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When I Saw the Sea عندمَا رأيت البحر

Mise en scène et chorégraphie Ali Chahrour – musique Lynn Adib, Abed Kobeissy – création 2025 en arabe, amharique et anglais surtitré en français et anglais – à La FabricA du Festival d’Avignon, dans le cadre du Festival.

© Christophe Raynaud de Lage

Des projecteurs de haute intensité face au public traversent la scène, comme des mouchards suspendus aux miradors d’un camp. Il faut quitter Kfar Melki / كفر ملكي au sud-Liban, pour fuir la guerre dans une ville qui se raye de la carte. Comme Gaza / غَزَّة. Commence l’exil, de maison en maison, le bivouac dans une école, sa mère qui refuse de quitter la maison, la terre qui tremble sous les bombes, au-delà du mur du son. Ali Chahrour raconte, sur des musiques et des chants libanais et éthiopiens entremêlés, portés magnifiquement par Lynn Adib, grande chanteuse et compositrice syrienne et par Abeb Kobeissy, musicien libanais, joueur de buzuq levantin, placés au centre arrière du plateau, sur un praticable (scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson).

© Christophe Raynaud de Lage

Quand la musique s’apaise, trois jeunes femmes sont sur scène comme des ombres portées, Zena (Zena Moussa), Tenei (Tenei Ahmad) et Rania (Rania Jamal). Dans leurs parcours décomposés c’est pour elles une première fois sur scène. Par leur histoire de vie elles portent le récit de toutes celles qui – migrantes fuyant la guerre comme elles et cherchant refuge – se retrouvent bafouées et piétinées dans une forme proche de l’esclavagisme moderne nommé Kafala. Ce système les piège par un contrat qu’elles n’ont d’autre choix que de signer et qui leur retire toute identité et liberté, qui les maltraite et abuse d’elles. Elles sont d’Éthiopie et du Liban. Quand la guerre a frappé le Liban en décembre 2024 nombre d’employeurs ont fui le pays pour l’Europe ou ailleurs et les ont laissées sur le carreau, sans papier ni argent, notamment sur la Corniche de Beyrouth, face à la mer. Elles venaient de partout : du Cameroun, Sénégal, Éthiopie et Sierra Leone. Ali Chahrour a collecté témoignages et récits et fait entendre leurs voix.

Le spectacle est basé sur l’histoire de ces trois femmes qui elles-mêmes ont fui le système, s’échappant du kafil, ce patron exploiteur hors de toute règlementation, elles ont construit leur vie, à la force du poignet. Apparaît la première, Rania, qui se raconte. Derrière le rôle il y a la vie, sa vie. Son prénom lui fut donné à l’orphelinat, après un abandon. La jeune femme est hantée par l’absence et voudrait juste savoir où se trouve sa mère, maintenant, et qui elle est. Elle se pose toutes les questions du monde autour de cette figure féminine qui lui a tant manqué et fait mille hypothèses sur les raisons de cet abandon. Est-elle morte dans ce sud Liban où des bombes au phosphore étaient lancées ? S’est-elle pendue ou défénestrée ? A-t-elle fait un déni de grossesse ? Est-elle dans ce public qui l’écoute et lui fait face ? La jeune femme chante l’absence et sa douleur dans un poème, Rends le ciel à mes yeux : « Je te revêts de chansons. On m’a dérobée à toi, mon amour. »

© Christophe Raynaud de Lage

La seconde femme et actrice s‘avance dans la lumière sur un chant polyphonique qu’interprète la musicienne accompagnée du buzuq levantin : « Ô mon peuple ne me blâme pas… » L’une est debout, l’autre se relève, toutes deux s’effleurent, s’épaulent, et l’une porte l’autre. « Tu es sans prix pour nous… » Elles se dirigent vers la troisième et l’atmosphère se remplit de silences et de reprises de chants. On assiste comme à un rituel faisant ici de la Femme, ces héroïnes, quelque chose de sacré. Par le spectacle, elles deviennent déesses et immortelles.

« La route est sombre et mon verger lointain » raconte Tenei, l’Éthiopienne, qui a attendu plus de trois semaines qu’on vienne la chercher à l’aéroport avant d’avoir pour chambre une salle de bains. « Mon oiseau qui t’envole, amène-moi avec toi » dans le geste lent d’un bras qui s’ouvre. « Ô mère, où irai-je se demande-t-elle ? Des interactions se construisent avec intensité entre ces trois femmes, remplies de solitude et d’abandon. « Tu es belle, Mère, dans tes yeux je vois les étoiles. Que ta voix me berce encore une fois, cet exil n’est pas fait pour moi. » Les trois femmes performeuses  prennent vie et font théâtre, elles forment des figures et émettent signes et sémaphores, leur gestuelle loin des stéréotypes appelle la sculpture. Ensemble elles esquissent quelques pas de danse traditionnelle, référence au pays.

© Christophe Raynaud de Lage

Porte-paroles de celles qui sont mortes en silence et dans la référence à la mère de manière récurrente, Tenei Ahmad, Zena Moussa et Rania Jamal passent de l’ombre à la lumière. Leurs destins se croisent, leurs embûches aussi : « C’est ma mère qui m’a appris à chanter… » dit la première. « Ma mère est morte, je suis partie au Liban » poursuit la seconde. On entend des cris, des râles, de la psalmodie dans ces récits de vie capturés et transmis avec une grande délicatesse. Clavier, chant, claves, mizmar et bendir accompagnent les récits. L’une porte une étole qui devient linceul. « Votre présence pansait mes blessures. Je soignais mes plaies rien qu’avec vos paroles et les miennes. Je pleure et le monde pleure avec moi. » La mer les regarde. « Ô ma famille ramène-moi vers la ville de nos aïeux » dit l’une, lançant le grain.

