. La bande son place le spectateur au cœur des travaux des champs avant de devenir abstraction.

Il y a quelque chose d’extrême et de vital dans la danse de Nacera Belaza, quelque chose de l’ordre du dépouillement, de la révélation, un faisceau de lumière, la recherche d’un souffle profond, de l’infini. L’œuvre est sculpturale par les corps qui se modèlent, à distance les uns des autres, elle est introspection.

La danseuse et chorégraphe a créé la Compagnie Nacera Belaza en 1989, sa quête est métaphysique, à la recherche d’un trait d’union entre l’extérieur – le monde, le corps – et son paysage intérieur, entre le pays où elle est née, l’Algérie et celui où elle a grandi et s’est formée, la France. Amoureuse de la danse depuis l’enfance mais autodidacte, c’est par des études en littérature qu’elle entre dans le monde artistique et qu’elle nourrit sa réflexion. Elle a d’abord créé des duos avec sa sœur, puis développé son langage. Depuis 2003 ses chorégraphies voyagent dans les grands festivals de danse, pour n’en citer que quelques-unes : Le Cri (2008, Centre National de la Danse), Les Oiseaux (2014, Montpellier Danse), Le Temps scellé (2010 Biennale de la Danse de Lyon).

Plusieurs de ses pièces ont été programmées à la MC93 Bobigny en 2019, sorte de rétrospective de son travail, dont, au cours d’une même soirée : La Nuit (solo créé au Festival d’Avignon 2012), La Traversée (quatuor créé en 2014 à la Biennale de la Danse de Lyon), Sur le fil (trio créé au Festival Montpellier Danse en 2016), suivies du Cercle, (créé en 2018 au Festival de Marseille) et de La Procession (moments chorégraphiques montés en 2015 avec des amateurs, en intérieur et extérieur, au MuCEM de Marseille). En Algérie, Nacera Belaza a fondé une coopérative artistique où elle s’investit dans la transmission et la sensibilisation des publics à l’art contemporain et à la danse.

Créée au Festival de Marseille en octobre 2020, L’Onde, qui va puiser au plus profond et donne la quintessence de son imaginaire et de ses univers, reprend la route. L’espace vide fascine la chorégraphe, elle en donne quelques clés : « Un vide inattendu qui comble toutes nos attentes…, voilà ce qui pourrait être finalement mon propos, ce que j’ai poursuivi à travers toutes mes pièces, sculpter ce vide, lui donner un corps, le rendre palpable, le partager et enfin le laisser se dissoudre dans l’espace infini de nos corps. » Son langage chorégraphique, issu d’une expérience et d’une vie pluriculturelles, est fascinant.

Brigitte Rémer, Paris le 22 mai 2021

Interprètes : Nacera Belaza, Aurélie Berland, Bethany Emmerson, Magdalena Hylak, Mélodie Lasselin – Régie générale Christophe Renaud.

Jeudi 20 et vendredi 21 mai à 19h, samedi 22 mai à 18h – MC 93 Bobigny Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro Ligne 5 station Bobigny/Pablo Picasso – Tél. : +33 (0)1 41 60 72 72 – En partenariat avec le Festival d’Automne à Paris et Printemps de la danse Arabe à l’IMA.

En tournée : 29 juin 2021, Le Cercle, Institut du Monde Arabe, Paris – 3 au 7 juillet, L’Onde, Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles – 21/22 juillet, La Nuit et Sur le fil, GREC Festival de Barcelone – 23 septembre, L’Onde, L’Échangeur CDCN Château-Thierry – 13,14 novembre, L’Onde, Romaeuropa Festival, Teatro India/Teatro di Roma – 15 décembre 2021, L’Onde, Arsenal/Cité musicale, Metz.

Danses pour une artiste (Valérie Dréville)

© MC93 Bobigny

Conception Jérôme Bel, avec Valérie Dréville – à la MC93 Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne.

Elle s’avance, se place au milieu du plateau nu où se trouve juste une petite table, côté cour. Un portable et un ampli y sont posés, ses outils de travail. Le portable ne sert pas de métronome mais de chronomètre. On dirait une petite fille, queue de cheval, pantalon noir et veste de survêt. Elle se place en cinquième position et débute avec application la classe de danse classique qu’elle reprend en boucle. Ni barre ni miroir. Dans un grand silence, l’actrice poursuit, avec une improvisation de danse moderne où elle esquisse quelques gestes, avec concentration.

