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Port-au-Prince et sa douce nuit

Texte Gaëlle Bien-Aimé – mise en scène Lucie Berelowitsch, création du Préau, avec Sonia Bonny et Lawrence Davis – vu au Théâtre 14 – reprise les 24 et 25 avril 2025, au Préau Centre Dramatique National de Normandie-Vire.

© Samuel Kirszenbaum

En Haïti aucune nuit n’est calme. Elle, Zily et lui, Ferah, dansent. Elle, et lui, s’appellent et se cherchent. Ils sont jeunes et vivent dans la ville-capitale, Port-au-Prince, en bouillonnement et émeutes permanentes. On voit la ville par la fenêtre, présence élégante et lourde, on l’entend par les tirs.

Dans le huis-clos de la chambre – un espace avec une moquette, un lit, du sable, une bougie, dans une scénographie réalisée par les Ateliers du Préau sur les conseils d’Hélène Jourdan – se joue le présent, le désir et l’amour, s’esquisse l’avenir, en pointillés. Pour elle, partir. Pour lui, un arrachement impossible à la ville et à son travail à l’hôpital. « Je suis au fond de ton gouffre à moi. » Lui, ne s’imagine pas sans la ville, elle, ne s’imagine pas sans lui. « Quand tu vas mal je vacille » se disent-ils réciproquement. Ils se rassurent et se réchauffent : « On a su contourner les obstacles… » Ils se revoient traverser les rues de Port-au-Prince, « prendre la rue Nicolas, tronçon entre la vie et la mort », remonter l’avenue Jean-Paul II… »

Port-au-Prince et sa douce nuit est une ode à la ville, crépusculaire – dans les lumières de François Fauvel – une ode à la vie. Ferah se perche sur le lit, les percussions l’accompagnent. Il revoit leur rencontre. Dans la rue où il déambule et dérive, il la regarde comme une évidence : « Entre rue Dufort et mon cœur il y avait toi, Poétesse en cavale. Ton regard, prose illégale… J’ai demandé aux esprits où t’attendre… »

Une berceuse créole apporte sa couleur, sa douceur, dans cette ville où personne ne dort. « Tu ne me dis jamais rien » lui reproche-t-elle. « Tu prends toute la place, tu siphonnes mon énergie » lui répond-il. « J’ai peur, je ne veux pas partir sans toi. » Et sur la question de l’enfant qui pourrait être désiré et naître, « qu’y aurait-il à lui offrir, le désespoir ? » Sur scène, l’intimité côtoie la violence sourde. Un travail sur le son plein de finesse appelle les bruits de la ville (musique Guillaume Bachelé).

La petite musique de nuit et d’incertitude s’interrompt au bruit des tirs. « Je ferme la fenêtre… » Ferah célèbre un rituel aux divinités, dessinant au sol avec la farine de manioc la figure d’un totem haïtien en guise d’adieu. Assise au sol, Zily chante. « Je vais garder un doux souvenir… » Lui, reste dans l’ombre, devant la lueur d’une bougie. Au loin la ville.

Le texte de Gaëlle Bien-Aimé est un cri qui déchire la ville en même temps qu’un chant, sa langue est poétique et musicale. L’auteure a reçu le Prix RFI pour le Théâtre, en 2022. Port-au-Prince et sa douce nuit est le premier acte d’un diptyque dont elle présente actuellement le second chapitre, Aimer en stéréo, où une Haïtienne en exil écoute chaque jour la radio jusqu’à ce qu’un fait divers surgisse et brouille les cartes.

© Samuel Kirszenbaum

Dans Port-au-Prince et sa douce nuit, l’auteure creuse jusqu’au fond des sentiments et des possibles à travers la géographie de l’amour parallèlement à la topographie de la ville. Elle décrit l’aimantation sensuelle et amoureuse – le positif, autant que le désarroi et la peur du vide et de l’absence – son négatif. Elle place l’intime au cœur de la ville blessée, une ville qui se ronge et se détruit, à petit et grand feu.

Sonia Bonny est Zily, Lawrence Davis, Ferah, ils forment un superbe duo, musical et sans artifice, imprégnés d’une grande force et justesse, donnant toute la puissance au texte. Lucie Berelowitsch, directrice du Préau, Centre Dramatique National de Normandie-Vire depuis six ans, les dirige et met en scène la pièce avec précision et clarté. Elle a programmé un Temps fort Haïtien les 22, 24 et 25 avril, autour de Gaëlle Bien-Aimé, auteure mais aussi actrice – qui interprétera Aimer en stéréo. Deux représentations de Port-au-Prince et sa douce nuit seront données ; des projections, une exposition et des débats s’inscrivent au programme.