Depuis plus d’une quinzaine d’années Ali Chahrour présente des spectacles aux frontières du théâtre, de la danse et du rituel où il interroge le social, les mythes, l’environnement sociétal et politique au Liban et au Moyen-Orient, mêlant l’intime à l’histoire sociale. Il a présenté en France une trilogie sur la mort et les liturgies funéraires, avec Fatmeh en 2014 (repris plus tard au Tarmac dans le cadre des Traversées du Monde Arabe (cf. notre article du 14 mars 2017), Leïla se meurt en 2015 et May he rise and Smell the Fragance en 2017 réalisé avec des non-professionnels. Il parle d’amour dans la trilogie Layl / Night en 2019, Du temps où ma mère racontait en 2020, The Love behind my eyes en 2020. « Pour moi, faire de l’art, du théâtre ou de la danse, c’est un acte de liberté. Et cela ne peut être limité sous aucune forme possible » dit le chorégraphe et metteur en scène.

When I Saw the Sea عندمَا رأيت البحر est un spectacle dense, de musique et de silence où se joue la vie en même temps que le geste archétype des performeuses, d’une grande beauté épurée.

Brigitte Rémer le 17 juillet 2025

Avec : Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal – musique Lynn Adib, Abed Kobeissy – assistanat à la mise en scène et à la chorégraphie Chadi Aoun – scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson – son Benoît Rave – lumière Guillaume Tesson – technique Pol Seif, Guillaume Tesson – relecture Hala Omran.

© Christophe Raynaud de Lage

Production Ali Chahrour – coproduction Festival d’Avignon, Ibsen Scope (Skien), HAU Hebbel am Ufer (Berlin), AFAC Arab fund for arts and culture (Beyrouth), Al Mawred al Thaqafi (Beyrouth), De Singel (Anvers), Domino Zagreb / Perforations Festival, Holland Festival (Amsterdam), Zürcher Theater Spektakel (Zürich), Théâtre Al Madina (Hamra, Beyrouth). Avec le soutien de Théâtre Beryte (Beyrouth), Institut français de Beyrouth, Wicked Solutions, WASL productions, Raseef (Beyrouth), Beit el Laffé (Beyrouth), Houna Center (Beyrouth), Théâtre Zoukak (Beyrouth), Orient 499 (Beyrouth) – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon – Représentations en partenariat avec France Médias Monde. En tournée : du 19 au 21 août 2025, Zürcher Theater Spektakel, à Zürich (Suisse) du 9 au 11 décembre,Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles (Belgique)le 7 mars 2026, Teatro Calderón, Valladolid (Espagne), dans le cadre du MeetYou Festival.

Du 5 au 8 juillet 2025, à 13h, à La FabricA du Festival d’Avignon. Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

Journée de noces chez les Cromagnons

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad assisté de Cyril Anrep à La Colline-Théâtre National – spectacle en libanais, surtitré en français.

© Simon Gosselin

Les bombes pleuvent sur Beyrouth. Une mère (Aïda Sabra) et son fils, Neel (Aly Harkous) tentent de trouver de la nourriture dans la ville. Les engueulades commencent, l’Arménien du coin de la rue n’a plus grand-chose à vendre et les gamelles de la voisine n’y suffisent plus.

Dimanche prochain, à Berdawné, on marie la fille de la famille, Nelly, et l’improvisation commence pour faire croire à un beau mariage. Neel, dont le frère jumeau s’est engagé dans la guerre et a disparu, se fait traiter d’incapable par la mère, qui l’insulte quand il ne ramène pas le nécessaire. Il se réfugie dans la musique, son transistor pour compagnon. Du fond de la maison on entend Nelly tourner en rond et perdre la tête. On ne la voit pas, on l’entend ressasser : « Dimanche prochain, à Berdawné… » sans comprendre. Elle semble dans son monde à elle et comme recluse. Le mariage s’annonce compliqué. La scénographie repose sur le plan astucieusement resserré de l’appartement familial (scénographie Emmanuel Clolus).

© Simon Gosselin

Arrive le père, Néyif (Fadi Abi Samra) et sa solution miracle pour faire fête, sacrifier le mouton, ce qu’il fait devant nos yeux à grand renfort de giclures carmin, quitte à le manger cru si l’électricité ne revient pas. Wajdi Mouawad n’épargne rien et dessine la famille et les préparatifs de la noce à très gros traits, tandis que les bombardements s’enchaînent, sorte d’orage plus ou moins rapproché. Le frère aîné, Jean (Jean Destrem) quatrième de la fratrie, ne sera pas présent, il vit à Montréal. On le voit par la fenêtre et dans les frimas parler avec son jeune frère au téléphone. Il neige à Montréal, havre de paix loin des bombes, des turbulences familiales, des coupures d’électricité et de sa langue maternelle. Petite respiration pour le spectateur aussi, avec un peu d’humour et de poésie, loin du psychodrame familial dont le degré sonore traverse la colline. « Les bombes c’est comme la neige ici » dit-il.