Valérie Dréville enchaîne ensuite des fragments ayant pour source des chorégraphies et/ou des références à quelques chorégraphes élus par Jérôme Bel, concepteur du spectacle. L’actrice se met dans les pas d’Isadora Duncan en 1905, sur le Prélude n°7 de Chopin, puis dans ceux de Pina Bausch, à travers deux de ses chorégraphies emblématiques : Café Muller, œuvre fondatrice créée en 1978 sur la musique d’Henry Purcell ; Le Sacre du Printemps, créé en 1975 sur la musique de Stravinsky, dont le livret originel du ballet fut chorégraphié en 1913 par Vaslav Nijinski, qui y montrait l’Élue en robe rouge sang. C’est à partir d’une vidéo regardée et commentée sur son mobile que Valérie Dréville restitue les effets dramatiques et cathartiques de la pièce, comme elle commenterait un match de football. Un peu frustrant pour le spectateur !

Deux autres vidéos sont décrites sur le même mode, à partir de son mobile, Valérie Dréville assise sur une chaise, face au public, commente : Huddle/Se blottir, une chorégraphie de Simone Forti réalisée en 1961, où six ou sept danseurs/gymnastes/performers étroitement regroupés, se tiennent par les épaules et où chacun d’entre eux se détache l’un après l’autre, pour escalader la structure formée par les corps en une pyramide, avant de reprendre sa place, sculpture vivante ou mêlée de rugby. L’autre vidéo témoigne de la gaieté et du pétillant de Singing in the rain/Chantons sous la pluie où l’actrice esquisse quelques pas à la manière de Gene Kelly. A l’opposé de cette légèreté, on entre dans l’obscurité du danseur et chorégraphe japonais, Kazuo Ōno, qui puise dans la profondeur de l’être. Valérie Dréville s’enfonce dans cette obscurité qu’elle rejoint jusqu’à disparaître dans un noir profond, avant de ré-apparaître graduellement, comme le révélateur fait monter la photo. Le portable sonne au bout de dix minutes. Fin de la séquence.

L’actrice, qui a joué sous la direction des plus grands metteurs en scène – dont Claude Régy, Anatoli Vassiliev, Thomas Ostermayer, Krystian Lupa, Roméo Castellucci -, accepte le jeu de l’amateure, et performe. Elle est ici une danseuse sans expérience dans les mains d’un chorégraphe singulier, Jérôme Bel, davantage dans la recherche que dans la danse. Il lui faut un certain courage, ou une curiosité certaine, ou le goût de l’aventure minimaliste, pour se laisser porter par ce non-événement. L’actrice est là, avec son corps, en apprentissage et en recherche elle aussi, tissant le silence de ses gestes, imparfaits et répétés.

Le geste est-il plus fort que le mot et les cinq chorégraphes retenus dans le Panthéon de Jérôme Bel suffisent-ils à une réflexion sur la danse, sur la relation entre le mot et la danse, sur l’imaginaire ? Le chemin proposé ici est de l’ordre de l’exercice de style. Comme quand Georges Pérec s’amuse, en 1968, à enlever la lettre e, dans son roman La Disparition, Jérôme Bel gomme la danse. Par là même, il nous oriente davantage du côté de l’ironie que de la réflexion ou de l’émotion. On est, avec ce Danses pour une artiste, dans une esquisse, un crayonné au théâtre pour reprendre l’expression de Mallarmé. Petit détail, qui n’en est peut-être pas un : pour des raisons écologiques, maître Bel annule la bible/petit papier remis à l’entrée de la salle qui indique le programme et porte le nom des collaborations. Il demande à l’actrice, en cours de spectacle, d’énoncer ce programme, qu’on ne retient pas. Merci à la MC93 d’émettre en grand format ses Carnets #10, bien appréciés.