Ce dialogue engagé entre Gaëlle Bien-Aimé et Lucie Berelowitsch prend différentes formes, ainsi celle d’un échange culturel, artistique et professionnel entre Le Préau et l’école de théâtre ACTE fondée par l’auteure et Amos César. « Pour les comédiens et pour moi, Port-au-Prince et sa douce nuit est une rencontre très forte. C’est devenu une évidence de finaliser cette création, qui prend tout son sens au vu des derniers événements à Haïti », écrivait Lucie Berelowitsch en septembre 2023.

Comme elle le fait avec les Dakh Daughters, fabuleuses actrices et musiciennes ukrainiennes qu’elle accueille depuis les années de guerre dans leur pays, la directrice du Préau aime à créer des synergies et dans une veine poétique, invente des langages artistiques à partir des réalités sociales et politiques d’artistes d’autres pays et d’autres régions du monde.

Brigitte Rémer, le 6 avril 2025

Avec Sonia Bonny, comédienne permanente au Préau et Lawrence Davis – lumières François Fauvel – musique Guillaume Bachelé – scénographie Ateliers du Préau sur les conseils d’Hélène Jourdan – production Le préau CDN de Vire Normandie – coproductions Les Francophonies de Limoges, des écritures à la scène et le CDN de Normandie-Rouen – avec la participation artistique du Jeune Théâtre National et le soutien de la Cité Internationale de la Langue Française.

Vu au Théâtre 14 à Paris, en mars 2025 – Reprise du spectacle au Préau-CDN de Normandie-Vire les 24 et 25 avril à 19h, dans le cadre du Temps fort Haïtien organisé du 21 au 25 avril 2025 – tél. : 02 31 66 16 00 – site :www.lepreaucdn.fr

Vanish

© Alban Van Wassenhove

D’après Océanisé.e.s de Marie Dilasser – adaptation Lucie Berelowitsch et Marie Dilasser – mise en scène Lucie Berelowitsch, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes.

Le titre est un mot clé, vanish. Traduit de l’anglais il signifie disparaître. Nous sommes sur l’océan. Tout est dit. Le récit se construit autour de Rodolphe, marin d’une cinquantaine d’années, aguerri, qui se prépare à partir en mer pour un tour du monde en solitaire sur son voilier. Amoureux fou de la mer, pour lui « l’océan vient du ciel. » Il s’affaire avec son ami et sa femme, Nadja, entre cordages, passerelles, agrès mobiles et machinerie, check-list de ce qui reste à faire et passe une dernière soirée chez lui. Sa femme lui offre un confortable ciré et ses recommandations : « Attache-toi ! » Derniers instants de haute tension. « C’est toujours au moment où vous êtes prêts à partir que les gens veulent vous retenir. Les derniers instants ne devraient pas exister. Il va falloir dire les derniers mots, faire les derniers gestes, échanger les derniers regards… » Dans sa tête, Rodolphe est déjà loin, il a décidé de ne pas revenir. Il se raconte.

© Alban Van Wassenhove

Tombé dans le piège et l’amour de la mer, il avait débuté avec un petit bateau, puis en a pris un plus grand, puis un autre encore plus grand et il est devenu accro. On le suit dans son voyage, physique autant que mental et peut-être métaphysique, dans son journal de bord, luttant contre les éléments et la fatigue, perdant pied avec la réalité. « Se sentir vivant… » Les champs magnétiques se brouillent, les voix s’éloignent, la communication se dérobe, les instruments ne répondent plus. Joshua, son fils, – dont le nom signifie Dieu sauvera – dessine la mer et invente son père. « Joshua, tu es de l’autre côté, du côté de la terre ferme ! Joshua me reverra… »

Autour de Rodolphe tout devient abstraction, la terre se dissout, la météo se dérègle, il est envahi d’hallucinations et divague. On le suit dans sa recherche des extrêmes où il perd pied et jusqu’à la raison, manquant d’eau et de sommeil, dans la solitude du bleu translucide et d’éléments déchaînés. Au cœur des 40èmes Rugissants il engage sa dernière bataille contre les éléments, hissant le foc, contrôlant la grand-voile. Grand vent sur l’échelle de Beaufort ! La cabine est à sac, le bateau ouvert en deux. « Je suis traversé de part en part. La porte de la cabine s’ouvre, tout vole. » Dans ses pensées défilent toute la Patagonie, la référence aux grands explorateurs, les indigènes, mirage illustré par deux figures lunaires tombées de nulle part, jeteurs de sort : « Tu as des écailles sur les épaules » lui disent-ils.

