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Mademoiselle Julie

© Morgane Delfosse

Texte de August Strindberg – texte français et mise en scène Élisabeth Chailloux, Théâtre de la Balance – au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes.

Pièce en un acte écrite en 1888, après Le Père et Plaidoyer d’un fou, Mademoiselle Julie est un long plan séquence sur le psychodrame qui se noue dans la cuisine d’une demeure de maître, celle de Monsieur le Comte et en son absence. Kristin, cuisinière, range l’office avant de partir danser avec Jean, serviteur du Comte, qui le lui a promis, lui, finit de nettoyer les bottes de son maître. Le temps venu, ils s’épouseront. C’est la nuit de la Saint-Jean, très fêtée en Suède, hommage à l’été qui s’annonce et à la fécondité de la nature, fête populaire enchanteresse et magique où l’on parle d’amour, où l’on boit, où l’on rêve et où l’on danse.

Le bel ordre des choses soudain vole en éclat quand la capricieuse fille du Comte, Mademoiselle Julie, fait irruption dans la cuisine pour imposer ses volontés. Le récit de la récente rupture de ses fiançailles, consommée avec perte et fracas, vient d’être donné par Jean, montrant la violence et la perversité de la jeune femme. Or la voici qui, très ouvertement et sans tenir compte ni de Kristin qui quitte la pièce, ni de l’avis de Jean, vient le séduire effrontément. Cela commence par le baiser au soulier, imposé. Ambitieux, Jean fait mine de résister avant de lâcher prise et tomber dans le panneau. Le mépris de Julie pour les classes sociales inférieures distillé par son milieu, son orgueil, ainsi que la haine des hommes transmise par sa mère, trouvent réponse dans le même mépris et le même orgueil que Jean lui renvoie, avec cynisme. Julie et Jean, deux personnages ambivalents et imprévisibles, se dévoilent. La première, dans ce duel qui les oppose, oscille entre force et faiblesse, le second, d’abord indécis, élabore son rêve d’ascension sociale, y incluant la fille du Comte comme mécène du grand hôtel qu’il ambitionne de diriger, au bord du lac de Côme.

Dans cette lutte de pouvoir, celle des classes sociales autant que celle des sexes, jeu de séduction-répulsion habilement mené par ces deux personnages équivoques, la défaite sera celle de Julie. Prise à son propre piège et dans une véritable impasse, la pulsion de mort sera la plus forte. En écho à l’exécution de son canari et au vol de l’argent de son père pour mener leur projet, elle se suicide. Comme si de rien n’était, la vie reprendra son cours au coup de sonnette final de Monsieur le Comte qui appelle et demande ses bottes. Cet huis clos nocturne et tragique se passe sous le regard de Kristin, qu’on aperçoit derrière les panneaux translucides de la scénographie qui lui servent d’observatoire, sur la route de l’église (scénographie et lumières de Yves Collet et Léo Garnier). Côté jardin, la table de travail désertée par la cuisinière. En fond de scène, la porte centrale faisant le lien entre le dehors et le dedans et le son des flonflons qui s’éloignent (son madame Miniature). Une table où Jean, servi par Kristin, dîne.

Elisabeth Chailloux, qui a repris la route après avoir co-dirigé pendant de nombreuses années le Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Oeillets avec Adel Hakim, livre, dans cette danse de mort, une mise en scène où Jean (Yannik Landrein) prend le dessus et où Julie (Pauline Huruguen), malgré sa provocante première apparition, ne semble pas si forte. Du fond de sa cuisine et délaissée par Jean, Kristin, la charismatique (Anne Cressent) garde sa dignité. La mise en scène d’Elisabeth Chailloux fonctionne, même si Jean, arrogant, démarre très en force et si le duo Julie-Jean manque un peu de mystère et de sensualité. Les costumes donnent l’ambiance et le ton d’un intérieur suédois fin de printemps dans lequel la pression monte avec les effluves et le vin de la fête (création costumes Dominique Rocher, réalisation Majan Pochard).

Mademoiselle Julie est une pièce complexe, les plus grands metteurs en scène s’y sont confrontés : de André Antoine à Georges Pitoëff, de Matthias Langhoff à Christian Schiarreti. Récemment Julie Brochen en a donné sa lecture, présentant une Julie terriblement séductrice. Écrivain tourmenté, connu pour ses relations orageuses avec les femmes, Strindberg s’est vraisemblablement projeté dans le personnage de Jean, et chaque mise en scène apporte sa pierre à l’édifice. Père du théâtre moderne, différentes convictions et courants de pensée l’ont traversé : socialisme, nietzschéisme, mysticisme, naturalisme, symbolisme et expressionnisme. Edvard Munch, l’homme du Cri, en a peint un portrait volontaire. Après Mademoiselle Julie, Strindberg sombre, pendant une huitaine d’années et écrit Inferno en 1896, expression de ses fractures intérieures qu’on retrouve dans toute l’œuvre. « Tout ce que je touche me fait mal, et, enragé des supplices que je veux attribuer à des puissances inconnues qui me persécutent et entravent mes efforts depuis tant d’années, j’évite les hommes, néglige les réunions, décommande les invitations, et éloigne les amis. Il se fait autour de moi du silence et de la solitude. » Et selon l’analyse d’Elisabeth Chailloux parlant de la pièce : “C’est une pièce de guerre qui se termine par la mort du plus faible” où “les mots sont des armes.” Et elle crée, avec son équipe, les conditions du combat.