Brigitte Rémer, le 15 octobre 2020

Du 7 au 16 octobre 2020, à la MC93 Bobigny, 9 boulevard Lénine, 93000. Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – site :  www.mc93.com – tél.: +33 (0) 1 41 60 72 72 – En tournée : du 19 au 26 novembre, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers – du 2 au 4 décembre, à la Comédie de Valence. www.festivaldautomne.fr

La terre se révolte

© Raphaël Arnaud

Texte de Sara Llorca, Omar Youssef Souleimane, Guillaume Clayssen – mise en scène Sara Llorca – MC93 maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Un acteur syrien livre un court récit face au public en guise de prologue, parcours de vie entre sa fuite de Syrie, son travail en Arabie Saoudite et sa tentative d’assimilation, la dérive de son pays, sa tentation du salafisme, l’exil, l’arrivée en Europe. IL raconte, seul moment vrai du spectacle.

Car il n’est pas évident de comprendre la démarche ni l’objectif visé par l’équipe de conception et de réalisation du spectacle. Le spectacle naît de la rencontre provoquée par Sara Llorca, actrice et metteuse en scène avec Omar Youssef Souleimane, écrivain syrien, chacun faisant une plongée dans son histoire familiale et dans sa propre histoire : elle, d’une famille d’espagnols réfugiés en France pour fuir le franquisme, lui, exilé ayant fui la guerre en Syrie, s’interrogeant sur l’influence familiale et la religion.

Mais entre l’intention et la réalisation, les chemins sont brouillés. Il y a l’acteur qui conte, celui qui interroge, journaliste ou préfet de police et qui plus tard se prendra pour Descartes, la philosophe, jeune femme démonstrative, très européenne dans son approche de l’Autre, il y a Wassim n°2 le poète, réfugié syrien, dans son ironie désabusée, et l’image du père, une caricature esquissée, il y a la danseuse. La tentative de théâtralisation ne suit pas, chacun joue sa partition de manière désynchronisée, laissant le public en quête de sens.

Si ça parle philo puisque Descartes est à l’affiche, j’aurais préféré Deleuze pour qui « La violence est ce qui ne parle pas » ou si Taha Hussein, intellectuel égyptien influent ayant étudié à La Sorbonne, a contribué à introduire Descartes dans le monde arabe, comme le dit Omar Youssef Souleimane dans le programme, je choisirais Hussein et laisserais Descartes. « La philosophie n’est ni contemplation, ni réflexion ni communication. Elle est l’activité qui crée les concepts… » poursuit Deleuze.

Les séquences donc se suivent, tirées par les cheveux, sans dépaysement de la pensée ni dramaturgie, juste des poncifs et quelques artifices.  Est-ce un témoignage, une histoire de vie, un collage, un conte philosophique, un spectacle ? Et qu’est-ce qu’un spectacle ? Oui, la scénographie est intéressante, podium mobile, astucieux en soi – notamment quand il tourne à grande vitesse sur lui-même, apportant l’image d’une guerre qui détruit tout – mais en fait, cela prive du bel espace scénique de cette salle, et enferme. Oui, la danseuse noire et rouge, âme des revenants, écho ou commentaire, superbe dans sa gestuelle, apporte distance et théâtralité mais on ne sait bientôt plus qu’en faire.

Sur ce sujet actuel et douloureux de la destruction d’un pays et de l’exil, où tout est blessure – La terre se révolte annonce le titre – on n’a guère envie de composition même sous couvert de la philo, qui ici est bien indigeste. On voudrait une direction, un point de vue, et on ne les trouve pas. Et s’il s’agit d’exil je choisis le texte d’Edward W. Saïd, grand intellectuel d’origine palestinienne : « J’ai défendu l’idée que l’exil peut engendrer de la rancœur et du regret, mais aussi affûter le regard sur le monde. Ce qui a été laissé derrière soi peut inspirer de la mélancolie, mais aussi une nouvelle approche. Puisque, presque par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur. »

Brigitte Rémer, le 7 février 2020

Avec : Lou de Laâge, Elie Youssef, Logann Antuofermo, Ingrid Estarque, Raymond Hosny, Tom Pézier. Dramaturgie et collaboration à l’écriture Guillaume Clayssen – assistanat à la mise en scène Céline Lugué – musique Benoît Lugué – chorégraphie Sara Llorca, Ingrid Estarque – scénographie Anne-Sophie Grac – lumières Camille Mauplot – régie générale François Gautier-Lafaye – son Clément Roussillat – construction décors Ateliers de la MC93. Le spectacle a été créé en janvier au Théâtre des Bernardines de Marseille.