© Alban Van Wassenhove

Témoins de ses brumes qui l’enveloppent tout entier et de ses visions, on assiste au naufrage. Dernière adresse à la famille, sa femme sait qu’elle ne le reverra pas et pourtant selon elle « le continent n’est pas moins hostile que la plupart des océans. » Le sens du temps devient aléatoire et se mesure à la longueur des cheveux. Passé, présent et futur se mélangent. Au final toutes les voiles recouvrent le plateau, comme un immense linceul.

Le texte est né de rencontres. Au point de départ celle de Lucie Berelowitsch, metteure en scène et directrice du Préau/CDN de Normandie-Vire avec Rodolphe Poulain, comédien et amoureux de la mer, navigateur à ses heures et vivant en Bretagne. Ils se connaissent et ont les mêmes passions, il a travaillé sous sa direction notamment dans Lucrèce Borgia. Il est ce personnage submergé de l’envie de partir qui plonge sans concession dans la partition très physique du marin en perdition. Najda Bourgeois, de l’équipe des comédiens permanents au Préau est son épouse, avec une grande justesse et détermination. Guillaume Bachelé, ami de Rodolphe, construit l’environnement musical.

Rencontre avec l’auteure, Marie Dilasser, née à Brest, dont la langue, à la fois réaliste et poétique, dit l’étendue de l’océan et la lumière changeante, le bateau qui s’écrase. « Le bateau ballote, tangue, pique du nez, s’écrase, plonge, tape, roule, grince, gémit, tu te cramponnes, t’agrippes, te retiens, t’affales, te cramponnes à nouveau, te relèves entre deux rafales, chutes encore… » Elle ouvre sur l’oralité des marins et leurs légendes, évoquant entre autres le rituel de la Proella d’Ouessant, où l’on rend hommage aux morts de la mer en portant une petite croix du domicile jusqu’au cimetière, elle nous mène à la frontière du fantastique.

Rencontre avec le scénographe Hervé Cherblanc, qui a rendu possible la représentation sur le petit plateau du Théâtre de la Tempête par l’inventivité de sa construction, composée de passerelles, échelles, plateformes qui roulent, d’un bunker-maison aussi petit qu’une cabine de bateau, de cordages. Sur mer, les gestes vont à l’essentiel, la scénographie est une évocation de l’univers de Rodolphe qui permet l’illusion de la gîte du bateau et du vent tourbillonnant dans les voiles. Tout roule et tangue. Côté cour un pupitre et un guitariste-chanteur, l’ami de Rodolphe, Guillaume Bachelé, avec la sonorisation de Mikaël Kandelman. Côté jardin, un gros cube transparent rempli d’eau, dans lequel les personnages plongent en apnée comme en caméra subjective. Les lumières sont de Christian Dubet qui lui aussi connaît la mer pour avoir grandi au pied du phare du Créac’h où son père était maître de phare, et qui a lui-même pratiqué ce métier de gardien de phare.

Alors avec cette belle équipe et sa capitaine, Lucie Berelowitsch, on largue les amarres et on s’interroge sur le paradoxe qui a saisi Rodolphe entre l’envie de disparaître et l’espoir qu’on le retrouve ; entre sa mise en abyme et le merveilleux qu’il recrée, par son imaginaire solitaire ; entre sa rugosité et sa fragilité. C’est une bouteille à la mer et l’énigme de l’humain qui garde son mystère.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2022

Avec : Guillaume Bachelé, Najda Bourgeois, Rodolphe Poulain – collaboration artistique Sylvain Jacques – assistanat à la mise en scène Elise Douyère – musique Guillaume Bachelé – scénographie Hervé Cherblanc – lumières Christian Dubet – sonorisation Mikaël Kandelman – costumes Suzanne Veiga Gomes, assistée de Cécile Box – décor Les Ateliers du Préau – Régie plateau Hervé Cherblanc  et en alternance Cyril Flochinger et Arthur Michel – habilleuse Nadia Ménenger – régie Jean-Louis Portail, Yann Nédélec – Le texte Océanisé.e.s est publié aux Solitaires Intempestifs.

Du 23 septembre au 23 octobre 2022, du mardi au samedi à 20h30, dimanche à 16h30 – Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ-de-Manœuvre, 75012. Paris. – tél : 01 43 28 36 36 – site : www.theatredelatempete.fr – En tournée : 1er et 2 décembre, Comédie de Colmar/CDN Grand Est Alsace – 13, 14, 15 décembre, Théâtre des Cordes de la Comédie de Caen/CDN de Normandie – 28 février 2023 L’Archipel, Granville – 2 mars, Théâtre de la ville, Saint-Lô – 7 mars, Dieppe/Scène Nationale.