Ce frère écrit une pièce et comme dans les autres récits de Wajdi Mouawad la biographie s’entrelace, sa famille ayant fui Beyrouth pour raison de guerre. Une scène houleuse oppose père et fils à distance, ce dernier cherche la fin de sa pièce et raconte son cauchemar, il s’agit de violence et de massacre. À Beyrouth on rampe sous les fenêtres pour courir le moins de risques possibles. Les voisines à la curiosité aiguisée par le mariage, dont Souhayla (Bernadette Houdeib) proposent leurs services. Elles brûlent d’envie de rencontrer le fiancé. Le ton est celui d’une farce qui se balance entre comédie et tragédie. Jusqu’au pantalon de Neel pour la cérémonie, resté dehors sur le fil à linge, et qu’on ne peut aller chercher sans risque de recevoir un éclat de bombe.

© Simon Gosselin

Le quotidien des jours de guerre, d’un autre côté des jours de fête, se dessine. Entre la jeune mariée qu’on voit enfin, robe blanche, lancers de pétales de roses sous les youyous, photo de famille avant évanouissement. Seul grand absent, le fiancé qui, peut-être, n’a jamais existé. Jusqu’à l’apparition subite d’un jeune homme somptueusement coiffé – ou plutôt crêté – visage du frère plutôt que fiancé. Dans ce travestissement de la vérité tricoté par Wajdi Mouawad, entre mythomanie et sauve-qui-peut, on a du mal à distinguer le vrai du faux. Au final, Neel reçoit une balle, la mère explose.

La famille de l’auteur avait fui le Liban en guerre et s’était installée d’abord en France – il avait dix ans – avant d’émigrer cinq ans plus tard au Québec où il est resté jusque dans les années 2000 avant de revenir en France. Diplômé de l’École nationale d’art dramatique du Canada en 1991, il avait co-fondé le Théâtre Ô Parleur et créé en 1997 Littoral, suivi de Incendies, alors qu’il dirigeait le Théâtre de Quat’Sous à Montréal. Il dirige depuis 2016 La Colline-Théâtre National où il a monté nombre de ses pièces dont en ouverture, Tous des oiseaux, et plus récemment le cycle « Domestiques » avec Seuls, Sœurs et Mère. La guerre du Liban habite son théâtre. Avec sa tétralogie, « Le Sang des promesses », composée de Forêts, Littoral, Incendies, Ciels, on traverse les quatre éléments, l’eau, le feu, la terre et l’air et par le biais du conte on entre dans Racine carrée du verbe être. Wajdi Mouawad a aussi été acteur et travaillé avec d’autres metteurs en scène. Il a occupé en 2024 la chaire annuelle du Collège de France sous l’intitulé L’invention de l’Europe par les langues et les cultures. Sa palette est vaste.

© Simon Gosselin

Écrite en 1991 au cours de sa dernière année de formation à l’École nationale de Théâtre du Canada, Journée de noces chez les Cromagnons est une pièce de jeunesse que Wajdi Mouawad a joué à Beyrouth et présenté au Printemps des Comédiens de Montpellier, en juin 2024. En mars 2025 il a mis en scène à l’Opéra de Paris Pelléas et Mélisande de Claude Debussy sur un poème de Maurice Maeterlinck, sous la direction musicale d’Antonello Manacorda (cf. Ubiquité-Cultures du 2 avril 2025). Ses métaphores passent par l’ici et l’ailleurs – chez Maeterlinck l’amour et le lyrisme, dans ses propres textes la guerre au Liban et ses réminiscences, la famille. Dans Journée de noces chez les Cromagnons elles sont réalistes notamment par la direction d’acteurs qui servent avec habileté son propos. Et les femmes n’ont pas leur langue (ici langue originale) dans leurs poches. Le ton donné croise le comique et le dramatique, le tellurique et le volcanique.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2025

Avec : Fadi Abi Samra, Néyif – Jean Destrem, Jean – Layal Ghossain, Nelly – Aly Harkous, Neel – Bernadette Houdeib, Souhayla – Aïda Sabra, Nazha. Assistanat à la mise en scène, Cyril Anrep – dramaturgie et conception du surtitrage Charlotte Farcet – traduction en libanais et surtitrage, Odette Makhlouf – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Laurent Matignon – costumes Isabelle Flosi – maquillage et coiffures Cécile Kretschmar – musique originale Nadim Mishlawi – vidéo Stéphanie Jasmin – son Annabelle Maillard – fabrication des accessoires, costumes et décor, ateliers de La Colline. Production La Colline/théâtre national, coproduction Festival Printemps des Comédiens, avec le soutien de l’Institut français à Paris et de l’Institut Français du Liban avec le concours du Théâtre Le Monnot (Beyrouth, Liban) – Le texte du spectacle, ainsi que de nombreuses autres pièces de Wajdi Mouawad, est édité aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 29 avril au 22 juin 2025, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – à La Colline-Théâtre National, rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www.colline.fr

Jogging

@ Marwan Tahtah

Théâtre en chantier, une performance écrite, conçue et jouée par Hanane Hajj Ali (Liban) – direction artistique et scénographie Eric Deniaud – dramaturgie Abdullah Alkafri – spectacle en langue arabe surtitré en français et en anglais – au Théâtre Silvia Monfort, dans le cadre du Festival international Globe/Paris Villette.

Sept théâtres parisiens se sont fédérés pour ouvrir leurs portes aux nouvelles scènes du monde. Une douzaine de spectacles ont ainsi été diffusés pendant dix jours, venant de différents continents*.

Avec Hanane Hajj Ali, grande figure du théâtre libanais qu’on a vue à l’œuvre notamment dans Augures présenté à la MC93 de Bobigny où elle était en duo avec Randa Asmar (cf. notre article du 18 mai 2023) on s’attend à tout car elle déborde de vie, d’humour et d’audace, apostrophe le public et le prend à témoin, évoque des tragédies.