Du 30 janvier au 9 février 2020, mardi au jeudi à 19h30, vendredi 20h30, samedi 18h30, dimanche 15h30 – MC93 maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine. Métro : Bobigny Pablo Picasso – Tél. : 01 41 60 72 72 – site : MC93.com

Falaise

© François Passerini

Texte et mise en scène Camille Decourtye, Blaï Mateu Trias – Compagnie Baro d’Evel – MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Deux personnages égarés sur l’extrême avant-scène cherchent à pénétrer sur le plateau. Dès l’avant-propos du spectacle on entre dans l’absurde, la dérision, l’inventivité, la poésie. Quand le rideau se lève une envolée de pigeons blancs entoure un personnage beckettien, sorte de François d’Assise dont les oiseaux mangent dans la main et veillent sur lui.

Le monde de Baro d’Evel est plein de surprise et d’extravagance, de virtuosité. Ils sont acteurs, danseurs, jongleurs, chanteurs, viennent du cirque et du monde clown, volent dans le ciel, tombent des toits et des falaises. Ils racontent des histoires et créent des scénarios de fantaisie, des personnages anachroniques, des langages codés et des signes au pinceau, une partition savante avec chants et musiques. Il souffle un vent de dramaturgie et de poésie, de liberté créatrice, dans leur spectacle où la scénographie escarpée évoque des reliefs – falaises et failles – dans un environnement peu hospitalier entre terre volcanique et désert noir, fin de mondes et résurrections, solitudes et empathies. Ils mutent et viennent d’une autre planète, d’humour et de finesse, travaillent du noir au blanc dans la gamme infinie des gris.

Un cheval blanc, une mariée, des rituels et des effondrements, de l’humour, de l’inattendu. Tel est l’univers de Falaise, deuxième volet d’un diptyque dont le premier, , était un duo. Le spectacle met en œuvre le travail de la troupe, engagé depuis Bestias. Au fil de son parcours et de ses itinérances, Baro d’Evel dont la troupe est l’atout majeur, a inventé des spectacles de différentes factures, présentés dans des espaces divers comme la rue, le chapiteau, ou dans des salles. Le voyage est sensoriel et en images, entre Chagall et Magritte, Tarkovski et Béla Tarr. C’est un univers chargé, bouleversé, absurde et philosophique.

Baro d’Evel ré-enchante notre monde et l’interroge, fruit d’un énorme travail du corps et de la voix, du rythme et des mouvements, de l’élaboration d’espaces et d’univers singuliers et maitrisés où la relation à l’animal – ici cheval et oiseaux – est spontanée. La démarche de syncrétisme interdisciplinaire recherchée par la troupe, construit et invente l’écriture scénique. Précision et virtuosité, humour et élégance, dépassement de soi, sont au rendez-vous, dans un spectacle de liberté poétique, métaphorique et onirique.

Brigitte Rémer, le 30 janvier 2020

Avec : Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Claire Lamothe, Blaï Mateu Trias, Oriol Pla, Julian Sicard, Marti Soler, Guillermo Weickert, un cheval et des pigeons. Collaboration à la mise en scène Maria Muñoz, Pep Ramis/Compagnie Mal Pelo – collaboration à la dramaturgie Barbara Métais-Chastanier – scénographie Lluc Castells, assisté de Mercè Lucchetti – collaboration musicale et création sonore Fred Bühl – création lumières Adèle Grépinet – création costumes Céline Sathal – musique enregistrée Joel Bardolet – régie générale Cyril Monteil – régie plateau Flavien Renaudon – régie son Fred Bühl, Rodolphe Moreira – accessoiriste Lydie Tarragon – régie animaux Nadine Nay – Production/diffusion Laurent Ballay, Marie Bataillon – attachée de production Pierre Compayré.

