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Un autre jour viendra

Performance poétique et musicale d’après l’œuvre de Mahmoud Darwich, traduction Elias Sanbar – conception et mise en scène David Ayala, au Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets.

@ TQI- Manufacture des Oeillets

Le Théâtre des Quartiers d’Ivry a dédié trois soirées à la Palestine en présentant une lecture sensible de l’oeuvre du grand poète palestinien Mahmoud Darwich dans un voyage, signé David Ayala. Le metteur en scène s’est entouré d’une douzaine d’acteurs et musiciens, rejoints chaque soir par un ou plusieurs artistes invités. Blandine Bellavoir, Reda Kateb et Sofian Khammes se sont relayés. Ensemble, ils ont fait vibrer la voix du poète, alors que la bande de Gaza ploie sous les bombes israéliennes qui tentent de réduire la Palestine à néant.

La langue, l’exil, l’altérité, la tragédie, l’amour, le politique, la liberté, la mémoire, sont au cœur de l’écriture de Mahmoud Darwich, fusion de prose et de poésie. « La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer… » écrit le poète. Était-ce utopique de vouloir une Palestine de plein droit et de plein exercice ? Il luttait pour au sein de l’OLP, qu’il a quitté en 1993 au moment des Accords d’Oslo. Sa famille s’était réfugiée au Liban alors qu’il avait six ans, chassée de son village, al-Birwa près de Saint-Jean d’Acre, au moment de la Nakba, village rayé de la carte Palestine pour devenir colonie israélienne, comme tant d’autres. Après Beyrouth, les villes de Moscou, Le Caire, Paris, Amman et Ramallah, furent ses points d’ancrage. « Mon pays est une valise… Où irons-nous après l’ultime frontière ? Où partent les oiseaux, après le dernier Ciel ? » posait-il. Mahmoud Darwich est mort en 2008. Son œuvre est immense et traduite dans de nombreuses langues. Il parle du jasmin et se souvient des mots de sa mère, de l’oliveraie et de l’exode, de la prison qu’il avait expérimentée à l’âge de quatorze ans à Haïfa, du parfum du printemps et de l’éternité, de la profondeur et de l’invisible. « Nous avons une patrie sans frontières, conforme à notre idée… » ironisait-il.

Entendre la voix du poète, portée en arabe par la présence et la voix de l’acteur d’origine syrienne, Fida Mohissen et en français par différentes voix dont celle de David Ayala qui a conçu et mis en scène ce moment, livre à la main, entraine une grande émotion. Il a aussi mêlé dans cette errance d’autres voix et d’autres langues qui se superposent, dont l’espagnol avec le récit de l’exécution par la milice franquiste de Federico Garcia Lorca ; des chants grecs du Rebetiko, arméniens, arabo-andalous, klezmer, espagnols et arabes traversent le théâtre, de la berceuse à la psalmodie. « Notre grenadier après toi a perdu ses rêves »

Acteurs et musiciens entrent un à un – Sophie Affholder, David Ayala, Hovnatan Avedikian, Jérôme Castel, Cécile Garcia-Fogel, Astrid Fournier-Laroque, Hervé Gaboriau, Bertrand Louis, Fida Mohissen, Vasken Solakian -. Ils prennent possession de l’espace, comme un chœur et  entourent avec beaucoup de naturel la présence-absence du poète qui a marqué le monde autant que son pays. Tour à tour ils se lèvent, en solo ou duo, pour offrir le texte. Des pupitres sont placés à l’avant-scène, un piano côté jardin, guitare, trompette, oud et bouzouki nous font face. Tous s’écoutent et se regardent. Une magnifique chanteuse souligne les textes au « parfum de l’abricot ».

@ Ernest Pignon-Ernest

La langue est pour Mahmoud Darwich une passion, une musique, une arme. Il égrène l’alphabet, parle de l’accompli et de l’inaccompli, fondations de la langue arabe. « Je suis ma langue أنا لغتي » disait-il dans l’énonciation de ses poèmes, véritable profération qu’il aimait à partager. « J’ai la nostalgie du pain de ma mère… que la vie soit bleue… » poursuit-il. Sur un écran, à l’arrière, les couleurs s’esquissent et passent, les traces d’un village, d’un repas de ramadan où la foule groupée autour de grandes tables, est joyeuse, de petites filles au regard intimidant. « N’oublie pas le peuple des tentes, pense aux autres qui ont perdu le droit à la parole » rappelle le poète. De belles traversées musicales déploient leurs harmoniques, la trompette, les cordes, le daf. Le travail proposé par David Ayala et son équipe est choral, il porte avec sensibilité et liberté les mots d’un peuple déplacé. La voix s’éloigne, avec la musique, l’éclairage baisse, petites flammes d’une multiplicité de bougies, le poète est au sol. « Je suis le voyageur et le chemin… Salue notre maison pour nous ! »

Une rencontre-lecture voulue par le directeur du TQI/Manufacture des Œillets, Nasser Djemaï, a permis un échange autour du drame palestinien et du silence des artistes. Une lettre puissante d’André Markowicz – traducteur, éditeur et poète français né à Prague, spécialiste de la langue russe – qui ne pouvait rejoindre le débat, a été lue. Son titre à lui seul parle : « Les ghettos de Gaza . » Il y dénonce ce crime en cours contre l’humanité dans des bombardements ciblés tuant le peuple, les humanitaires et tous ceux qui témoignent. Et il fait le rapprochement avec la politique appliquée par les nazis, en parlant d’inversion ontologique.