Survêtement et cagoule noirs, elle est déjà sur scène et s’échauffe – le corps et la voix – quand on pénètre dans le théâtre, musclant les abdominaux et déclinant les gutturales de la langue arabe. Hanane Hajj Ali porte Jogging, dans tous les sens du terme, seule en scène. Elle est femme, épouse et mère et s’apprête comme tous les jours, à courir, histoire de se cogner à la rue et aux espaces ouverts de Beyrouth tout en se promenant dans son espace intérieur. Le destin de Médée la hante, elle y superpose celui de plusieurs femmes infanticides, comme elle, et devient chacune de ces femmes, faisant référence, au fil du spectacle, non seulement à Euripide mais aussi à Heiner Müller dans son Médée-Matériau, Pasolini et Shakespeare.

@ Marwan Tahtah

Il y a Yvonne, une jeune femme d’une certaine classe, belle et instruite. Un peu de maquillage, une perruque, l’actrice se métamorphose. Dans sa vie apparemment épanouie Yvonne découvre la trahison de son époux, aux Émirats où il vit. Un monde s’écroule. Elle prépare une salade de fruits et empoisonne ses trois filles avant de mettre fin à ses jours. « Le film qu’elle a laissé a disparu dans les heures qui ont suivi » effaçant toute trace d’humanité et brisant la mémoire. Elle raconte avec douceur tout en découpant une banderole représentant trois petites filles et en chantant une berceuse, « Ma petite est comme l’eau, elle est comme l’eau vive… » avant de mettre le feu au papier comme Médée mit feu à la robe de Créuse. Puis elle passe un imperméable et donne lecture d’une lettre : « Mon amour, Je vais certainement devenir folle. Je ne pense pas que je guérirai cette fois… » Ce n’est pas Yvonne écrivant à son mari, c’est la lettre qu’a laissée Virginia Woolf au sien avant de s’enfoncer dans la rivière, les poches pleines de cailloux. Hanane Hajj Ali se plait à nous mettre sur de fausses pistes, à mêler mythe et réalité, c’est sa signature, une forme de théâtralité et son art de tourner les talons.

@ Marwan Tahtah

Zahra est une autre figure évoquée par Hanane Hajj Ali et qu’elle a connue, femme de gauche et journaliste à la force du poignet après avoir été autodidacte. Avec un mariage arrangé par ses parents à l’âge de quinze ans, plus tard un divorce pour épouser l’amour de sa vie, Mohammad et mettre au monde trois fils. Mais la romance tourne court, et elle s’enferme sur elle-même avec pour exutoire un embrigadement religieux, au point de souhaiter, pour courtiser son Dieu, que ses fils meurent en martyrs. Ce fut le cas pour deux d’entre eux. Le troisième fait vaciller sa foi par une lettre envoyée, où elle comprend qu’il est aux mains du Hezbollah et qu’il aurait été torturé pour avoir refusé de tuer des femmes et des enfants, en Syrie. Et il lui demande, au nom de la vérité, de ne pas le célébrer en martyr, ébranlant le champ de ses croyances. « Maman. Mon heure a sonné. J’ai beaucoup hésité avant de t’écrire. Tu m’as appris à toujours dire la vérité. Ça m’a d’ailleurs coûté la vie… »

Et devisant sur ces destins de femmes et sur sa propre vie, Hanane Hajj Ali évoque Home, le poème de Warsan Shire, fille de migrants née au Kenya de parents somaliens, arrivée en Grande Bretagne à l’âge d’un an, aujourd’hui diplômée d’un Bachelor of Arts in Creative Writing : « Personne ne quitte sa maison A moins d’habiter dans la gueule d’un requin. Tu ne t’enfuis vers la frontière Que lorsque toute la ville s’enfuit comme toi… Je veux rentrer à la maison Mais ma maison est la gueule d’un requin Ma maison est le canon d’un fusil. Et personne ne voudrait quitter sa maison A moins d’en être chassé jusqu’au rivage A moins que ta propre maison te dise : Cours plus vite Laisse tes vêtements derrière toi Rampe dans le désert Patauge dans les océans Noie-toi Sauve-toi Meurs de faim Mendie Oublie ta fierté Ta survie importe plus que tout. »

@ Marwan Tahtah

De là, Hanane Hajj Ali dérive avec toutes les barques du monde qui amènent ces mineurs déposés par leurs mères et qui tentent de franchir la Méditerranée au péril de leur vie. Car c’est la figure de la mère qui la taraude, la figure de Médée. Elle se dévoile au sens littéral du terme, sort de sa valise une étoffe rouge-sang dans laquelle elle s’enroule, se métamorphosant d’une femme l’autre, désamorce les clichés de la femme arabe et reprend les imprécations de Médée. Le spectacle est d’une grande force, imprévisible au point de départ. Hanane Hajj Ali nous mène sur les pentes abruptes de sa narration et dans une succession de drames qu’elle décline, comme si elle nous invitait, dans sa cuisine, à préparer le repas avec elle. Sa présence est en soi théâtralité.