Brigitte Rémer, le 10 novembre 2019

Avec : Anne Cressent, Kristin – Pauline Huruguen, Julie – Yannik Landrein, Jean. Scénographie et lumières Yves Collet, Léo Garnier – costumes Dominique Rocher – réalisation costumes Majan Pochard – son Madame Miniature – assistanat à la mise en scène Pablo Dubott.

Du 7 novembre au 8 décembre 2019, du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h30. Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Rte du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris – métro ligne 1 jusqu’au terminus Château de Vincennes (sortie 6), puis bus 112 ou navette Cartoucherie – site : www.la-tempete.fr – tél. : 01 43 28 36 36.

 

Mademoiselle Julie

© Franck Beloncle

Texte August Strindberg, traduction Terje Sinding, mise en scène Julie Brochen, Compagnie Les Compagnons de Jeu, au Théâtre de l’Atelier.

La nuit d’été qui précède la Saint-Jean, on fête le renouveau, la ville est en fête. Dans les cuisines d’un vaste domaine, Jean le valet, et Kristin la femme de chambre, a priori fiancés, vaquent aux tâches ménagères chez Monsieur le Comte, au prestige et à l’autorité certaines. Elle, repasse ; lui, cire les bottes. Tous deux sont prompts à répondre au coup de sonnette qui les appelle.

Pièce en un acte, Mademoiselle Julie est un huis clos nocturne et tragique entre Julie, la fille du Comte, jeune aristocrate arrogante (Anna Mouglalis) et Jean qu’elle s’amuse à provoquer (Xavier Legrand), malgré Kristin, impuissante devant ce jeu de la séduction à outrance (Julie Brochen). L’arrivée de Julie en maîtresse-femme, dominatrice, perturbant le bon ordre de la cuisine et celui des consciences, est flamboyante. Elle vient de rompre ses fiançailles au cours d’une séquence dont Jean a été le témoin discret : un jeu pervers avec cravache où elle domptait son fiancé, et dont le point d’orgue a acté la séparation. Et dans sa descente vertigineuse de jeune femme qui s’ennuie et ne connaît que les rapports de force, elle mise sur Jean, sa prochaine proie.

Elle attaque avec fougue et cynisme, prend le valet de très haut et le défie : « Baise ma chaussure… » lui demande-t-elle. Une sorte de jeu pervers se met en place, et Jean entre dans la danse, faisant mine de suivre les caprices de la dame, malgré les mises en garde de Kristin, son amoureuse. Le duel est alors aigu et violent, et la manipulation dans les deux camps, orgueil pour orgueil, mépris pour mépris. Jean et Julie se racontent, par bribes, leurs vies et leurs rêves : pour Julie l’argent, le vin, la fragilité des sentiments, l’enfance avec une mère quasi folle et destructrice, son éducation comme un garçon hésitant entre le féminin et le masculin ; pour Jean le jeu de la vérité, ses soupirs pour une jeune fille sans avoir osé le lui dire, jusqu’à vouloir en mourir, et quand il nomme la jeune fille, il la désigne : « c’est vous ! » Difficile de dénouer la vérité du mensonge, chez l’un comme chez l’autre.

La relation se consomme et Jean propose un projet : partir en Suisse avec elle et monter un hôtel haut-de-gamme, l’occasion pour lui de créer son affaire, pour elle de changer de vie, de classer son sentiment de supériorité, d’oublier la haine envers les hommes si bien transmise par sa mère, depuis l’enfance. Jean et Julie font des mouvements de balancier. « Partez, venez avec moi » dit-il. « Dis-moi que tu m’aimes » implore-t-elle. Julie joue le jeu du départ et en costume de voyage rejoint Jean une cage à la main, son serin dedans. Il y a du suspens. Kristin qui a compris quitte la maison. Jean demande à Julie de se séparer de la cage et du serin, et il tue l’oiseau. Julie se suspend, se rétracte et ne part plus. Elle disparaît. On apprend son suicide. La tragédie est terrible, le valet reprend son rôle comme si rien ne s’était passé, prêt à apporter les bottes bien cirées et à servir le thé. Parfait cynisme. Dernière image sur le soleil qui se lève, avec Jean qui se lave les mains, signe chargé de sens.