Dans un de ses derniers poèmes, La trace du papillon, Mahmoud Darwich écrivait : « Là-bas, derrière les figuiers, il y a des maisons enterrées vivantes, des royaumes de souvenirs et une vie en attente d’un poète qui n’aime pas pleurer sur les vestiges sauf si le poème l’exige. »

Brigitte Rémer, le 22 mai 2025

D’après l’oeuvre de Mahmoud Darwich – Éditions Actes Sud-Papiers, Poésie/Gallimard, Les Éditions de Minuit – Imaginé et mis en scène par David Ayala – Avec un artiste invité à chaque représentation : Blandine Bellavoir, Reda Kateb, Sofian Khammes, et avec les artistes permanents de la compagnie : Sophie Affholder, David Ayala, Hovnatan Avedikian, Jérôme Castel, Cécile Garcia-Fogel, Astrid Fournier-Laroque, Hervé Gaboriau, Bertrand Louis, Fida Mohissen, Vasken Solakian – son François Turpin – lumière et régie Serge Oddos – production Cie La Nuit Remue (Montpellier)/Assistante et administratrice Silvia Mamanno – coproduction Théâtre Liberté Toulon, Scène nationale – Une rencontre-lecture sur le thème Israël-Palestine, Le théâtre peut-il s’en emparer ? s’est tenue samedi 17 mai à 15h – animation  Jean-Pierre Han, en présence de David Ayala, Nasser Djemaï, Margaux Eskenazi, Mohamed Kacimi, Hervé Loichemol, Laurence Sendrowicz – Lecture des textes David Ayala, musicien, joueur de oud, Anis Faris.

Du 16 au 18 mai 2025 au Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets – CDN du Val-de-Marne, 1 place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – métro : Mairie d’Ivry.

Et la terre se transmet comme la langue

© Pierre Grosbois – Photo de répétition

Poème de Mahmoud Darwich traduit par Elias Sanbar – Conception Stéphanie Beghain et Olivier Derousseau, interprétation Stéphanie Béghain, au T2G Théâtre de Gennevilliers.

« Un jour je serai poète et l’eau se soumettra à ma clairvoyance » avait écrit en 2003 Mahmoud Darwich, dans Murale. Poète il le fut, reconnu dans tout le Moyen-Orient et bien au-delà, à travers une vingtaine de recueils poétiques publiés et traduits en de nombreuses langues. Il déclamait sa prosodie cadencée avec une force à nulle autre pareille, son pays, la Palestine, l’habitait.

Né en 1941 à Al-Birwa près de Saint-Jean d’Acre, en Galilée, il avait six ans lors de la création de l’état d’Israël, obligeant sa famille à l’exil et faisant de la langue arabe, une mineure. On comprend son combat pour la langue. « Je m’en souviens encore. Je m’en souviens parfaitement. Une nuit d’été alors que nous dormions, selon les coutumes villageoises, sur les terrasses de nos maisons, ma mère me réveilla en panique et je me suis retrouvé courant dans la forêt, en compagnie de centaines d’habitants du village… Je sais aujourd’hui que cette nuit mit un terme violent à mon enfance. » (Source : Subhi Hadidi, in La terre nous est étroite et autres poèmes.) Après avoir été assigné à résidence durant quelques années à Haïfa, Mahmoud Darwich avait quitté Israël en 1970 pour Le Caire, puis Beyrouth, avant de passer plusieurs années en exil, en France. « Mon pays est une valise » écrivait-il. Il est mort en 2008, aux États-Unis, il eut des obsèques nationales à Ramallah où sa dépouille avait été rapatriée.