Dans le débat qui a suivi la représentation Hanane Hajj Ali a parlé des conditions de la création au Liban où seuls peuvent exister des espaces alternatifs, où les pièces passent par la censure. Elle évoque les mutations de Beyrouth où « l’on détruit pour reconstruire, où l’on construit pour détruire », la spéculation et la corruption, tout en se sachant, comme tous, « condamnés à l’espoir. »

Brigitte Rémer, le 8 juin 2024

Texte et conception Hanane Hajj Ali – direction artistique, scénographie Eric Deniaud – dramaturgie Abdullah Alkafri – lumière Sarmad Louis, Rayyan Nihawi – son Wael Kodeih – costumes Kalabsha, Louloua Abdel Baki – traduction Praline Gay-Para, Hassan Abdul Razzak. Co-production Arab Funds for Arts and Culture. Avec le soutien Heinrich Böll Stiftung – MENA Office (Beyrouth), Ambassade de France au Liban, Institut français au Liban, British Council, SHAMS Association, Collectif Kahraba, Al Mawred Athaqafy (Cultural Ressource), Moussem Nomadic Arts Centre (Bruxelles), Zoukak – Focus Liban 2016, Artas Foundation,, Orient Productions, Vatech, Khalil Wardé Sal – Le spectacle a été primée par le Vertebra Prize for best Actor au Fringe d’Edinburgh en 2017 et reçu le Prix Gilder-Coigney décerné par la League of Professional Theatre Woman en 2020. Un texte est imprimé en trois langues, arabe, français et anglais.

Vu au Théâtre Silvia Monfort, 106 rue Brancion. 75015 – dans le cadre du Festival international Globe/Paris Villette programmé du 21 au 31 mai 2024 – Site : www.parisglobe.fr – contact :  h.hajali@mawred.org

*Se sont associés au Théâtre Paris-Villette le Théâtre 13 et le Théâtre 14, le Théâtre Silvia Monfort, les Plateaux Sauvages, le Théâtre de la Bastille, le Théâtre de la Concorde ex. Espace Cardin pour accueillir des spectacles venant d’Angleterre, Cameroun, Chili, Espagne, Hongrie, Italie, Liban, Mali, Québec, Royaume-Uni, Ukraine – Voir aussi nos articles sur Minga de una casa en ruinas de Colectivo Cuerpo Sur (Chili) et Tafé fanga ? Le pouvoir du pagne ? de la compagnie Anw Jigi Art (Mali).

Ordalie

Librement inspiré des Prétendants à la Couronne, d’Henrik Ibsen – Conception, écriture et mise en scène Chrystèle Khodr, à la MC93-Bobigny – en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

ⓒ Marie Clauzade

Avec Ordalie, l’auteure, actrice et metteure en scène, Chrystèle Khodr – qui vit et travaille à Beyrouth – poursuit ses recherches sur l’Histoire du Liban. Par le théâtre, elle interroge et se questionne, ici à travers la pièce d’Ibsen les Prétendants à la Couronne, comme métaphore.

Créé en 1863 ce drame historique – premier niveau de lecture – parle de la guerre des pouvoirs dans la Norvège du XIIIème siècle et de la rivalité entre le roi Hakon, un homme d’action et Jarl de Skul, prétendant au trône et plein de doutes. L’ordalie fait référence à une forme de procès à caractère religieux où le suspect, par une série d’épreuves, parfois mortelles, est remis à la grâce de Dieu pour démontrer son innocence ou sa culpabilité ; on la pratiquait en Occident au début du Moyen-Âge avant que l’église ne finisse par la condamner.

Le spectacle se déroule au cours d’une nuit. Après avoir joué la pièce, quatre acteurs interprétant le roi, le prétendant à la couronne, l’évêque et le poète, se donnent pour mission de veiller sur ce qui reste de mémoire dans un champ de ruines, pour contrer les bulldozers qui au petit matin doivent faire place nette, effaçant la preuve qu’un crime de guerre a eu lieu. On est au Liban, second niveau de lecture. Nés après la guerre civile qui de 1975 à 1990 a divisé le pays et Beyrouth en deux zones, les acteurs – Rodrigue Sleiman, Élie Njeim, Roy Dib, Tarek Yacoub –  font chœur. Ils se sont connus à l’école de théâtre et se retrouvent dans le hasard des rassemblements quotidiens, le soir, dans le quartier de Gemmayzé, parlent de l’enfance autour des maisons détruites et de la ville en état de choc, après l’explosion du port, le 4 août 2020. « Restons ensemble ce soir, on pourrait jouer la dernière » propose l’un d’entre eux, comme manière de résister.

Chrystèle Khodr parle de la mémoire collective, du passé antérieur de son pays et interroge le passé proche pour lire le présent. La France y a sa part. Après avoir fait partie de la Syrie mandataire administrée par la France sous mandat de Société des Nations entre 1920 et 1926, le Liban devient la République libanaise, en 1926. L’État du Grand Liban – dont les frontières géographiques correspondent à celles du Liban actuel – est créé par un arrêté du 31 août 1920 signé du général Henri Gouraud alors représentant l’autorité française. Le pays partage le pouvoir entre les communautés, la présidence de la République est réservée aux maronites, celle du Conseil aux sunnites et celle de la Chambre aux chiites. Élu le 21 septembre 1943 et farouche adversaire du mandat français, Béchara el-Khoury en est le premier président. Un siècle après la création du Grand Liban, nouvelle tragédie avec l’explosion du port, suivi de la visite du président français Macron et de ses belles promesses,  le 1er septembre 2020, pour fêter le centenaire du Grand Liban. Chrystèle Khodr fait coïncider le parcours des quatre acteurs aux personnages de la pièce d’Ibsen. Elle traite de la question des dominants, des profiteurs pour ne pas dire des corrompus, de l’ultra-libéralisme, du patriarcat et du sexisme, de tout ce qui défigure le pays.