Le conte est cruel et tous les personnages des pièces de Strindberg animés par cette volonté de domination des uns envers les autres et de lutte de pouvoir entre homme et femme, se trouvent dans des postures, moralement et socialement, subversives. Né à Stockholm en 1849, Strindberg y meurt en 1912. Son théâtre ressemble à sa vie. Il est le quatrième de huit enfants et vit une enfance troublée par de fréquents déménagements, une certaine négligence familiale, de l’intégrisme religieux et le sectarisme d’un établissement scolaire qui le marquera à jamais. Plus tard il a des relations orageuses avec les femmes et se marie trois fois, montre une sensibilité politique un temps proche du socialisme, qu’il renie ensuite, s’intéresse à Nietzsche et correspond avec lui jusqu’au projet de traduction de Ecce Homo qui ne se réalise pas faute d’argent et se tourne vers le mysticisme. Son roman La Chambre rouge en 1879 lui donne la célébrité, le théâtre naturaliste l’intéresse et il écrit plusieurs pièces, dont Mademoiselle Julie, en 1888. On le compare au dramaturge norvégien Henrik Ibsen. Dans les années 1890, il aborde également la photographie, se rapproche du symbolisme, subit une période de trouble intérieur qui se termine en 1897 par l’écriture d’un livre en français Inferno. Il est finalement considéré comme l’un des pionniers de l’expressionnisme européen moderne avec notamment La Danse de mort (1900), La Sonate des spectres et Le Pélican (1907). Il fonde alors à Stockholm le Théâtre-Intime, dans lequel ses dernières pièces sont jouées par une jeune troupe que dirige le metteur en scène August Falk.

La scénographie de cette nouvelle lecture de Mademoiselle Julie, proposée par Julie Brochen est simple : un plateau ouvert, sans pendrillons ; côté jardin un réchaud posé sur une petite étagère à l’avant, une table et quelques chaises au centre, un panier à linge ici ou là ; la porte du fond qui ouvre sur le domaine ; au sol, des pétales de fleurs fanées, (scénographie et costumes signés de Lorenzo Albani). Tout repose sur le jeu des acteurs et c’est Anna Mouglalis et Xavier Legrand qui ont demandé à Julie Brochen – ex-directrice du Théâtre de l’Aquarium puis du Théâtre national de Strasbourg – de monter la pièce. Sa mise en scène éclaire la violence de la dualité des classes sociales et donne de la pièce de Strindberg pourtant souvent montée, une lecture fine. Elle en suspend le temps, à trois reprises, par des chansons. C’est la belle voix grave de Gribouille – superbe jeune femme et magnifique chanteuse des années soixante-dix, qui à vingt-sept ans avait décidé de n’aller pas plus loin – qui ferme le spectacle, avec sa chanson Dieu Julie.

La direction d’acteurs est très réussie et chacun développe sa partition avec simplicité et flamboyance : la metteure en scène en la modestie de la sienne, interprète Kristin dans sa discrète présence. Anna Mouglalis est une superbe Julie à la voix si particulière et la personnalité singulière, sa présence est magnétique. Xavier Legrand, qui mène magnifiquement son parcours artistique entre théâtre et cinéma – il est le réalisateur du film Jusqu’à la garde, fortement primé et qui a reçu cette année cinq César – est un Jean complexe à souhait, personnage d’une grande élégance qui dérive entre ombre et désir de lumière. D’attirance à répulsion, le duo Julie/Jean joue comme deux funambules sur un fil tendu entre les cuisines et le reste du domaine, à la rencontre l’un de l’autre, l’énigme demeurant sur l’équilibre des forces. Sensuel et au bord du désir, sans savoir qui manipule l’autre, ils construisent un pas de deux de forte intensité, jusqu’à la mort pour elle, avec la cruauté du petit matin où tout reprend son cours.

Le trio d’acteurs dessine magnifiquement cette nuit de la Saint-Jean, pas comme les autres, jusqu’à la tragédie, et porte avec force le trouble intérieur de Strindberg. Un beau spectacle.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2019

Avec : Anna Mouglalis, Mademoiselle Julie – Xavier Legrand, Jean – Julie Brochen, Kristin. Scénographie et costumes Lorenzo Albani – lumières Louise Gibaud – création sonore Fabrice Naud.

Du 28 mai au 30 juin 2019 – mardi au samedi à 19h, dimanche à 15h – relâche le 21 juin. Théâtre de l’Atelier, Place Charles Dullin. 75018. Paris – métro : Abbesses ou Anvers – Tél. : 01 46 06 49 24 – www.theatre-atelier.com