Texte et mise en scène Ahmed Madani, avec Anissa et Ahmed, environnement sonore Christophe Séchet – images vidéo Bastien Choquet – au Théâtre de Belleville.
Si vous voulez la recette des chouchous ou celle des fondants au chocolat, Anissa vous les remettra bien volontiers à la sortie du spectacle, en même temps que vous goûterez des deux gourmandises préparées et mijotées pendant une heure.
Car Anissa, protagoniste de l’histoire, est généreuse, et nous reçoit dans sa cuisine, là où elle se sent bien, entre la table de travail et le four. Ahmed est assis derrière son ordinateur, côté cour, il est le chef d’orchestre et l’accompagne. Il commence par parler de leur rencontre à la Maison de Quartier de Vernouillet, elle a fait partie d’un de ses spectacles précédents, F(l)ammes.
Anissa se déclare public-phobique et dit qu’elle a besoin d’une salle offrant un peu d’intimité pour se raconter, comme entre amis, salle allumée. C’est son histoire qu’elle s’apprête à livrer, douloureuse, Ahmed tient le rôle du médecin-accoucheur. Enfant non désirée, ses parents se séparent très tôt, elle ne revoit jamais son père et ne sait rien de lui. Dès l’âge de sept ans elle s’interroge sur ses origines et aurait bien voulu en finir là.
Le récit s’interrompt, Anissa réalise en parallèle ses deux recettes, les amandes auxquelles elle ajoute du sucre et de l’eau qu’elle fera mijoter pendant une heure, et le fondant au chocolat, cuisson vingt-cinq minutes à 150°. Il y aura ainsi plusieurs interruptions pour qu’elle reprenne souffle et donne des respirations au récit. Ahmed la guide pour arriver au cœur du sujet, l’absence du père. La découverte d’une photo où enfin son héros et grand absent prend figure la tient en haleine. On comprend plus tard qu’en fait ce bel inconnu n’est pas le père mais qu’il lui ressemble, peu importe elle construit par cette image paternelle, son « petit papa imaginaire. » De loin en loin, Anissa, puis Ahmed, apostrophent le public, très simplement, et construisent avec lui à travers différentes hypothèses comme un jeu de piste, ou une sorte de polar.
Plus tard et une fois mariée à Nasser, un soir, devant la télé, Anissa voit un reportage sur une boulangerie de Colebrook, dans l’État du New Hampshire, aux États-Unis, et comme Claudel derrière le pilier de Notre-Dame reçoit la grâce, elle a soudain la révélation que c’est lui, son père. Son petit vélo à guidon chromé au fond de la cour se met alors à pédaler dans sa tête, son mari en est tout ébahi. En répétition avec Ahmed, elle lui raconte, et il la guide. Elle appelle sa mère qui, d’après les recoupements, confirme. Puis elle téléphone à son géniteur. La communication dure une minute, le temps qu’il lance la sentence : « Oubliez-moi. » Elle tente un courrier : « Je ne t’ai pas connu je t’ai reconnu. Je viens te voir » lui écrit-elle. Même fin de non-recevoir : « Je n’y tiens pas » lui répond-il.
Alors Ahmed la convainc de faire acte de désobéissance et d’accomplir ce voyage. Il prend la parole en relais. Ensemble, ils préparent un plan et Ahmed accepte de poursuivre son accompagnement bienveillant à deux conditions : qu’Anissa accepte d’être filmée et qu’elle s’engage à transformer l’événement dans un spectacle, avec lui.