ⓒ Marie Clauzade

Issue du travail au plateau et d’improvisations, le troisième niveau de lecture touche à la mémoire individuelle par la résurgence du passé lié à l’enfance, aux bruits de l’enfance, à l’institutrice. Reviennent les souvenirs de la maison, l’odeur des gâteaux faits par la mère, un temps qui fut heureux. « Retrouver le bonheur » dit un troisième en référence à ces paradis perdus. Les acteurs disent leurs espoirs et racontent leurs mythologies personnelles, faisant la liste de leurs héros disparus comme Maradonna pour le football, Herton Senna pour l’automobile et bien d’autres. «Et vous, vous vous souvenez de… ? »  Des silences s’installent, et entre les lambeaux de nostalgie apparaissent les marqueurs de leur génération, entre autres  les premières élections parlementaires après la guerre civile en 1992, le concert de la star mexicaine de télénovelas, Lucia Mendez, en 1993 et la visite de Jean-Paul II à Beyrouth, en 1994. Ils parlent de liberté, de sexe, d’homosexualité, du rôle de la société civile, de la succession des générations, d’exil. « Mon père pleurait quand je suis parti… »

Dans une scénographie de chaos où le sol n’est qu’un amas de plaques formant une zone de divergence et de collision, tout est couleur Terre de Sienne brûlée, le sol comme les vêtements, jeans et chemises de la vie ordinaire. Ordalie est un théâtre d’imprécations, d’incantation, de partition, de répétitions dans tous les sens du terme, de rédemption peut-être. Des gravats jonchent le sol, créant le déséquilibre. C’est un chant choral qui est à l’œuvre, un travail d’exorcisme. « Il y a toujours de l’espoir sous les décombres » dit l’un. « Je crois que j’ai peur » reconnaît l’autre. À travers cette polyphonie, la référence est aux malheurs, aux déflagrations : explosions, séismes, catastrophes naturelles. « Quelqu’un nous a mis au monde et nous a oubliés » dit l’un. « J’ai reçu le don du chagrin… » dit l’autre. C’est le crépuscule. Comme tout est mort et vide en moi » lance un troisième.

ⓒ Marie Clauzade

Dans Ordalie s’enchevêtrent les différents registres de la mémoire collective et de l’Histoire, de la mémoire individuelle, du théâtre. Il y a du chant, de la tristesse et de la nostalgie, de l’humour et l’énergie du désespoir. « Je suis étranger partout. Je suis acteur. » Le bruit des dalles sur lesquelles ils marchent résonne. L’atmosphère est lourde. A la fin la scénographie éclate, un immense cadre de bois se soulève du sol, une poussière noire tombe. « Une patrie ne se crée que dans l’intérêt général » déclarent-ils. Ils érigent comme un arc-de-triomphe qui soudain s’illumine. Mélange des temps, des époques, des âges… La Norvège est un royaume, elle va devenir un peuple, la métaphore fonctionne. Le théâtre les unit.

Après avoir créé des solos et des pièces de format plus intimes, entre 2009 et 2012 Chrystèle Khodr a créé un diptyque : La montée et la chute de la Suisse d’Orient et Qui a tué Youssef Beidas, puis elle a écrit et mis en scène le spectacle Augures créé en mai 2021 à Beyrouth et repris à la MC93 en 2023, où deux femmes d’horizon et de religion différentes se rencontrent et confrontent leurs points de vue (cf. notre article du 18 mai 2023. ) Elle a reçu l’Ibsen Scholarship pour Ordalie et aime à collaborer avec des artistes d’autres disciplines. Elle poursuit son chemin dans la création malgré les difficultés économiques de son pays et celles du champ artistique et culturel pour exister. « Au Liban, la précarité rend les artistes solidaires » dit-elle. Et la fin du spectacle permet l’espoir. On entend la mer. « Et si nous étions heureux, comme nous l’avions rêvé à seize ans… Ils regardent les étoiles, la lumière baisse. Musique.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2024

Avec : Rodrigue Sleiman, Élie Njeim, Roy Dib, Tarek Yacoub – scénographie, création lumière et direction technique Nadim Deaibes – compositionsonore Ziad Moukarzel – Assistanat à la mise en scène et surtitrage Walid Saliba – En partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Vu en mai 2024, à la MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – métro ligne 5, Station – Bobigny Pablo-Picasso.  En tournée : 30 et 31 octobre 2024, au Festival Colline Totinesi à Turin (Italie) – 12 et 15 mars 2025 au Théâtre Joliette, Marseille – 18 et 20 mars 2025 au Théâtre Garonne, Toulouse.

La Porte de Fatima / بوابة فاطمة

La Porte de Fatima, publication 2023

Pièce de Roger Assaf, traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – Suivi de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une Pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient.