Du 28 janvier au 6 février 2020 – MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine. Métro : Bobigny Pablo Picasso – Tél. : 01 41 60 72 72 – site : MC93.com – En tournée : 10 et 11 mars, Espace Malraux/scène nationale de Chambéry – 17 et 18 mars, Bonlieu/scène nationale d’Annecy – 23 au 30 avril, Théâtre de la Cité/Théâtre Garonne, Toulouse – 14 au 19 mai, Le Grand T, Nantes – 27 au 29 mai, Théâtre de Lorient.

Bajazet/en considérant le théâtre et la peste

© Mathilda Olmi

D’après Jean Racine et Antonin Artaud, mise en scène de Frank Castorf, MC93 Bobigny / Festival d’Automne à Paris.

Publiée en 1672 et créée la même année, Bajazet est la septième pièce de Racine. L’auteur  a trente-trois ans et inscrit son propos dans un contexte orientaliste. L’action se passe dans le sérail du Sultan ottoman Amurat, parti faire le siège de Babylone et croise plusieurs intrigues où se contredisent passions amoureuses et intérêts politiques. En l’absence du Sultan, le vizir Acomat (Mounir Margoum) et son confident, Osmin (Adama Diop), complotent pour mettre sur le trône Bajazet (Jean-Damien Barbin), frère du Sultan mais ce dernier craignant son influence, prend les devants et intime l’ordre de le tuer. Or deux femmes sont amoureuses de Bajazet : Roxane, ancienne esclave et favorite du Sultan, chargée des pleins pouvoirs en son absence (Jeanne Balibar), qui a fait d’Atalide (Claire Sermonne) son ambassadrice auprès de Bajazet, et Atalide elle-même, secrètement amoureuse et aimée de Bajazet. Roxane détient le sort de Bajazet entre ses mains et les deux femmes se battent pour sa survie. Quand Roxane comprend l’attirance de Bajazet pour Atalide, elle change de cap et propose à son héros, un marché : le sauver, vivre et régner avec lui, la mort d’Atalide en échange. Bajazet refuse et est exécuté, tandis qu’Atalide, croyant encore en son salut, avoue à Roxane l’amour qu’elle lui porte, déchaînant un océan de jalousie et de violence. Chez Racine, Roxane puis Bajazet sont assassinés selon les ordres d’Amurat qui invite Atalide à le suivre. Cette dernière refuse et se suicide.

Dans la mise en scène de Frank Castorf, malgré son absence physique, Amirat le Sultan, est omniprésent par un portrait géant tombant des cintres qui le représente, bordé d’une enseigne lumineuse inscrivant Babylone en toutes lettres. Le Sultan aux yeux d’agate et au regard de ruse et riche drapé, coiffé d’un imposant turban des mille et une nuits, est le pouvoir incarné et le point central de la scénographie. Le plateau est dépouillé, une tente bédouine/le sérail, s’y trouve côté jardin, et une grande cage côté cour, les lumières tamisées appellent la conspiration et l’intrigue amoureuse (scénographie Aleksandar Denic, lumières Lothar Baumgarte). La pièce maîtresse, comme toujours chez le metteur en scène, se construit autour d’images filmées in situ par une caméra qui les transmet en direct, sur grand écran (vidéaste Andreas Deinert). Le spectateur devient témoin, ici voyeur et même acteur de la vie du sérail qui se déroule en coulisses.

Dans la mise en scène, tout tourne autour du personnage de Roxane, de la force de ses sentiments et de sa passion déchirante, et bientôt déchirée, pour et par Bajazet. Une Roxane vue et revue sous toutes les coutures, d’abord moulée dans une combinaison noire on ne peut plus ajustée, sorte de sirène aux sandales-coturnes, plus tard torse nu sous un vêtement rouge vermeil et perruque blonde de travestissement (costumes, Adriana Braga Peretzki). Entre temps, nudité absolue par écran interposé, allant chercher au plus intime de la peau et des expressions. De fait, dans le spectacle, l’image prend le pas sur la scène et insiste sur la nudité, le désir et le sexe.