En 1997, Mahmoud Darwich était en France pour l’ouverture des manifestations du Printemps Palestinien et la sortie de son dernier ouvrage, La Palestine comme métaphore. Accompagné d’Elias Sanbar, son traducteur de toujours aujourd’hui Ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, il vivait alors entre Amman en Jordanie et Ramallah, capitale temporaire autonome de Palestine, au nord de Jérusalem ville des trois grandes religions monothéistes. Poète de Palestine comme il aimait à le dire, Mahmoud Darwich répondait alors à nos questions et s’exprimait sur le croisement entre politique et poétique : « Je ne me considère pas comme un politique ni tout-à-fait comme un poète, il y a un mouvement dans ces territoires entre la culture poétique et mon engagement national que l’on qualifie parfois de politique. Aucun auteur, aucun poète palestinien ne peut se payer le luxe de ne pas avoir un rapport avec cet engagement national qui est politique. Car pour nous, nous éloigner de ce niveau de politique est en fait s’éloigner du réel… La relation entre la poésie et le réel est éternelle, non seulement dans le rapport de la poésie à la réalité mais très profondément dans le rapport du poème à lui-même. » Il concluait l’entretien en disant : « Je pense que la Palestine n’a pas encore été écrite. »

Membre actif de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) et chantre de la cause palestinienne il quitta l’Organisation en 1993 pour protester contre les Accords d’Oslo. Il s’en était expliqué lors de notre conversation : « Ces accords plaçaient le peuple palestinien dans une sorte de période probatoire et transitoire, une transition vers une chose que les accords gardaient très vague. Cette période n’abordait pas les questions fondamentales du conflit : les réfugiés, la colonisation, le droit à l’autodétermination, et Jérusalem. » Il avait pu retourner en Palestine, autorisé par Israël à venir prononcer une oraison funèbre sur la tombe d’un ami, et faisait ce constat : « Le démantèlement géographique de la Palestine est un assassinat de sa propre beauté… Malgré cela j’ai retrouvé ma fenêtre en Galilée, car c’est là que je suis né. » Il s’était installé à Ramallah après 1995.

Le travail proposé par Stéphanie Béghain, artiste associée au T2G Théâtre de Gennevilliers et Olivier Derousseau incube depuis une dizaine d’années et a donné lieu à des présentations publiques entre autres à La Fonderie du Mans, au Studio-Théâtre de Vitry, à l’Échangeur de Bagnolet, mais tout y est démesuré : le temps de gestation, le parcours historique sur la Palestine et le Moyen-Orient sorte d’installation précédant le spectacle et un épais cahier remis intitulé Document(s), le plateau monumental où l’on aperçoit les gradins vides de l’autre moitié de la salle.

Le spectacle s’ouvre par une lecture d’extraits d’État de siège poème inédit de Mahmoud Darwich par des membres du groupe d’Entraide Mutuelle Le Rebond, d’Épinay sur Seine avec lequel travaille Stéphanie Béghain. Assis, ils donnent le texte : « Ici, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du temps Près des jardins aux ombres brisées, Nous faisons ce que font les prisonniers, Ce que font les chômeurs : Nous cultivons l’espoir. » Paraît la comédienne qui lit quelques phrases puis s’avance à l’assaut de cet immense plateau où l’on trouve quelques planches de manière disparate, vraisemblables résidus d’une maison disparue, et divers éléments posés çà et là, qui ne seront guère utilisés (scénographie Olivier Derousseau, Éric Hennaut). Quelques planches, un bâton, des délimitations, une frontière, le bord du vide, une gestuelle et les déplacements de la comédienne qui part au loin, très au loin, accomplir quelques gestes qu’on ne décrypte pas. Seule la lumière nous guide un peu (Juliette Besançon). Le poème échappe et les intentions se perdent, le texte ne nous relie ni à Mahmoud Darwich ni à l’histoire de Palestine, comme s’il était vidé de substance.

Composé à Paris en 1989, Et la Terre se transmet comme la langue évoque vingt mille ans d’histoire, la question de l’exil et celle du retour sur un mode à la fois épique, poétique et lyrique, « Et la terre se transmet comme la langue. Notre histoire est notre histoire » ajoute Mahmoud Darwich qui mêle à la complexité de l’histoire et de l’écriture les pensées du quotidien comme les parfums de l’oranger, les cailloux et l’avoine, le rayon de miel et l’encens, la marguerite des prés, le coffre à vêtements. Et il concluait la rencontre de 1997 en disant : « Aujourd’hui le Palestinien regarde son histoire, il voit que le futur est extrêmement obscur, noir, que le passé est très lointain et que le présent est un temporaire long, enceint d’un projet d’indépendance qui a déjà avorté. C’est pour cela que la culture palestinienne est contrainte de continuer à s’exprimer comme une culture de résistance. »

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2021

Scénographie Olivier Derousseau, Éric Hennaut – lumières Juliette Besançon – sons Thibaud Van Audenhove, Anne Sabatelli – costumes Jeanne Gomas, Élise Vallois – Régie générale Amaury Seval – Direction technique Jean-Marc Hennaut.

Du 11 au 16 septembre 2021, au T2G Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National. 41 Av. des Grésillons. 92230 Gennevilliers – site : www.theatredegennevilliers.fr – Tél. : 01 41 32 26 10.