« Un jour j’ai découvert que le théâtre était la face cachée de l’Histoire. J’ai vu alors, sur une scène étroite habitée par des mots et des corps, les siècles se dévêtir et se démaquiller » dit l’auteur libanais et dramaturge se retournant sur son parcours. Également metteur en scène et acteur, Roger Assaf est connu pour son théâtre partisan, son engagement dans le tissu social et culturel, ses créations théâtrales au Liban et au Moyen-Orient. Fondateur du collectif Shams en 1999 puis de l’Espace Tournesol, à Beyrouth, en 2005, il fédère la jeune création théâtrale et participe de la transmission et de la réflexion sur les formes et écritures théâtrales. Francophone et francophile par sa mère, française, formé à l’École nationale supérieure de Théâtre de Strasbourg, il a d’abord mis en scène ses spectacles en versions arabe et française. Puis à l’écoute de la situation politique, économique et sociale libanaise, il a poursuivi en version originale et décentré son regard théâtral pour entièrement l’adapter à son contexte de vie et de création, à Beyrouth. Il déclarait en 2015 dans une interview – de Tarek Abi Samra à L’Orient-Le Jour – « C’est en enseignant le théâtre que j’ai pris conscience à quel point ce que nous apprenons aux étudiants est lacunaire, voire faux : nous leur imposons une vision du théâtre qui n’est pas la leur, qui ne correspond pas à leur propre culture. » Roger Assaf a, à son actif, plus de cinquante pièces de théâtre dans lesquelles il est acteur ou metteur en scène, ou les deux, quelques films et des émissions de télévision. Il est Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres, depuis 2013 et a reçu de nombreuses distinctions.

Écrite en 2006, La Porte de Fatima a été présentée la même année à Beyrouth, à l’espace Tournesol. Roger Assaf l’avait mise en scène et interprétait le rôle du Présentateur, sorte de metteur en scène et conteur qui donne le fil de la narration, comme le sont aussi à tour de rôle les autres personnages, interprétés par deux comédiennes. Certains passages du texte sont en arabe, sur scène ils sont soit surtitrés soit traduits par l’un des conteurs. Un écran en fond de scène permet la projection de quelques images intégrées au texte et servent de support au jeu dramatique.

La Porte de Fatima/Bawabet Fatmeh est un lieu hautement symbolique au Liban, point de passage entre la ville de Kfar Kila au Liban, et Israël. Au début de la guerre du Liban, en 1976, les Israéliens avaient ouvert la frontière pour aider les chrétiens qui s’opposaient à l’OLP (l’Organisation de libération de la Palestine). Fatima Mahbouba, une Libanaise blessée, fut convoyée jusqu’à l’hôpital israélien de Ramat Gan dans la banlieue de Tel-Aviv, où elle fut soignée. Ce fait a inspiré Roger Assaf. La pièce se déroule en huit séquences, dans un village du Sud-Liban et se rapporte à la guerre de juillet 2006.

Roger Assaf © bg.press

La première séquence, Sésame, ouvre-toi ! évoque le début de la guerre, comme un avant-propos : « Imaginez Fatima blottie contre sa mère, sa mère contre l’olivier et les balles qui sifflent de tous côtés. La mère est blessée, la fille court chercher de l’aide, quand elle revient, sa mère n’est plus là. » Dans la seconde séquence, Le Mariage de Zeinab, on assiste à l’immuable rituel social que représente l’institution du mariage, alors que le photographe choisi pour capter l’événement est très amoureux de la jeune femme : « Mes larmes diront des choses que personne ne comprendra, elles ne parleront qu’à toi…» lui déclare-t-elle. Ces images, sourdes, traverseront la pièce. La Pluie d’été, troisième séquence, porte le nom de l’opération militaire du 12 juillet 2006, celle qui « dévora l’espace libanais. » La scène se couvre des messages de solidarité envoyés du monde entier, du Liban et même d’Israël. Les comédiennes se métamorphosent, l’une en mère israélienne, l’autre en mère libanaise pour un échange vigoureux et un dialogue de sourd dans lequel le Présentateur tient le rôle d’arbitre et de chef d’orchestre. Les accusations réciproques pleuvent, la comptabilité des destructions et des morts se met en marche. « Au milieu des décombres, la mère libanaise chante une lamentation » dit la didascalie. La quatrième séquence, Le Téléphone d’Aytaroum, met en scène une conversation de la dernière chance entre un homme coincé sous les décombres de sa maison et un ami qui l’avait appelé, conversation rapportée par Le Présentateur qui se transforme en cet homme essayant de se dégager et de survivre. Dans la cinquième séquence, Les Tortues de Tyr, une mère, Madame Wardé, attend son fils au bord de la grève, c’était « le plus beau et le meilleur pêcheur de la région. » Elle lui transmet des messages par les tortues marines voyageuses avec lesquelles elle a noué amitié, jusqu’à en perdre la raison. Sa douleur et sa colère s’expriment par des imprécations sur la fin du monde qui déchirent le sable et l’air. Sixième séquence, La Porte de l’extase fait le récit d’une relation chaotique entre une jeune femme abusée par un homme jusqu’à son avortement, à travers une joute verbale entre Le Présentateur, rattrapé par le personnage, et La Femme. Une comédienne et une putain sont les héroïnes de la septième séquence, Le Rire de l’hyène où le Présentateur fait monter les enchères entre l’humain et l’animal. La laideur et le beau se superposent, et derrière la femme mutilée apparaît Zeinab la jeune mariée, en effigie dans le boitier du photographe qui traverse la pièce. Et la métaphore n’est jamais loin : « Pour moi, Beyrouth, c’est ça, c’est une femme défigurée par la guerre et qui a un visage qui n’est pas le sien. Elle essaie de rire et elle ne peut pas. » La Dernière porte, une courte séquence, ferme la pièce et résume le destin de Fatima Fawad – une autre Fatima – qui, le 12 juillet étant à Damas, est rentrée chez elle quelques jours plus tard pour retrouver sa famille décimée, leur grande et belle demeure, détruite.  « Si tu n’es pas pluie, mon aimé, Sois arbre, nourri de fécondité, sois arbre Et si tu n’es pas arbre, mon aimé, Sois pierre, nourri d’humidité, sois pierre Et si tu n’es pas pierre, mon aimé, Sois lune, dans le songe de l’aimée, sois lune » dit la lamentation.