Frank Castorf prend aussi le pari de rapprocher deux mondes a priori éloignés l’un de l’autre, et intercale l’univers d’Antonin Artaud dans la tragédie racinienne. Les deux auteurs sont dans la provocation et appellent le théâtre de la cruauté, ils sont dans l’utilisation d’images filmées, mais on ne reconnaît, dans la décomposition des textes, ni la logique racinienne ni l’incandescence d’Artaud, et cela opacifie la lecture des deux univers. « Une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des sens, libère l’inconscient comprimé, pousse à une sorte de révolte virtuelle et qui d’ailleurs ne peut avoir tout son prix que si elle demeure virtuelle, impose aux collectivités rassemblées une attitude héroïque et difficile » écrit Antonin Artaud dans « Le théâtre et la peste » (cf. Le Théâtre et son double), mais le public n’est pas toujours partant pour l’héroïsme.

Né en 1951 en Allemagne de l’Est, Frank Castorf, a débuté comme metteur en scène dans les années soixante-dix. Il s’attire les foudres des autorités de RDA avec Tambours dans la nuit de Brecht et Maison de poupée d’Ibsen, en 1984. Pendant plus de vingt-cinq ans à la tête de la Volksbühne de Berlin, les spectacles qu’il y présente sont radicaux : Alkestis, d’après Euripide en 1993, une adaptation de La Cité des femmes de Federico Fellini en 1995, Les Mains sales de Jean-Paul Sartre, en 1998. Il s’empare de textes, littéraires et dramatiques et les met en scène de manière souvent iconoclaste : Le Maître et Marguerite de Boulgakov en 2002, Forever young de Tennessee Williams en 2003, Nord d’après Céline en 2007, Médée de Sénèque en 2009, L’Avare de Molière en 2012, La Cousine Bette d’après Honoré de Balzac en 2013, La Tétralogie de Wagner au Festival de Bayreuth, en 2013, version très sifflée. Il monte presque tout Fiodor Dostoievski, son univers, sa démesure et ses réflexions philosophiques sur le bien et le mal lui vont bien. A différents moments de son parcours il monte Les Possédés, L’Idiot, Le Joueur, Humiliés et Offensés, Crime et Châtiment, Les Frères Karamazov (cf. notre article du 15 septembre 2016) et il aime les croisements entre auteurs.

Admiré et controversé Castorf décline ses visions du tragique dans un foisonnement subversif. C’est sa marque de fabrique. Avec Bajazet/en considérant le théâtre et la peste on est dans le baroque et l’outrance, dans la complexité des êtres et la mise en danger des personnages, on est dans la puissance shakespearienne, dans la langue et l’anéantissement du monde. Actrices et acteurs habitent la puissance du propos avec virulence et détermination, Jeanne Balibar en tête mais l’image mange le plateau et l’on finit par décrocher.

Brigitte Rémer, le 11 décembre 2019

Avec : Jeanne Balibar (Roxane), Claire Sermonne (Atalide), Jean-Damien Barbin (Bajazet), Mounir Margoum (Acomat, le grand Vizir), Adama Diop (Osmin, son confident), une caméra live. Scénographie, Aleksandar Denic – Costumes, Adriana Braga Peretzki – Musique, William Minke – Vidéo, Andreas Deinert – Lumières, Lothar Baumgarte – Assistante aux costumes, Sabrina Bosshard – Assistante à la mise en scène, Hanna Lasserre – Stagiaires assistantes à la mise en scène, Camille Logoz, Camille Roduit – Stagiaire assistante à la scénographie, Maude Bovey

Du 4 au 14 décembre 2019 à 19 h, Le vendredi à 20 h, le samedi à 18 h, le dimanche à 16 h MC93 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com et www.festival-automne.com – En tournée : 17 et 18 janvier 2020, Teatros del Canal, Madrid – 12 et 13 février 2020, La Comédie de Valence – 19 au 21 février 2020, Bonlieu/scène nationale, Annecy – 27 et 28 février 2020, ERT Fondazione-Teatro Stabile Pubblico Regionale, Modène – 12 et 13 juin 2020, Teatro municipal do Porto – 19 et 20 juin 2020, Teatro Nacional Donna Maria II, Lisbonne.

Vents contraires

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène Jean-René Lemoine, à la MC 93 Bobigny.