Et c’est ainsi qu’Anissa se trouve aujourd’hui devant nous, dans sa cuisine, après son voyage aux États-Unis. Elle et il, racontent : 22 mai 2019, elle appelle sa mère d’Orly, les images nous sont offertes et l’on voyage avec elle entre écran et fondant au chocolat. Vol Orly-New-York, puis ensuite New-York-New Hampshire, huit heures de voyage. 23 mai, les pensées flottent, la pluie tombe, le chauffeur de taxi lui conseille de laisser son cœur parler. Avec le cameraman et avec Ahmed elle repère la boulangerie, trois marches à monter, aperçoit un visage derrière la vitre. Mille scénarios s’échafaudent : comment faire, acheter un croissant, apporter un bouquet… ? Les derniers vingt mètres, ce 24 mai sont pour elle un calvaire. Ahmed la lâche lui disant : « Tu dois finir ta route toute seule… »
Retour sur la cuisson des amandes, et Ahmed questionne le public Quelles hypothèses sur la rencontre avec ce père, comment cela a-t-il pu se passer ? Anissa nous donne la réponse : ce père en fait ne veut rien entendre et la vire, se justifie en disant « votre mère m’a fait un enfant dans le dos… » Elle sort. Le désappointement du public est de courte durée, une seconde version se profile, la scène du père est jouée par un spectateur invité à monter sur scène et qui relève le défi. Ce soir-là il s’appelle Guillaume. Photos et hypothèses défilent, puis la vraie version est lue. Ahmed établit alors des correspondances entre l’histoire d’Anissa et sa propre histoire. Il découvre que son père a rendu son dernier souffle le jour où le père d’Anissa ouvrait sa boulangerie de Colebrook et que les deux avaient une certaine ressemblance. Il garde une certaine culpabilité de n’avoir pas assisté à son enterrement et donne à son tour quelques clés sur son enfance, dans la cité d’urgence de Mantes-la-Jolie. Là où, dit-il, se partageaient le pain des Français et les gâteaux des Algériens. Pendant le Ramadan son père, qui avait un four, faisait cuire les gâteaux des voisins, lui aussi devenait boulanger-pâtissier.
La fin est une émotion, un hommage aux mères, la recherche du Simorgh, oiseau de la mythologie perse et kurde empreint de savoir et quasi immortel, récit relaté par le poète soufi iranien Farīd ad-Dīn ʿAṭṭār. Amandes et fondant au chocolat sont cuits, la dégustation commence sous le sourire chaleureux d’Anissa et d’Ahmed qui nous raccompagnent sur le pas de la porte comme on sort de la maison, une part de douceurs à la main et d’humanité dans le cœur.
Ahmed Madani travaille depuis 1985 au cœur des périphéries urbaines, principalement à partir des récits de vie des acteurs, professionnels et non-professionnels et avec la jeunesse des quartiers populaires. Il a présenté de nombreux spectacles dont Face à leur destin, Illumination(s), F(l)ammes (cf. Ubiquité-Culture(s) du 31 octobre 2017) ou encore J’ai rencontré Dieu sur Face Book. Il a dirigé le Centre dramatique de l’Océan Indien à La Réunion, de 2003 à 2007. Son prochain spectacle, Nous les minuscules, dans lequel jouera Anissa, sera créé à Genève en octobre 2026. Il utilise le matériau brut du récit qu’il polit et écrit, mêlant le réel et l’imaginaire.
Avec Au non du père, se croisent la voix d’Anissa, généreuse et bouleversante dans son voyage vers son destin et son interrogation sur ses origines et le regard complice d’Ahmed, son mentor. Pourtant, distinguer le vrai du faux n’est pas si simple car Ahmed Madani en son langage scénique singulier construit fausses pistes et chausse-trapes, et laisse flotter la réalité et la fiction, là où l’art et la vie se croisent.
Brigitte Rémer, le 22 décembre 2025
Avec Anissa et Ahmed – Texte et mise en scène, Ahmed Madani – environnement sonore, Christophe Séchet – images vidéo, Bastien Choquet – construction et régie, Damien Klein – administratrice, Pauline Dagron – chargée de diffusion et de développement, Rachel Barrier – Ahmed Madani est artiste associé au CDN de Rouen-Normandie Madani Compagnie est conventionnée par la Région Île-de-France, par le Ministère de la Culture/DRAC Île-de-France – Le texte est publié aux Éditions Actes Sud-Papiers.
Du 3 décembre 2025 au 27 février 2026 – En janvier : le mercredi à 19h, les jeudi et vendredi à 21h15,