Composée, à partir de récits, d’anecdotes et de témoignages collectés, de documents photos et vidéos, de poèmes et de chansons, la pièce évoque le conflit israélo-libanais qui s’est étendu sur trente-trois jours, et parle des villages du Sud du pays, anéantis par Israël en représailles aux attaques de fedayins. Le Présentateur-narrateur, qui est aussi l’auteur, Roger Assaf, raconte non seulement la guerre mais aussi son engagement, individuel et collectif, comme artiste et directeur du théâtre Le Tournesol et montre l’universalité de la résistance théâtrale et culturelle. La théâtralité s’imprime dans la superposition de son récit et sa métamorphose en personnages, adaptés à chaque situation.

Affiche du spectacle (Beyrouth 2006)

Le texte qui suit La Porte de Fatima et qui a pour titre Nous allons bien et vous ? publie les dix lettres envoyées par le Théâtre Tournesol de Beyrouth, entre le 13 juillet et le 13 août 2006 aux amis du monde entier. Commentaire politique des événements et témoignages, elles donnent aussi la clé des enjeux de la révolte et de l’indignation. Ces deux textes puissants et qui se complètent, nés d’événements tragiques dans une région, le Moyen-Orient, restée explosive, mériteraient d’être repris et montrés en France et dans le monde.

Brigitte Rémer, le 12 août 2023

La Porte de Fatima, de Roger Assaf, est traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – La pièce est suivie de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient. (13 euros) – site : parlatges.org – tél.: + 33 9 75 47 27 23

Une Rencontre avec Roger Assaf est programmée le samedi 16 septembre 2023, à 14h30, à l’Institut des Cultures Arabes et Méditerranéennes de Genève.

Fatmeh

© Danielle Choueiry

Chorégraphie et mise en scène de Ali Chahrour (Liban) – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone.

Fatmeh est plus un rituel qu’une chorégraphie, un rituel de mort porté par les femmes : deux jeunes artistes, Yumna Marwan issue du théâtre, et Rania Al Rafei de la pratique vidéo ; et deux femmes symboles, véritables mythes du Moyen-Orient qui accompagnent la Traversée – Fatma, le rôle-titre, de son vrai nom Fatima-Zahra, qui signifie la Resplendissante, fille de Mahomet et Oum Kalthoum dite l’Astre d’Orient qui dans ses chansons-mélopées parle d’amour, de religion et de Nation. La mémoire collective agit en confluence.

Dans la pénombre, à la lueur de la pleine lune, s’exécutent les gestes sacrificiels d’autoflagellation, répétés jusqu’à l’abandon et la transe. On se dirait jour de Achoura, commémorant le prophète, le dix – asharah en arabe – du septième mois. Le spectacle commence par l’Epilogue, et se ferme sur le Prologue, une autre convention. Faut-il rembobiner nos mémoires et dérouler l’envers endroit en termes de méditation philosophique ou sont-ce les étapes du deuil et de la mort ? Trois titres de chapitres s’inscrivent sur l’écran/lune et déroulent leur récit, gestuel et musical : L’Absence, L’Impénétrable, Le Bien-aimé.

De l’icône à la danse orientale, de la lamentation à l’imprécation, de la prière à l’invocation, du silence, on traverse des chemins initiatiques, sensuels et sombres, entre le visible et l’invisible. La danse aux voiles noirs, les visages effacés avant dévoilement, le cygne noir de la séduction, les ondulations des corps, les rotations des derviches. Tout est maîtrisé et se dirige vers l’extase recherchée, au-delà des interdits.

A leur arrivée sur le plateau, les danseuses revêtent leurs robes-vêtements cérémoniels, posant leurs jeans tennis devant le public, avant de se donner jusqu’à l’anéantissement mystique. Simulation, illusion ? Comme au théâtre. Une belle présence et maîtrise en ce rituel de deuil où la danse apaise.

Spectacle de femme mis en scène par un homme. Ali Chahrour a étudié à l’Institut national des Beaux- Arts de Beyrouth avant de suivre un cursus universitaire en danse dramatique. Remarqué par son professeur, Omar Rajeh, il se lance dans la danse et la chorégraphie et sait que dans le contexte de son pays, ce sera un dur combat.

Fatmeh est un peu comme la cérémonie du Tazieh iranien, au féminin, sans récitatif, sur fond de musique et chants populaires et sur un mode tragique. C’est un récit qui parle du pays, des croyances et des tabous avec violence et passion.

La lune se referme. Ne reste qu’un dernier croissant.

Brigitte Rémer, le 14 mars 2017

Avec Yumna Marwan et Rania Al Rafei – scénographie Nathalie Harb – musique Sary Moussa – lumières Guillaume Tesson – costumes Bird On a Wire – conseillers artistiques Abdallah Al Kafri et Junaid Sariedeen – assistante à la mise en scène Haera Slim – Production The Arab Fund for Arts and Culture (AFAC) et Culture Resource (Al Mawred Al Thaqafy – avec le soutien de Houna Center et Zoukak Theatre Company de Beyrouth.

Les 10 et 11 mars, au Tarmac La Scène internationale francophone. 159 avenue Gambetta, 75020 – Métro : Gambetta, Pelleport, Porte des Lilas – Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.Letarmac.fr