A navire rompu tous les vents sont contraires dit le proverbe. A défaut de navire ce sont ici les liens qui se rompent : ceux qui existaient dans le couple Marie et Rodolphe, elle ne l’aime plus et le lui hurle, lui est hagard ; ceux de Camille avec Leïla, brillante styliste un brin snob et poursuivie par l’argent, les marques et l’apparence, deux femmes dont la relation se désagrège ; ceux de Marthe, hôtesse de l’air, demi-sœur de Camille, se disant follement amoureuse de Rodolphe, stewart, son collègue, et manquant de hardiesse ; la belle Salomé vendant ses charmes et tirant son épingle du jeu entre Rodolphe aux relations tarifées, et Leïla, dans le cadre d’un nouveau contrat amoureux et professionnel qui lui offre le retour à la lumière.

Dans ce bateau-ivre de la vie et cette vague de prénoms bibliques, Marthe, Marie et Salomé, les mots de Mylène Farmer dans sa chanson intitulée Désenchantée, retenus par l’auteur comme titre de la pièce : « Tout est chaos, À côté. Tous mes idéaux : des mots Abimés… Je cherche une âme qui pourra m’aider… Dans ces vents contraires comment s’y prendre. Plus rien n’a de sens, plus rien ne va. » La scénographie et la lumière distribuent l’espace en différents plans selon les lieux des déchirements – appartement, boutique de vêtements, chambre d’hôtel, restaurant, couvent – et joue sur le reflet (scénographie Christophe Ouvrard, lumière Dominique Bruguière). Désir et non désir se bousculent, solitudes et vertiges se côtoient dans des chassés croisés flamboyants où les glissements progressifs du plaisir affleurent. Souvent courtes, les séquences se succèdent, délimitées par des noirs qui apportent du discontinu dans ces destins qui s’entrecroisent, malgré les espaces musicaux tentant de faire le lien (composition musicale Romain Kronenberg).

De ce mélodrame faut-il pleurer faut-il en rire, la fin est un quasi marivaudage avec le mariage de Marthe et Rodolphe, ce dernier essayant d’étancher son dépit après avoir été plaqué par Marie qui elle, s’est envolée pour l’Asie, et avec, cerise sur le gâteau, l’entrée au couvent de Camille. Les actrices et l’acteur portent leurs rôles avec vaillance et conviction et sont bourgeoisement habillés (costumes Pryscille Pulisciano) : Nathalie Richard dans sa colère (Marie), Alex Descas dans sa léthargie (Rodolphe), Marie-Laure Crochant dans sa naïveté (Camille), Anne Alvaro dans son excentricité (Leïla), Norah Krief dans sa réserve (Marthe) et Océane Cairaty dans sa sexualité (Salomé). On est dans le registre de la comédie humaine à gros traits et de la satire sociale d’une certaine légèreté, belle déception après le Médée poème enragé qu’avait magnifiquement écrit et interprété Jean-René Lemoine, en 2015.

Comment avancer quand les vents sont contraires ? Le spectateur surfe sur ces fragments de discours amoureux mais il ne marche pas sur l’eau, il coule à pic.

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2019

Avec : Anne Alvaro Leïla – Océane Cairaty Salomé – Marie-Laure Crochant Camille – Alex Descas Rodolphe – Norah Krief Marthe – Nathalie Richard Marie. Scénographie Christophe Ouvrard – lumière Dominique Bruguière, assistanat Pierre Gaillardot – composition musicale Romain Kronenberg – travail vocal Donatienne Michel-Dansac – costumes Pryscille Pulisciano, assistanat Laetitia Raiteux – assistanat à la mise en scène Laure Bachelier-Mazon – construction décors Ateliers de la MC93 – Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

Du 13 au 24 novembre 2019 (sauf 21 novembre) – MC 93 Maison de la Culture de Seine Saint Denis, 9 Bd Lénine, 93000 Bobigny – métro Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com – En tournée : 28 novembre au 7 décembre, Théâtre National de Strasbourg – 11 au 13 décembre, Le Grand T, Nantes – 8 et 9 janvier, Maison de la Culture d’Amiens – 14 au 18 janvier, CDN de Tours/Théâtre Olympia – 22 et 23 janvier, Maison de la Culture de Bourges – 29 et 30 janvier, Théâtre de Nîmes – 6 au 8 février, Théâtre du Gymnase, Marseille.